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Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913

L'auteur (1886-1914): le goût de l'aventure

Une biographie plus détaillée

Portrait d'Alain-Fournier, septembre 1905, à La Chapelle-d’Anguillon

Portrait d'Alain-Fournier, septembre 1905, à La Chapelle-d’Anguillon

C’est en 1905 que, pour ne pas être confondu avec un coureur de ce nom, Henri Alban Fournier signe ses premiers écrits de son pseudonyme, auquel il ajoute, en 1907, le trait d’union : Alain-Fournier.

Les années de formation

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Né en 1886 à La Chapelle-d’Anguillon, Alain-Fournier est originaire de ce Berry qui occupe une place importante dans le roman, notamment le village d’Épineuil-le-Fleuriel où, en 1891, sont nommés ses parents, instituteurs de l’école primaire qu’il fréquente jusqu’au Certificat d’Études. Le roman est nourri des souvenirs de cette époque d’une enfance « enchantée ».

Inscrit en 1898 au lycée Voltaire à Paris, il y effectue trois années, de la sixième à la quatrième, puis, dans l’idée d’entrer à l’École Navale – signe de son goût de l’aventure –, il entre directement en seconde au lycée de Brest, avant d’y renoncer au bout d’un an, et de revenir à Bourges où il obtient le baccalauréat en 1903.

C’est dans la littérature que celui qui dévorait des livres depuis son enfance, comme le rapporte sa sœur Isabelle, voit alors son avenir, et il décide de préparer l’École normale supérieure. Dans la classe préparatoire du lycée de Sceaux, il se lie d’amitié avec Jacques Rivière, son futur beau-frère, amitié qui ne se démentira jamais et source d’une correspondance abondante, 389 lettres d’une rare richesse pour mieux connaître ce qui anime alors le jeune homme, et comment, déjà, il exprime spontanément l’importance de ses années d’enfance.

Des amours romanesques

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Il est encore en train de préparer le concours de l’ENS quand se produit le choc sentimental de sa première rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt. Rencontre romanesque d’une jeune fille aperçue à la sortie d’une exposition, qu’il suit sur un bateau-mouche, puis jusqu’en bas de chez elle : il voit en elle son idéal, la guette pendant des jours avant d’apprendre qui elle est… mais aussi que cet amour est impossible car elle est fiancée. Mais il la transfigurera dans le roman, sous les traits d’Yvonne de Galais, et elle est très présente dans sa correspondance avec Rivière, jusqu’à ce qu’il la revoie, en 1913, mariée et mère de deux enfants.

Après son échec à l’oral du concours, en 1907, il effectue deux années de service militaire, puis entre véritablement dans une carrière littéraire en devenant chroniqueur à Paris-Journal, ce qui lui fait découvrir le milieu des écrivains et artistes, notamment Charles Péguy dont il devient l’ami, et il publie ses premiers écrits, tout en se lançant dans l’écriture du Grand Meaulnes. C’est aussi l’époque d’une autre relation amoureuse avec une jeune modiste, originaire comme lui du Berry, Jeanne Bruneau, elle aussi transposée dans le personnage de Valentine Blondeau, la fiancée de Frantz de Galais.

Portrait d'Yvonne de Quiévrecourt

Portrait d'Yvonne de Quiévrecourt

Leur rupture se produit en avril 1912, alors qu’il a débuté son travail de secrétaire auprès de l’écrivain et homme politique Claude Casimir-Perier, annoncée dans une lettre à Rivière par ces mots : « J’ai fait tout cela pour me prouver à moi-même que je n’avais pas trouvé l’amour. » Mais, en 1913, il entretient une liaison avec l’épouse de Casimir-Perier, son épouse, connue sous son nom d’actrice, Madame Simone, liaison orageuse si l’on en croit le récit qu’elle en a fait des années plus tard.

Portrait d’Alain-Fournier en lieutenant, au site des Éparges

L'ultime aventure

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Lors de la mobilisation, le 1er août 1914, en tant que lieutenant de réserve dans l’infanterie, il rejoint son régiment à Mirande. Il refuse alors un poste à l’arrière pour - ultime preuve du plus terrible désir, celui d’une aventure héroïque – et part pour le front, où il participe aux combats autour de Verdun. C’est alors qu’il commande une patrouille que celle-ci est prise à revers par une compagnie allemande : il périt avec  vingt de ses compagnons. Enterrés dans une fosse commune par l’armée allemande sur le lieu du combat, cette sépulture ne sera mise au jour qu’en 1991, ce qui permettra d’accorder à cet écrivain mort si jeune une tombe dans la nécropole nationale de Saint-Rémy-en-Calonne.

Portrait d’Alain-Fournier en lieutenant, au site des Éparges

Présentation du Grand Meaulnes

Pour lire le roman

Création et publication du roman 

Alain-Fournier conçoit en 1905 l’idée de composer un roman inscrit dans le genre « roman paysan ». Mais il hésite beaucoup sur son sujet, ce qui se traduit par les différents titres successivement envisagés. En 1906, il marque son lien avec le symbolisme, en précisant qu’il envisage « peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité », avant de formuler, en 1907, sa volonté d’y inscrire sa rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt.

Présentation
Un exemple du brouillon manuscrit

Un exemple du brouillon manuscrit

Le travail d’écriture commence en 1910, et Isabelle Rivière, dans Vie et passion d’Alain-Fournier (1953), évoque cette préparation de plus de deux ans, avant que ne débute véritablement l’écriture : «  les brouillons du Grand Meaulnes… feuilles de cahiers, papiers à lettres, morceau déchiré d’un carnet, parfois un dos d’enveloppe, l’envers d’une carte de visite – pages tantôt couvertes en lignes serrées d’une écriture illisible, tantôt ne portant que deux ou trois notes, une phrase interrompue, un nom… » En septembre 1912, il annonce à Jacques Rivière la fin proche de la rédaction, mais il faudra encore plusieurs mois avant que le manuscrit ne soit remis à La Nouvelle Revue Française et les épreuves corrigées.

La première livraison : 1er juillet  1913

La première livraison : 1er juillet  1913

Le roman paraît en 1913 dans la revue en cinq livraisons, le premier des mois de juillet à novembre : la première partie jusqu’au chapitre VII inclus, puis la fin de la première partie et les chapitres I et II de la deuxième partie, ensuite la fin de la deuxième partie et les chapitres I et II de la troisième partie ; suivent la troisième partie, des chapitres III à IX, enfin la fin du roman. Publié ensuite en volume chez Émile-Paul, le roman est retenu pour le Prix Goncourt ; il lui manque cependant une voix au treizième tour pour l’obtenir, mais cela ne l’empêchera pas de connaître très vite un immense succès

Le titre

Les premiers titres envisagés mettent en évidence le cadre de l’œuvre, un monde rural : Les Gens de la ferme, Les Gens du domaine, La fille de la ferme. Notons la mention, assez rapide et encore banale, du lieu qui sera  placé au cœur du roman, « le Domaine mystérieux », ensuite associé à une présence féminine. La volonté de laisser planer le mystère s’accentue avec le titre signalé en 1908, Le Pays-sans-Nom, tandis qu’en 1910, le titre glisse du cadre spatial à la mise en valeur de la temporalité : Le Jour des noces.

Le titre définitif rejoint une tradition ancienne, dans le roman comme au théâtre, en choisissant de mettre l’accent sur le personnage central, Augustin Meaulnes, mentionné dès la première phrase : « Il arriva chez nous… » Sa première apparition le fait descendre de l’escalier du grenier, comme s’il entrait en scène en provenant d’un lieu supérieur. Ainsi l’adjectif « Grand », avec sa majuscule, prend un double sens :

  • Il renvoie certes à son portrait physique : « C’était un grand garçon de dix-sept ans environ », deux ans de plus que le narrateur, François Seurel.

  • Mais il marque aussi la place prépondérante dans le récit d'« Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes. », non seulement en s'imposant dans l'école par son charisme, mais surtout par  le rôle qu’il va jouer dans le destin  du narrateur.

Documents complémentaires  

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Comparaison de deux couvertures du "Livre de poche"

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En en observant la typographie, la figuration, les couleurs et la lumière, sont comparées deux couvertures de l’édition du "Livre de Poche", la première dans la collection « Classiques de poche » avec un dessin de Jacques Thevenet, en 1963, la seconde avec une reproduction partielle de l’affiche réalisée à partir d’une des scènes du film de Jean-Daniel Verhaeghe en 2006.

Cette étude permet de formuler des hypothèses, préalables à la lecture du roman, une sorte de « mise en appétit ».

Pour voir l'étude iconographique

Lecture cursive : la quatrième de couverture, édition du "Livre de poche"

Lire Le Grand Meaulnes, c’est aller à la découverte d’aventures qui exigent d’incessants retours en arrière, comme si l’aiguillon du bonheur devait toujours se refléter dans le miroir troublant et tremblant de l’enfance scruté par le regard fiévreux de l’adolescence.

Le merveilleux de ce roman réside dans un secret mouvement de balancier où le temps courtise son abolition, tandis que s’élève la rumeur d’une fête étrange dont la hantise se fait d’autant plus forte que l’existence s’en éloigne irrévocablement.

La quatrième de couverture, même quand elle est rédigée par un spécialiste critique, comme Daniel Leuwers dans l’édition du « Livre de poche » qui en a aussi composé la Préface et un dossier de « Repères », a d’abord un rôle éditorial : pour le lecteur, c’est la première approche de l’œuvre, avant l’achat. Elle a donc une double fonction.

Une fonction incitative 

Son premier mot « Lire » renvoie directement à ce désir de donner au lecteur ce désir d’achat. Pour cela, deux thèmes sont mis en valeur :

  • La « découverte d’aventures » est une promesse propre à séduire, notamment de jeunes lecteurs, d’autant plus que la fin du paragraphe, évoquant « enfance » et « adolescence », ouvre une identification possible.

  • À cela s’ajoute le mystère, suggéré par le champ lexical : « le miroir troublant », « Le merveilleux de ce roman », « une fête étrange ».

Une fonction informative 

Parallèlement ce court texte met en place des centres d’intérêt propre à  guider une future lecture :

        La temporalité : deux oppositions sont soulignées

  • entre « l’enfance » et « l’adolescence » qui jette sur elle un « regard fiévreux », peut-être un mélange de nostalgie mais aussi un désir de dépassement ;

  • entre un temps qui avance, en mouvement, et un temps immobile, étrangement arrêté : « un secret mouvement de balancier où le temps courtise son abolition », peut-être par l’écriture qui cherche alors à le fixer.

        La tonalité littéraire (ou registre) :

  • D’une part ressort le « merveilleux », avec le flou qui constitue sa principale composante, l’abolition des frontières entre le réel et l’irréel propre à la magie, illustré par l’image du « miroir troublant et tremblant ».

  • D’autre part, la fin du passage suggère un autre registre, le tragique, car le rêve devient « hantise », à la façon d’un obsédant cauchemar, et, surtout, est posée l’idée de l’inexorable marche du temps jusqu'à la mort inexorable : « l'existence s’en éloigne irrévocablement. »

Le contexte du Grand Meaulnes 

Fils d’instituteurs, Alain-Fournier accorde une place importante au cadre de son enfance, le monde rural du Berry et l’école d’Épineuil-le-Fleuriel (village devenu Sainte-Agathe dans le roman), où son père était le modèle de ce que Charles Péguy nomme « les hussards noirs de la sévérité et de la République ».

Contexte

L'école de la Troisième République  

L'organisation du système scolaire

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Le romancier naît à l’époque où sont votées les lois sur l’école, dites « Lois Ferry », du nom de celui qui a été ministre de l’Instruction publique de 1879 à 1883. Elles déclarent l’instruction primaire obligatoire de 6 à 13 ans révolus, gratuite et laïque. Son couronnement est le diplôme du Certificat d’Études primaires élémentaires. Pour ceux qui ne vont pas ensuite au lycée, il est possible de passer  ensuite le Certificat d’Études supérieures. C’est ce que à quoi prépare d’ailleurs le cours assuré par Monsieur Seurel, pour les « grands élèves », de même qu’au Brevet supérieur, qui permet d’accéder à l’enseignement, sans passer par l’École normale, qui doit, par un décret de 1887, former le personnel chargé d’appliquer les nouveaux programmes.

Mais ces lois marquent aussi le début des combats contre les « sans dieu ». Le roman ne se fait pas l’écho de ces combats. Cependant, seuls la mère et le jeune François vont à la messe le dimanche : il serait impensable que le père, directeur de l’école, fréquente l’église…

Portrait de Jules Ferry

Portrait de Jules Ferry

L'école : un lieu de vie

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Il appartient donc aux communes d’installer, d’aménager et d’entretenir les écoles primaires. Comme dans celle dépeinte dans le roman, le modèle en est canonique : une cour, prolongée par au moins un préau, un logement pour le directeur et sa famille, et les classes, souvent regroupant dans une même salle les élèves de plusieurs niveaux : ici « la petite classe », assurée par Madame Seurel, tandis que son  mari mène à la fois le « Cours moyen » et le « Cours supérieur ». 

La salle de classe du Grand Meaulnes : école-musée d'Épineuil-le-Fleuriel

Une discipline rigoureuse règne, par exemple lors de l’entrée en  classe en « rang ». Le maître est investi d’une autorité symbolisée par sa « chaire », en hauteur, sa « règle », redoutable, et son sifflet. Au cœur de la classe, le tableau noir, et des rangées de longues tables, évoquées dans le roman : « Le nouvel élèves s’assit près du poteau, à gauche du long banc dont Meaulnes occupait, à droite, la première place. Giraudat et les trois autres du premier banc s’étaient serrés les uns contre les autres pour lui faire place ». Revêtus d'une « blouse », les élèves sont impliqués dans le fonctionnement de l’école, chargés d’apporter le bois pour alimenter le « poêle », auquel le roman fait souvent allusion, et de balayer à tour de rôle à la fin de la journée.

La salle de classe du Grand Meaulnes : école-musée d'Épineuil-le-Fleuriel

Les programmes

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Les programmes de 1887, repris par ceux de 1894, insistent sur les apprentissages élémentaires, lecture, écriture, calcul. Comme nous le voyons dans le roman, les « dictées » et les « problèmes » forment le quotidien des élèves, avec au moins une heure quotidienne d’histoire et de géographie, liées à l’instruction civique : il s’agit de développer le patriotisme et l’attachement à la République. En cette fin de siècle, où la science est en plein essor, illustrée par des allégories, telle celle citée dans le roman, l’école cherche aussi à lui accorder une place accrue par les « leçons de choses », destinées à développer l’« esprit d’observation ». Monsieur Seurel d’ailleurs organise des sorties dans ce but, et se penche bien volontiers pour observer les « trésors étranges » apportés dans la classe par le nouvel élève, le bohémien.

La « leçon de morale » ouvre la matinée, et est à la base de toutes les activités, même dans les énoncés des problèmes pour répondre à la Lettre aux instituteurs de Jules Ferry (17 novembre 1887) : « Il faut faire de chaque enfant un honnête homme », en l’amenant à distinguer « ce qui est bas et vil » de ce qui est « noble et généreux ». Cela explique les choix d’auteurs mentionnés dans le roman : « relisant les dictées que je savais encore par cœur, tant de fois nous les avions recopiées ! "L’Aqueduc" de Rousseau, "Une Aventure en Calabre" de P.-L. Courier, "Lettre de George Sand à son fils". » Autant de textes propres à transmettre les vertus d’obéissance aux parents, de dévouement à autrui, d’amour maternel et filial. Par des récits, des lectures, le choix aussi des livres de la bibliothèque et des prix, le maître doit imposer des modèles : certains grands hommes, figures marquantes de l’antiquité ou des temps modernes. Le but est de susciter l’émotion, pour élever les âmes vers un idéal.

Comment ne pas reconnaître là les fondements mêmes de la personnalité de Meaulnes et de François, leur culte d’une amitié généreuse, et, surtout, l’absolu respect de la parole donnée, qui conduira Meaulnes à quitter son épouse, Yvonne, pour partir à la recherche de Valentine et la ramener auprès de Frantz ?

La "Belle-Époque" ?  

Alain-Fournier n’a pas connu le terme « Belle-Époque », inventé après la première guerre mondiale pour embellir rétrospectivement la période précédente. Elle est souvent représentée comme un tourbillon de plaisirs mondains, mais cela ne concerne qu’une frange privilégiée de la population, à Paris ou dans des lieux de villégiature. Or, le roman, lui, à part deux brèves allusion au théâtre parisien dans le journal intime de Meaulnes, dépeint le monde rural, encore largement majoritaire.

Le monde rural

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C’est la vie des campagnes qu’illustre le roman, avec ses paysans, son artisanat, ses lieux de rencontre, salle d’auberge ou de café, ou encore la forge du maréchal-ferrant car le transport à cheval est encore essentiel : « De la rue on entendait grincer le soufflet de la forge et l’on apercevait à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, parfois des gens de la campagne qui avaient arrêté leur voiture pour causer un instant ».  

Cependant, l’élévation du niveau de vie est déjà perceptible, dont témoigne, dans le chapitre II de la 3ème partie, le « magasin universel » de l’oncle Florentin, défini comme « un très grand magasin ». Cela entraîne forcément des modifications dans les statuts sociaux. 

Achille Giroux, Maréchal-Ferrant dans sa forge, XIXème siècle. Huile sur toile, 35 x 27. Coll. particulière

Achille Giroux, Maréchal-Ferrant dans sa forge, XIXème siècle. Huile sur toile, 35 x 27. Coll. particulière

Ainsi, si les « châtelains » sont encore nombreux dans cette région de Sologne, célèbre pour ses chasses, souvent mentionnées dans le roman, seuls ceux qui allient leurs enfants à la grande bourgeoisie de l’industrie ou de la finance peuvent conserver intact leur rang. Les autres, telle la famille de Galais dans Le Grand Meaulnes, sont lentement conduits à la ruine, vendent peu à peu leurs biens, et ne gardent plus que le respect attaché à leur qualité d’aristocrates terriens : « les villageois sont toujours avec moi polis, doux et serviable », déclare Yvonne de Galais, phrase qui traduit aussi l’ancien paternalisme des aristocrates à l’égard des gens du peuple, qui lui, reste encore marqué par les traditions. D’où le blâme du fils « excentrique », et de la mésalliance de son mariage prévu avec une simple fille de « tisserand ».

Entre tradition et modernité

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En cette fin de siècle, le pays entre dans l’ère de la science et de la technique, mais peu présentes dans le roman, à l’exception du train, auquel un lieudit a même emprunté son nom, « La Gare ». Le train rapproche les familles, ici les grands-parents attendus pour Noël, amène au village « des ouvriers qui n’étaient du pays », mais permet aussi des livraisons, tel ce « chapeau pour la mauvaise saison » qu’attend Madame Seurel. Mais l’on en reste encore largement aux véhicules attelés, comme le montre l’énumération des voitures dans la cour du château : « de fines petites voitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars à bancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même de vieilles berlines » (chapitre XI – 1ère partie).

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En fait, les valeurs traditionnelles règnent encore dans les campagnes : les fils reprennent le métier de leur père, on met ses « souliers du dimanche » pour aller à la messe, et les femmes ont leur jour de « lessive ». Sans compter le sens de l’économie qui pousse à rafistoler les vêtements usagés. Autre exemple, la mère du narrateur qui, vu qu’elle va « chauffer à blanc » le poêle de la classe pour faire sécher la lessive, décide parallèlement d’« économiser les feux de la cuisine et de la salle à manger » en faisant « cuire les repas sur le poêle », autour duquel se réunit la famille.  Cet idéal familial est d’ailleurs celui que formule Meaulnes, coexistant paradoxalement avec son rêve d’un ailleurs. 

