L'information, un enjeu de société
Présentation de la séquence
Introduction : mise en place de la problématique
La problématique de la séquence s’élabore collectivement à partir d’une recherche lexicale, menant à un questionnement.
La séquence se rattache à l’objet d’étude « Littérature d’idées et presse », mais nous avons choisi de dépasser les limites chronologiques du programme (du XIXème siècle à notre époque), pour mieux comprendre, en nous reportant aux origines antiques et en mettant l’accent sur les temps forts de son évolution, le passage de l’oral à l’écrit, l’arrivée de l’audiovisuel, puis le recours à l’informatique, comment se posent les nouveaux enjeux de l’information.
Le corpus s’organise autour d’une problématique : Comment la production, la diffusion et la réception des informations peuvent-elles influencer une société ? Six explications sont proposées, afin de montrer le rôle que joue l’argumentation, art de convaincre mais aussi de persuader, qui varie selon le discours adopté, essai, roman, poésie par le biais de la chanson. Cela conduit à approfondir, tout particulièrement, les procédés de modalisation, qui soutiennent le jugement de l’auteur. Elles sont prolongées par des lectures cursives de documents en écho.
Plusieurs activités doivent permettre aux élèves de s’approprier les stratégies argumentatives, par exemple par un écrit d’appropriation ou l’étude d’un document iconographique, ici la caricature. En classe de 2nde l’accès à l’autonomie et la pratique de l’oral sont à renforcer, d’où les recherches à présenter sous forme d’exposé.
Le titre de la séquence : recherche lexicale
L'information
Le terme « information » pose le thème de la séquence. L’observation sémantique, par recherche sur le site CNRTL, construit une triple approche :
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En tant qu’« action d'une ou plusieurs personnes qui font savoir quelque chose, qui renseignent sur quelqu'un, sur quelque chose », l’accent est mis à la fois sur l’émetteur de l’information et sur son contenu, auxquels il sera important de s’intéresser.
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En tant qu’« action de s'informer, de recueillir des renseignements sur quelqu'un, sur quelque chose », le sens glisse de l’émetteur à celui qui agit, qui recherche lui-même, donc le destinataire de l’information.
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Enfin, le terme désigne l’« ensemble des activités qui ont pour objet la collecte, le traitement et la diffusion des nouvelles auprès du public », ce qui invite à observer comment se construisent et se transmettent les nouvelles, en fonction des ressources disponibles selon les époques.
Un "enjeu de société"
La notion d’« enjeu » lie l’information à l’idée qu’il est possible, grâce à elle, de gagner – ou de perdre – quelque chose. Mais pour qui ? Il faudra envisager deux points de vue, celui de l’émetteur et du destinataire, en dégageant le gain recherché ou la perte éventuelle.
Enfin, on notera la dimension collective. Même si l’information est émise et reçue par un individu, chaque individu s’inscrit dans un groupe et participe, consciemment ou indirectement, à une vie sociale qui construit des relations et un environnement. Cette dimension implique d’inscrire la séquence dans une perspective historique qui ne prétendra pas à l’exhaustivité, mais mettra l’accent sur les périodes qui ont marqué l’évolution de l’information, notamment de sa diffusion en raison des progrès techniques et des changements politiques.
Questionnement
À partir de cette étude lexicale, nous proposons la problématique suivante : Comment la production, la diffusion et la réception des informations peuvent-elles influencer une société ?
Trois verbes sont au cœur de ce questionnement : ils vont guider l’étude des textes et des documents proposés dans cette séquence.
Informer : Quel contenu d’information ? (des connaissances « objectives », par exemple historiques, géographiques, juridiques, patrimoniales…, ou des informations ponctuelles, événement public, fait divers…) - Qui informe qui (émetteur, récepteur) ? - Comment (les média, les méthodes, voire les stratégies) ? Dans quel but (convaincre, persuader, faire réagir, voire faire agir) ?
S’informer : Ce verbe pronominal ne met plus l’accent sur l’émetteur de l’information mais sur le destinataire, car il exprime un acte volontaire, qui implique une recherche : s’informer où (support/s, émetteur/s) ? - Comment ? (directement, indirectement, par quels supports) - De quoi ? - Pourquoi ? (qu’est-ce qui pousse à vouloir s’informer ?) - Pour en faire quoi ? (utilisation de l’information, plus ou moins perfide…)
Déformer : Ce verbe pose la question de la vérité de l’information fournie (ou trouvée), qui peut faire apparaître
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des déformations volontaires, plus ou moins visibles : comment ? dans quel but ? On pensera à la censure, à la propagande, à toutes les manipulations de l’opinion publique…
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des déformations involontaires, simplement dues à la circulation de l’information, ce qui pose la question de la « rumeur », élogieuse ou nocive, et de sa construction…
L'information dans l'antiquité gréco-romaine
On laisse ici de côté les périodes les plus anciennes, sans ou avec écriture, même si certaines sociétés savent déjà tenir la comptabilité des ressources royales, information essentielle pour la bonne gestion, et de les archiver. Mais l'essentiel de l'information destinée à la société s'y transmettait plutôt oralement, qu'il s'agisse des décisions des pouvoirs dirigeants ou des informations d'ordre privé. Nous avons choisi de faire débuter notre étude à l’époque classique dans la Grèce des Vème et IVème siècles av. J.- C., époque où l'information devient un véritable "enjeu".
L'information "officielle" et sa diffusion
Les débats et les décisions politiques, économiques, juridiques, sont transmis sur l’Agora en Grèce (du moins dans la cité d’Athènes), aux citoyens qui s’y réunissent, par exemple environ 30000 personnes au IVème siècle dans l’Ekklèsia, Assemblée du peuple à Athènes. Mais la plupart des citoyens se contente d’écouter, et de voter quand cela leur est demandé. Les décrets sont alors lus en public, survivance de l’ancien rôle des "héraut ", avant d’être affichés dans des endroits prévus à cet usage, puis, selon leur importance, gravés dans la pierre. À Rome, cette activité se concentre dans les bâtiments publics du forum, qui, de place de marché à l’origine, devient peu à peu le lieu du pouvoir politique, économique et religieux.
L'agora vue du nord-ouest au milieu du IVème siècle av. J.-C.
Quand les pouvoirs, politiques, militaires, religieux, ont besoin de transmettre une information, les possibilités restent limitées, essentiellement des porteurs de courrier. Est resté célèbre le grec Phidippidès, loué par l’historien Hérodote pour avoir parcouru 350 kilomètres en 36 heures de Sparte à Athènes pour demander de l’aide. L’historien Plutarque, lui, mentionne Euclès, mort après avoir couru 42 kilomètres à partir de Marathon pour annoncer la victoire des Athéniens. Tel est aussi le rôle des hérauts, présents déjà chez Homère pour diffuser oralement les ordres des chefs, et, bien sûr, des ambassadeurs. Dans l'histoire romaine, quelques cas, mais rares, ont aussi été rapportés de transmission par pigeon voyageur, et même par signaux optiques.
C’est aussi à Rome, avec l’empereur Auguste, que commence à s’organiser un service de transport officiel, la « vehiculatio », pour faire circuler les informations officielles, que ses successeurs améliorent pour en faire un « cursus publicus ». Les dirigeants ont, en effet, rapidement compris, l’importance, pour garantir leur pouvoir, de diffuser une information officielle, dûment contrôlée !
Statue de Fama, université des arts visuels, Dresde
La diffusion des nouvelles de la vie courante
Mais la plupart des informations, publiques ou privées, s’échangent dans les lieux de vie collective, les thermes, les théâtres, les marchés, les échoppes, les tavernes des ports, voire la fontaine où se retrouvent les femmes, les servantes rapportant ensuite les nouvelles au domicile…, autant de risques de déformations de l’information et de diffusion de « rumeurs », qu’il s’agisse de complots, de meurtre, d’adultère…Les hommes de l’antiquité font preuve du même intérêt que de nos jours pour les rumeurs les plus folles, les plus mensongères souvent, et toujours propres à nourrir tous les fantasmes !