La ruralité : l'univers du Grand Meaulnes

Nous le retrouvons chez le narrateur quand il trace les contours d’un bonheur auquel le lexique donne une dimension quasi sacrée : « Dans chaque maison le feu de la sale à manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigué de jouer, l’enfant s’est assis auprès de sa mère et il lui fait raconter le jour de son mariage. » Nous pouvons d’ailleurs lire, dans une lettre d’Alain-Fournier à sa mère, en 1909, à l’occasion du mariage de sa sœur Isabelle, un regret qui révèle la force de cette conception à ses yeux : « Sans doute, moi, je ne connaîtrai jamais cette stupeur, cet apaisement, ce sommeil dans la maison du bonheur. » Mais, comme chez son héros, Meaulnes et son narrateur, François, il y a une nette contradiction entre cette image ainsi refermée sur une harmonie paisible, et les vastes horizons à découvrir… 

Structure

Lecture cursive : incipit et "épilogue"  

Avant d’entreprendre l’étude détaillée du roman en analysant sa structure, il est intéressant de poursuivre les hypothèses de lecture, déjà formulées à partir de deux couvertures et de la quatrième de couverture choisies pour les éditions du « Livre de poche », par une lecture comparée des quatre premiers paragraphes formant l’incipit et des trois derniers, dans « l’épilogue ».

Pour lire les deux extraits

Une "exposition" face à un "dénouement"

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L'actualisation spatio-temporelle

Il est traditionnel, dans l’incipit, que soit posé le cadre spatio-temporel, ici double :

  • Le cadre de l’action est indiqué, avec une description précise, qui va jusqu’à indiquer un kilométrage et propose un « plan », certes qualifié de « sommaire », néanmoins très détaillé. De même, figurent un jour et une date, dont le flou dû aux points de suspension, « 189… », est trop délibéré – et fréquent dans les romans – pour briser le réalisme.

  • Mais l’écart signalé, « depuis bientôt quinze ans », entre le temps de l’action et celui de l’écriture, invite le lecteur à penser qu’il va lire une autobiographie.

En revanche, il est logique que, dans un dénouement, il ne soit plus nécessaire de s’attacher au détail des lieux ou du moment.

Personnage et narrateur 

          Dans l’incipit ressort l’univers de l’enfance, avec le cercle de famille, « père », « mère », englobés dans le pronom « nous » récurrent, toujours avec un réalisme dû à l’évocation précise des réalités de l’école à cette époque. L’idée d’autobiographie est corroborée par la présence du « je » du narrateur, et la formulation qui renvoie au passé : « s’écoulèrent les jours les plus chers et les plus tourmentés de ma vie ». En revanche, le mystère plane sur le pronom « Il » qui ouvre le roman, même si un lecteur avisé pense forcément au titre, Le Grand Meaulnes.

       Dans l’« épilogue », nous retrouvons les deux personnages, mais sortis du monde de l’enfance puisque l’un d’eux est devenu « le père » d’une « petite fille ». Le narrateur, lui, joue ici un double rôle. Il prend en charge la description, faite en focalisation interne : « Je m’étais légèrement reculé pour mieux les voir. ». Mais il semble aussi directement impliqué dans l’action, comme en témoigne l’expression de ses sentiments : « Un peu déçu et pourtant émerveillé ».

Des échos entre les deux passages

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Le monde de l'enfance

Évoqué au début, le monde de l'enfance semble se renouveler avec « la petite fille ». C’est sur elle que s’attarde l’« épilogue » en décrivant de façon précise ses gestes : « elle lui flanqua une grande tape », comme pour le punir – mais de quoi ? –, elle battit des mains », signe de joie… D’où les questions : qui est cette enfant sans prénom ? Qui en est la mère ? Pourquoi découvre-t-elle seulement à présent ce « compagnon qu’elle attendait obscurément » ? Quel lien a pu lier, inconsciemment, cette enfant à un père de toute évidence inconnu ? 

Le thème de l’"aventure" 

Il est le dernier mot de l’incipit, nettement souligné par la rupture du tiret et par la comparaison, « comme des vagues sur un rocher désert ». Or, le roman se ferme sur ce même mot, en un dénouement qui reste ouvert : « partant avec elle pour de nouvelles aventures. »

Une tonalité 

L’impression d’une vie familiale calme et paisible est légèrement rompue, dans l’incipit, par la formulation rétrospective qui pose le jugement du narrateur : « les jours les plus chers et les plus tourmentés de ma vie. » Que s’est-il passé au cours du roman pour que le dénouement mentionne les « larmes » de Meaulnes, et que le narrateur lui-même, suggère, avec une antéposition, sa vie douloureuse et un lien complexe avec le héros : « La seule joie que m’eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu’il était revenu pour me la prendre. » Alain-Fournier a-t-il voulu inscrire son roman dans une tonalité pathétique, voire tragique ?

La structure du roman 

Le roman est construit en trois parties, nettement séparées. Les première et troisième parties ont un nombre équivalent de chapitres, dix-sept pour l'une, seize et un "Épilogue" pour l'autre. Elles encadrent une partie centrale, plus courte, de douze chapitres, qui, en plaçant en son cœur deux "bohémiens", unit étroitement les première et troisième parties : l'un des deux est Frantz de Galais, et c'est pour célébrer son mariage qu'est donnée cette fête à laquelle assiste Meaulnes dans la première partie, c'est lui qui, dans la deuxième partie, scelle avec le héros cette promesse, obligation que Meaulnes remplit dans la troisième partie. En une sorte de "miroir inversé", la troisième partie amène à la conclusion du mariage de Frantz qui, rompu dans la première partie, avait ainsi mis fin à la fête. 

La première partie 

Le schéma narratif

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La première partie suit un schéma traditionnel dans le récit :

      Une situation initiale est brièvement posée : elle montre la vie paisible du narrateur, François Seurel, entre ses deux parents, instituteurs.

       L’événement perturbateur correspond à l’arrivée du héros éponyme, Augustin Meaulnes, dont l’importance est marquée dès la première phrase du roman : « Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189… » Elle bouleverse la vie de l’« enfant paisible » qu’est alors le narrateur.

         Puis viennent les péripéties, en deux temps :

  • Dans un premier temps, elles sont vues de l’extérieur ; c’est ce que peut raconter le narrateur. Elles commencent au chapitre IV, que le titre rattache au roman d’aventures traditionnel : « L’évasion », c’est-à-dire le départ soudain de Meaulnes, et se clôt au chapitre V, intitulé « La voiture qui revient ».

  • Le second temps forme une mise en abyme, nettement indiquée par une phrase d’annonce, « Je puis raconter son étrange aventure », en écho au titre du chapitre, « L’aventure », isolée par la typographie, une ligne de pointillés. Le narrateur rapporte alors le récit de Meaulnes.

Cependant, en se fermant sur le retour de Meaulnes, déjà évoqué dans le chapitre V, ce schéma traditionnel reste en suspens, sans élément de résolution, sans dénouement : ils feront l’objet des deux parties suivantes.

« La fête étrange »

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Cette partie met aussi en place la relation entre les deux personnages. Conformément au titre du roman, c’est bien « le grand Meaulnes » qui en est le héros, et dont le charisme, les audaces transgressives fascinent le jeune François Seurel : il est celui qui suit, celui qui écoute aussi, passif avant d’en devenir, des années plus tard, le narrateur…

Au cœur de la mise en abyme, le chapitre XIII porte un titre, « La fête étrange », repris avec la précision « suite » et « fin » dans les chapitres XIV et XVII. C’est elle qui introduit les deux autres protagonistes du roman, Yvonne de Galais, la « jeune fille » dont la rencontre – titre du chapitre XV – est au cœur de l’aventure vécue par Meaulnes, et son frère Frantz de Galais, puisque cette fête est donnée à l’occasion de son mariage. Mais cette péripétie centrale introduit un autre événement perturbateur, la fiancée ne vient pas, et un douloureux dénouement : la fête se termine par une « détonation » et la vision par Meaulnes qui s’en va d’un « bohémien en tenue de mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. »

La "fête étrange" : film de Jean-Gabriel Albicocco, 1967

La deuxième partie 

La "fête étrange" : film de Jean-Gabriel Albicocco, 1967

Dans le tome II de son Journal, à la date du 2 janvier 1933, André Gide porte un intéressant jugement sur le roman

« Le Grand Meaulnes dont l'intérêt se dilue ; qui s'étale sur un trop grand nombre de pages et un trop long espace de temps ; de dessin quelque peu incertain et dont le plus exquis s'épuise dans les cent premières pages. Le reste du livre court après cette première impression virginale, cherche en vain à s'en ressaisir... Je sais bien que c'est le sujet même du livre ; mais c'en est aussi le défaut, de sorte qu'il n'était peut-être pas possible de le " réussir " davantage. ».

Sa critique, qui valorise la première partie pour blâmer la suite, nous interroge sur le rôle des parties II et III du roman. 

L'évolution du narrateur

Construite autour de deux personnages, les « bohémiens », la deuxième partie modifie le rôle et la relation entre les personnages. En s’installant dans le village, et même, pour l’un d’eux, dans l’école, ils introduisent, en effet, une nouvelle perturbation, et de nouvelles péripéties : le narrateur n’y est plus seulement passif.

       D’une part, il partage alors avec Meaulnes l’action, un « grand jeu », une « embuscade », une « représentation »… et, surtout, il est à ses côtés lors de la reconnaissance, dans les deux bohémiens, de deux personnages de la fête, Frantz de Galais et « le grand Pierrot », Ganache, qui l’a emporté dans ses bras lorsqu’il a tenté de se tuer. ]Il « jure », lui aussi de respecter la promesse, faite à Frantz, de venir s’il les appelle « le jour où [il] serai[t]] encore à deux doigts de l’enfer »… Il est ainsi plus directement associé à l’aventure initiale de Meaulnes, qui peut devenir « notre aventure ».

       D’autre part, il partage aussi avec lui la recherche du « Domaine perdu » : il devient ainsi une sorte de « double » de Meaulnes, qu’il nomme d’ailleurs à ce moment-là, son « grand frère », en vivant, à son tour, une « mystérieuse promenade » : « Pour la première fois, me voilà, moi aussi, sur le chemin de l’aventure. » Mais c’est un double de dimension bien réduite encore, car aucune découverte, aucune rencontre éblouissante pour lui, qui conclut : « je n’ai rien trouvé. » (chap. IX)

Le départ de Meaulnes

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À la fin de cette partie, le départ de Meaulnes pourrait marquer la fin du roman, avec un sentiment d’échec chez les deux protagonistes :

  • Le narrateur démythifie l’aventure de Meaulnes en la racontant à deux camarades, Jasmin et Boujardon. Le chapitre, intitulé « Je trahis », insiste d’ailleurs sur un achèvement : « tout est fini maintenant de ses aventures ici ». Regrets, nostalgie, sentiment que la page de l’enfance est définitivement tournée

  • Les « trois lettres » de Meaulnes qui forment le dernier chapitre ferment aussi son aventure sur un aveu d’échec : à Paris, il a attendu en vain « la jeune fille » sous sa fenêtre : « Je n’ai rien vu. Il n’y avait personne. Il n’y aura jamais personne. » Il apprend qu’elle « s’est mariée », et la conclusion rejoint celle du narrateur : « Notre aventure est finie. »

La troisième partie 

Mais le romancier relance à nouveau son récit dans une troisième partie, en retardant sans cesse le dénouement... 

Le narrateur-héros

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La dernière partie se construit en miroir par rapport à la première, puisque c’est alors le narrateur qui prend l’initiative, métamorphose annoncée au début du chapitre II : « Autant j’avais été un enfant malheureux et rêveur et fermé, autant je  devins résolu et, comme on dit chez nous, « décidé », lorsque je sentis que dépendait de moi  l’issue de cette grave aventure. »

  • Il retrouve le « Domaine sans nom », grâce à son camarade d’école, Jasmin, et à l’oncle Florentin.

  • Il rencontre à son tour « la jeune fille peut-être la plus belle qu’il y ait jamais eu au monde », ébloui comme Meaulnes l’avait été.

  • Il apprend ce qu’est devenue la fiancée de Frantz de Galais, celle pour qui il avait voulu mourir de désespoir.

Il se heurte alors à ce que nous nommerions aujourd’hui, un « conflit de loyauté » : doit-il être fidèle à son ami Meaulnes, lui permettre de retrouver Yvonne de Galais, et favoriser ainsi leur union ? Ou bien, doit-il remplir sa promesse : « nous avions juré à Frantz le bohémien de le servir comme des frères et voici que l’occasion m’en était donnée. » ?

Le mariage de Meaulnes et Yvonne : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Le dénouement

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Son choix de privilégier son lien avec Meaulnes détermine la fin du roman :

  • Les retrouvailles des deux amis

  • Au centre de cette partie, deux chapitres, V et VI, sous le même titre, « La partie de plaisir », marquent les retrouvailles entre Meaulnes et Yvonne : mais elle n’est qu’une pâle imitation de la « fête », car « tout était disparu ».

  • Après « cinq mois de fiançailles », les « noces » de Meaulnes et Yvonne pourraient constituer un heureux dénouement.

Le mariage de Meaulnes et Yvonne : film de Jean-Gabriel Albicocco, 1967

Mais Frantz, le bohémien, revient rappeler à Meaulnes sa promesse : il quitte son épouse pour partir à la recherche de la fiancée que pleure encore celui-ci. Le narrateur endosse alors le rôle de Meaulnes auprès d’Yvonne, partageant son chagrin, la soutenant alors qu’elle est enceinte, et l’accompagnant dans la mort avant d’aller habiter au château et de voir grandir la petite fille qui vient de naître. Cela aurait à nouveau pu constituer un dénouement.

Mais le romancier ne se résout pas à terminer une œuvre sans redonner toute sa place au héros mis en évidence dans le titre. C’est ce qui explique :

       Les trois chapitres intitulés « Le secret » constituent une sorte de journal intime de Meaulnes, ainsi présenté par le narrateur : « je lus ces lignes qui m’expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte. » Comme cela avait été le cas dans la première partie, le narrateur s’efface alors pour redonner le premier rôle aux « aventures » de Meaulnes. Un autre glissement s’accomplit alors, Meaulnes prenant la place de Frantz auprès de celle qui se révèle être sa fiancée perdue, que d’abord il abandonne pour ne pas trahir sa promesse, puis recherche pour la ramener auprès de Frantz.

         « L'épilogue » ramène au premier plan Meaulnes, ayant accompli sa promesse : « Je les ai ramenés, les deux autres ». Mais il renvoie aussi aux images initiales des deux amis.

  • Le narrateur ne peut que subir l’action, le départ de Meaulnes avec la petite fille, dont il espérait qu’elle serait « un peu [s]on enfant ». Il est ainsi renvoyé à sa solitude, celle qu’il vivait au début du roman, mais une solitude d'adulte, lucide.

  • Meaulnes, lui, reste le « bohémien », déjà prêt à repartir avec l’enfant « pour de nouvelles aventures. », en un dénouement qui reste ouvert.

Le cadre spatio-temporel du Grand Meaulnes 

Lieux-temps

Les lieux 

Entre Sologne et Berry

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Le roman d’Alain-Fournier se déroule dans les lieux qui lui ont été familiers dans son enfance, entre Sologne et Berry, et nous découvrons même, en suivant le cours du Cher, un village nommé Meaulne… qui aurait pu suggérer au romancier le nom de son personnage, avec l’ajout du "s". Nous reconnaissons aisément aussi, dans les lieux décrits, des lieux réels, parfois sous d’autres noms. Ainsi, au cœur du roman, le village de Sainte-Agathe, avec son école, correspond à Épineuil-le-Fleuriel, où a grandi le narrateur, né à La-Chapelle d’Angillon, qui devient La Ferté-d’Angillon : c’est là que François Seurel va rechercher Meaulnes. Nançay, bourg proche du château de la « fête étrange », est comme rejeté dans un passé ancien par l’appellation « Le vieux-Nançay ». Cependant, nous constatons un resserrement de l’espace dans le roman qui sépare de « quatorze kilomètres » ces deux bourgs, là où dans la réalité, l’on en compte plus d’une centaine ! De même pour Vierzon, situé dans le roman à « quinze kilomètres » au lieu de cent… Ce resserrement facilite le récit des « aventures » car les trajets s’effectuent alors facilement, en voiture attelée,   à bicyclette ou même à pied le long des sentiers. Mais n’a-t-il pas également pour rôle de réunir tous les lieux chers au romancier, lieux de « ce merveilleux pays de mon cœur », comme il l’écrit dans une lettre à Rivière, le 26 décembre 1906 ? 

Les lieux du Grand Meaulnes

Les lieux du Grand Meaulnes

Le château du Grand Meaulnes

Parallèlement à ces lieux facilement identifiables, Alain-Fournier recompose aussi la réalité par des emprunts multiples. Ainsi, le « Domaine perdu » du roman a souvent été rapproché du château de Cornançay, proche d’Épineuil-le-Fleuriel, d’autant plus qu’en 1896 une fête y avait été donnée par le châtelain aux enfants du pays ; même si la famille Fournier ne s’y était pas rendue, l’enfant avait dû en entendre parler par ses camarades d’école car c’était un événement exceptionnel. Mais il offre aussi des ressemblances avec le château à l’entrée de Nançay, ou celui de la Ferté-d’Angillon, voire avec l’abbaye de Loroy, sans oublier de nombreux manoirs et pavillons de chasse de cette région… et, à quelques kilomètres de La Ferté-d’Angillon, un lieu-dit se nomme « les Sablonnières »...

Les descriptions

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Les lieux ouverts

Les descriptions sont chargées de détails précis, qui reproduisent avec exactitude le décor de la campagne, avec les prés entourés de barrières, « les clôtures de saules », les bois et l’eau, omniprésente dans cette région. Le romancier prend soin de reproduire les moindres parcours, même au sein d’un bourg : « On descendait d’abord une pente assez raide, dallée de place en place, puis après avoir tourné deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des écuries vides, on arrivait dans une large impasse fermée par une cour de ferme depuis longtemps abandonnée. » (2ème partie, II) Mais ce réalisme est souvent empreint d’une poésie due à l’alliance des sensations, couleurs, formes, bruits, lumière…, qui transmet toute l’émotion rétrospective de l’écrivain.

Pour voir une présentation des lieux plus détaillée

Que les bords du Cher étaient beaux, pourtant ! Sur la rive où l’on s’arrêta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait en petits prés verts, en saulaies séparées par des clôtures, comme autant de jardins minuscules. De l’autre côté de la rivière les bords étaient formés de collines grises, abruptes, rocheuses ; et sur les plus lointaines on découvrait, parmi les sapins, de petits châteaux romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute du château de Préveranges.

Nous étions arrivés en ce lieu par un dédale de petits chemins, tantôt hérissés de cailloux blancs, tantôt remplis de sable — chemins qu’aux abords de la rivière les sources vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantôt nous étions plongés dans la fraîche obscurité des fonds de ravins, tantôt au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la claire lumière de toute la vallée. Au loin sur l’autre rive, quand nous approchâmes, un homme accroché aux rocs, d’un geste lent, tendait des cordes à poissons. Qu’il faisait beau, mon Dieu !(3ème partie, V)is bien que c'est le sujet même du livre ; mais c'en est aussi le défaut, de sorte qu'il n'était peut-être pas possible de le " réussir " davantage. ».

Les bords du Cher

Les bords du Cher

Les lieux clos 

Alain-Fournier met en place un important contraste. C’est par la présence de lieux clos qu’il met en valeur les lieux ouverts, qui invitent à l’aventure. Trois exemples sont particulièrement significatifs :

  • La salle de classe est le cadre de nombreuses scènes, mais c’est à travers une des fenêtres que le narrateur aperçoit « l’évasion » du grand Meaulnes, et c'est de là que partent les routes vers le village.

  • La chambre que partagent les deux héros, « une grande mansarde », est décrite avec précision, jusqu’au « lit de fer aux rideaux de cretonne décoré de pampres », mais c’est aussi le lieu où va s’ouvrir, grâce au récit de Meaulnes, le large espace de l’aventure.

  • De même, dans le "Domaine perdu", Meaulnes se trouve dans « la chambre de Wellington », « une vaste pièce au plafond bas », meublée d'« un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle », enfermement qui contraste avec l’ouverture sur les allées du domaine, sur les bois et sur l’étang où il va vivre sa merveilleuse rencontre.