En Grèce et à Rome, la prise de conscience de cette circulation de l’information, de son rôle pour détruire ou forger des réputations, est telle qu’elle est devenue une divinité. Elle est représentée avec des ailes, soufflant dans une trompette, et Ovide (43 av. J.-C.-17/18) évoque sa puissance dans les Métamorphoses :
Les portiques sont inondés d’une foule inconstante qui va el vient sans cesse. Mille fables, mêlées à la vérité, circulent et forment des rumeurs confuses que ceux-ci recueillent et que ceux-là vont colporter partout. Les mensonges se propagent, el chacun ajoute encore aux récifs qu’il vient d’entendre. Là résident la Crédulité, l’Erreur téméraire, la vaine Joie, la Terreur panique, la Sédition soudaine el les faux Bruits. La déesse voit tout dans le ciel, sur la mer, sur la terre : le monde entier est son domaine. (XII, 39)
Cependant, à Rome se développe la pratique de la correspondance, telle celle de Pline le Jeune, de Cicéron, de Sénèque, qui transmet des informations à la fois collectives, mais aussi des « faits divers » ou des nouvelles d’ordre privé. Enfin, la gravure sur pierre, par exemple les épitaphes sur les tombeaux, les dédicaces aux dieux ou les inscriptions en l’honneur d’un protecteur…sont aussi des informations, destinées aux voisins, aux passants, mais qui visent aussi à affirmer la puissance, à accentuer les renommées.
Lecture cursive : Pline le Jeune, Lettres, III, 14, "Un horrible crime"
Pour lire la lettre
Une rapide introduction
L’ouverture de cette lettre présente ce que nous appellerions aujourd’hui un "fait divers", un crime, qui tire son importance du statut social de la victime, « un ancien préteur », c’est-à-dire un magistrat chargé de la justice et de la gestion de la ville, de rang sénatorial, donc d’une classe sociale élevée, amenée à participer à la vie politique. L’autre raison de son intérêt est que ce crime n’a pas été commis par de vulgaire bandits, mais « par ses esclaves » : comment cela ne serait-il pas de nature à inquiéter les maîtres, surtout que, d’emblée, Pline influence son lecteur en dramatisant la nouvelle, qualifiée d’« attentat horrible » ? Mais sa remarque critique sur la victime, « un maître hautain et cruel », qu’il n’hésite pas à blâmer, pourrait tout de même rassurer en invitant les maîtres à de l’humanité envers leurs esclaves.
Le récit des faits
Les deuxième et troisième paragraphes, rendus plus vivants par le recours au présent de narration, est le récit des faits, ainsi placés sous les yeux du lecteur. Dans ce récit, la violence est accentuée, aussi bien les attaques physiques à l’occasion du bain que les réactions de l’entourage. Mais Pline maintient une forme de suspens, puisque le maître, mis à l'abri et « ranimé », n’est pas mort sous les coups. D’où le dernier verbe : « il vit. »
Mais la suite contredit cette survie, bien brève en réalité, puisque Macedo, « ranimé avec peine pour quelques jours, mourut ». Pline prend soin alors de signaler que justice a été faite : les « coupables » ont été « punis ».
Un commentaire
Ce récit est complété par un commentaire de l’émetteur. En faisant appel à son destinataire il l’invite à réfléchir à la relation d’un maître avec ses esclaves, en se montrant bien moins optimiste qu’il n’avait pu le paraître au début : « il n'y a pas lieu de se croire en sûreté, parce qu'on a été indulgent et humain ; car ce n'est point par raison, mais par folie criminelle que les esclaves égorgent leurs maîtres. » Jugement sévère, donc, sur la nature même des esclaves !
L'ajout d'une anecdote
Le dernier paragraphe fait sourire, car, si la nouvelle du crime est véritablement une information, ce dernier récit n’est qu’une anecdote, qui paraît bien légère : un « soufflet si violent qu’il faillit tomber », reçu par erreur par Macedo de la part d’un « chevalier romain » à la place d’un esclave qui l’avait « légèrement poussé ». Mais cet événement si dérisoire révèle tout de même que rien de ce qui se passe « dans un bain public » ne reste ignoré : par le bouche à oreille, ce fait a circulé, ce qui autorise Pline à en faire un événement « prophétique », prémonitoire : en une sorte de pirouette, ce n’est plus alors le danger des esclaves qui ressort, mais celui du « bain » : il « a été pour lui, avec une certaine gradation, l'occasion d'abord d'un outrage, puis de la mort. » Tel un journaliste contemporain, Pline a ainsi su enrichir son information principale en lui ajoutant des faits propres à susciter la curiosité, voire l'étonnement, de son lecteur.
Cette lettre nous offre une image intéressante de la façon dont a pu circuler l’information dans le monde antique, en l’absence de diffusion officielle : le courrier et le bouche à oreille, ce qui implique l’intervention du narrateur qui, dans son rapport et ses commentaires, charge l’information d’un sens subjectif.
Écrit d’appropriation : un article de presse
Pour préparer ce travail d'écriture, il est utile de vérifier et de compléter les connaissances sur la presse (cf. site "Parcours littéraires", qu'il s'agisse du format de la "Une" d'un quotidien, ou des différentes catégories d'articles, selon leur longueur, leur implication plus ou moins importante du rédacteur, et la forme retenue : simple reportage, interview... Cette étude gagne à être accompagnée d'observation de diverses "Unes" et d'articles.
SUJET : Transformer ce récit en un article, tel qu’il aurait pu paraître si la presse avait existé dans l'antiquité romaine.
Vous respecterez les codes de présentation d’un article, dont vous pourrez choisir librement la forme, à l’exclusion des plus brèves.
Informer au moyen âge
Initialement le mot « informacion » en vieux français prend un sens juridique : il désigne le recueil des renseignements, des témoignages, en vue d’un procès. Mais, dès le XIVème siècle il prend son sens actuel, révélant l’importance croissante que lui accordent les pouvoirs politiques et religieux. Mais, à côté de cette information organisée, les nouvelles continuent à se diffuser oralement, ce qui accentue, bien sûr, le rôle des rumeurs.
L’information officielle et sa diffusion
Le cartulaire de Quimperlé, XIème siècle. British Library
Le rôle d’une information organisée
Au sommet du pouvoir, c’est d’abord pour le roi qu’en ces temps troublés, l’information est indispensable. Les Chroniques de Jehan Froissart, au XIVème siècle, nous apprennent qu’il prend soin de voyager dans les grandes villes du royaume, de faire venir des émissaires, de recueillir des témoignages : « Tandis que le Roi séjournait en Acre, vinrent devers lui les messagers du prince des Bédouins, qui s’appelait le Vieux de la Montaigne. Et quand le Roi eut entendu sa messe au matin, il voulut ouïr ce que les messagers du prince des Bédouins voulaient lui dire. Et, une fois qu’ils furent venus devant le Roi, il les fit asseoir pour dire leur message. » D’ailleurs, le roi justifie ses décisions en exprimant sa volonté de répondre au « bruit », à la « clameur » et en se disant « pleinement informé ».
Ainsi, Louis XI, en 1477, organise la poste royale avec ses multiples relais, et, tant les institutions religieuses, par exemple les évêchés et les monastères, qu’administratives, voire les diverses seigneuries, s’emploient à conserver les éléments d’information qui leur permettent de fonctionner. C’est, notamment le rôle des "cartulaires", recueil de documents qui compilent les biens possédés, les titres et les droits reconnus, et les faits historiques importants, fixant ainsi les informations.
La circulation de l'information
Des sommes importantes sont donc consacrées pour payer les messagers, courriers à cheval au service d’un maître ou ambassadeurs plus qualifiés, essentiels pour faire circuler l’information, et ainsi constituer des réseaux de pouvoir. Mais cette mission reste redoutable, depuis les attaques sur le trajet jusqu’aux réactions du destinataire selon le message : il peut emprisonner le porteur, voire pire…
L’Église tire un immense profit de cette diffusion de l’information, par le moyen de "rouleaux" manuscrits, en créant un réseau de monastères, en structurant les universités, en se liant à la fois aux seigneuries, aux royaumes, jusqu’au sommet, le pape. Par exemple, l’université de Paris développe au XIIIème siècle un service de messagers, sous la protection royale, chargé de transporter les biens et l’argent destinés aux écoliers, mais aussi les documents qui soutiennent la réputation des maîtres.
De l’information à la rumeur
La naissance des rumeurs
Pour arriver jusqu’aux habitants des bourgs, l’information officielle est diffusée, après qu’ils ont été réunis par tambours, trompettes ou cloches, par des "crieurs" publics ou par des sergents, puis affichée sur la place publique ou aux carrefours. Mais, dans les lieux isolés, elle ne circule que par le bouche à oreille, grâce à ceux qui voyagent, colporteurs, pèlerins, moins mendiants, marchands, jongleurs et vagabonds... Ensuite, la diffusion se poursuit au marché, au lavoir ou à la taverne.
Il est facile de comprendre qu’il est alors facile de la déformer… et elle donne souvent lieu à toutes sortes de rumeurs. L’Église participe aussi à cette diffusion lors de la messe, en particulier à l’occasion des sermons. Ainsi se crée la réputation des seigneurs, des prêtres et des moines, bonne ou mauvaise, et des victimes sont désignées par la rumeur publique, d’où les arrestations pour sorcellerie, prostitution, et le rejet des lépreux, des juifs, des soldats et moines fuyards… Les peurs se diffusent rapidement, notamment face à toutes les menaces de guerre, de pillage, et à la violence des bandits de toutes natures, omniprésente sur les routes et dans les villes.
Le rôle de la propagande
Même si le terme de "propagande" n’apparaît qu’au XVIIème siècle, il est évident que les pouvoirs institutionnels ont vite compris à quel point la diffusion de rumeurs peut influencer les réactions du peuple, jusqu’à le pousser à l’émeute parfois, par exemple par la fausse annonce d’une augmentation des impôts, cause de la révolte des Maillotins à Paris en 1382, ou de la présence d’un « espion étranger » dans la ville. De là à les faire naître, il n’y a qu’un pas…et c’est le cas lors des épisodes de guerre civile : le journal tenu par le Bourgeois de Paris », favorable aux Bourguignons, rapporte, par exemple, les crimes censés commis par les Armagnacs, des femmes enceintes massacrées auxquelles on retire leur fœtus, ensuite embroché et rôti…
La révolte des Maillotins à Paris, XVème siècle. Miniature anonyme. BM de Besançon
Il est, en tout cas, important pour le pouvoir d’être tenu au courant des rumeurs, car cela permet de répondre aussi aux colères suscitées et aux réclamations, donc de retourner la rumeur en sa faveur. Cette importance a d’ailleurs été si bien mesurée qu’il est interdit par la loi de publier et de diffuser de fausses nouvelles, et que tout étranger est très vite jugé comme un espion potentiel.
Explication : Journal d'un Bourgeois de Paris, 1405-1449, extrait
Pour lire le texte
Ce Journal d'un Bourgeois de Paris, qui porte sur les règnes de Charles VI et Charles VII et va de 1405 à 1449, est un document précieux car il renseigne aussi bien sur les prix à cette époque, sur les conditions météorologiques et leurs effets sur les récoltes, que sur des événements religieux et politiques, comme ceux liés aux guerres, entre les Bourguignons et les Armagnacs ou contre les Anglais, par exemple le siège de Meaux ou le procès de Jeanne d’Arc. Son auteur reste anonyme, mais les recherches critiques laissent penser qu’il s’agit d’un clerc de l’Université de Paris, sans doute docteur en théologie et ayant occupé des fonctions dans les paroisses de la rive droite de la capitale.
L’extrait, proposé en français modernisé, relate, dans leur succession, des faits survenus à Paris du 12 septembre au 10 octobre 1405. Comment ce récit met-il en évidence les effets produits par la circulation de l’information ?
Le 12 septembre
L’anaphore de la conjonction « Et », suivie de la mention précise de la date, marque bien le souci du rédacteur de suivre scrupuleusement la chronologie en ne négligeant aucun détail. Il en va de même pour les lieux, nommés précisément : « l’entrée de la porte Saint-Denis », « l’hôtel de la Trémoille ».
Si l’arrivée à Paris de « l’évêque de Liège » a pu être su de bien des habitants, les termes de son « serment », rapportés dans un discours indirect, permet de supposer que le narrateur en a été témoin. Ce rapport apporte deux éléments intéressants :
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un rappel des codes de la féodalité, encore bien présents, l’absolu respect envers le suzerain et l’engagement religieux : « ainsi le promit-il par la foi de son corps et de son seigneur ».
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un rappel des risques induits par la présence de toute troupe étrangère dans la ville, d'où l'obligation pour l’évêque de se reconnaître pleinement responsable de son comportement pacifique : « il ne serait contre le roi, ni contre la ville, ni lui, ni les siens, mais qu’il leur serait garant de tout son pouvoir ».
Les 13 et 19 septembre
Ce verbe « il fut crié » qui ouvre le paragraphe rappelle la façon dont se transmet oralement une information officielle, ici des ordres qui, dans les deux cas, révèlent la méfiance des pouvoirs politiques envers cette présence étrangère dans Paris.
Le premier, « qu’on mette des lanternes au bas des rues et de l'eau aux portes extérieures », vise à protéger les habitants : l’éclairage (encore bien limité !) doit dissuader des agressions nocturnes, l’eau doit éviter aux habitants de s’éloigner de chez eux pour aller s’en procurer aux fontaines publiques.
Le second, « boucher avec de l’étoupe les ouvertures qui donnaient de la clarté dans les celliers », doit empêcher de voir ce qui se trouve dans « les celliers », pièces au rez-de-chaussée des maisons où sont conservés le vin et diverses denrées alimentaires, afin de supprimer toute tentation de pillage.
Jean-Baptiste Humbelot, Crieur public au moyen âge. Gravure XVIIème siècle
Les 23 et 26 septembre
Des maillotins tuent un chevalier, miniature du XVe siècle
La gradation de la méfiance, donc de la peur, est manifeste, puisque ce paragraphe met en évidence le risque de combats urbains. Ici, deux temps se distinguent :
L’ordre de « fabriquer des chaînes, comme autrefois », est d’abord limité, s’adressant à des corps de métier spécifiques : « tous les forgerons, maréchaux-ferrants et chaudronniers ». Les historiens expliquent toute l’importance prise, depuis le début de la guerre de Cent ans, par ces « chaînes » placées au travers des rues et des carrefours : en entravant la circulation, elles participent de la défense de la ville. Cette pratique a été fréquente, d’où le rappel d’« autrefois » par le rédacteur, peut-être un souvenir de la révolte des Maillotins en 1382. L’indication du travail « fêtes et dimanches » accentuent cette image de danger car ces jours sont en principe fériés pour des raisons religieuses.
L’ordre suivant, « il fut crié à travers Paris que quiconque pourrait porter une armure en achète une pour garder la bonne ville de Paris », accroît encore, par sa généralisation, la menace et l’appel à la vigilance, voire au combat, pour protéger la capitale.
Les 23 et 26 septembre
Dans le dernier paragraphe, le rédacteur, en évoquant « en la ville de Paris une émeute », nous permet de mesurer le rôle joué par la rumeur. Il insiste, en effet, d’abord sur l’importance de cette émeute, mais surtout sur la façon dont elle est née : « qu’on ne peut guère en voir une semblable sans en savoir la cause ».
Le contenu de la rumeur
La suite du récit, introduit par « on disait que », met bien en évidence d’abord la fois le contenu de la rumeur, « le duc d'Orléans était à la porte de Saint-Antoine avec toutes ses forces ». Le duc d’Orléans, Louis Ier d’Orléans, héritier légitime du trône, favorable à la reprise d’une guerre active contre les Anglais, avait été chassé, en août 1405, du pouvoir et exilé à Melun par le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, qui souhaitait, lui, un accord avec l’Angleterre. Cette rumeur qui repose sur sa volonté de reconquérir le pouvoir a donc une certaine logique, qui explique la double réaction décrite : « les gens du duc de Bourgogne s'armèrent » et, en retour, « les gens de Paris furent si émus que tout le monde se dressa contre eux et voulut les détruire », image de la résistance d'un peuple qui soutient la monarchie légitime.
La rumeur démasquée
Mais le rédacteur par son insistance, « « ce dont il n’était rien », reprise à la fin, « et pourtant on ne sut jamais pourquoi cela se produisit », démasque bien le rôle nocif et dangereux de la rumeur qui conduit un peuple parisien, divisé et, surtout, lassé de ces conflits de pouvoir incessants, à des actions violentes, totalement irrationnelles puisque la rumeur n’est pas fondée. Mais elle pousse à l'action, car elle ravive des peurs héritées de faits historiques antérieurs et des fantasmes profonds sur le comportement des soldats.
Jean Fouquet, Paris et ses environs au XVe siècle, vers 1455. Enluminure in Grandes Chroniques de France, BnF
CONCLUSION
Ce passage offre un double intérêt. D’une part, il reflète parfaitement la vie médiévale, notamment l’imbrication entre les pouvoirs religieux et politiques, avec les conflits incessants qu’ils mènent. D’autre part, il témoigne à la fois des moyens mis en œuvre par le pouvoir pour informer la population et transmettre ses ordres, et du rôle, en parallèle, de la rumeur, dangereuse car elle peut conduire aux pires violences. Cependant, une question reste posée : cette rumeur est, certes, présentée ici comme totalement infondée, mais s’il y a des rumeurs sans réel risque, d’autres sont lancées dans un but bien précis.