Ainsi, lieux ouverts ou clos, il y a, chez Alain-Fournier, une évidente volonté de réalisme, comme si cela s’imposait pour donner une pleine dimension à l’extraordinaire, à l’irréel, au rêve.

Le temps 

La durée de l'intrigue

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Indiquée dès le début du roman comme antérieure de « quinze ans » par rapport au temps de l’écriture, l’action occupe au total quatre ans, avec des dates précises depuis l’arrivée de Meaulnes, « un dimanche de novembre 189… ». C’est « huit jours avant Noël » qu’est annoncée l’arrivée des grands-parents, simultanée à « l’évasion de Meaulnes », durant « trois jours », jusqu’à son retour, au chapitre VI, « le quatrième jour ». L'hiver se poursuit, dans la deuxième partie, avec la présence des bohémiens au village, et « Pâques approche » lorsque le départ de Meaulnes est décidé : il n'a donc passé qu'une seule année scolaire aux côtés du narrateur. Temps réduit, mais dont le récit soulignera à quel point il a modifié, bouleversé sa vie entière.

La deuxième des trois lettres envoyées par Meaulnes à François est datée de « Juin 189… ».

Un deuxième long hiver vide s’écoule jusqu’au mois d’août où le narrateur découvre la situation du « Domaine perdu », et retrouve, « à la fin du mois d’août », Meaulnes pour le ramener auprès d’Yvonne de Galais.

Après « cinq mois de fiançailles », leur mariage a lieu lors du troisième hiver, « un jeudi au commencement de février », mais dès le « vendredi », Meaulnes quitte le domaine pour répondre à l’appel de Frantz « le bohémien » et remplir sa promesse. Cette même année, le « samedi » avant la rentrée d’octobre, a lieu l’accouchement d’Yvonne, et sa mort le lendemain.

Enfin, puisqu'il est indiqué que la petite fille  « allait avoir un an », le récit s’achève l'année suivante, « à la fin de septembre », avec le retour de Meaulnes.

Le brouillage temporel

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Mais le récit n’est pas si simple que ne le montre cette chronologie, car le temps se trouve brouillé par la multiplication des analepses qui expliquent , a posteriori, des faits déjà racontés.

        L’exemple le plus frappant est dans la première partie, où il faut attendre le long récit des chapitres VIII à XVI pour apprendre ce qu’a vécu Meaulnes entre les chapitres IV (« L’évasion « ) et V, « La voiture qui revient », tandis que les chapitres VI et VII, sont, eux, la suite du chapitre XVII où Meaulnes raconte son retour à Sainte-Agathe.

         La deuxième partie reste linéaire, mais souligne le poids du passé en introduisant la « recherche » du Domaine perdu et de la « mystérieuse jeune fille », avec, grâce à la reconnaissance de Frantz de Galais dans le « bohémien », l’espoir de remonter de temps : « tout s’arrangerait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s’était interrompue. » (Partie II, chap. VIII) Mais la quête s’avère impossible, tant pour le narrateur que pour Augustin, qui n’a pu retrouver, à l’adresse parisienne indiquée par le « bohémien »,  la « jeune fille ».

       Or, il mentionne dans ces lettres la présence devant l’immeuble parisien, d’une « jeune fille » elle aussi en train d’ « attendre je ne sais quoi ». Mais ce n’est que dans la troisième partie, dans les derniers chapitres XIV à XVI, que la découverte du journal intime de Meaulnes permet de comprendre  « le secret », le rôle de cette jeune fille, « Valentine », en éclairant les réactions de Meaulnes quand il retrouve Yvonne : si tout est gâché, ce n'est pas seulement par la ruine de la famille qui a transformé le domaine, mais surtout par sa culpabilité : il a découvert que Valentine était la fiancée de Frantz, qu’il s’est appropriée alors même qu’il avait juré de la lui ramener. Or, sa relation avec elle doit être replacée, en fait, dans l’intervalle qui sépare les parties II et III, après les lettres envoyées par Meaulnes à François…

Ainsi, le récit joue sur des inversions : le plus souvent, le romancier nous présente d’abord les conséquences d’un fait qui est relaté ensuite. Avec ce temps qui semble alors perdre sa logique, il laisse de cette façon sans cesse planer le mystère propre au roman d’aventures.

Personnages

Portrait des principaux personnages 

Le roman présente plusieurs portraits détaillés des divers protagonistes, agissant dans l’action. Seule Valentine Blondeau, n’est dépeinte qu’indirectement à travers des récits ; elle n’est vue que dans quelques lignes de l’épilogue par le narrateur : « une jeune ménagère en collerette qui balayait le pas de sa porte ». Mais, plus que les portraits individuels, les personnages s’inscrivent dans des relations de « couples », avec des jeux d’interaction.

Le narrateur, François Seurel, et Augustin Meaulnes 

L’étude de la structure du roman a déjà permis de signaler l'évolution du narrateur, François Seurel, qui traduit son passage de l’adolescence – il a « quinze ans » au début du roman – à la maturité : il est devenu instituteur à la fin, après avoir réussi le concours de l’École Normale.

Un enfant solitaire : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Du "je" au "nous"

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Au début du roman, tout l’oppose à Augustin Meaulnes, de deux ans son aîné. Autant il paraît fragile, en raison de la coxalgie, qui l’empêche d’aller « courir dans les rues avec les gamins du bourg », ce qui le laisse enfermé dans la solitude de ses lectures et dans sa timidité. Sans doute sont-ce aussi ces lectures qui rendent Meaulnes fascinant à ses yeux, car il représente le héros aventurier, toujours prêt à la transgression et aux amours extraordinaires : « C’est à une jeune fille qu’il pensait certainement la nuit, comme un héros de roman. » (Partie I, chap. VII)

Un enfant solitaire : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Mais leur relation se modifie dès lors qu’il se crée entre eux « un pacte », retrouver le mystérieux domaine, et se concrétise dans la deuxième partie à l’arrivée des bohémiens, ce dont témoigne le pronom « nous » dans le titre du chapitre II : « Nous tombons dans une embuscade », où nous le voyons participer au combat perdu contre ces « ennemis », et surtout au « grand jeu », ce tournoi où, juché sur les épaules de Meaulnes, il est « grisé par la bataille » et s’emploie à désarçonner ses adversaires. Mais il n’est encore que le soldat, aux ordres de son capitaine : « À chaque seconde j’attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui m’annonçât le début de la bataille ». Son récit insiste, à plusieurs reprises, sur sa ressemblance avec Meaulnes, par exemple lorsque tous deux partagent la promesse au bohémien : « Et nous jurâmes car, enfant que nous étions, tout ce qui était plus solennel et sérieux que nature nous séduisait. » (2ème partie, chap. IV)

Marianne Clouzot, « Le grand jeu », pour illustrer Le Grand Meaulnes, 1949 

Marianne Clouzot, « Le grand jeu », pour illustrer Le Grand Meaulnes, 1949 

Du "nous" au "je"

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L’inversion se marque lorsque François prend à son compte l’aventure, et que Meaulnes décide de quitter l’école, séparation qui marque le basculement : « mon adolescence venait de s’en aller pour toujours. » (Partie II, chap. XI) Mais, en même temps que de la tristesse, il éprouve une « sensation de liberté » : « Meaulnes parti, je n’étais plus son compagnon d’aventures, le frère de ce chasseur de pistes ; je redevenais un gamin du bourg, semblable aux autres. » (Partie II, chap. XI) 

François prend l'initiative : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

C’est cette évolution qui, en le rapprochant de Jasmin et Boujardon, le met sur la piste du « Domaine sans nom », ce qui lui donne le premier rôle : « je sentis que dépendait de moi l’issue de cette grave aventure. » (Partie III, chap. II) C’est lui, effectivement, qui va rejoindre Meaulnes, le rapprocher d’Yvonne, et tenter de raisonner Frantz qui veut que Meaulnes respecte sa promesse : « le temps des fantasmagories et des enfantillages  est passé », lui dit-il. (Partie III, chap. VIII). Il est alors prêt à remplacer Meaulnes dans son rôle de père auprès de sa petite fille, pris d’émotion quand il la découvre : « Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le cœur gonflé d’une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant… » (Partie III, chap. XII)

François prend l'initiative : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Yvonne de Galais : entre Augustin Meaulnes et François Seurel 

Deux moments dans le roman mettent en évidence le portrait d’Yvonne de Galais : lors de « la fête étrange », quand elle est vue par Augustin Meaulnes, et quand le narrateur la retrouve, dans la troisième partie. Or, cette double présentation, en créant deux « couples », différencie à la fois son image et son rôle.

Yvonne et Meaulnes

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La première rencontre

La première vision que Meaulnes a de « la jeune fille » l’inscrit dans un rêve. La voyant de dos, entourée d’enfants, en train de jouer du piano, il « put imaginer longuement qu’il était dans sa propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, près de lui, était sa femme. » (Partie I, chap. XIII) Les deux adjectifs, « charmant et inconnu », nous transportent dans l’atmosphère d’un conte de fées, où le mystère rend la « princesse » irrésistible, enflammant les cœurs d’un amour absolu.

La première rencontre : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

La première rencontre : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

L’instant de la rencontre confirme cette première vision, avec les prolepses introduites dans le récit qui montrent comment le « visage désormais perdu de la jeune fille » viendra plus tard hanter ses rêves : blondeur, regard bleu, grâce, finesse… elle a tout pour qu’entre elle et Meaulnes se scelle une alliance présentée comme éternelle : « Je vous attendrai », lui dit-elle lors de leur séparation.

Jean Mascii, affiche, 1967, pour le film de Jean-Gabriel Albicocco

Jean Mascii, affiche, 1967, pour le film de Jean-Gabriel Albicocco

Les retrouvailles 

Quand Meaulnes retrouve Yvonne, il cherche par tous les moyens à l’entourer à nouveau de la magie du rêve. Mais l’un après l’autre, les souvenirs du passé sont détruits : « rien ne subsistait de sa belle aventure », ce qui, simultanément, démythifie Yvonne. Dans un effort pour faire « renaître » le passé, Meaulnes la demande en mariage et Yvonne, de son côté, consciente qu’« il n’est pas heureux », tente de ranimer la magie, en lui « montr[ant] toutes les choses merveilleuses » qui ont accompagné son enfance et sa jeunesse.

[…] Meaulnes ne voyait plus rien et n’entendait plus rien.

        Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensée de son extraordinaire, inimaginable bonheur :

        «  Vous êtes là  — dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le vertige — vous passez auprès de la table et votre main s’y pose un instant… »

        Et encore :

        « Ma mère, lorsqu’elle était jeune femme, penchait ainsi légèrement son buste sur sa taille pour me parler… Et quand elle se mettait au piano… »

         Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vînt. Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l’on fut obligé d’allumer une bougie. L’abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce rouge dont elle était marquée aux pommettes et qui était le signe d’une grande anxiété.

Ce passage met en valeur la façon dont Meaulnes a fantasmé sa relation avec Yvonne, dont la magie s’est évanouie, ce qui s’inscrit sur son visage par « ce rouge dont elle était marquée aux pommettes ». L'amour n'a plus alors la force d'empêcher leur séparation et la « confession » d'Yvonne au narrateur révèle même que c'est par amour qu'elle-même l'a poussé à partir  pour apaiser sa mystérieuse angoisse.

Yvonne et le narrateur

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Le récit de Meaulnes à François, par la magie dont il a enveloppé « la jeune fille », a préparé la rencontre entre elle et le narrateur, et, même si elle a lieu dans un lieu banal, le magasin de l’oncle Florentin, ce cadre n’empêche en rien l’éblouissement immédiat de François devant « la jeune fille la plus belle peut-être qu’il y ait eu au monde. » Le portrait dans le chapitre II restitue cet éblouissement, mais découvre dès leur première conversation qu’elle n’a pas oublié Augustin Meaulnes, ce qui donne à leur relation un sens définitif, fondé sur le partage d'un même être : « Lorsqu’elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente secrète que la mort seule devait briser et une amitié plus pathétique qu’un grand amour. » (Partie III, chap. II)

Après le départ de Meaulnes, il adopte le rôle de confident : « Souvent, je revins la voir. Souvent je causai avec elle auprès du feu » (Partie III, chap.X). Un couple se forme alors, dans lequel François devient le rôle de « compagnon fidèle » :

        De celle qui avait été la fée, la princesse et l’amour mystérieux de toute notre adolescence, c’est à moi qu’il était échu de prendre le bras et de dire ce qu’il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui.

        De cette époque, de ces conversations, le soir, après la classe que je faisais sur la côte de Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades où la seule chose dont il eût fallu parler était la seule sur laquelle nous étions décidés à nous taire, que pourrais-je dire à présent ? Je n’ai pas gardé d’autre souvenir que celui, à demi effacé déjà, d’un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupières s’abaissent lentement tandis qu’ils me regardent, comme pour déjà ne plus voir qu’un monde intérieur.

        Et je suis demeuré son compagnon fidèle — compagnon d’une attente dont nous ne parlions pas — durant tout un printemps et tout un été comme il n’y en aura jamais plus.

Cette relation se poursuit jusqu’à la mort d’Yvonne, sans qu’à aucun moment Yvonne ne parle de personne d’autre que de son frère, Frantz, et de « celui qui nous avait abandonnés » comme le souligne le narrateur. Et à aucun moment l’amour qu’il éprouve pour Yvonne ne franchit la limite de l’amitié : « Elle était la femme de mon compagnon et moi je l’aimais, de cette amitié profonde et secrète qui ne se dit jamais. » (Partie III, chap. XII)

Frantz de Galais et Augustin Meaulnes 

La première rencontre

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Avant d’apparaître, le portrait de Frantz de Galais est brossé par les invités de la fête. Nous apprenons qu’il doit assister, avec sa fiancée, à cette fête donnée en son honneur, puis une conversation explique ce que furent les fiançailles : « Son père, un tisserand, l’avait chassée de chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l’épouser. C’était une étrange histoire ; mais son père, M. de Galais, et sa sœur Yvonne ne lui avaient-ils pas toujours tout accordé ! » Ainsi se met en place l’image d’un jeune garçon fantasque et excentrique, gâté par sa famille.

La rencontre entre Frantz et Meaulnes, dans cette atmosphère féerique, est, comme celle d’Yvonne, empreinte de mystère : à peine entrevu, il disparaît.

        Il était là, dans son grand manteau, comme un chasseur, à demi penché, prêtant l’oreille, lorsqu’un extraordinaire petit jeune homme sortit du bâtiment voisin, qu’on aurait cru désert.

       Il avait un chapeau haut de forme très cintré qui brillait dans la nuit comme s’il eût été d’argent ; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un gilet très ouvert, un pantalon à sous-pieds… Cet élégant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme s’il eût été soulevé par les élastiques de son pantalon, mais avec une rapidité extraordinaire. (Partie I, chap. XIII)

Tout aussi mystérieux est le moment où ils se revoient, dans la chambre, puisqu’après avoir annoncé « la fête est finie » et « Ma fiancée ne viendra pas », Frantz part sans s’expliquer, et Meaulnes, à son tour, quitte le château. Ce personnage s’inscrit donc d’emblée dans une dimension romanesque.

Le bohémien

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Il faut bien du temps pour que, dans la deuxième partie, Meaulnes reconnaisse en ce jeune bohémien qui cache son nom ce Frantz alors rencontré. Mais, peu à peu, un rapprochement se crée entre eux, et comme une sorte d’identification : « moi aussi je suis allé là où vous avez été. J’assistais à cette fête extraordinaire. » (Partie II, chap. IV) Frantz partage, en effet, avec Meaulnes, le goût du mystère et des aventures héroïques, vécues dans une exaltation romantique : «  Je voulais mourir. Et puisque je n’ai pas réussi, je ne continuerai à vivre que pour l’amusement, comme un enfant, comme un bohémien. J’ai tout abandonné. Je n’ai plus ni père, ni sœur, ni maison, ni amour… Plus rien, que des compagnons de jeux. »

C’est ce goût du mystère et cette quête d’un amour absolu qui scelle entre Meaulnes, le narrateur et Frantz la promesse de venir à son aide au premier appel, en échange de sa révélation de l’adresse de « la jeune fille » à Paris. Mais le départ des bohémiens le soir même de cette représentation où Meaulnes le reconnaît, marque une nouvelle séparation.

André Dignimont, « Frantz le bohémien », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

André Dignimont, « Frantz le bohémien », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

L'appel

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L’ultime apparition de Frantz correspond à sa conversation avec le narrateur après son appel adressé à Meaulnes. Alors que Frantz poursuit l’identification entre eux deux – « Il a retrouvé son amour, lui. Pourquoi, maintenant, ne pense-t-il pas à moi ? »  – le narrateur brosse de lui un portrait sévère :

       Il me montrait un visage où, dans la poussière et la boue, les larmes avaient tracé des sillons sales, un visage de vieux gamin épuisé et battu. Ses yeux étaient cernés de taches de rousseur ; son menton, mal rasé ; ses cheveux trop longs traînaient sur son col sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce n’était plus ce royal enfant en guenilles des années passées. De cœur, sans doute, il était plus enfant que jamais : impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement vieilli… Naguère, il y avait en lui tant d’orgueilleuse jeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. À présent, on était d’abord tenté de le plaindre pour n’avoir pas réussi sa vie ; puis de lui reprocher ce rôle absurde de jeune héros romantique où je le voyais s’entêter…(Partie III, chap. VIII)

Mais le couple formé par Frantz et Meaulnes est alors trop fort encore pour être rompu, mais ce n’est plus la « la fête étrange » qu’ils partagent mais la même femme, Valentine, comme l’explique ultérieurement le « cahier ». Augustin y raconte son aventure avec Valentine, abandonnée quand il découvre qu’elle est précisément la « fiancée » de Frantz, attendue en vain lors de la fête et cause de sa tentative de suicide : « C’était mon ami le meilleur, c’était mon frère d’aventures, et voilà que je lui ai pris sa fiancée », rapporte-t-il. Ce discours explique, a postériori, pourquoi Meaulnes a répondu à l’appel de Frantz… plus par sentiment d’une coupable trahison que par simple fidélité à une promesse d’enfance !

Le couple rompu

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Quand Meaulnes réapparaît, dans l’épilogue, sa déclaration au narrateur, « Je les ai ramenés, les deux autres… Tu iras les voir dans leur maison. », n’exprime aucune joie, simplement le sentiment d’un devoir accompli. Aucune évocation de Frantz d’ailleurs, comme s’il ne pouvait plus, avec son bonheur enfin trouvé, avec la relation amoureuse concrétisée, s’inscrire dans l’existence littéraire en maintenant le couple jadis formé avec Meaulnes. Si Frantz a retrouvé "le temps perdu", en venant vivre avec Valentine dans la « maison » de ses rêves d’enfance, Meaulnes, lui, confronté à la terrible réalité de la mort d'Yvonne, ne peut que reprendre sa quête en repartant « pour de nouvelles aventures »…

Étude transversale : du réel à l'imaginaire - 1ère partie, chapitres VII-VIII 

Pour lire ces chapitres

Réel-imaginaire

« Je n'aime la merveille que lorsqu'elle est étroitement insérée dans la réalité. Non pas quand elle la bouleverse ou la dépasse. », écrit Alain-Fournier à Jacques Rivière, en 1911. Cette affirmation conduit tout naturellement à étudier l'entrecroisement de ces deux aspects, le réel et l'imaginaire, en prenant comme exemples les chapitres VII et VIII de la 1ère partie. 

Le réel : un support du récit 

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Dans la description

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Les lieux

La description de la chambre, dans le premier paragraphe du chapitre VII, tout comme le début du récit de Meaulnes, dans le chapitre VIII, montre bien l’ancrage dans le réel, et la volonté d’Alain-Fournier de le reproduire le plus exactement possible. Ainsi, pour la chambre, comme pour la salle de classe, il représente les objets, mais tient surtout le plus grand compte des sensations pour restituer l’atmosphère. De même, il inscrit le paysage dans l’espace, à l’aide de toponymes, d’orientation spatiale, d’indications kilométriques…, mais aussi dans le temps, afin de recréer le plus concrètement possible les impressions ressenties par les personnages, liées à la lumière ou à l’obscurité, à l’humidité, au froid…

       À deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n’était jamais passé dans un petit pays aux heures de classe et s’amusa de voir celui-là aussi désert, aussi endormi. C’est à peine si, de loin en loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne femme.