La révolte des Cabochins, 1413. Miniature, XVème siècle, BnF
Celle-ci ne relève-t-elle pas, en réalité, d’une habile propagande qui donne aux Bourguignons, partisans de Jean sans Peur qui s’est emparé du pouvoir, un alibi pour pouvoir prendre les armes et de soumettre ainsi, à l’occasion d’une « émeute », une population parisienne plutôt hostile ?
La Renaissance : un tournant dans l'information
La Renaissance débute en Italie au XV° siècle (le Quattrocento), après la prise de Constantinople en 1453, qui a permis la découverte de manuscrits d’auteurs antiques, encore inconnus ou mal recopiés. Elle se développe en France au XVI° siècle : les guerres qu'y a alors menées Français Ier ont contribué à en faire découvrir les artistes, leurs œuvres, et de nouveaux raffinements.
Le mot « savoir » est sans doute celui qui illustre le mieux la Renaissance, amplifié par les voyages de découvertes, accomplis grâce aux progrès des instruments de navigation et des navires : ils élargissent les limites du monde et la comparaison entre le comportement des Européens et celui des peuples dits « sauvages » conduit également à un nouveau questionnement sur la nature de l'homme dit « civilisé ». Aucun domaine n'échappe à cette soif de savoir : on dissèque les corps pour mieux connaître l'anatomie, l’astronomie est étudiée comme les pouvoirs politiques et la Bible. Parallèlement, les ressources pour développer l’information s’enrichissent, de même que s’accroît le désir de s’informer.
Le rôle de l'imprimerie
Avant l’invention, en Allemagne en 1453, des caractères d’imprimerie mobiles par Gutenberg, l’écriture des livres était manuscrite, faite en latin par les moines dans les « scriptoria », ou par des clercs, seuls à la maîtriser. De ce fait, seuls les monastères et les Universités, sous l’égide de l’Église, pouvaient éduquer et diffuser les informations propres à accroître le savoir. Avec l’imprimerie, qui permet de reproduire en davantage d’exemplaires et à un moindre prix, les pages d’un livre se développe aussi la gravure.
L’ordonnance de Villers-Cotterêt, promulguée par François Ier en 1539, en ordonnant que la rédaction en français des actes officiels, inaugure, elle, un vaste mouvement pour inciter les écrivains à produire leurs œuvres en français, dont témoignent la multiplication des dictionnaires et des grammaire, les poètes de la Pléiade ou Défense et Illustration de la langue française, essai théorique de Du Bellay, paru en 1549.
E. Collaud, Chants royaux de la conception, "une imprimerie", 1519-1528, BnF
Première page de l'ordonnance de Villers-Cotterêt, 1539
Ainsi, les œuvres, notamment celles des Anciens, latins, grecs et hébreux, traduites avec le plus grand souci d’exactitude, sortent des bibliothèques et se diffusent dans la population, par l’intermédiaire des étudiants. Ils offrent ainsi un savoir qui permet davantage de vérifier la validité d’une information qui circule.
La diffusion de l'information
Mais le pouvoir religieux a rapidement conscience du danger de cette diffusion… Ainsi, dès 1534, l’Église intervient dans les publications : c’est la faculté de théologie qui accorde les privilèges royaux, autorisation nécessaire à tout imprimé.
Deux circuits de diffusion coexistent alors :
Les ateliers d’imprimerie, tels ceux d’Alde Manuce à Venise ou de Froben à Bâle, sont des lieux de rencontres, d'échanges et de réflexions pour les humanistes, ainsi nommés en raison de l'intérêt supérieur qu'ils portent aux « lettres humaines », profanes, par rapport aux « lettres divines ». De plus, les humanistes se déplacent dans les universités à travers l’Europe.
L'espace culturel européen
Après les « nouvelles à la main » du moyen âge, deux ou trois feuilles rédigées par des compilateurs locaux, qui, à partir de leurs observations ou de documents officiels, diffusent sommairement les actualités, le plus souvent d’une ville ou d’une région, l’imprimerie permet la naissance de gazettes plus élaborées, répandues, dans les villes et les villages, par les colporteurs. Elles proposent surtout des informations publiques occasionnelles, notamment sur des faits politiques, et sont nommées « canards sanglants » quand elles racontent des accidents, des meurtres, des viols… Les rédacteurs ne se soucient guère de vérifier la fiabilité d’une nouvelle, d’où la diffusion de rumeurs, voire de mensonges flagrants. Mais les gazettes manuscrites subsisteront encore longtemps.
Colporteur de d'informations, in Anciens cris de Paris, XVIème siècle, BnF
Lectures cursives : Montaigne, Les Essais, 1580-1595, trois extraits
Pour lire les textes
À travers son propre portrait, le récit de ses expériences de vie et l’évocation de ses lectures, Montaigne peut aborder, dans une forme qu’il qualifie d’« à sauts et à gambades », des sujets très diversifiés qui lui permettent une réflexion sur son époque. L’idée même d’« essai », qui implique de mettre à l’épreuve une idée, permet cette diversité tout en invitant les lecteurs à se faire une opinion à la fois sur des questions philosophiques mais aussi sur des comportements quotidiens.
Premier extrait, Livre II, chapitre XII, "Apologie de Raymond Sebond"
Le point de départ de ce chapitre est le livre de Sebond, Theologia naturalis ou Livre des créatures traduit par Mntaigne. Mais, après un début élogieux, conforme au titre du chapitre, il entreprend de s’opposer à la confiance en l’homme sur laquelle insiste Sebond en vantant son entendement, sa conscience, son libre-arbitre. Ainsi ce passage prend le contrepied de cette prééminence de l’homme, en s’employant à souligner la fragilité de tout accès à la connaissance : « quoi que nous apprenions, il faudrait toujours se souvenir que c’est l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le présente, c’est une mortelle main qui l’accepte. »
C’est pourquoi, il invite à se méfier de toute information, en raison de la « condition fautive » de l’informateur comme du récepteur. Il dénonce alors toutes les connaissances qui se diffusent en son temps : « Il faudrait nous souvenir, quoi nous recevions en l’entendement, que nous y recevons souvent des choses fausses ».
En fait, en liant « notre appréhension, notre jugement et les facultés de notre âme » aux « mouvements et altérations du corps », Montaigne ne nous rappelle-t-il pas le fonctionnement même de la rumeur, voire de la désinformation ? Notre crédulité serait à la fois le signe d’une fragilité de notre esprit et de notre corps, nous rendant plus ou moins susceptible de croire – ou de rejeter – une information : « N’avons-nous pas l’esprit plus éveillé, la mémoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu’en maladie ? »
Deuxième extrait, Livre III, chap. XI, « Des boiteux »
Le titre du chapitre renvoie, a priori, à un handicap physique, mais l’extrait, lui, montre que les esprits aussi peuvent être « boiteux », en laissant libre cours à l’imaginaire, en construisant et en propageant donc de faux savoirs : « il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière ». La citation latine de Pline image ce reproche de notre capacité de « donner du poids à de la fumée », en renvoyant précisément à la diffusion de tout ce qui relève de la rumeur.
Montaigne part alors de son propre exemple, son désir de nier un fait allégué en disant « Il n’en est rien », mais ne cache pas la difficulté d’adopter cette attitude en société, car chacun s’emploie à apporter des témoignages de véracité, personnels ou empruntés. Montaigne conclut alors avec insistance sur le règne de l’erreur : « Suivant cet usage, nous savons les fondements et les causes de mille choses qui ne furent jamais ; et le monde se dispute sur mille questions, sur lesquelles et le pour et le contre est faux. »
Dans le dernier paragraphe, il va encore plus loin, puisqu’il ajoute à l’incapacité humaine de distinguer « [l]a vérité et le mensonge » un défaut encore pire, une préférence pour « la tromperie » : « nous la cherchons et nous invitons à nous y enferrer. » Cette critique de Montaigne explique pleinement la circulation des rumeurs qui, finalement, séduisent plus qu’une information véridique… en une sorte de prémonition, même, du fonctionnement actuel des médias qui savent exploiter cette tendance, parfois pour manipuler les destinataires.
Troisième extrait, Livre III, chap. XIII, « De l'expérience »
Dans ce chapitre, Montaigne, pourtant humaniste fervent et lecteur assidu des auteurs de l’antiquité gréco-romain, ce dont témoigne sa « librairie », oppose le savoir livresque à celui acquis par l’« expérience ». Sa première question est, en effet, une critique d’une croyance aveugle dans les « témoignages imprimés » qui lie aussi « la vérité » à son « ancienneté ». À ses yeux, le livre est même parfois plus dangereux que la diffusion orale car il donne plus de valeur à « nos bêtises », et les fixe « dans un moule ».
Pour une visite virtuelle de la "librairie", cliquer sur l'image.
Il dépeint alors sa propre méfiance, en renvoyant dos à dos « la bouche » et « la main des hommes », dans les deux cas susceptibles d’erreurs, ce qui l’amène à mettre à égalité le récit oral d’un ami et les œuvres d’auteurs latins reconnus. De ce fait, l’antithèse finale détruit parallèlement l’idée de la prééminence de l’antiquité : « pour être plus longue, la vérité n’est pas plus sage. »
POUR CONCLURE
Dans chacun de ces extraits, Montaigne nous invite à la prudence, au doute, en nous rappelant la fragilité de nos esprits crédules, notre facilité à croire aveuglément une erreur sous prétexte de témoignages, en réalité sujets à caution, dont les « fake news » dans nos médias et les théories du complot offrent de multiples exemples. La désinformation ne date pas d’aujourd’hui… mais peut-être avons-nous oublié à quel point il est plus facile parfois de croire en une erreur que de rechercher une vérité. Montaigne nous rappelle donc l’importance d’éduquer notre jugement en développant notre esprit critique.
Recherche : "Le livre et la diffusion du savoir"
Se reporter au site de la BnF
Une recherche est utile pour mieux mettre en évidence le rôle de l’imprimerie dans la diffusion du savoir à la Renaissance. Elle peut être proposée avant l’étude d’ensemble, pour la préparer, ou bien en conclusion, pour fixer les acquis sur cette évolution.
Il est possible de se reporter aussi aux cinq premières rubriques du site du Musée de la Renaissance pour avoir des précisions, mais l'exposé oral sera fondé sur le site de la BnF, qui sera ensuite repris collectivement.
Les Odes d’Horace, édition d’Alde Manuce, 1501
L'Ancien Régime : la presse et ses enjeux
Des gazettes aux "Mercures"
Théophraste Renaudot, Recueil des Gazettes de 1631
Les gazettes
Après avoir créé un « Bureau d’adresses », afin d’organiser la publication d’annonces, Théophraste Renaudot, un médecin, a l’idée de faire paraître, en 1631, La Gazette, à l’origine quatre pages hebdomadaires. Le nombre de pages augmentera progressivement, jusqu’à douze, de même que son tirage, elle deviendra bihebdomadaire en 1762, avec un titre amplifié : La Gazette de France. Mais les gazettes sont, à l’origine, nées à l’étranger, avec la Relation de Johann Carolus, en 1605, à Strasbourg, ville libre du Saint-Empire germanique, puis, notamment aux Pays-Bas où vivent de nombreux exilés français, qui ont une parole plus libre.
Ainsi, avec la parution de gazettes en français dans plusieurs pays d’Europe, et leur diffusion, facilitée par l’amélioration de la poste, se développe une information politique, organisée chronologiquement et géographiquement, plus riche, et plus autonome vis-à-vis des pouvoirs institutionnels.
Les "Mercures"
Parallèlement aux gazettes, qui se contentent de transmettre les nouvelles, les « Mercures », ainsi nommés à partir du dieu romain protecteur du commerce et messager des dieux, en grec Hermès, eux, vont plus loin, en analysant, en commentant, en interprétant les événements rapportés. Ils constituent ainsi une presse critique, et permettent la naissance d’un nouveau métier, celui de journaliste.
Le Mercure français, fondé par Jean et Estienne Richer, est publié de 1611 à 1648, et rencontre un important succès, en diffusion directe par les libraires ou par abonnement. Devenu Le Mercure galant, de 1672 à 1724, puis Le Mercure de France, à travers ses différents propriétaires. Sa rédaction fait appel à des auteurs reconnus, tels Donneau de Visé, Thomas Corneille, Marmontel, et Le Mercure de France intègre aussi des pages littéraires.
Page de garde du Mercure galant, 1672
Le titre du premier paru, en 1686 à Leyde, Histoire abrégée de l’Europe, pour le mois de juillet 1686, où l’on voit tout ce qui se passe de considérable dans les États, dans les Armes, dans la Nature, dans les Arts et dans les Sciences, révèle bien, par sa complexité et avec le terme « histoire », l’ambition de ces parutions de couvrir tous les domaines de l’actualité en leur faisant dépasser la simple immédiateté. C’est ce qui explique à la fois leur longueur, une centaine de pages car la relation des faits est accompagnée de documents justificatifs, et leur parution mensuelle. Enfin, puisque les « mercures » proposent des interprétations, très vite ils adoptent des points de vue politiques différents, proches des pouvoirs ou critiques : c’est la naissance d’une presse d’opinion, avec sa ligne éditoriale propre, et des rédacteurs qui, à partir des années 1730, signent leurs articles : ils s’affirment « auteurs », puis « nouvellistes », enfin « journalistes », terme datant de 1704.
La censure
Si Richelieu a soutenu la création de La Gazette de Renaudot, c’est parce qu’il y a vu l’intérêt de centraliser l’information et de la contrôler pour empêcher que circulent seulement des rumeurs, voire des critiques du pouvoir, par exemple les « mazarinades », pamphlets violents contre le ministre Mazarin, ou les attaques contre la monarchie, lors de la Fronde au milieu du XVIIème siècle.
Toute parution exige donc un passage devant la censure afin d’obtenir le « privilège royal ». D’ailleurs, le recueil des numéros de l’année 1631 est « Dédié au Roy » et précédé d’une Préface où Renaudot formule clairement ses objectifs mais mentionne aussi ses difficultés.
Au XVIIIème siècle, la lutte contre les huguenots et les guerres qui déchirent l’Europe ne font qu’accentuer la sévérité de la censure. Ainsi, certains des « Mercures », publiés en français à l’étranger, presse d’opinion souvent critique avec des rédacteurs exilés, huguenots pour plusieurs d’entre eux donc favorables au protestantisme alors combattu, sont interdits en France, où ils ne circulent que par des réseaux clandestins.
La diffusion de l'information
Le rôle de la conversation
À la cour comme à la ville, les salons offrent l’occasion d’échanger, et surtout de commenter, les nouvelles parues dans les gazettes, qu’il s’agisse des informations politiques, militaires, économiques, ou des parutions , artistiques. Mais cela ne fait pas cesser, pour autant, le goût pour les rumeurs, souvent plus séduisantes que la vérité, et que certains se plaisent à répandre. Ainsi, La Bruyère dans Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, dont la première édition paraît en 1688, ouvre son ouvrage en reprend les anciens portraits critiques du grec Théophraste qu’il a traduit, parmi lesquels celui du « nouvelliste », intitulé « Le débit des nouvelles ». Lui-même peint aussi avec ironie certains personnages comme Arrias, dans « De la société et de la conversation » (1692), ou Basilide dans « Du souverain ou de la République » (1689). Dans ce siècle où le paraître est si important, retenir l’attention et diriger la conversation en avançant une nouvelle est, assurément, un moyen de briller, donc de satisfaire sa vanité !
Dans « Des esprits forts » (1692), La Bruyère explique comment naît la rumeur, comment le « caractère » même de l’homme favorise sa diffusion :
L’homme est né menteur : la vérité est simple et ingénue, et il veut du spécieux et de l’ornement. Elle n’est pas à lui, elle vient du ciel toute faite, pour ainsi dire, et dans toute sa perfection ; et l’homme n’aime que son propre ouvrage, la fiction et la fable. Voyez le peuple : il controuve, il augmente, il charge par grossièreté et par sottise ; demandez même au plus honnête homme s’il est toujours vrai dans ses discours, s’il ne se surprend pas quelquefois dans des déguisements où engagent nécessairement la vanité et la légèreté, si pour faire un meilleur conte, il ne lui échappe pas souvent d’ajouter à un fait qu’il récite une circonstance qui y manque. Une chose arrive aujourd’hui, et presque sous nos yeux : cent personnes qui l’ont vue la racontent en cent façons différentes ; celui-ci, s’il est écouté, la dira encore d’une manière qui n’a pas été dite.
Ajoutons à cela le rôle de la correspondance privée, mais parfois lue dans les salons comme les lettres de Madame de Sévigné qui, elle aussi, transmet, avec art, les nouvelles de la cour notamment, comme celle du mariage de M. de Lauzun.