        À la sortie de La Motte, aussitôt après la maison d’école, il hésita entre deux routes et crut se rappeler qu’il fallait tourner à gauche pour aller à Vierzon. Personne n’était là pour le renseigner. Il remit sa jument au trot sur la route désormais plus étroite et mal empierrée. Il longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier à qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s’il était bien là sur la route de Vierzon.

André Dignimont, « Sur la route », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

Les gestes du quotidien 

La même précision est recherchée pour dépeindre les gestes des personnages, avec des détails qui permettent au lecteur d’y lire la personnalité de chacun, en accentuant l’effet de vérité. Ainsi, nous observons le contraste entre les gestes désordonnés de François pour se déshabiller, « en un tour de main j’avais quitté tous mes vêtements et les avais jetés en tas sur une chaise au chevet de mon lit », face aux gestes soigneux de Meaulnes, pliant précautionneusement les siens. Alain-Fournier s’attache aussi à opposer sans cesse le sérieux de son héros à l'agitation désordonnée de ses camarades de classe :

      La journée avait été fort agitée. Meaulnes, qui délaissait complètement tous les jeux de ses anciens camarades, était resté, durant la dernière récréation du soir, assis sur son banc, tout occupé à établir un mystérieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur l’atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de table en table, franchissant les bancs et l’estrade d’un saut… On savait qu’il ne faisait pas bon s’approcher de Meaulnes lorsqu’il travaillait ainsi ;

Enfin, la façon dont Meaulnes s’occupe de sa jument blessée montre pleinement l’attention portée par le romancier aux gestes, ici celui d’un « gars expert au maniement du bétail », et qui sait fort bien utiliser « son couteau de paysan » pour ôter le caillou enfoncé dans le sabot de l'animal. Mais ne prépare-t-il pas ainsi le contraste avec cette « fête » dans un château, une plongée dans l’univers d’une fastueuse aristocratie ?

Dans la narration

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Les techniques d’énonciation choisies par Alain-Fournier contribuent à accentuer la vraisemblance.

La fiction autobiographique 

Le début du chapitre VII nous permet de mesurer ce va-et-vient propre au « pacte autobiographique » défini par Philippe Lejeune, qui fait interagir le double « je » :

  • le « je » du personnage du passé, à la fois acteur – et parfois confondu avec son compagnon « Meaulnes » dans le « nous » (« j’avais quitté tous mes vêtements », « nous essayions de fermer cette porte ») – et témoin, d’où l’omniprésence du champ  lexical de la vision : « je le regardais faire ». C’est aussi à ce « je »-personnage qu’appartiennent les passages de discours rapportés directs. La véracité de son témoignage se trouve renforcée par l’insistance sur sa complicité avec Meaulnes : « Il y avait comme un pacte entre nous. »

  • le « je » de l’énonciation, qui correspond au moment de l’écriture, avec cette caution de vérité qu’apporte le renforcement de l’engagement du narrateur : « comme je l’ai dit », « je le revois encore », « je me rappelle en cet instant ».

Le point de vue omniscient 

Le récit de Meaulnes forme une mise en abyme, nettement identifiée par la typographie avec les points de suspension au début du chapitre VIII, qui traduisent comme un passage de relais entre un narrateur premier, Meaulnes, et le narrateur second, François. Ils inscrivent aussi concrètement dans l’écriture la rupture du « grand secret » longtemps gardé, suscitant ainsi la curiosité du lecteur. Cette brève introduction a surtout pour rôle de cautionner l’omniscience du narrateur et de donner de la vraisemblance à la longueur du récit, dont il précise qu’il n’a pas été compté en une seule nuit.

Le récit de Meaulnes à François : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Le récit de Meaulnes à François : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

L’omniscience du narrateur second se reconnaît au fait qu’il reproduit la parole de Meaulnes, narrateur interne puisque c’est par ses yeux qu’est vue l’aventure, grâce notamment aux précisions spatio-temporelles et à l’expression des sensations et des sentiments. À cela s’ajoute le glissement des discours rapportés, de l’indirect (« Il réfléchit qu’il devait être maintenant fort loin de La Motte »), au discours direct (« ‘‘ Jamais nous n’arriverons à Vierzon pour le train’’», dit-il à mi –voix ») et surtout indirect libre, qui permet d’entrer dans la conscience même du personnage sans médiation : « Enfin, ce chemin-là devait bien à la longue mener à quelque village… »

 

Cependant, par instants, le narrateur se rappelle à nous, introduisant ainsi une distanciation par rapport au récit, par exemple par la formule, « notre héros », ou par un jugement personnel sur le héros : « Tout autre que Meaulnes eût immédiatement rebroussé chemin. »

La métamorphose du réel 

Comme sur un négatif de photo, c’est précisément ce fond de réalisme qui permet de faire ressortir la dimension irréelle de l’aventure de Meaulnes.

Costume-années30.jpg

L'étrange

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C’est la mise en évidence de l’étrangeté – le terme « étrange » est récurrent dans le roman –, de l’insolite qui va servir, en quelque sorte, de médiateur pour permettre de passer du réel à l’imaginaire de la façon la plus naturelle possible, sans que rien ne vienne heurter le lecteur.

Le « gilet de soie »

Le récit joue sur le contraste entre l’appartenance de ce gilet à la réalité, avec la précision temporelle, « comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos grands-mères dans les bals de mille huit cent trente », et son rattachement à l’imaginaire du conte avec l’expression « fantaisie charmante », renforcée par « pièce mystérieuse d’un costume ». Cette mention du vêtement est d’ailleurs encadrée par la mention explicite de l’insolite : « un étrange gilet de soie », « il était étrange de le voir ».

Anonyme, un costume, 1829. Estampe, musée de la Mode de la Ville de Paris

Le comportement de Meaulnes 

Le début du chapitre VII souligne l’incohérence de ses gestes, d’autant plus frappante qu’elle est répétée tout au long du récit : « Il marchait, s’arrêtait, repartait plus vite », « Ce ne fut pas la seule fois où, réveillé par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du matin, déambulant à travers la chambre et les greniers ». Étrange fantôme que ce jeune garçon suspendu ainsi entre son cadre réel et son monde imaginaire !

Cette étrangeté est  d’ailleurs marquée implicitement par la comparaison, nettement détachée en début de phrase, qui ajoute au décalage temporel un décalage spatial : « comme ces marins qui n’ont pu se déshabituer de faire le quart et qui, au fond de leurs propriétés bretonnes, se lèvent et s’habillent à l’heure réglementaire pour surveiller la nuit terrienne. » Dans quel océan l’esprit de Meaulnes continue-t-il à voguer ? À  quel "ailleurs" son esprit est-il resté attaché ?

Un monde imaginaire

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Le pays du souvenir

Le récit oppose la réalité concrète du lieu découvert par Meaulnes, recherché sur « l’atlas du Cher », et son appartenance à l’imaginaire, puisque cette consultation d’une carte géographique conduit à élaborer un « mystérieux petit plan », digne du « pays mystérieux » où s’est déroulé le « mystérieux voyage » de Meaulnes, avec la récurrence de l’adjectif, ce qui fait ressortir l’aspect extraordinaire de l’aventure : elle fait basculer dans un autre monde. De ce fait, la recherche commence à ressembler à celle des preux chevaliers en quête du Saint-Graal dans les romans de chevalerie médiévaux, ou à celle du héros de L’île au trésor de Stevenson, cité dans le récit, avec une comparaison d’ailleurs explicite : « comme un héros de roman ». Elle prend ainsi la valeur symbolique d’une quête initiatique.

Un roman médiéval

Un roman médiéval

L'errance 

Le voyage, avec un but bien réel, aller chercher les grands-parents de François à la gare, glisse insensiblement, dans le chapitre VIII, vers un autre registre, le fantastique, en trois étapes :

        Tout commence par une phrase de transition, en apparence banale : « à tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route ». Mais l’antéposition invite à voir dans cette expression une syllepse où, au sens spatial, réel – Meaulnes cherche sa route – se substitue un sens métaphorique : le héros sort de la logique pour plonger dans un monde où tout sera « hasard », imprévisible et surprenant.

André Dignimont, « La métamorphose du paysage », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

        Puis vient le changement du paysage, quasi magique par sa brutalité et parce qu’il s’est produit en dehors de toute conscience du héros : « Lorsque […] Meaulnes eut repris ses esprits, il s’aperçut que le paysage avait changé ». La « vaste campagne gelée, sans accident, plane et vide, largement ouverte donc rassurante car elle permet de voir aux alentours, a été remplacée par un paysage de bocage, lieu clos, avec l’omniprésence de l’eau, et l’enfoncement dans le sol qui le caractérise : « Et, entre les hautes haies, la route n’était plus qu’un étroit chemin défoncé. » Ainsi, comme ce décor, le héros semble s’enfoncer progressivement dans un monde irréel… peut-être aussi, si l’on choisit une interprétation psychanalytique, est-ce un retour à l’état fœtal…

André Dignimont, « La métamorphose du paysage », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

        La dernière étape est temporelle : le passage du jour à la nuit se fait aussi comme par magie, puisque Meaulnes, à nouveau, n’est pas dans un état de pleine conscience : « Lorsqu’il […] releva enfin la tête, à demi étourdi et les yeux troubles, il s’aperçut avec stupeur que la nuit tombait. » Le verbe, semblable à celui qui marquait le changement des lieux, souligne l’effet de surprise.

À la fin du chapitre VIII, toutes les conditions sont donc réunies pour permettre le basculement du réalisme au fantastique, là encore avec un jeu de contrastes entre la sécurité du foyer familial et la nuit, avec ses mystères effrayants, la peur étant suggérée par les points de suspension : « Parfois une branche morte se prenait dans la roue et cassait avec un bruit sec… » L’image de la quête se trouve accentuée à la fin du chapitre VIII par la mise en valeur des sentiments du héros : « le désir exaspéré d’aboutir à quelque chose et d’arriver quelque part ».

POUR CONCLURE

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Cette étude d’ensemble permet de mesurer le travail de l’écrivain. Sans jamais quitter totalement la réalité – ce qui offre une explication vraisemblable aux faits racontés – son récit d’une double aventure, celle de Meaulnes vécue, à travers lui, par le narrateur, peut basculer à tout instant dans l’imaginaire. Il parvient à unir ainsi la vérité de la dimension autobiographique du roman à la fiction qu’implique toute création littéraire.

Celle d’Alain-Fournier se nourrit de ses lectures d’enfance, contes merveilleux, romans de chevalerie, récits fantastiques… Mais n’exprime-t-il pas, en revisitant ainsi le monde de l’enfance, si nous acceptons l’interprétation psychanalytique de ces récits d’errance et de quête, le désir ancré en chacun de revivre ce temps du bonheur sans questions, et la difficile « naissance » au monde adulte, qui est aussi conscience de la perte d’une forme de pure innocence et de la mort inéluctable ? Son narrateur nous avertit d’ailleurs, avant de raconter qu’« il ne reste plus que poussière » de ce temps d’enfance, comme il ne restera plus, selon la parole biblique, que « poussière » du corps humain après la mort.

Face à ce constat, l’écriture, et singulièrement la fiction autobiographique, joue pleinement son rôle de catharsis, en permettant de conjurer, par la re-création de l’enfance, la peur de la mort inscrite en tout être.

Rencontres

Étude transversale : la scène de rencontre amoureuse - 1ère partie, chapitres XIV et XV, et 3ème partie, chapitres V et VI 

Pour lire ces chapitres

Depuis le roman "courtois, avec la rencontre de Tristan et Iseut, jusqu'au XXème siècle avec celle entre Colin et Chloé dans L'Écume des jours de Boris VIan, ou, encore au XXIème siècle, entre Emélia et Brodeck dans Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, en passant par La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette et tant de romans des XVIIIème et XIXème siècles, sans oublier celle des Confessions de Rousseau, entre l'écrivain et Madame de Warens, la scène de rencontre amoureuse est un topos littéraire, et les exemples sont innombrables. Cela conduit donc à s'interroger sur ce qui fait l'originalité d'Alain-Fournier.     

Les éléments invariants 

L'importance des regards

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Lors de la rencontre, les regards isolent toujours les héros du monde extérieur. En prenant une distance par rapport au réel, qui s’efface, ils se rapprochent l’un de l’autre. C’est ce que l’on nomme le « coup de foudre », fondé sur la réciprocité des regards échangés et la reconnaissance de l’unicité de l’autre.

Le premier regard entre Meaulnes et Yvonne : film de Jean-Gabriel Albicocco, 1967

En même temps, les regards constituent une communication d’âme à âme. Ils se substituent donc à la parole, pouvant être traduits : « elle eut ce même regard innocent et grave, qui semblait dire : — Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. » Dans le chapitre XV, en quatre pages, très peu de phrases sont d’abord échangées entre Meaulnes et « la jeune fille », vite interrompus, puis, quand la conversation reprend, une précision temporelle en souligne la brièveté : « Et ils parlèrent un instant encore. » Pourtant, la réaction d’Yvonne, « — À quoi bon ? À quoi bon ? répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes. », laisse supposer un échange plus long. Mais le romancier veut conserver à la scène toute son intensité, fondée sur le silence contemplatif, au lieu de la diluer dans la banalité des mots.

Le premier regard entre Meaulnes et Yvonne : film de Jean-Gabriel Albicocco, 1967

Le cadre spatio-temporel

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        Les lieux choisis pour la rencontre offrent toutes les caractéristiques romantiques : bords de l’eau, allées boisées, « maison isolée en pleine campagne », dans la première partie, et la présence de l’eau et de la verdure se retrouve quand Meaulnes revoit Yvonne. Mais, contrairement à tant d’autres passages du roman, ces lieux ne sont alors pas décrits : rien ne doit détourner l’attention du lecteur du couple réuni.

         Le temps, lui, semble s’être immobilisé dans l’éternité d’un instant, ce qui met en exergue « cette minute » où Meaulnes « avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la jeune fille ! » Les personnages sont de ce fait paralysés, comme sous l’effet d’un charme magique, et tout se déroule « comme dans un rêve », dans un mélange de flou et de ralenti.

Tout contribue donc à donner à la scène une dimension irréelle.

Le portrait d'Yvonne : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Le portrait

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De la même manière, les personnages sont projetés hors du réel. Ainsi, en se regardant dans l’eau, le héros « crut voir un autre Meaulnes ; non plus l’écolier qui s’était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d’un beau livre de prix… » De même, le portrait insiste sur l’immatérialité d’Yvonne, de la « finesse » de ses traits jusqu’à « ses chevilles […] si fines qu’elles pliaient par instants et qu’on craignait de les voir se briser. » En la découvrant, le narrateur à son tour résume cette impression d’ensemble : elle est « la plus frêle des femmes ».

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Nous retrouvons donc dans Le Grand Meaulnes tous les éléments de la rencontre amoureuse, fixés depuis l’époque du roman courtois. Le récit se suspend pour un moment, remplacé par une scène qui vise à reproduire l’intensité de l’amour naissant.

Le portrait d'Yvonne : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

L'originalité d'Alain-Fournier 

La démultiplication

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Alain-Fournier fractionne la rencontre entre Meaulnes et Yvonne en plusieurs temps, chacun introduisant une progression dans leur découverte mutuelle. Dans le chapitre XIV de la première partie, Yvonne est d’abord aperçue de dos, en train de jouer du piano. Dans le chapitre suivant, elle devient physiquement de plus en plus proche, jusqu’à l’instant où leurs deux visages se rapprochent. Puis viennent les premières phrases, qui retardent leur présentation mutuelle, elle aussi scindée en deux étapes : Alain-Fournier mêle ainsi à la vision d’un coup de foudre l’impression d’une « cristallisation », pour reprendre la formule de Stendhal dans De l’Amour (1822) : en quelques pages s’est déroulée toute une histoire d’amour, depuis l’approche et le dévoilement progressif jusqu’à la rupture.

Yvonne au piano : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Yvonne au piano : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

La scène de rencontre, naissance de l’amour, le vit ainsi par anticipation, avant que le mariage ne l’inscrive dans la réalité. Mais elle se trouve aussi dupliquée lorsque, dans la troisième partie, le narrateur, se substituant à Meaulnes, découvre à son tour Yvonne. Le portrait alors brossé fait écho au premier : « Une lourde chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage délicatement dessiné, finement modelé », et elle a toujours « ses yeux bleus si ingénus » et la même douceur. Mais la scène est comme pâlie, affadie : en raison du cadre, celui du comptoir de l’épicerie de l’oncle Florentin, et de la trivialité de la conversation qui s’engage entre François et Yvonne, elle reste trop liée à la réalité pour reproduire la magie créée lors de la « fête étrange ».

Le brouillage du temps

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La scène de rencontre initiale s’est située hors du temps. Cependant, en une sorte de « syllepse temporelle », comme la définit Gérard Genette dans Figures III (1972), elle unit en son présent les deux autres dimensions du temps :

  • Le passé de l’enfance : Avant même de rencontrer la jeune fille, Meaulnes entend le son lointain du piano qui, de façon très proustienne, le transporte aussitôt, par la mémoire involontaire, dans le monde de son enfance : « C’était comme un souvenir plein de charme et de regret » (chap. XI).

  • L’avenir du couple : À l’inverse, la rencontre est préparée par le rêve de Meaulnes avant même son arrivée dans le « Domaine mystérieux », évoqué à la fin du chapitre X, puis à l’étrange prémonition qui le saisit : « la certitude que son but était atteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. »

C’est ainsi qu’Alain-Fournier, par cette fusion temporelle, fait de la rencontre entre Meaulnes et Yvonne un destin. Si l’on adopte une interprétation psychanalytique, il réalise aussi la fusion entre la mère et l’épouse, retrouvant ainsi le mythe originel d’Œdipe.

La gravité d'Yvonne : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Les dissonances

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Mais ce mythe originel illustre aussi l’interdit de l’inceste, ce qui met par avance en place le thème de l’amour condamné.

Les indices dans le portrait d’Yvonne

Plusieurs éléments se combinent pour suggérer sa fragilité, telle la finesse de ses traits, de ses « chevilles », ou sa « lèvre un peu mordue », auxquels s’ajoute une gravité dans son regard et dans sa voix, surprenante chez une si jeune fille. Mais ce qui n’est qu’une très fugitive allusion lors de la première rencontre devient explicite dans celle avec le narrateur : « ce visage si pur se marbrait légèrement de rouge comme il arrive chez certains malades atteints gravement sans qu’on le sache. » La mort semble donc déjà inscrite dans le portrait de l’héroïne, que Meaulnes ne retrouvera que pour la quitter, puis la perdre définitivement.

La gravité d'Yvonne : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Les effets d’annonce

Lorsque Meaulnes, lors de la fête, quitte Yvonne, qui lui dit simplement « Je vous attendrai », elle semble ouvrir une promesse d’avenir commun qui se confirme lors de sa rencontre avec François. Elle n’a, en effet, pas oublié Meaulnes : « Il y a peut-être quelque grand jeune homme fou qui me cherche au bout du monde », lui déclare-t-elle, et la seule mention du nom de Meaulnes la fait devenir « très pâle ». Tout laisse donc supposer en elle un amour aussi intense que peut l’être celui de Meaulnes.

Cependant, les rencontres ultérieures portent en elles de multiples indices annonciateurs de l’échec de cet amour, tué par son ancrage dans la réalité, telle la mention par le narrateur, d’« une entente secrète que la mort seule devait briser ». C’est encore plus frappant lors des retrouvailles entre Yvonne et Meaulnes, où la mort du cheval Bélisaire figure un sinistre présage. Et la piano revient en contrepoint du mariage, mais lui aussi, par le commentaire du narrateur, signe de fragilité : « Cet air que je ne connais pas, c’est aussi une prière, une supplication au bonheur de ne pas être trop cruel ». Prière vaine, cAr le piano n’aura pas la puissance nécessaire pour couvrir l’appel fatal, le « Hou-ou ! » du bohémien.