La presse au siècle des Lumières
Malgré la censure, la presse se multiplie, et sa diffusion aussi, par exemple lors de lectures publiques, et tout particulièrement dans les cafés qui s’implantent dans les villes, tel le café Procope à Paris.
Cependant, même s’ils y sont rédacteurs, comme, dans Le Mercure de France, d’Alembert, Condorcet, ou Voltaire, les auteurs des Lumières sont plutôt critiques envers la presse et ceux qui la lisent. Ainsi, dans l’article « Hebdomadaire » de l’Encyclopédie, Diderot écrit : « Tous ces papiers sont la pâture des ignorants, la ressource de ceux qui veulent parler et juger sans lire, et le fléau et le dégoût de ceux qui travaillent. » Voltaire, dans L’Ingénu (1767), est encore plus virulent, en considérant l’article de presse comme « l’excrément de la littérature », et, dans un courrier, il qualifie les journalistes d’ « insectes », de « petits regrattiers de la littérature, cette canaille qui en barbouillant du papier pour vivre, ose avoir de l’amour-propre. » À ce reproche s’ajoute le soutien le plus souvent apporté par la presse à la monarchie absolue et à l’Église.
Lecture du journal par les politiques de la Petite Provence au jardin des Thuilleries, fin du XVIIIème siècle. Dessin aquarellé, 22,5 x 30,5. BnF
Ainsi, tous s’accordent à dénoncer la superficialité de la presse, qui ne cherche pas ni transmettre un véritable savoir, ni à critiquer les pouvoirs établis. Pour eux, la presse n’a rien à voir avec une véritable œuvre littéraire. Ils n’ont pas compris sa force pour diffuser des idées neuves, ni son aptitude à toucher un plus vaste public.
POUR CONCLURE
Cette évolution de la presse sous l’Ancien Régime en est le reflet parfait, illustrant d’abord la mise en place sous Louis XIII et, surtout, sous Louis XIV, de la monarchie absolue, fortement centralisée, puis l’essor des Lumières au XVIIIème. Si les gazettes, en effet, restent essentiellement informatives, les Mercures, eux, marquent une évidente volonté d’éclairer le lecteur en lui expliquant les événements et en dévoilant leurs ressorts cachés. Ainsi s’accentue leur aptitude à forger ce qu’on appellera plus tard "l’opinion publique".
Lectures cursives : Théophraste Renaudot, Recueil de la Gazette de l'année 1631, Préface, deux extraits
Pour lire les extraits
Sur la page de garde de ce Recueil des gazettes de l’année 1631, Théophraste Renaudot, son créateur, rappelle son rattachement au « Bureau d’Adresses » dont il indique précisément le lieu où il siège, et il prend soin d’indiquer « Dédié au Roy », et de mentionner la parution « avec Privilège » royal, donc la caution de la censure. Il signale également l’existence d'une Préface « servant à l’intelligence des choses qui y sont contenues », donc dans sa fonction explicative traditionnelle, ainsi que d’une « Table alphabétique des matières » destinée à en faciliter la lecture.
Premier extrait : l’adresse au roi
La Préface commence par une adresse au roi, qui, sous la forme d’un discours rapporté, reprend les paroles de Renaudot lors de la remise de ce recueil : « Sire, dit-il au roi en lui offrant le recueil de la première année… ». Il se place dans une perspective historique, pour rappeler la nouveauté de cette publication, ce qui lui permet de flatter habilement le souverain en soulignant l’importance de ses exploits : « la mémoire des hommes est trop labile pour lui fier toutes les merveilles dont Votre Majesté va remplir le Septentrion et tout le continent ». Une telle puissance explique la nécessite d’une relation écrite de ses hauts faits. La fin marque l’opposition entre la modestie de Renaudot, qui admet la petitesse du « volume » de cet écrit et celle de son « style », pour mieux amplifier le pouvoir de ceux qui dirigent les États : « C’est, au reste, le journal des rois et des puissances de la terre ; tout y est par eux et pour eux, qui en font le capital ; les autres personnages ne leur servent que d’accessoire. »
Second extrait : l’adresse aux lecteurs
L'intérêt de La Gazette (1er §)
D'emblée, Renaudot s’emploie à souligner toute « l’utilité » de sa gazette, en distinguant deux destinataires :
Pour le « public », de façon générale, il met l’accent, en s’appuyant sur l’autorité de Jules César, sur la limitation des rumeurs, dangereuses : « elles empêchent plusieurs faux bruits qui servent souvent d’allumettes aux mouvements et séditions intestines ».
Pour les « particuliers », il considère qu’elles fournissent un « modèle du temps », ce qui permet aux « marchands » de mieux y adapter leurs « affaires ». Il évoque aussi la correspondance privée, à laquelle la gazette offre un contenu, des nouvelles qui ne soient plus « inventées à plaisir, et fondées sur l’incertitude d’un simple ouï-dire ». Enfin, il souligne qu’elles servent à « un agréable divertissement » lors des conversations.
Les difficultés rencontrées (§ 2, 3 et 4)
Dans les deux paragraphes suivants, Renaudot, interpelle son lecteur en lui demandant d’« excuser [s]on style », et énumère tous les reproches qui peuvent lui être faits par différentes catégories sociales, stratégie habile pour mettre en avant sa réponse : « ne répond pas toujours à la dignité de son sujet, le sujet à votre humeur, et tous deux à votre mérite. » Il est, en fait, impossible de contenter chaque lecteur, en répondant à ses attentes, voire à sa vanité : on ne peut « plaire à toute le monde », conclut-il.
La seconde difficulté évoquée relève de la nature même de la gazette, l’immédiateté d’une information « de la semaine, voire du jour même où elle est publiée », qui exige une rédaction rapide : les « quatre heures de jour, que la venue des courriers me laisse, toutes les semaines, pour assembler, ajuster et imprimer ces lignes. »
Nouvelle habileté, pour ne pas en rester à cette réponse, qui rejette les reproches potentiels des lecteurs, il joue la modestie et la tolérance, en arguant de l’intérêt même de leurs critiques : ils peuvent ainsi profiter de « leur liberté de reprendre », réagir en marquant leur désaccord : « votre plaisir et divertissement, comme l’on dit, étant l’une des causes pour lesquelles cette nouveauté a été inventée. »
Une double conclusion (dernier §)
La conclusion insiste sur son objectif fondamental : « la recherche de la vérité ». En même temps, il ne se fait aucune illusion sur la difficulté de cette tâche : « entre cinq cents nouvelles écrites à la hâte, d’un climat à l’autre », il peut se trouver « deux ou trois faux bruits qu’on nous aura donnés pour vérités. » Mais là encore, il réplique par deux objections :
-
D’une part, cela permet de mieux mesurer la construction de la vérité : il peut y avoir « des personnes curieuses de savoir qu’en ce temps-là tel bruit était tenu pour véritable. »
-
D’autre part, il ouvre la gazette aux rectifications des lecteurs, fin que soient transmises « les nouvelles qu’ils croiront plus vraies ».
POUR CONCLURE
Cette Préface est d’un saisissant modernisme sur le travail du journaliste, tout particulièrement sur l’importance de la recherche d’une vérité : on imagine aisément à quel point il était difficile, au XVIIème siècle, de vérifier la fiabilité d’une information, dans un temps limité. Il faudrait que les lecteurs d’aujourd’hui gardent cela à l’esprit quand ils lisent des informations, notamment sur Internet…, mais que les journalistes, eux, aussi, soient très vigilants au lieu de rechercher à tout prix le « scoop », et prennent soin de bien signaler une erreur éventuelle.
Enfin, on notera que la difficulté de s’adapter aux attentes de chaque lecteur a trouvé, aujourd’hui, son remède, par le moyen des algorithmes qui savent repérer les centres d’intérêt de chacun pour fournir l’information qui lui correspondra le mieux. Mais cela présente un réel danger : enfermer chacun dans une « bulle d’informations », donc limiter sa curiosité, empêcher l’exercice de l’esprit critique, ou, pire, transformer l’information en une forme de propagande.
Explication : Montesquieu, Lettres persanes , 1721, lettre CXXX
Pour lire l'extrait
Comme fréquemment sous l’Ancien Régime, les Lettres persanes paraissent à Amsterdam, ce qui évite d’avoir à obtenir un privilège royal autorisant la publication, et anonymement. Mais très vite son auteur est démasqué. Montesquieu y réalise un échange de courriers, prétendument traduits, entre Usbek et Rica, qui ont quitté la Perse en laissant derrière eux, leur sérail, et leurs amis qui leur en transmettent des nouvelles. Cette fiction persane est maintenue par le choix des noms des personnages, mais aussi par la date à la fin de chaque lettre, ici « le 7 de la lune de Gemmadi, 1719. »
Le choix du genre épistolaire permet de varier les sujets abordés, tandis que le regard distancié de ces étrangers sur l’Europe et la France favorise la critique, dans cette lettre 130 celle de ceux qu’il nomme les « nouvellistes ». Quel jugement Montesquieu porte-t-il sur ces amateurs d’informations ?
Une présentation critique (des lignes 1 à 6)
Des « nouvellistes » dans un jardin écoutent la lecture d’une gazette, 2ème moitié du XVIII ème siècle. Gravure, 31 × 22,5. BnF
Le thème est directement introduit, « les nouvellistes », c’est-à-dire les amateurs de nouvelles, récoltées par la lecture des gazettes. Pour amplifier leur nombre, par une image il en fait « une certaine nation », comme si, à eux seuls, ils formaient un pays entier, doté d’un territoire : « un jardin magnifique », c’est-à-dire celui des Tuileries, proche du palais du Louvre. Ce premier signe d’ironie devient une critique beaucoup plus sévère, soulignée par l’antithèse : « leur oisiveté est toujours occupée ». Le superlatif absolu accentue le reproche : « Ils sont très inutile à l’État ». En rappelant l’ancienneté de ces « nouvellistes », une autre antithèse, entre discours » et « silence » les renvoie au néant : « leurs discours de cinquante ans n’ont pas un effet différent de celui qu’aurait pu produire un silence aussi long ». Enfin, par l’intermédiaire de Rica, son porte-parole, Montesquieu dénonce la prétention de ses cibles, qui se bercent de l’illusion de leur importance, d’où le chiasme : « : cependant ils se croient considérables, parce qu’ils s’entretiennent de projets magnifiques, et traitent de grands intérêts.
Un portrait caricatural (des lignes 7 à la fin)
Les défauts mis en valeur
Si le siècle des Lumières a célébré la connaissance, Montesquieu montre que cette recherche d'un savoir n'est pas ce qui anime les « nouvellistes » : « La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule ». Les négations qui suivent forment des litotes qui accentue l’omniprésence de cette « curiosité » : « il n’y a point de cabinet si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose. » Finalement, ce qui les pousse est plutôt une volonté de se faire valoir aux yeux de leurs compatriotes, mais sans rechercher la vérité puisqu’ils se disent « instruits » alors qu’ils n’ont aucun informateur sûr : ils ne font « aucune dépense en espions ».
Leur prétention est poussée à l’extrême car, non contents de relater l’actualité, ils commentent ce qui n’a pas encore eu lieu : « À peine ont-ils épuisé le présent qu’ils se précipitent dans l’avenir ». Le blâme de Montesquieu repose sur un argument religieux, puisque, pour un chrétien – et même pour un Persan – seule Dieu connaît l’avenir : « marchant au-devant de la Providence, [ils] la préviennent sur toutes les démarches des hommes ». Ils usurpent donc le pouvoir réservé à Dieu.
Enfin, l’extrait se termine par l'accusation de sottise, mise en valeur par la négation restrictive : « Il ne leur manque que le bon sens ». Grave accusation dans un siècle qui accorde la plus grande valeur à l’usage de la raison !
Le rôle des nouvelles
La lettre se scinde en deux temps :
Pour l'actualité (2ème §)
Une suite d’exemple, empruntés à la Perse, pour respecter la fiction, vise à montrer à quel point les nouvelles transmises sont superficielles, « ils savent combien notre auguste sultan a de femmes, combien il fait d’enfants toutes les années », ou bien sans réel intérêt pour leurs destinataires vu l’éloignement pour les « mesures qu’il [le sultan] prend pour humilier l’empereur des Turcs et celui des Mogols. »
Pour l'avenir (3ème §)
L’exemple posé, « Ils conduisent un général par la main », les ridiculise encore davantage, puisque le contenu des nouvelles est qualifié par l’hyperbole : « mille sottises ». Mais toutes ces informations répandues sont fausses : « après l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu’il ne fera pas. »
Le dernier paragraphe pousse à l’extrême l’inanité de leurs informations, en gradation
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d’abord deux comparaisons opposent la puissance du comparé à la fragilité du comparant : « Ils font voler les armées comme les grues, et tomber les murailles comme des cartons ». Ces comparaisons inscrivent les nouvelles transmises dans un monde imaginaire...
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Le parallélisme qui suit marquent l’omniscience dont ils se prétendent dotés et qui leur donne leur pouvoir : « ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes
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La dernière image touche à l’absurde, puisqu’ils sont capables de donner vie au désert : ils ont « des magasins immenses dans les sables brûlants ».
POUR CONCLURE
Cet extrait reprend une satire ancienne, celle qui se moque de tous ceux qui sont avides d’informations, dans leur désir de briller par des connaissances qu’ils sont seules à avoir. Mais le développement des gazettes puis des Mercures aux XVIIème et XVIIIème siècles, époque où la sociabilité est une valeur essentielle, leur offre une nourriture dont Montesquieu dénonce ici le peu d’intérêt. Comme le feront les Encyclopédistes, il oppose donc la vraie connaissance, celle qui enrichit l’esprit et « éclaire », transmise par des écrivains sérieux et respectables, à celles que récoltent et propagent les « nouvellistes », à ses yeux des « sottises ». Mais il ne mesure pas à quel point cette diffusion de l’information peut modeler l’opinion publique...
Lecture cursive : Théophraste, Les Caractères, "Du débit des nouvelles", traduit du grec par La Bruyère, in Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688 Renaudot, Recueil de la Gazette de l'année 1631, Préface, deux extraits
Pour lire l'extrait
Si nous avons choisi de placer cet extrait des Caractères du philosophe grec Théophraste, datant probablement de 319 av. J.-C., c’est parce qu’il fait écho à la critique de Montesquieu, en rappelant qu’elle a traversé les siècles. Jean de La Bruyère, en effet, a fait précéder son propre recueil, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, dès la première édition en 1688, de sa propre traduction. Comme en jugeaient les auteurs de son temps, il montre ainsi que la nature de l’homme est éternelle, les variations n’étant dues qu’aux circonstances historiques et sociales. Dans l’antiquité, le « caractère » était la marque appliqué sur le visage et les mains des esclaves ou des étrangers coupables d’un crime, par exemple le pillage d’un temple. Le titre renvoie donc directement à un défaut, à un vice, que Théophraste dépeint en des portraits ironiques.
Dans sa traduction, La Bruyère suit le texte originel, mais avec quelques transformations, à commencer par le titre, littéralement « Le fabulateur », devenu « Du débit des nouvelles », qui met davantage l’accent sur le bavardage que sur le mensonge.
Un portrait vivant
Dans un premier temps, sa reprise de la définition de Théophraste met plus directement l’accent sur sa cible : « un nouvelliste ou un conteur de fables ». Il met ensuite en scène son personnage en reprenant précisément le dialogue vivant avec un « ami » rencontré, mais moins familièrement, conformément au code de politesse du XVIIème siècle.
Les nouvelles rapportées
La Bruyère introduit ensuite immédiatement les noms et profession des garants de ces nouvelles, mais là où Théophraste reste imprécis, « les références de ses dires sont telles que personne ne saurait les critiquer », La Bruyère, lui, explicite le peu de fiabilité de ces témoins qui rend impossible toute vérification : ils sont « des hommes obscurs qu’on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté ».
Dans la reprise de ce rapport, La Bruyère prend soin de rétablir l’ordre hiérarchique de son temps, le roi étant nommé en premier, mais aussi il accentue la dramatisation, en remplaçant « Cassandre a été fait prisonnier » par « Cassandre leur ennemi est tombé vif entre leurs mains. » Il met enfin davantage en valeur le poids donné au témoignage par la syntaxe de la phrase, les deux subordonnées conjonctives introduites par le verbe de parole « Il ajoute », et le rythme ternaire des relatives, « un homme caché chez l’un de ces Magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu et qui lui a tout dit ». Le discours indirect est nettement renforcé par rapport à celui, plus banal, que Théophraste introduit, lui, par le verbe « chuchoter ».
À la fin du portrait, La Bruyère reprend la façon dont le « nouvelliste » cherche à se donner de l’importance, en dramatisant son information pour qu’elle soit « touchante », traduit-il, au lieu de « convaincante » chez Théophraste. Ainsi, il souligne comme son modèle sa demande de « secret », immédiatement contredite : « il court par toute la ville le débiter ». Mais il ajoute une question, « que pensez-vous de ce succès, demande-t-il à ceux qui l’écoutent ? », en accordant plus de place à ceux auxquels s’adresse son personnage.