Yvonne de Quiévrecourt et ses enfants

CONCLUSION

 

Le Grand Meaulnes s’inscrit dans la tradition des romans racontant une histoire d’amour. Mais il semble aussi rejouer à l’infini la rencontre entre le romancier et Yvonne de Quiévrecourt, tantôt idéalisée par l’intertextualité, tantôt rapportée aux rêves de l’enfance, tantôt réécrite, mais avec le recul du temps qui a fait de la jeune fille réelle une épouse et une mère quand Alain-Fournier la revoit, plusieurs années après, en 1913. L’écriture joue ainsi sa fonction cathartique, en exorcisant la douleur, d’une part. Mais, en condamnant à mort son héroïne, tout se passe d’autre part comme si, par cette disparition fictive, inéluctable, le romancier refusait d’entériner l’échec réel de son amour.

Yvonne de Quiévrecourt et ses enfants

Étude transversale : un roman d'aventures ? - 2ème partie, chapitres

I à VIII 

Pour lire ces chapitres

POUR INTRODUIRE

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Le mot "aventure"

 

Venant étymologiquement du latin « ad-venire » (advenir) dans sa forme de participe futur, l’aventure est donc « ce qui va arriver ». En  ce sens, le terme peut prendre une double connotation, antithétique :

        une connotation péjorative : avec les risques et les dangers qu’elle implique, « l’aventure » viendra troubler une situation stable, paisible : elle représente l’insolite, l’inquiétant, le hasard que l’homme ne peut pas contrôler.

         une connotation méliorative :

  • Elle est aussi promesse de nouveauté, ce qui induit une excitation, la joie des découvertes ; vécue parfois sur un rythme exaltant, elle intensifie les sensations et les sentiments.

  • Elle est source d’un renouveau, qui peut conduire à un dépassement de soi enrichissant. En obligeant à plonger au fond de soi, elle amène l’homme à mettre en œuvre des aspects inconnu de sa personnalité, voire à se transformer en un être grandi, transfiguré.

Le "roman d'aventures"

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Tout roman n’est-il pas, par définition, une « aventure » vécue par un héros, qui le conduit à évoluer, voire à se découvrir ? Quelle est alors la spécificité du « roman d’aventures » ? Il se définit d’abord par son personnage, « l’aventurier ».

        Au Moyen Âge, et encore au XVIème siècle, ce mot désigne un soldat, vivant, à cette époque, de ses pillages. De cette origine, le mot conserve une valeur péjorative, et va donner une abondante postérité, des pirates de Stevenson aux chasseurs d’ours et de loups de Fennimore Cooper. Tous les « aventuriers » ne sont pas des êtres recommandables ! C’est à cette acception que se rattache le « picaro » du « roman picaresque », au parcours de vie parcouru d’épreuves, tantôt échecs, tantôt réussites, mais sans scrupules, comme le Gil Blas de Lesage, dans le roman de 1715.

        Mais, au XVIIème siècle, sous l’influence de la Préciosité, marquée par le roman médiéval « courtois », « l’aventurier » évolue. Même s’il continue à se mouvoir dans des milieux le plus souvent éloignés des réalités quotidiennes – et même de plus en plus exotiques au fil des ans – il devient aussi celui qui erre en quête d’un absolu, souvent d’un impossible amour. L’aventurier devient « romanesque », sous les traits d’un séduisant – mais parfois dangereux – séducteur.

Ces éléments se retrouvent-ils dans Le Grand Meaulnes ?

Le monde de l'enfance 

André Brissot, "Art de pirates", XXI° s.

Au même titre que l’enfance est le temps privilégié de la lecture des romans d’aventures, c’est aussi le temps des jeux. Or, en raison de l’interpénétration du réel et de l’imaginaire propre au jeu, il est, à tout instant, prêt à se transformer en « aventure ».

Le chapitre I : "Le grand jeu"

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Ce titre masque, en réalité, « une aventure plus étrange que les autres », selon le narrateur, présentée d’emblée comme une perturbation : « une crise violente se préparait sous la surface morne de cette vie d’hiver. » Le rythme du chapitre s’accélère, les phrases se raccourcissent : tout est mis en œuvre pour montrer l’irruption du danger dans une veillée qui s’annonçait paisible. Le lexique contribue à cette impression avec le cri poussé, « À l’abordage ! »,repris par les deux comparaisons insistantes du narrateur : « la troupe […] se jetait à l’assaut de notre demeure comme à l’abordage d’un navire », « l’attaque avait été soudaine comme un abordage bien conduit. »

André Brissot, "Art de pirates", XXI° s.
Ruelles nocturnes

Le chapitre II : "Nous tombons dans une embuscade"

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Ce chapitre s’inscrit dans la continuité du précédent, mais, en déplaçant le lieu de l’action, il le charge de mystère. Il ne s’agit plus, en effet, des environs familiers aux héros, mais d’un ‘‘ ailleurs’’ un peu inquiétant dans la nuit noire : « un dédale de petites ruelles et d’impasses ». Nous y reconnaissons nettement le mélange de sentiments contradictoires caractéristiques de « l’aventure » : « une intense curiosité mêlée d’effroi ». 

Ruelles nocturnes

De plus, dans ce chapitre, tous les personnages deviennent des « aventuriers » : « le chef » des assaillants, Meaulnes face à lui, et le narrateur qui s’associe à lui par son cri, « Nous les tenons […] ! », « Prends garde par derrière ! » Et comme les jeux de l’enfance s’associent à la magie, à l’irréel, les objets eux-mêmes se transforment pour participer à l’aventure : un banal « cache-nez » devient « lasso », et le « plan » volé à Meaulnes ressemble à celui de L’île au trésor, « cette espèce de carte couverte d’inscriptions ». Il est donc logique que le chapitre se termine par cette comparaison qui rappelle, elle, Les trois Mousquetaires : « comme deux compagnons d’armes le soir d’une bataille perdue. »

Le chapitre III : "Le bohémien à l'école"

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À nouveau, Alain-Fournier joue sur l’ambiguïté du jeu pour en faire une véritable aventure, à la façon des « tournois » médiévaux. Peu à peu, les écoliers avec leurs blouses laissent place à des « cavaliers » sur leur « monture », leurs bras tendus devenus des « lances », jusqu’à l’image de la défaite finale : « celui-ci […] d’un violent coup de rein en arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc ». Cette aventure, à nouveau, a prouvé sa force contagieuse : elle commence par l’arrivée du « bohémien », nouveau-venu, avec les objets mystérieux qu’il exhibe tel un trésor, sa puissance entraîne d’abord la classe, puis Meaulnes lui-même, et, à sa suite, François, « grisé par la bataille, certain du triomphe. »

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L’aventure que nous propose Alain-Fournier est donc d’abord un voyage au cœur de l’enfance qui réussit, par la puissance de l’imaginaire, à métamorphoser « ces sottises », comme les qualifient a posteriori les camarades du narrateur, en autant d’exaltantes aventures.

Un "aventurier" : Frantz, le bohémien 

La reprise du stéréotype

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Une image péjorative

Depuis l’image des Égyptiens dans l’Antiquité, reprise au Moyen Âge, le personnage des bohémiens, venus d’ailleurs, sans foyer ni patrie, est perçu comme une menace pour la vie paisible d’un village. Au pire voleur d’enfants, au mieux « voleur de poulets », il est un inquiétant marginal.

Le roman reprend cette caractérisation, par exemple dans le regroupement lexical, « une attaque de rôdeurs et de bohémiens » (chap. I), par la désignation du personnage, « un grand malandrin », qui l’assimile à un brigand, ou par le soupçon immédiat d’« avoir organisé quelque mauvais coup ». Effectivement, leur présence dans le bourg se traduit par la disparition des « lapins » et des « volailles », et le point culminant est annoncé par le titre exclamatif du chapitre VIII, « Les gendarmes ! »

"Les Bohémiens", estampe. Site « Histoire de Paris »

Les Bohémiens, estampe. Site « Histoire de Paris »
Vincent Van Gogh, Les Roulottes, campement de bohémiens aux environs d’Arles, 1888. Huile sur toile, 45 x 51. Musée d’Orsay, Paris 

Un personnage fascinant

Parallèlement, le bohémien fascine, car il apporte avec lui le parfum de l’inconnu et du vaste monde dans lequel il voyage. Ainsi, dès qu’il arrive dans l’école, le bohémien apporte avec lui tous ses « trésors étranges » ; il vient même avec un « petit singe ». Et surtout, comme Meaulnes à son arrivée, il devient le centre d’attraction des élèves – et même de l’instituteur ! – en évoquant ses animaux extraordinaires, « oiseaux des îles » et « chèvre savante », et en racontant « leurs voyages » dans le pays environnant.

Vincent Van Gogh, Les Roulottes, campement de bohémiens aux environs d’Arles, 1888. Huile sur toile, 45 x 51. Musée d’Orsay, Paris 

Mais cette fascination ne s’exerce pas seulement sur les enfants. Les occasions de se divertir ne sont pas si nombreuses dans les campagnes, et l’arrivée des bohémiens est aussi la promesse du cirque, avec sa double ouverture sur le plaisir et l’insolite. Cela est illustré dans les chapitres VI et VII, depuis l’annonce du spectacle à grand renfort de « tambour », jusqu’à la sortir dans un « immense brouhaha », en passant par le public « trépignant d’impatience » avant le début, avec « des cris, des rires » pendant les numéros de cirque. Un lien étroit se crée donc entre les jeux des enfants et les « jeux » du cirque auxquels sont conviés les adultes. Cette assimilation est d’ailleurs soulignée par la comparaison faite par Frantz le bohémien : « … je ne continuerai à vivre que pour l’amusement, comme un enfant, comme un bohémien. »

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Henri Lemarié, Joyeux cirque, vers 1960. Gravure sur bois, 20,5 x 28,5. Coll° particulière

Son rôle actanciel

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Alain-Fournier conserve donc à son personnage la double valeur, antithétique, du « bohémien », mais il lui accorde un rôle ambigu.

En lien avec la grande aventure de Meaulnes

C’est lors de la « fête étrange » que Meaulnes rencontre un homme qui n’est d’abord désigné que comme « le comédien » ; seule sa conversation avec son compagnon, dont l’identité ne nous est pas révélée, avec la mention d’« une roulotte », permet de voir en lui un « bohémien ». La fin  du chapitre XII de la première partie, alors que se déroule le bal, montre ce même personnage, costumé en « pierrot », et, à nouveau, nous constatons qu’il provoque le double sentiment contrasté propre au stéréotype : « Les jeunes filles en avaient un peu peur ; [… ] il paraissait faire la joie des enfants. » 

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André Dignimont, « Le départ de la fête », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

La dernière vision en est donnée à la fin de la fête, dans une atmosphère dramatique qui nous plonge dans les aspects les plus sombres du roman d’aventures, avec « coup de feu » et course folle d’une « forme blanche », aperçue par Meaulnes de la voiture. Le rythme s’accélère alors, la syntaxe est heurtée, jusqu’à sa l’explication : « C’était, hagard et affolé, le grand pierrot de la fête qui portait dans ses bras un corps humain serré contre sa poitrine. » Outre l’étrangeté de cette image, où la joie du déguisement côtoie le tragique, ce bohémien laisse planer la menace de la mort, à la fin de cette fête brutalement interrompue car la « fiancée » attendue ne viendra pas. 

Le dévoilement dans la deuxième partie

Ce n’est que dans le chapitre VII de la deuxième partie que réapparaît ce « pierrot » lors du spectacle de cirque. Ce costume, associé au contenu de la pantomime qu’il met en scène, avec la répétition des chutes du « pauvre pierrot qui tombe », source des rires du public, nous rappelle que, si Pierrot est, à l’origine, un des valets de la commedia dell’arte, à fonction comique, au XIXème siècle, son rôle d’amoureux transi de la « belle Colombine » qui le rejette, évolue vers la mélancolie, la tristesse de l'amour impossible.

C’est au même moment que le second « bohémien », parce qu’il « enlève son bandeau » (titre du chapitre VII) se dévoile dans toute sa vérité aux yeux de Meaulnes. Il reconnaît Ganache dans ce « Pierrot », et Frantz de Galais dans le bohémien au crâne bandé. Le lecteur comprend alors que la vision à la fin de la fête formait une prolepse, à laquelle il repensera quand le narrateur portera dans ses bras le corps sans vie d’Yvonne de Galais… 

Opposant ou adjuvant ?

Après une première fonction d’opposant avec le vol du « plan » esquissé par Meaulnes pour retrouver le « Domaine perdu », Frantz semble se transformer en adjuvant : c’est lui qui indique à Meaulnes l’adresse de « la jeune fille » à Paris. Mais veut-il vraiment l’aider, parce qu’il reconnaît en Meaulnes un « frère » qui, comme lui, souffre d’avoir perdu son amour, ou bien était-ce le moyen de trouver en lui une aide, avec la promesse qu’il exige, « Jurez-moi que vous répondrez quand je vous appellerai », en l’éloignant aussi du « Domaine mystérieux » afin que sa famille ne puisse le retrouver ? Ce rôle d’adjuvant se confirme quand Meaulnes le reconnaît : il ouvre alors un espoir.

Mais Alain-Fournier retrouve la technique romanesque du roman d’aventures, avec ses péripéties en alternance : le lendemain matin, en « bohémiens » qu’ils sont, Ganache et Frantz ont disparu ! Le rôle d’opposant s’affirme alors, quand le récit se fait dramatique : le soir des noces de Meaulnes et Yvonne, résonne l’appel de Frantz qui réclame le respect du pacte conclu.

La bivalence de « l’aventure » est alors recréée, la perturbation qu’elle introduit, quand le narrateur interpelle Frantz : « Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux ? ». Mais elle offre aussi une ouverture. À peine Meaulnes vient-il de s’installer dans la quiétude du mariage que Frantz le jette dans une nouvelle quête : « retrouver la trace » de sa fiancée perdue…  

POUR CONCLURE

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De l'"aventure" aux "aventures"

 

Roman d’une « grande aventure », dans lequel tout devient prétexte à de nouvelles « aventures », c’est ainsi que nous pourrions définir Le Grand Meaulnes, et Alain-Fournier joue, lui aussi, sur les déguisements et les substitutions :

           Le ‘‘pierrot-bohémien’’ adopte Frantz de Galais, qui trouve lui-même son double en Meaulnes, ce « cœur aventureux », doté du même « goût des aventures » que lui. C’est ainsi que Meaulnes se substitue à lui aux côtés de Valentine. Mais, même s’il ignore, initialement, qui elle est, dès qu’il le découvre, il a conscience d’avoir trahi un « frère », et il devient à son tour un « bohémien » en partant « sur les routes de France » à sa recherche.

         Parallèlement, Meaulnes transmet à François sa passion, son désir de retrouver la « princesse » du Domaine perdu : « N’es-tu pas mon compagnon et mon frère ? », lui demande-t-il quand il quitte l’école. À partir de là, François joue lui aussi son rôle dans « l’aventure ». En ne rapportant pas à Meaulnes le récit de la tante Moinel, « Je résolus de ne rien dire tant que je n’aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de Galais », il est celui qui veut apporter à cette « aventure », qu’il a lui aussi magnifiée, le  dénouement digne d’elle, emprunté aux contes de fées, un heureux mariage.

Le dénouement d'un roman d'aventures

Mais les romans d’aventures ne sont pas des contes de fées… et le dénouement  choisi par Alain-Fournier maintient la tension dramatique.

« L’épilogue » se fonde sur une curieuse interversion temporelle. Alors que, de retour à La Sablonnière, Meaulnes découvre sa petite fille, substitution d’Yvonne, le récit s’interrompt pour se projet « au début de la matinée suivante ». Nous découvrons alors que la boucle de « l’aventure » s’est refermée : Frantz, marié avec Valentine, habite la maison de ses jeux d’enfant, et, ayant ainsi trouvé sa stabilité, il peut  renoncer à sa nature de « bohémien ». Puis, le récit revient en arrière, auprès de Meaulnes serrant dans ses bras sa petite fille, et le dénouement ouvert posé par le narrateur, « Et déjà je l’imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau  et partant avec elle pour de nouvelles aventures », refait de lui un « bohémien ».

Étude transversale : la lettre, le journal intime - 2ème partie, chapitres XII, 3ème partie, chapitres XIII à XVI 

Le roman se présente déjà comme une fiction autobiographique, avec le recours au « je », et nous avons pu mesurer à quel point Alain-Fournier a mis de lui-même dans son récit, tant pour les lieux que pour ses personnages. Mais deux autres techniques relèvent du genre autobiographique : les lettres de Meaulnes, reçues par le narrateur après son départ de Sainte-Agathe, et le journal intime qu’il a découvert, révélateur du « secret » du héros. Quel intérêt offrent ces deux procédés ?

Lettres-journal

Les trois lettres de Meaulnes 

Pour lire ce chapitre XII

La forme épistolaire

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Les lettres sont immédiatement reconnaissables par la typographie qui les sépare du récit, les guillemets, la ligne de pointillés à la fin, mais aussi l’adresse au destinataire, la date, la signature en lettres capitales.

Mais, si la comparaison de ces marqueurs permet de mesurer une évolution. D’abord, l’adresse au destinataire passe de « Mon cher François » à « Mon cher ami », avant de disparaître dans la troisième lettre. De même, la signature « AUGUSTIN » devient, dans la dernière lettre « A. M. ». Tout se passe donc comme si l’intervalle temporel créait peu à peu une distance entre les deux amis. C’est ce que corrobore le choix de la formule finale. La première lettre, en effet, se termine sur une phrase qui réunit, par les pronoms choisis, les deux personnages, « Tu vois que Paris est plein de fous comme moi », tout comme la deuxième lettre, qui souligne leur lien : « Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse ».

Facteur rural à la fin du XIXème siècle

Facteur rural à la fin du XIXème siècle

En revanche, la troisième lettre affirme un désir de rupture avec leur passé commun, comme matérialisé par la ligne de pointillés qui suit : « Il vaudrait mieux tout oublier. » C’est sur cette rupture, affirmée cette fois par le narrateur, que se clôt la deuxième partie : « Et je m’efforçai, comme Meaulnes me l’avait demandé dans sa lettre, de tout oublier. »

Ainsi, en s’effaçant, Meaulnes permet à François de conquérir son autonomie. Quand il prend l’initiative de la recherche du « Domaine perdu », il scelle le destin de Meaulnes et Yvonne : « Je sentis que dépendait de moi l’issue de cette grave aventure. »

La double énonciation

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La lettre insérée dans le roman crée une rupture narrative : la parole est déléguée à un locuteur-narrateur second. La voix de Meaulnes se mêle à celle de François, et la lettre cautionne la fiction autobiographique par la façon dont elle est introduite. Nous retrouvons, en effet, l’écart temporel propre à l’autobiographie entre le moment de l’énonciation, avec l’emploi du présent par le narrateur François, et celui où se sont déroulés les faits, vécus par le personnage, racontés au passé : « De toute ma vie je n’ai reçu que trois lettres de Meaulnes. Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la même tristesse que naguère. »

De plus, les lettres vont permettre de créer des échos, dans la mesure où le narrateur entrecroise ses propres sentiments avec ceux de Meaulnes exprimés dans la lettre. Ainsi, au verbe « attendre », employé par Meaulnes à la fin de la première lettre, répond « Vainement j’attendis un mot d’Augustin », tout comme au récit de François, « La nuit n’apportait aucune fraîcheur et par conséquent aucun répit à ce supplice. », répond le début de la deuxième lettre : « Cette fois tout espoir est perdu. […] la nuit était noire et étouffante. » En témoigne aussi la reprise finale de la lettre dans la récit du même verbe « oublier ».

Inversement, la rupture entre les deux amis semble traduite par l’opposition entre « sans le moindre espoir », chez Meaulnes, et l’affirmation de François : « dans l’espoir d’être nommé instituteur ». Pour le second, la vie continue ; pour le premier, elle s’est arrêtée : « Notre aventure est finie. »

Le lettre prend donc d’abord tout son sens dans le dialogue qu’elle établit entre son auteur et son destinataire, narrateur premier.

Leur fonction informative

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La lettre joue également un rôle essentiel pour le lecteur, aussi désireux d’informations que le héros François. Ainsi, la première lettre nous apprend l’échec de sa quête à Paris, de son ultime espoir de retrouver Yvonne. Mais la troisième lettre montre qu’il n’est pas guéri pour autant :

Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que quelqu’un va me prendre doucement par le bras… Je me retournerais. Ce serait-elle. « Je me suis un peu attardée », dirait-elle simplement. Et toute peine et toute démence s’évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée ; elle apporte avec elle le goût de brume du dehors ; et tandis qu’elle s’approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin si doux penché vers la flamme…

L’espoir reste enraciné en lui, d’où son rêve, et le passage au présent en marque la force obsessionnelle.

De façon plus intéressante encore, elle permet aussi à Alain-Fournier de mettre en place la rencontre entre Meaulnes et Valentine, qui paraît ici anodine mais prendra tout son sens dans le récit de la tante Moinel, dans le chapitre III de la troisième partie. Nous ne comprendrons qu’alors le quiproquo tragique, puis Valentine est précisément la fiancée perdue de Frantz de Galais… L’écrivain crée ainsi, une fois de plus, une de ces fausses pistes qui égarent à plaisir le lecteur, comme pour l’obliger, lui aussi, comme les héros, à une quête, celle du sens.

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Un indice est glissé dans la lettre, la description de l’habillement de la jeune fille : « Elle était vêtue de noir, avec une petite collerette blanche ». Or, nous retrouverons ce portrait dans le journal intime : « vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l’air d’un pierrot coupable. » Comme jadis lors de la « fête étrange », un pierrot apparaît, ici dans la comparaison, comme s’il s’agissait d’un signe du destin ; mais ce pierrot est en « noir », il porte le deuil, il illustre comme par avance la mort qui envahit la dernière lettre de Meaulnes : « L’hiver de cette année est mort comme la tombe. Peut-être quand nous mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée. »

Pour illustrer Le Grand Meaulnes : en noir, avec collerette

Lettres prémonitoires, donc, même si le lecteur ne le comprendra qu’ensuite… ! Il faudra la mort d’Yvonne et la découverte du « Cahier de Devoirs mensuels », journal intime de Meaulnes, pour résoudre l’énigme.

Le "Cahier de Devoirs mensuels" 

Pour lire ces chapitres XIII à XVI

De la voix unique à la voix double

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Comme pour les lettres, la façon dont le journal s’insère dans le récit, à la fin du chapitre XIII qui en raconte la découverte, traduit la volonté d’en renforcer la vérité : « je lus ces lignes qui m’expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte… » Outre l’effet d’attente ainsi créé, cela traduit à nouveau le choix d’Alain-Fournier de faire entendre la voix de Meaulnes, sans intermédiaire.

Mais cet effet de vérité s’efface assez rapidement. Le narrateur, François, reprend l’initiative dès la fin du chapitre XIV, où le dernier paragraphe propose un résumé, le commentaire  et les hypothèses du narrateur :

Cette espèce de journal s’interrompait là. Commençaient alors des brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire fiançailles !… La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné son métier. Lui s’était occupé des préparatifs du mariage. Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois disparaître ; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à se justifier devant Valentine.

Le début du chapitre XV, cependant, prend soin de justifier l’intervention du narrateur :

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Puis le journal reprenait.

        Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu’ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, que j’ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son histoire.

À partir de là, le journal n’est plus alors qu’un gage d’authenticité, grâce notamment au maintien de quelques dates, puisque le « je » de Meaulnes s’efface, remplacé par un  récit à la troisième personne, pour ne réapparaître qu’à la fin du chapitre XVI, quand il signe sa « confession », léguée à François : 

        Sur ce même cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonné quelques mots en hâte, à l’aube, avant de quitter, avec sa permission — mais pour toujours — Yvonne de Galais, son épouse depuis la veille  :

« Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohémiens qui sont venus hier dans la sapinière et qui sont partis vers l’est à bicyclette. Je ne reviendrai près d’Yvonne que si je puis ramener avec moi et installer dans la « maison de Frantz » Frantz et Valentine mariés.

          Ce manuscrit, que j’avais commencé comme un journal secret et qui est devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriété de mon ami François Seurel. »

Le personnage de Valentine

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Ce qui rapproche Meaulnes de Valentine est leur commune attente : elle « attendait comme moi devant la maison fermée ». De multiples indices auraient pu mettre le narrateur sur la voie de la vérité, lui suggérer l’identité de cette jeune fille, mais, enfermée dans sa propre douleur, il ne perçoit rien… Il s’attache à elle avec le désir de conserver un lien, si fragile soit-il, avec le « Domaine perdu ».

André Dignimont, « Meaulnes et Valentine », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

Elle représente donc un amour de substitution, comme le traduit sa question : « Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure manquée ?... » Il en va de même pour elle : « … ce qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs. » Leur amour repose donc sur une attraction indirecte, ce qui la fausse par avance.

Pourtant un « paisible bonheur » leur est accordé. Mais le narrateur en démasque par avance l’impossibilité, car Valentine arrive trop tard : « Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu’était le grand Meaulnes. » En fait, Meaulnes est inexorablement lié à Yvonne, et Valentine ne peut pas la remplacer car cette relation charnelle n’a pas la pureté de son premier amour d’adolescence. L’idéal absolu est transgressé, et sans doute est-ce le sentiment de trahir cet idéal, de trahir Yvonne, de se trahir lui-même, qui explique qu’en appelant Valentine « ma femme », Meaulnes a « l’impression de commettre une faute. »

André Dignimont, « Meaulnes et Valentine », 1942. Aquarelle, 19 x 24 pour illustrer Le Grand Meaulnes

Le "secret"

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En même temps, ce procédé a permis à Alain-Fournier de maintenir le plus longtemps possible le « secret » autour de son héros, pour reprendre le titre des trois derniers chapitres. La vérité finit par éclater, à la fin du chapitre XV : Meaulnes découvre le lien qui unit Valentine et Frantz de Galais. Il rejette alors Valentine, commettant ainsi l’ultime faute, l’ultime trahison au code d’honneur de l’adolescent qui avait prêté serment à Frantz. La recherche de Valentine à Bourges n'est plus qu'une image dégradée de la quête d’Yvonne, car Meaulnes l’imagine sous les traits d’« une fille perdue », d’« une sale fille poudrée. », en errant des quartiers où règne « le vice ».

Mais surtout, cette fin du journal éclaire le lecteur sur le « remords », la faute qui a rongé Meaulnes au point de le conduire à quitter Yvonne si tôt après ses noces. Choisir Yvonne, ne pas répondre à l’appel de Frantz, c’était faillir doublement : à la parole donnée, d’une part, à la pureté morale d’autre part, érigée en idéal et incarnée par Yvonne. C’était donc être indigne d’elle, à moins de réparer la faute en ramenant Valentine auprès de Frantz.

POUR CONCLURE

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Ces deux techniques, insérées dans le roman, présentent un double intérêt :

  • Elles relaient une thématique essentielle du roman, l’attente. Les lettres, attendues par le narrateur, mettent en place la rencontre entre Meaulnes et Valentine, dont le lecteur, à son tour, attendra de connaître l’issue.

  • Elles participent au brouillage temporel : les lettres déjà, et encore plus le journal intime, renvoient, en effet, à un temps antérieur au cours linéaire des événements racontés.

Ainsi ce procédé soutient la fusion des trois dimensions du temps qui donne son sens au Grand Meaulnes, en renouvelant la « merveilleuse aventure » alors même qu’elle est terminée. Il témoigne de la place qu’elle prend dans la construction même de la personnalité des deux héros.

On peut ainsi regretter que l’adaptation filmique réalisée par Jean-Daniel Verhaeghe, en 2006, n’ait pas choisi de briser la linéarité temporelle. En restituant l’ordre chronologique de la relation entre Meaulnes et Valentine, elle offre, certes, au spectateur, une compréhension immédiate, mais supprime, de ce fait, une part du mystère qui entoure Meaulnes dans le roman.

Explicat°-I, ch.II

L'arrivée de Meaulnes : 1ère partie, chapitre II, de "L'arrivée d'Augustin Meaulnes..." à "... le haut du bourg." 

Pour lire le texte

Le roman, après une rapide présentation du narrateur et de sa famille, raconte l’arrivée de Meaulnes à l’école de Sainte-Agathe. Il y est amené par sa mère et sera pensionnaire chez les Seurel « pour qu’il puisse suivre le cours supérieur ». Le lecteur le découvre d’abord à travers « l’éloge » que sa mère fait de lui, puis vu par le regard du narrateur comme quelqu’un qui transgresse l’« interdit » en allumant les fusées du feu d’artifice. Le chapitre II, intitulé « Après quatre heures », montre les premiers changements apportés par Meaulnes dans la vie de François Seurel. Comment l’insolite apporté par Meaulnes dans la vie du narrateur est-il mis en évidence ? 

Bernard Capo, Le Grand Meaulnes, 2011. Bande dessinée, "la première transgression"

Bernard Capo, Le Grand Meaulnes, 2011. Bande dessinée, "la première transgression"

L'énonciation 

Le choix des temps

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L’image d’un changement, du « commencement d’une vie nouvelle », s’inscrit dans la structure même de l’extrait et dans les choix d’écriture.

      Le passé simple de la phrase d’ouverture, associé au mot qui l’ouvre et à celui qui la ferme, traduit la soudaineté et la brutalité du changement : « L’arrivée d’Augustin Meaulnes, qui coïncida avec ma guérison, fut le commencement d’une vie nouvelle. » La guérison de la maladie donne même une dimension magique à cette « arrivée ».

      Dans les trois paragraphes suivants un retour en arrière s’effectue par l’emploi de l’imparfait itératif qui, avec sa valeur durative, marque la lenteur d’un temps immobile, celui d’une vie calme, un peu monotone même.

         Le paragraphe suivant introduit une rupture, soulignée par le connecteur « Mais » et l’anaphore de « quelqu’un ».

  • Le passé composé prend ici sa valeur originelle : il exprime l’idée que les faits du passé évoqués ont encore des conséquences dans le présent, donc qui s’exercent encore au moment de l’écriture. Lié aux verbes « a enlevé », « a soufflé », « a éteint », il marque symboliquement la fin d’un temps, comme lors d’un anniversaire.  

  • Une brève reprise du passé simple remet en évidence le bouleversement introduit par Meaulnes.

  • Le retour à l’imparfait dans les derniers paragraphes de l’extrait installe cette nouvelle vie dans la durée : elle se substitue ainsi totalement à la vie antérieure.

Le choix des personnes

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La première partie du texte est organisée autour de la 1ère personne du narrateur-personnage propre à la fiction autobiographique : « … pour moi. Mon père… » Le paragraphe suivant introduit la rupture. D’une part, le sujet devient objet : « quelqu’un est venu qui m’a enlevé… » D’autre part, la syntaxe met en évidence le nouvel arrivé, sur lequel se clôt la phrase : « Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes. » Dans la suite du texte, le personnage de « Meaulnes » s’impose – son nom est fréquemment répété en fonction de sujet – et c’est lui qui prend en charge le seul passage de discours rapporté direct.

Une "vie nouvelle" 

Le texte est construit autour de l’opposition temporelle entre un autrefois, « avant sa venue », et les nouvelles occupations induites par l’arrivée de ce « quelqu’un », Meaulnes.

L'école  "modèle" du "Grand Meaulnes", à Épineuil-le-Fleuriel

La vie antérieure

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Le cadre spatio-temporel

L’environnement est dépeint comme sinistre, avec l’école « désertée » rapidement : après le départ des derniers élèves, il ne reste que ce « portail » ouvert sur une immensité figurée par les points de suspension. Le vide et le froid s’imposent à travers les sensations que le romancier juxtapose par petites touches, à la façon d’un peintre impressionniste : « peu à peu les derniers gamins attardés abandonnaient l’école refroidie où roulaient des tourbillons de fumée. »

L'école  "modèle" du "Grand Meaulnes", à Épineuil-le-Fleuriel

Mais le narrateur, lui, fuit ce réel menaçant dans un lieu clos, isolé de tout, refuge symbolique : « au fond de la mairie, enfermé dans le cabinet des archives ». Mais cette pièce froide, éclairée par une lumière faiblissante, n’est guère chaleureuse. François, « assis sur une vieille balance », y semble presque hors du temps, entouré d’« affiches battant au vent », sans doute vieilles et décollées, et de « mouches mortes ». Il ne dispose donc, pour échapper à une réalité sombre, que le repli dans la solitude et dans son monde à lui, les livres.

Le silence

Le silence règne, même lors des soirées familiales. La famille représente, elle aussi, un monde clos, isolé par les « volets de bois » des menaces extérieures, tels les « chiens » qui « hurle[nt] » dans le « noir ». L’écrivain décrit une scène « paisible », mais qui paraît rétrécie, refermée sur elle-même. La « petite cuisine » devient « l’étroite cuisine » dès que le narrateur y pénètre, et cette vision est ensuite enfermée entre les « barreaux froids de la rampe » qui encadrent la description. On ne distingue aucune détail en raison de l’éclairage, « où vacillait la flamme d’une bougie », sauf le gros plan final sur le « doux visage maternel ».

Cependant, cet effet de zoom se produit dans un silence absolu. Il y a, certes, la mention d’une « famille heureuse », mais ce bonheur se réalise sans mots puisque le narrateur déclare : « je m’asseyais sans rien dire », et il ne nous donne aucune information sur d’éventuelles conversations autour de la table.

Les temps nouveaux

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L'importance du groupe

Dans la seconde partie du texte, le changement du lieu privé au lieu social, la cour, la salle de « classe », correspond à la mise en évidence du groupe, avec des indices numériques : « une vingtaine », « tous les autres », « tour à tour chacun ». Contrairement au vide antérieur le plein ressort, donnant une impression d’union : ils sont « serrés autour de Meaulnes », l’un d’eux « s’avançait au milieu du groupe », un « groupe confus », un « cercle pressé ».

André Beaurepaire, 1950 : " La cour de l'école"

La place de la parole

Cette présence nouvelle impose, à l’inverse du silence précédent, la parole active et bruyante. Son champ lexical envahit le récit : « l’un des plus bavards », avec le superlatif, « l’approuvaient bruyamment », « racontait quelque longue histoire », « l’on entendait leurs cris ». Le chiasme syntaxique met en évidence son intensité : « de longues discussions, des disputes interminables ». Enfin, les points de suspension de la dernière phrase de l’extrait font écho à ceux qui terminaient le deuxième paragraphe ; mais, là où régnait le vide d’un long silence, à présent le rythme syntaxique semble reproduire la longue résonnance des « cris jusqu’à la nuit noire, dans le haut du bourg… »

André Beaurepaire, 1950 : " La cour de l'école

Les deux protagonistes 

L'insertion dans le groupe

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Meaulnes est présenté comme le centre du groupe, réuni « autour de lui », pour lequel il fait même figure de juge : « c’était pour lui qu’à chaque instant l’un des plus bavards s’avançait ». Il s’impose en tant que guide, puisque « tous le suivaient ». Or, rien n’explique, dans le roman, cette emprise sur les autres : elle vient de son seul charisme, de la puissance de sa seule présence.

Le charisme de ce nouveau compagnon exerce son influence sur le narrateur, qui ne résiste pas à sa force d’attraction. Cependant, la formule antithétique, « je me glissais avec inquiétude et plaisir », traduit toute l’ambiguïté de ce passage de l’enfance, dont on s’éloigne avec regret, à l’adolescence, qui ouvre sur l’inconnu tout en promettant de nouvelles joies.

Une distanciation

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Pour Meaulnes

Le récit marque la différence entre le héros et les autres « grands élèves » : « Meaulnes ne disait rien », « Meaulnes réfléchissait ». Même son plaisir se manifeste discrètement, par opposition à la présence bruyante des autres : « il riait aussi, mais doucement ». Par son silence, il reste donc en marge du groupe, mais, parallèlement, cela le rapproche du silence propre au narrateur « avant sa venue ».

Tout se passe donc comme si sa différence, en le distinguant du groupe, devenait la cause de l’intérêt qu’il suscite. Un mystère paraît l’entourer, qui le rend supérieur, comme en témoigne l’interprétation avancée par le narrateur : « comme s’il eût réservé ses éclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. » L’adjectif l’isole du groupe, et ses mouvements (« en balançant les jambes ») et surtout le cri lancé, « Allons, en route ! », tel celui d'un capitaine partant pour un voyage de découverte, illustrent sans doute une forme d’ennui, le désir de bouger, d’aller ailleurs pour, peut-être, vivre l’aventure.

Le narrateur témoin

De même, dans ce passage, le narrateur fait figure d’observateur extérieur, car sa présence dans le groupe reste également discrète : « je me glissais ». À aucun moment, il ne mentionne sa participation ou ses rires. Au contraire, les termes choisis pour dépeindre ses camarades, « l’un des plus bavards […] racontait quelque longue histoire de maraude », et surtout « le bec ouvert », traduisent, par leur connotation péjorative, un écart entre ses jeunes campagnards et leurs occupations, et ce fils d’instituteurs, passionné de lecture, ce qui lui donne peut-être l’envie de vivre des aventures semblables à celles lues dans ses livres.

Bernard Capo, Le Grand Meaulnes, 2011. Bande dessinée, "Une vie nouvelle"

CONCLUSION

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Cet extrait offre un triple intérêt.

         Il met en évidence la fracture psychologique qui s’opère lors du passage de l’enfance, protégée par le cocon familial, à l’adolescence : l’éloignement de la cellule familial se trouve compensé par l’entrée dans le groupe d’une même classe d’âge. La plénitude apportée par les joies familiales simples et paisibles est alors remplacée par l’exaltation produite par la promesse de plaisirs nouveaux.

       Il permet aussi de présenter le héros, non pas par un portrait statique, mais en action et de façon indirecte, à travers l’intérêt qu’il suscite. De cette façon, le romancier cherche à provoquer chez son lecteur le même effet d’attraction, en créant un horizon d’attente par le mystère dont il entoure son personnage.

Bernard Capo, Le Grand Meaulnes, 2011. Bande dessinée, "Une vie nouvelle"

        Enfin, Alain-Fournier nous invite à nous interroger sur les liens qui vont unir les deux personnages :

  • D’une part, règne l’ambiguïté propre à la fiction autobiographique, puisque le narrateur est aussi un personnage de son récit : quelle crédibilité lui accorder dans sa représentation de Meaulnes ? De plus, le récit, fait a posteriori, présente de façon globale, synthétique, la découverte d’un personnage, qui n’a pu se faire, dans la réalité, que progressivement : cela ne déforme-t-il pas par avance le portrait de Meaulnes? 

  • D’autre part, plusieurs indices glissés dans le paragraphe central sonnent déjà comme des "fausses notes" et, en insistant sur la fin d’un temps « paisible », suggèrent que les événements ultérieurs pourraient s’inscrire dans un registre tragique.  

La rencontre amoureuse : 1ère partie, chapitre XV, de "Cependant, les deux femmes..." à "... cette étrange fête." 

Pour lire le texte

Explicat°-I, ch.XV

Les deux premiers chapitres ont présenté le narrateur, François Seurel, et sa famille, et le bouleversement introduit par l’arrivée d’Augustin Meaulnes à l’école de Sainte-Agathe. Le récit bascule au chapitre IV, lors de « l’évasion » de Meaulnes qui s’empare, à l’insu de tous, de la voiture attelée pour aller chercher les grands-parents de François à la gare. Mais il disparaît pendant trois jours…À son retour, il finit par raconter sa « grande aventure » au narrateur, qui, dans le chapitre VIII, lui laisse la parole pour évoquer son errance, puis son arrivée dans le « Domaine mystérieux ». ​

L'évasion du Grand Meaulnes : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

L'évasion du Grand Meaulnes : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Au chapitre XIII débute le récit de « la fête étrange », qui va conduire à « la rencontre », titre du chapitre XV. Mais celle-ci a été préparée par quelques indices, d’abord le son lointain d’un piano, puis une première vision de « la jeune fille » en train de jouer du piano, vue de dos. Comment Alain-Fournier, en reprenant le topos littéraire de la scène de rencontre amoureuse, lui imprime-t-il sa marque ?​

Le cadre de la rencontre 

Jean-Pierre Norblin de la Gourdaine, L’embarquement pour Cythère, 1785. Esquisse. Musée des Beaux-Arts de Valenciennes

Les lieux

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Tout s’organise autour de l’image romantique des « bateaux de plaisance », au bord d’un étang, « avec l’embarcadère » et « entre les arbres ». Topos littéraire traditionnel de la scène de rencontre, nous reconnaissons là la valeur symbolique de l’eau, ici à peine mouvante, associée à la rêverie. Mais nous pouvons aussi penser à son association à l’élément fœtal, qui lie alors l’image féminine à la figure maternelle.

Parallèlement, ce cadre traduit une coupure par rapport à l’environnement terrestre, ici « la rive », les berges prochaines » : même s’il reste encore visible, il n’exerce plus sa pesanteur matérielle. Le rêve peut ainsi se donner libre cours, jusqu’à recréer son propre décor, idyllique : « On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de campagne », avec des « tourterelles », oiseaux traditionnellement symboles de l’amour. Mais une ‘‘ fausse note’’ intervient dans le rêve : au lieu de roucouler tendrement, « on entendrait les tourterelles gémir ».

Jean-Pierre Norblin de la Gourdaine, L’embarquement pour Cythère, 1785. Esquisse. Musée des Beaux-Arts de Valenciennes

La temporalité

Le début du chapitre a posé le moment de la scène, un « matin », en « décembre », quelques jours avant Noël… Or, la scène est transportée, par la remarque du narrateur, dans une autre saison, gage de légèreté et de joie ensoleillée : « On eût pu se croire au cœur de l’été. »

Cependant, ici aussi sont introduites des failles : « Il faisait froid », et les « boas » portés par les dames contrastent avec la frêle « ombrelle blanche » imaginée dans le dernier paragraphe. La rupture est encore plus nette dans la dernière phrase de l’extrait, qui brise brutalement le rêve : « Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête. »

Les figurants

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La compagne de la jeune fille

Elle n’est identifiée que comme « la vieille dame », en opposition avec « la jeune fille ». Elle nous rattache ainsi à cette époque, aujourd’hui désuète, où une jeune fille de bonne famille ne pouvait sortir seule. Mais elle a surtout pour rôle d’établir un contraste, aussi bien physique, car elle est « cassée, tremblante », que comportemental : elle « ne cessait de causer gaiement et de rire », faisant ainsi ressortir le calme et la discrétion de la jeune fille. De même, sa métamorphose, dans la suite du texte, en « châtelaine » avec « sa fille », transforme celle-ci en une princesse : nous sommes alors transportés dans un conte de fées

Les invités

Cette transformation est soutenue par le comportement des invités, qui font songer à des courtisans sur le passage de nobles seigneurs : « les jeunes gens saluaient profondément, et les demoiselles s’inclinaient. » Se réalise ainsi un recul dans les temps historiques, qui nous rappelle les œuvres de Nerval, telles Sylvie ou le sonnet « Fantaisie ».

Mais, cet anachronisme ne dure guère, car les notations vestimentaires nous replongent dans l’époque du récit, avec « ces boas de plumes qui étaient alors à la mode » ou « le chapeau battu par le grande vent de Meaulnes. »

 

Ainsi, ce cadre reproduit, à l’image du bercement de l’eau, un incessant va-et-vient entre le réel et l’imaginaire : l’anaphore dans les phrases nominales exclamatives, « Étrange matinée ! Étrange partie de plaisir ! », restitue parfaitement l’atmosphère créée par ce récit, tout comme la reprise « étrange fête » qui ferme l’extrait.

Un coup de foudre 

Un être unique

Le jeu des regards isole les deux protagonistes du décor et des gens qui les entourent.

        C’est à travers les yeux de Meaulnes que nous découvrons la jeune fille, de façon progressive : « Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille », « Meaulnes eut le temps d’apercevoir », « il regarda sa toilette ». Outre la vraisemblance donnée au portrait par cette focalisation interne, car elle se dévoile ainsi plus naturellement au fil de l’observation, nous retrouvons là le topos littéraire du coup de foudre. Le regard est alors symbolique de la plongée dans l’âme de l’être déjà reconnu dans son unicité, comme le prouve l’article défini : « la jeune fille ». Même son vêtement est montré comme exceptionnel par les deux superlatifs : « sa toilette qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes ». Le héros ne voit donc qu’elle et n’entend qu’elle, et elle prend d’ailleurs en charge le seul discours rapporté direct de l’extrait.

        À ces regards de Meaulnes répondent en écho les regards de la jeune fille, en quatre étapes parallèles : « se tournant imperceptiblement vers lui », « ce même regard innocent et grave », « Elle aussi le regardait », « posait doucement ses yeux sur lui ». Nous reconnaissons là la réciprocité caractéristique du coup de foudre : pour elle également il devient un être exceptionnel.

Une vision irréelle

Le peu d’éléments concrets proposés fait de cette présentation de l’héroïne plus une esquisse qu’un portrait : « Blonde » aux « yeux bleus », elle nous rappelle les princesses des contes de fées. La fin du passage parachève cette impression en nous la montrant « sous une ombrelle » dont la blancheur symbolise l’idéale pureté. Elle a aussi leur grâce évanescente, mélange de douceur et de fragilité, avec sa « taille fine », « son air un peu penché ». Cependant, sa « chevelure blonde », « lourde », semble trop pesante pour elle, elle a un « visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. » Enfin, nous notons l’insistance sur son « regard si pur », repris par « ce même regard innocent et grave ».

Mais dans cette image générale sont introduits des détails qui traduisent une tension perceptible, tel ce sourire doux – le terme « doucement » revient deux fois dans cet extrait – qui s’accompagne d’un geste nerveux : « en tenant sa lèvre un peu mordue ». Un mystère émane donc de cette jeune fille, aussi « étrange » que l’ensemble de cette « fête » qui prend ainsi une tonalité plus sombre.

La jeune fille : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

La jeune fille : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

L'âme-sœur

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Enfin, les composantes de ce portrait, propres au topos littéraire de la scène de rencontre, la rattachent au mythe antique de l’androgyne, raconté par Aristophane dans Le Banquet (vers 380 av. J.-C.) de Platon. Chez l’être humain originel, outre les genres masculin et féminin, existait un troisième genre, unissant ces deux genre en un même corps, doté de quatre bras et quatre jambes, avec deux visages opposés mais semblables. Après qu’il a été coupé en deux par Zeus, en châtiment d’une faute commise, chaque moitié s’est retrouvée contrainte à une quête désespérée de son « double ». Le mythe est  ainsi devenu l’allégorie d’un amour absolu, en quête de « l’âme-sœur », abondamment repris dans la littérature romantique. Or, ce mythe se renouvelle dans ce récit, par la façon dont il participe au glissement du réel à l’imaginaire.

L'androgyne. Vase grec à figures noires

L'androgyne. Vase grec à figures noires

Le discours rapporté direct

Un contraste s’opère entre les deux discours directs rapportés prêtés à la jeune fille.

  • Le premier est présenté comme réel, et s’inscrit dans le cadre et la temporalité du récit : « — Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense ?… » Il est d’une totale banalité. Sa seule fonction est d’inciter le héros à « accompagner » la jeune fille sur le bateau, alors qu’il hésite encore.

  • Le second est un discours interprété par Meaulnes, qui lit dans les yeux de la jeune fille la réciprocité de son idéal amoureux : son regard « semblait dire : — Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. » Ici, c’est non seulement Verlaine que nous entendons, avec les questions de « Mon rêve familier » (« Son nom ? Il est doux et sonore / Comme ceux des aimés que la Vie exila. ») mais aussi Baudelaire, dans « À une passante » : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! ». Les deux âmes-sœurs se seraient donc inconsciemment reconnues comme promises l’une à l’autre.

Le discours rapporté direct

Un contraste s’opère entre les deux discours directs rapportés prêtés à la jeune fille.

  • Le premier est présenté comme réel, et s’inscrit dans le cadre et la temporalité du récit : « — Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense ?… » Il est d’une totale banalité. Sa seule fonction est d’inciter le héros à « accompagner » la jeune fille sur le bateau, alors qu’il hésite encore.

  • Le second est un discours interprété par Meaulnes, qui lit dans les yeux de la jeune fille la réciprocité de son idéal amoureux : son regard « semblait dire : — Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. » Ici, c’est non seulement Verlaine que nous entendons, avec les questions de « Mon rêve familier » (« Son nom ? Il est doux et sonore / Comme ceux des aimés que la Vie exila. ») mais aussi Baudelaire, dans « À une passante » : « Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! ». Les deux âmes-sœurs se seraient donc inconsciemment reconnues comme promises l’une à l’autre.

CONCLUSION

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Le récit d’Alain-Fournier renouvelle le topos littéraire de la scène de rencontre amoureuse, d'abord en faisant alterner le réel et l’imaginaire. Il s’inscrit ainsi dans le registre merveilleux des contes de fées.

Cependant, en réactivant le mythe antique de l’androgyne, il condamne les deux « âmes-sœurs » héros à une éternelle quête l’une de l’autre. Le merveilleux glisse ainsi vers la tonalité tragique : jamais ne se refondera l’être originel… sinon, peut-être dans l’enfant né de ces deux êtres. Mais rappelons aussi qu’au-delà de la fiction romanesque, ce récit transpose la rencontre réelle entre le romancier et Yvonne de Quiévrecourt : il semble ainsi fusionner avec son personnage.

La quête du narrateur : 2ème partie, chapitre IX, de "La merveilleuse promenade !..." à "... je n'ai rien trouvé." 

Explicat°-II, ch.IX

Pour lire le texte

La première partie a été longuement consacrée au récit fait par Augustin Meaulnes au narrateur, François Seurel, de son aventure après son « évasion » de l'école de Sainte-Agathe. Il s’était alors perdu, et, après une longue errance, était arrivé dans un « domaine inconnu » où il avait pu participer à une « fête étrange ». Il avait alors rencontré la jeune Yvonne de Galais, immédiat coup de foudre. Mais où se trouve ce domaine ? Comment retrouver la jeune fille ?

Cette quête occupe la deuxième partie, car Meaulnes élabore un « plan », recevant l’aide de deux mystérieux « bohémiens » arrivés au village. Sa mise à exécution intervient à l’occasion d’une « expédition » avec plusieurs « grands élèves », décidé par l’instituteur, monsieur Seurel, pour aller « dénicher » des nids. Cela permet au narrateur de s’associer à « la recherche du sentier perdu », titre du chapitre IX. Comment le récit transfigure-t-il cette promenade en une extraordinaire aventure ?​

1ère partie : une aventure solitaire (lignes 1 à 7) 

L’exclamation initiale donne par avance le ton du récit : il va quitter le réel pour s’inscrire dans la tonalité du merveilleux.

Le réel est le point de départ, avec la mention des toponymes, « le Glacis », « le Moulin », et des compagnons, l’instituteur et l’élève Mouchebœuf. Cependant, le ton évoque déjà le roman d’aventure, avec l’idée qu’un danger plane, avec la présentation de l’instituteur, « on eût dit qu’il partait en guerre », « je crois bien qu’il avait mis dans sa poche un vieux pistolet », et en qualifiant Mouchebœuf de « traître », personnage traditionnel dans le roman d’aventure.​

La lisière du bois... 

La lisière du bois... 

En se séparant de ses compagnons, le narrateur se transforme alors en héros, et la comparaison souligne cette image guerrière : « seul à travers la campagne pour la première fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue. ». « Prenant un chemin de traverse », il peut alors entrer dans le monde mystérieux de l’aventure, nettement marqué par « j’arrivai bientôt à la lisière du bois. »â€‹

2ème partie : un parcours mystérieux (lignes 8 à 21) 

Le cadre temporel

​

Au début du deuxième paragraphe, le passage au présent modifie le ton du récit : tout se passe comme si le narrateur revivait cette « promenade » au moment de l’écriture, ce qui traduit son intensité : elle s’est inscrite en lui, et il en restitue chaque étape. Le lecteur peut donc le suivre dans son parcours : « je passe sous les basses branches d’arbres ». Cette impression d’une scène revécue se traduit aussi par le choix du passé composé, associé à l’indice temporel « tout à l’heure », pour montrer le déroulement des actions, dont l’immédiateté est signalée par les participes présents : « J’ai sauté tout à l’heure un échalier au bout de la sente, et je me suis trouvé dans cette grande voie d’herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, écrasant les hautes valérianes. » Chaque sensation est ainsi reproduite, visuelle, tactile, auditive : « Parfois, mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. », « j’entends un oiseau ». Ainsi est mise en valeur l’entrée dans un autre monde.

Sous-bois en Sologne : un sentier mystérieux 

Le cadre spatial

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Cet autre monde est celui traditionnel dans les récits de quête, qui ne peut être découvert qu'après un parcours initiatique. Il faut se glisser « sous les basses branches d’arbres », puis franchir un obstacle, « saut[er] un échalier au bout de la sente », pour pénétrer dans un chemin où fusionnent la terre et l’eau, avec une comparaison, « comme un ancien lit de ruisseau », reprise par le choix lexical : « cette grande voie d’herbe verte qui coule sous les feuilles ». Ce décor baigne aussi dans une atmosphère particulière, marquée par les superlatifs, qui illustre à la fois la rupture avec la réalité et le mystère : « l’endroit le plus frais et le plus caché du pays ».

Sous-bois en Sologne : un sentier mystérieux 

L'image du narrateur

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Deux images se combinent dans le récit, une réflexion sur la réalité de l’aventure vécue et un basculement dans l’imaginaire, ce que traduit le glissement lexical de « Me voici, j’imagine », hypothèse clairement formulée, à « je m’imagine », où la forme pronominale marque le rêve.

       La première réflexion du narrateur, jusqu’alors passif à l’écoute du récit de Meaulnes, montre son évolution dans cet extrait. En s'identifiant à lui, il se rapproche de Meaulnes, alors qualifié de « grand frère » : « Me voici, j’imagine, près de ce bonheur mystérieux que Meaulnes a entrevu un jour. » À son tour, il vit l’aventure d’un découvreur : « Toute la matinée est à moi pour explorer la lisière du bois ».

          Mais, peu à peu, les indices s’accumulent pour accentuer le mystère, car à ses yeux le paysage devient incertain : « C'est comme un ancien lit de ruisseau. » Les arbres ne peuvent plus vraiment être identifiés : ce sont des « arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent être des aulnes ». De même, il hésite à identifier l’oiseau : « — je m’imagine que c’est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu’ils ne chantent que le soir ». Nous sommes encore à la frontière du monde merveilleux des contes de fées et de la réalité, puisque persiste, entre tirets, le doute, mais que l’oiseau est déjà investi de son rôle traditionnel d’adjuvant magique, personnifié dans sa fonction de guide : « un oiseau qui répète obstinément la même phrase : voix de la matinée, parole dite sous l’ombrage, invitation délicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entêté, il semble m’accompagner sous la feuille. »

3ème partie : la quête accomplie (lignes 22 à 35) 

Le cinquième paragraphe du texte marque l’accomplissement de l’aventure par un narrateur métamorphosé en héros romanesque, rôle jusqu’alors réservé à Meaulnes : « Pour la première fois me voilà, moi aussi, sur le chemin de l’aventure. » Il entre ainsi dans une ère nouvelle, qui contraste avec sa vie antérieure, opposition entre le réel et l’imaginaire  rupture inscrite dans la structure même du paragraphe.​

Le réel : les temps anciens

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La négation absolue, « Ce ne sont plus… », introduit trois images, en gradation, de ces découvertes anciennes effectuées jusqu’alors, toutes liées à la vie d’écolier.

  • La première renvoie aux « leçons de choses », demandées par les nouveaux programmes scolaires, la recherche de ce qui pourra servie de support à l’enseignement : « des coquilles abandonnées par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel ». Cette recherche est guidée, et encadrée par l’instituteur.

  • La deuxième ouvre un peu plus de liberté, puisque la découverte relève de l’initiative d’un élève, désireux de dépasser les connaissances de son instituteur : « les orchis que le maître d’école ne connaisse pas ». Mais l'on reste encore dans la recherche d'une fleur identifiable.

  • La dernière implique une recherche plus poussée : « cette fontaine profonde et tarie, couverte d’un grillage, enfouie sous tant d’herbes folles qu’il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver ». Cependant, par le pronom « nous » le narrateur s’y trouve réunis à ses camarades, et elle reste liée à un lieu clairement identifiée : « le champ du père Martin ». Enfin, les indices temporels, « chaque fois », « cela nous arrivait souvent », enlèvent à cette découverte toute dimension exceptionnelle.

L'imaginaire : une quête nouvelle

​

Les points de suspension accentuent la différence avec les anciennes expéditions, la nouveauté de cette recherche, marquée par le comparatif : « …  Je cherche quelque chose de plus mystérieux encore. » Ce sont les lectures du narrateur qui métamorphosent cette aventure en une quête, telle celle du Graal accomplie par les chevaliers de la Table ronde, lui-même se transformant en « prince ». Elle exige un véritable rite initiatique : « C’est le passage dont il est question dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le prince harassé de fatigue n’a pu trouver l’entrée. » Le « je » s’efface donc, remplacé par le pronom « on », qui reproduit le contenu de ces aventures, dans tous leurs détails :

Un chevalier en quête 

Un chevalier en quête 
  • D’abord, le héros échappe à la réalité temporelle : « Cela se découvre à l’heure la plus perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu’il va être onze heures, midi… » Il entre dans le temps éternel, celui des contes et des légendes.

  • La découverte est brutale, mais elle fait suite à un effort du héros pour franchir les obstacles : « Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage inégalement écartées ».

"Une merveilleuse promenade"

"Une merveilleuse promenade"
  • Le chemin enfin découvert est dépeint métaphoriquement comme une sorte de tunnel, qui amène à une révélation : « on l’aperçoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumière tout petit. »

Mais cette description, si elle se rattache au roman d’aventure, peut aussi recevoir une interprétation psychanalytique, car comment ne pas y voir figurée l’image d’une naissance ? Or, c’est bien une naissance – au sens métaphorique – que vit le narrateur, quittant la sécurité de l’enfance protégée, pour entrer dans l’adolescence, où, de loin, se profile le monde adulte.

4ème partie : le retour au réel (lignes 36 à la fin) 

Le réalisme spatial

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Le connecteur « Mais » vient briser le rêve, rupture accentuée par la répétition de « voici », qui, comme le ferait un guide présentant un paysage réel, met les lieux sous les lieux du lecteur.  Or, ces lieux n’ont plus rien d’imaginaire, bien au contraire, ils sont d’une totale banalité : « je débouche dans une sorte de clairière, qui se trouve être tout simplement un pré. » Le lieu est nettement identifié, par le toponyme, « l’extrémité des Communaux », par la précision spatiale et la mention de son propriétaire, « à ma droite, entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l’ombre, la maison du garde », et par un détail trivial même : « Deux paires de bas sèchent sur l’appui de la fenêtre. » Le discours direct rapporté, nommant le propriétaire, « « C’est là-bas la maison du garde ; la maison de Baladier », achève de supprimer définitivement toute dimension mystérieuse.

Maison forestière en Sologne 

Maison forestière en Sologne 

La désillusion

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La fin du texte met en évidence le sentiment d’échec. Déjà, le récit est repris en charge par le « je » du narrateur et le choix des verbes, « j’espère et m’enivre ainsi », traduit le retour à la conscience de la réalité : toute cette aventure n’était, en fait, qu’une illusion. Le rêve se brise alors, rupture dont l’adverbe « brusquement », marque la brutalité, et le retour aux temps du passé souligne l’erreur, reconnue par le narrateur : « Je suis arrivé sans y penser à l’extrémité des Communaux, que j’avais toujours imaginée infiniment loin. »

L’échec ressort aussi par l'opposition à la fin du passage entre :

  • les temps anciens, en réintroduisant dans le récit ses camarades et les discours rapportés : « nous disions toujours, en montrant un point de lumière tout au bout de l’immense allée noire : ‘‘C’est là-bas la maison du garde ; la maison de Baladier’’. Mais jamais nous n’avions poussé jusque-là. Nous entendions dire quelquefois, comme s’il se fût agi d’une expédition extraordinaire : ‘‘ Il a été jusqu’à la maison du garde !…’’ »

  • la réalité alors vécue, car déjà l’hypothèse, introduite par « comme si », démasque l’erreur, l’aspect « extraordinaire », que détruit la dernière phrase, mise en valeur par la typographie qui l’isole : « Cette fois, je suis allé jusqu’à la maison de Baladier, et je n’ai rien trouvé. »

Soutenu par la négation absolue, « rien », le choix du passé composé renforce la dimension inexorable de l’échec de la quête, et la fin de cette aventure.

aventure-BD.jpg

CONCLUSION

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Cet extrait montre l’évolution du narrateur dans la deuxième partie du roman. Alors qu’il s’était, dans la première partie, contenté d’être l’auditeur de la « grande aventure » vécue par Meaulnes, à présent il entre dans cet univers mystérieux où l’imagination métamorphose la réalité. Ainsi, en s’identifiant à son camarade, il devient à son tour le héros d’un roman de chevalerie, mais, surtout, il devient le double d’Alain-Fournier lui-même, qui a su nourrir son roman de tous les souvenirs de ses lectures d’enfance.

Mais ce passage est aussi imprégné de l'amour de ce romancier pour la Sologne, paysage réel, certes, mais dont il a su restituer, en le transfigurant, l’éblouissement à ses yeux d’enfant.

Bernard Capo, Le Grand Meaulnes, 2011. Bande dessinée, "L'échec de la quête"

Les retrouvailles : 3ème partie, chapitre VI, de "Sur l'herbe courte..." à "... qui ne reviendraient plus." 

Pour lire le texte

La première partie du roman a montré une double naissance : celle de l’amitié entre le narrateur, François Seurel, et Augustin Meaulnes, nouvel élève à l’école de Sainte-Agathe, et celle de l’amour entre celui-ci et Yvonne de Galais, lors de la « fête étrange ». La deuxième partie associe les deux amis dans la quête du « Domaine », qui est aussi celle de l’amour perdu, quête vaine jusqu’à ce que, apprenant l’adresse de la jeune fille à Paris, Meaulnes parte à sa recherche. Mais les trois lettres envoyées au narrateur lui révèlent l’échec de cette nouvelle quête.

C’est le narrateur qui, dans la troisième partie, retrouve la trace d’Yvonne, tout à fait par hasard, à travers les récits, de ses camarades, de son oncle Florentin et de la tente Moinel. Il décide alors d’en informer Meaulnes et une « partie de plaisir », titre des chapitres V et VI de la troisième partie, est organisée pour réunir Augustin et Yvonne. Ce passage, qui fait écho à la première rencontre entre eux, nous questionne : le passé, qui a vu naître l'amour, peut-il renaître ?

Explicat°-III, ch.VI

L'harmonie de la scène 

Un cadre romantique

 

Nous retrouvons dans cet extrait les composantes traditionnelles de la rencontre amoureuse, notamment la place occupée par la nature : « la pelouse », « l’herbe », mentionnée deux fois, comme « le petit bois ». S’y associe « le bord de l’eau » qui les sépare de « la ferme », comme pour les éloigner du monde réel. Ainsi, comme lors de la première rencontre, ce moment de rencontre apparaît comme une parenthèse dans la vie quotidienne, qui s’interrompt dans un « calme admirable ».

D’ailleurs, les bruits du réel disparaissent aussi. Les discours directs disparaissent, et les personnages finissent par ne plus se parler au cours de cette promenade : « nous marchions tous les trois sans bruit », « nous restions silencieux ». De même, les voix des invités sont atténués, adoucies par la comparaison méliorative : « nous entendions, assourdis par l’éloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et des fillettes ». Enfin, le chant du paysan donne à cette scène une dimension bucolique, à la façon des idylles et des églogues traditionnelles.

Le portrait de l'héroïne

 

Yvonne contribue à l’atmosphère apaisée de cette promenade, déjà par l’insistance sur la place qu’elle occupe : « à sa droite près de lui ». Cette image est soulignée par le contraste temporel, « la jeune fille qu’il avait cru perdue pour toujours », avec un plus-que-parfait qui marque le recul dans le temps l’échec de la quête. Le geste décrit illustre aussi sa tendresse : « une fois, en lui parlant, elle avait posé doucement sa main sur son bras, d’un geste plein de confiance et de faiblesse. ». Ces retrouvailles sont d’ailleurs magnifiées par le narrateur, qui les qualifie de « ce bonheur-là ».

Les retrouvailles entre Meaulnes et Yvonne" : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

Le bonheur impossible ? 

Les retrouvailles entre Meaulnes et Yvonne" : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967
Jacques Thévenet, pour illustrer Le Grand Meaulnes, 1913 

Des dissonances

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Cependant, plusieurs indices introduisent dans le récit comme des ‘‘fausses notes’’ qui affaiblissent cette rencontre.

L'actualisation temporelle

Le moment choisi affadit l’atmosphère : « l’herbe courte et légèrement jaunie déjà » indique que nous sommes à la fin d’un été qui a perdu sa brillance. De même, pour l’heure, il s'agit du soir, mais sans l’image romantique du coucher de soleil : « le soleil vers son déclin allongeait nos ombres sur l’herbe ». L’image des « ombres » donne l’impression que les personnages ont perdu leur épaisseur, comme s’ils s’apprêtaient déjà à entrer dans la tombe.

Jacques Thévenet, pour illustrer Le Grand Meaulnes, 1913 

L'héroïne

Le comportement d’Yvonne efface sa vivacité d’autrefois : « elle tournait vers lui lentement son charmant visage inquiet ». Dans ce portrait, si le premier adjectif rejoint l’image de séduction  irrésistible qui avait provoqué le « coup de foudre », le second, lui, introduit un trouble, comme une peur devant un avenir inconnu.

La chanson

La chanson, enfin, joue un rôle dans cet affadissement, grâce à un effet de contraste.

  • Elle est d’abord présentée comme un moment joyeux, chantée par  une « voix jeune », et par la comparaison : « un air rythmé comme un air de danse ».

  • Cependant, le connecteur « mais » détruit cette première impression, avec un lexique qui crée un malaise : « que l’homme étirait et alanguissait comme une vieille ballade triste ».

Les paroles de la chanson renvoient, certes, à « la fête étrange » : « un de ces airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de la fête ». Mais le symbolisme de la couleur des « souliers », couleur vive et joyeuse,  ne sert, en fait, qu’à dire un « adieu », à illustrer la rupture amoureuse, l’amour impossible.

Ainsi, un écart se creuse entre l’éblouissement de la première rencontre, lors de la « fête étrange », qui créait un espoir, et cette « partie de plaisir », imprégnée de monotonie et de mélancolie.

Les réactions de Meaulnes

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Le héros ne prononce aucune discours direct, sa seule conversation est résumée par un discours narrativisé : « Lorsqu’il posait une de ces dures questions ». Le démonstratif renvoie aux questions formulées dans le passage précédent, « des renseignements sur tout ce qu’il avait vu autrefois. » Mais l’adjectif donne une image de violence, qui contraste avec l’harmonie de la scène, donc une douleur ainsi exprimée. L’image à la fin de l’extrait, « Meaulnes avait levé la tête et écoutait » illustre cette tension, comme s’il cherchait à retrouver son ancienne émotion, grâce à cette chanson.

Le point de vue du narrateur

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L'actualisation temporelle

C’est à travers son regard qu’est décrite la scène, et la notation temporelle souligne l’évolution de Meaulnes : « Ce bonheur-là, trois ans plus tôt, il n’eût pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-être. » Il perçoit donc déjà un mystère dans ce calme nouveau, d’où les deux questions qui ferment le premier paragraphe.

  • Le rythme binaire de la première marque nettement cet écart, à travers les deux comparaisons, la seconde étant elle-même prolongée par la double négation : « Pourquoi le grand Meaulnes était-il là comme un étranger, comme quelqu’un qui n’a pas trouvé ce qu’il cherchait et que rien d’autre ne peut intéresser ? »

  • Le sentiment que ce changement traduit un échec est accentuée par le rythme ternaire, en gradation, de la deuxième question : « D’où venait donc ce vide, cet éloignement, cette impuissance à être heureux, qu’il y avait en lui, à cette heure ? » Ainsi, aux yeux du narrateur, Meaulnes semble avoir perdu son aptitude au rêve, à l’embellissement du réel : il porte une douleur en lui, mais dont la raison reste mystérieuse. 

Le mystère d'Augustin Meaulnes : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Le mystère d'Augustin Meaulnes : film de Jean-Daniel Verhaeghe, 2006

Un narrateur omniscient

Mais, dans le dernier paragraphe de l’extrait, le narrateur se fait omniscient, car il semble se glisser à l’intérieur de Meaulnes, allant jusqu’à penser à sa place. Un écho est créé écho par rapport à la « fête étrange », mais pour détruire l’image même de « ces beaux jours », avec la négation restrictive, « rien qu’un… », redoublée, et, après l'insistance due à l'antéposition de l'adverbe « déjà »,  le plus-que-parfait qui amplifie un premier échec, dans le passé, le départ précipité de Meaulnes à la fin de la fête : « Ce n’était rien qu’un de ces airs que chantaient les paysans attardés, au Domaine sans nom, le dernier soir de la fête, quand déjà tout s’était écroulé… » La reprise négative finale renforce la dimension définitive de l'échec, cette fois dans l'avenir : ils « ne reviendraient plus. » Mais pourquoi ce sentiment d’échec,  attribué à Meaulnes, qui avait si longtemps entretenu l’espoir de revoir la jeune fille ? Les points laissent supposer une autre explication : rappelons que cet arrêt de la fête était dû à l’absence de la fiancée de Frantz de Galais. Cela joue-t-il un rôle pour renvoyer dans le passé perdu ce « souvenir », encore noirci par le superlatif mis en relief entre tirets : « – le plus misérable – » et interdire au bonheur de renaître ?

CONCLUSION

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L’année même où paraît le premier volume d'À la Recherche du temps perdu de Proust, et où les théories de Bergson sur la conscience qui donne sens au temps – devenant alors durée – et à l’espace –se répandent, Alain-Fournier, lui aussi, publie un roman placé sous le signe du temps. Mais, pour lui, comme le montre ce passage, la mémoire ne peut faire revivre le « temps perdu » : le récit du narrateur, avec le recours à la prolepse, la projection dans l’avenir, souligne l’avancée irrémédiable du temps qui détruit tout.

Ainsi ces retrouvailles, comparées à la première rencontre amoureuse, marquent un basculement dans le roman. À ce stade, il n’y a plus de merveilleux : le réalisme a pris le dessus. La « fatalité » a tout envahi, et c’est donc la tonalité tragique qui l’emporte. Mais rappelons que derrière l’amour de Meaulnes se masque celui du romancier pour Yvonne de Quiévrecourt, qu’il dépeint dans une lettre à Henri Bichet comme un amour ineffable et absolu : « jamais la pureté de notre mystérieux amour ne m’a fait aussi peur », « cet amour, si étrangement né et avoué, fut d’une pureté si passionnée, qu’il en devint presque épouvantable à souffrir ».

Le retour de Meaulnes : 3ème partie, épilogue, de "L'homme fit jouer doucement..." à "... les voir dans leur maison." 

Pour lire le texte

Explicat°-épilogue

Le roman a longuement raconté la quête du héros, Augustin Meaulnes, pour retrouver Yvonne de Galais, dont il est tombé amoureux lors de sa première rencontre à l’occasion d’une « fête étrange » dans un mystérieux « domaine ». Son récit, dans la première partie, enflamme à son tour le narrateur, son ami François Seurel, qui, après le départ de Meaulnes pour Paris, reprend cette quête, retrouve la trace d’Yvonne, organise une « partie de plaisir » pour les réunir, qui conduit à leur mariage. Mais, le soir même de la nuit de noces, Meaulnes remplit une promesse faite à un « bohémien », qui se révèle être Frantz de Galais, en échange de l’adresse d’Yvonne à Paris : il répond à son appel, et quitte sa jeune épouse pour retrouver la fiancée perdue de Frantz, qui ne s’était pas rendue à la fête autrefois donnée en son honneur.

La troisième partie adopte peu à peu une tonalité plus tragique, avec la mort d’Yvonne, immédiatement après la naissance d’une petite fille, puis celle de son père, qui fait de François l’héritier du domaine. Le « Cahier de Devoirs mensuels » retrouvé éclaire une partie du mystère : Meaulnes a eu une relation avec Valentine, la fiancée de Frantz, puis l’a rejetée dès qu’il l’a compris qui elle était… d’où sa culpabilité et son départ pour la ramener auprès de Frantz. 

L’épilogue est nettement détaché des parties précédentes, introduit par une brève mention temporelle : « Le temps passa. » Il est ensuite indiqué que la petite fille « allait avoir un an ». À ses côtés, le narrateur mène une vie banale, entre son métier d’instituteur et quelques sorties avec des camarades d’école… jusqu’au retour, inattendu,  d’Augustin Meaulnes. Quel sens cette scène de retrouvailles donne-t-elle au roman ?​

Un coup de théâtre 

Une scène de reconnaissance

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Alain-Fournier renoue ici avec un procédé à l’origine propre au dénouement du théâtre, la scène de reconnaissance, fréquente entre parents et enfants, ici transposée entre deux amis qui se considéraient comme des « frères » et mise en valeur.

  • L’arrivée de Meaulnes se fait à l’aube, moment étrangement désigné dans le paragraphe précédent par le mot de « crépuscule », comme pour indiquer par avance la fin d’un temps. Mais, comme l’arrivant est « éclairé par le demi-jour » seulement, cela empêche son identification immédiate.

  • Les actions du personnage sont accomplies dans un total silence, comme avec un effet de ralenti : « L’homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. », « Puis, hésitant un instant… » La révélation est ainsi retardée, puisque le paragraphe s’est ouvert sur son anonymat, « L’homme ».

Le retour de Meaulnes : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

La dernière phrase, malgré son enchaînement par la conjonction lancée en tête, produit une rupture brutale, accentuée par le choix du présent qui  brise la concordance des temps : « Et c’est alors seulement que je reconnus le grand Meaulnes ». Le héros n’est nommé qu’à la fin, par son surnom, ce qui le relie au temps de l’école. Le romancier a donc choisi la mise en scène de ce que l’on nomme un « coup de théâtre ».

Le retour de Meaulnes : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

Les effets de surprise

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L'éclairage participe à ce dénouement très théâtral, pour correspondre au moment des révélations : « Il faisait jour maintenant ». Le narrateur, lui, joue le rôle du metteur en scène dans sa façon de mettre Meaulnes au courant de tout ce qu’il s’est passé en son absence : « Je le pris par le bras et doucement je l’entraînai vers la maison », « Et, toujours le guidant par le bras… » L’essentiel est montré, mais rien n’est expliqué.

        La mort d’Yvonne est comprise par le héros lui-même, après qu’il a « fait le tour » de la maison, car sa question est, en fait, une affirmation : « — Ah ! dit-il d’une voix brève, elle est morte, n’est-ce pas ? » La réponse est théâtralisée par le retour dans la décor où s’est déroulée cette mort : « je lui fis monter l’escalier qui menait vers la chambre de la morte. »

        De même, la découverte de la « petite fille » – qui reste anonyme – se fait, comme au théâtre, en passant d’une pièce à l’autre : « j’ouvris la porte qui faisait communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. » Le discours rapporté qui la présente est empreint d’une sorte de solennité : « — Voici ta fille, dis-je. »

Les effets de surprise sont soulignés pour tous les personnages. Le narrateur, quand il reconnaît son ami, reste comme paralysé : « Un long moment je restai là… » L’enfant aussi exprime sa surprise devant cet inconnu : « On voyait tout juste sa tête étonnée, tournée vers nous. » Enfin Meaulnes lui-même « eut un sursaut » devant elle.

La tonalité pathétique 

L'image du narrateur

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Cette scène met en évidence sa souffrance, dont la raison est double :

  • D’une part, il va devoir annoncer à Meaulnes la terrible nouvelle de la mort d’Yvonne. Il est donc « effrayé, désespéré », ce qu’accentue le choix du superlatif : « pour que le plus dur fût accompli ».

  • D’autre part, ce retour réveille son propre chagrin éprouvé lors de la disparition d’Yvonne : ainsi, il est « repris soudain par toute la douleur qu’avait réveillée son retour. »

La tonalité pathétique se marque donc dès le début du récit, à la fois par le silence et par l’intensité des larmes : « sans rien dire, je l’embrassai en sanglotant. » Le romancier cherche à susciter l’émotion du lecteur.

Les réactions de Meaulnes

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La dramatisation

Pour le héros aussi, la dramatisation est accentuée comme au théâtre. La précision « d’une voix brève » traduit la volonté de maintenir le silence afin de garder à la scène toute son intensité. De même, la gestuelle traduit la vive émotion, illustrée même par le rythme haché de la phrase, avec l’adverbe temporel antéposé et placé entre virgules : « Sitôt entré, il tomba à deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tête enfouie dans ses deux bras. » Ainsi nous avons l’impression que le temps s’est arrêté sur cette image pathétique.

Face à la petite fille, cette dramatisation redouble à la fin du passage, avec une insistance sur les larmes, en gradation. Le premier mouvement, « il la saisit et l’enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir d’abord, parce qu’il pleurait. »,  est prolongé par deux hyperboles : « ce grand attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée contre lui, assise sur son bras droit ». L’enfant ne peut, en effet, que raviver en lui l’image de sa mère, perdue.

Le narrateur témoin

Toute la scène est racontée en focalisation interne, vue par le narrateur. Ce sont ses commentaires qui interprètent les sentiments de Meaulnes, en deux gradations ternaires.

  • Dans la première, « il resta là, debout, sourd, immobile et terrible », le personnage se fige, mais l’adjectif « terrible » introduit une ambiguïté : il est à la fois « frappé de terreur », mais, en même temps, il frappe de terreur le narrateur…

  • La seconde l’assimile à un fou, qui a perdu toute raison : « Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était. »

C’est lui aussi qui est destinataire du discours direct final, qui reste imprécis puisque le narrateur sait très bien de qui il s’agit, ayant partagé avec Meaulnes le serment fait à Frantz de Galais dans la deuxième partie du roman : « — Je les ai ramenés, les deux autres… » La formulation, dans sa froideur, se limite à marquer l’accomplissement de la promesse, présenté comme un devoir et non pas un succès, puisque la visite annoncée ne concerne que le seul narrateur : « Tu iras les voir dans leur maison ».

La douleur de Meaulnes : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

La douleur de Meaulnes : film de Jean-Gabriel Albicocco,1967

CONCLUSION

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Cet extrait de l’épilogue parachève la tonalité pathétique qui, dans la troisième partie, a peu à peu remplacé le merveilleux – parfois le fantastique – dans laquelle s’était inscrit le début du roman. Meaulnes comme le narrateur sont submergés par une émotion que retranscrit le récit.

Il donne sens à la vision du monde et de l’homme que le roman nous a proposé, en mettant en évidence l’échec, c’est-à-dire l’aspect dérisoire des rêves de jeunesse, des idéaux alors poursuivis. Rien ne s’est véritablement concrétisé. Meaulnes a perdu la femme qu’il aimait ; tout permet déjà de penser que le narrateur, lui, va perdre la petite fille à laquelle il s’est attaché. Certes, Meaulnes tient l’enfant « très serrée contre lui », elle lui est précieuse parce qu’elle le ramène à la fois à la femme aimée et au monde merveilleux de l’enfance. Mais, en fait, tient-il vraiment un bonheur entre ses mains ? En fait, les dernières lignes du roman n’offrent, comme seul bien entre les mains de l’homme, que la perspective de repartir « pour de nouvelles aventures », afin de se dérober encore à la mort.

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