Le commentaire final
Le commentaire de Théophraste traduit son indignation : « Cette sorte de gens, je me demande ce que diable ils veulent, avec leur gazette. Car non seulement ils mentent, mais ils n'en tirent même pas profit. » Par comparaison celui de La Bruyère est plus ironique par l’antiphrase introduite, qui accentue la critique : « Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l’admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu’ils se proposent ». Il insiste aussi davantage sur le blâme du mensonge : « pour ne rien dire de la bassesse qu’il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu’ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique. »
POUR CONCLURE
Cet extrait illustre les trois termes posés dans la problématique de cette séquence : informer, s’informer, déformer. Bien sûr, ici, l’information fonctionne par le bouche à oreille, mais nous mesurons à quel point certains personnages s’érigent en « informateurs » auprès de ceux qui les écoutent, avec le désir de se faire valoir parce qu’ils prétendent savoir ce que les autres ignorent. C’est ce même défaut que dénoncera Montesquieu. Mais, parallèlement, les informations ainsi fournies – et présentées comme certaines, avec insistance – déforment la vérité, et sont autant de mensonges…
Ainsi, Théophraste met en scène la façon dont peut naître une rumeur, et comment elle est rendue convaincante, et La Bruyère reconnaît dans ce comportement les « nouvellistes » de son temps, comme, après lui, Montesquieu.
Explication : Louis de Joncourt, Encyclopédie , 1751-1772, article "Presse"
Pour lire l'extrait
Présentée au public par Diderot en 1751, et dirigée par ce philosophe ainsi que par d’Alembert, l’Encyclopédie est l’ouvrage emblématique du siècle des Lumières. Mais sa dimension critique a provoqué tant de réactions, que sa parution a connu des temps de censure et a exigé vingt ans de travail pour être achevée. Cela révèle que, même s’il se présente comme un dictionnaire, cet immense ouvrage est loin d’en avoir la neutralité, ce que montre aussi son organisation. Classé dans la section intitulée « Jurisprudence », les environ 5000 articles qui évoquent le « droit », sont eux-mêmes subdivisés en six branches principales, Finances, Termes de palais, Droit naturel, Droit politique, Police, et Termes de pratique, elles-mêmes encore subdivisées. Comment cet article de dictionnaire se transforme-t-il en une revendication affirmée ?
L'Encyclopédie : frontispice du premier tome et organisation d'ensemble
De la neutralité à l’engagement (des lignes 1 à 6)
L'implication du rédacteur
Qu’attend le lecteur d’un article intitulé « Presse » ? Une définition de cette ressource d’information, une présentation de son origine, une analyse de son évolution, et une expression impersonnelle, comme « il y a », « c’est »…
La phrase d’introduction est donc surprenante, puisqu’au lieu d’apporter un affirmation didactique, elle pose une question : « On demande si la liberté de la presse est avantageuse ou préjudiciable à un état. » L’article est donc immédiatement transformé en un débat, dont l’enjeu est précisément essentiel pour tous les écrivains, « la liberté de la presse ». Rappelons que toute publication est soumise, à cette époque, à un « privilège royal », donc à la censure.
L’implication de Joncourt est encore plus marquée par l’emploi de la première personne, « «je dis plus », associé à un lexique modalisateur, soit mélioratif avec le superlatif, « de la plus grande importance », soit péjoratif avec l’adverbe d’intensité : « si peu considérables ».
La thèse
À peine la question initiale est-elle posée, que Joncourt tranche le débat de façon catégorique, en défendant cette « liberté » : « La réponse n’est pas difficile. Il est de la plus grande importance de conserver cet usage dans tous les états fondés sur la liberté ». Pour renforcer sa thèse, il l’élargit encore en en faisant une absolue nécessité, généralisée : « ce devrait être le droit commun de l'univers, et qu'il est à propos de l'autoriser dans tous les gouvernements. »
La stratégie argumentative (des lignes 7 à 24)
Le cœur de l’article développe l’argumentation, afin d’amener ses destinataires à adopter cette thèse, d’où le pronom « nous » par lequel Joncourt l’entraîne dans son camp.
Information collective ou individuelle
Pour ce faire, il s’emploie à détruire par avance l’argument adverse, notamment celui du pouvoir absolu, la crainte des conséquences de cette liberté : « Nous ne devons point appréhender de la liberté de la presse, les fâcheuses conséquences ». Il appuie cette négation, à partir d’un exemple historique, en opposant la diffusion collective de l’information dans la Grèce antique, « les discours des harangues d’Athènes », à la lecture solitaire de la presse : « Un homme dans son cabinet lit un livre ou une satire tout seul et très froidement. » En multipliant les négations, il nie alors, en s’appuyant sur la psychologie différente de l’auditeur dans la foule et du lecteur : « Il n'est pas à craindre qu'il contracte les passions et l'enthousiasme d'autrui, ni qu'il soit entraîné hors de lui par la véhémence d'une déclamation. »
Le rôle des concessions
Très habilement, il formule une concession, par hypothèse, « Quand même il y prendrait une disposition à la révolte », qu’il détruit aussitôt en opposant le désir et sa mise en œuvre concrète, la révolte étant ainsi rendue impossible : « il n'a jamais sous la main d'occasion de faire éclater ses sentiments. »
Une nouvelle concession, l’excès de cette « liberté », est combattue par la réaffirmation de l’absence de danger : « La liberté de la presse ne peut donc, quelque abus qu'on en fasse, exciter des tumultes populaires. »
Enfin, s’il concède des réactions possibles, « Quant aux murmures, et aux secrets mécontentements qu'elle peut faire naître », son appel au lecteur par la question interro-négative, qui appelle à lui donner raison, va plus loin, en transformant le risque en un bénéfice pour le pouvoir : « n'est-il pas avantageux que, n'éclatant qu'en paroles, elle avertisse à temps les magistrats d'y remédier ? » Cette liberté serait donc une utile alerte pour que les dirigeants de l’État prennent le pouls de l’opinion, et agissent en conséquence.
La dernière concession admet la nature frondeuse des peuples : « Il faut convenir que partout le public a une très grande disposition à croire ce qui lui est rapporté au désavantage de ceux qui le gouvernent » Mais celle-là aussi est immédiatement effacée par la suite de la phrase qui refuse de rattacher cette tendance au mécontentement à la nature des gouvernements : « mais cette disposition est la même dans les pays de liberté et dans ceux de servitude. »
La rumeur
Après avoir ainsi rassuré le pouvoir monarchique, Joncourt revient à la presse écrite pour dénier sa dangerosité, en la comparant à la diffusion orale, c’est-à-dire à la rumeur, pour les mettre à égalité : « Un avis à l'oreille peut courir aussi vite, et produire d'aussi grands effets qu'une brochure. » Il va plus loin en soulignant le risque d’une rumeur sur un peuple non éclairé, donc non habitué à faire preuve d’esprit critique : « Cet avis même peut être également pernicieux dans les pays où les gens ne sont pas accoutumés à penser tout haut, et à discerner le vrai du faux ». Il conclut en invitant le pouvoir, inclus dans le pronom indéfini « on », à gouverner sans se soucier des rumeurs : « et cependant on ne doit pas s'embarrasser de pareils discours. »
Un appel à la liberté (de la ligne 25 à la fin)
La conclusion de l’article est alors une attaque beaucoup plus directe contre la censure, d’abord en dénonçant ceux qui en sont les partisans et « défend[ent] cette impression non autorisée », et, surtout, ceux qui l’organisent et la mettent en œuvre en « donn[ant] à quelqu'un des pouvoirs illimités de punir tout ce qui lui déplaît ». Cette absence de limites et cette subjectivité de la part de la censure conduit à l’inverse du but recherché, en accroissant la menace de révolte populaire : « rien ne peut tant multiplier les séditions et les libelles dans un pays où le gouvernement subsiste dans un état d'indépendance ». Le lexique choisi, « de telles concessions de pouvoir dans un pays libre, deviendraient un attentat contre la liberté », accentue cette conséquence. Mais la monarchie française peut-elle être considérée comme « un état d’indépendance » ou comme « un pays libre », alors même qu’y sévit la censure et qu’on emprisonne les écrivains contestataires ? Très habilement, Joncourt laisse son lecteur se poser la question, en prenant, comme de nombreux philosophes des Lumières, l'exemple de l’Angleterre, une monarchie parlementaire : « on peut assurer que cette liberté serait perdue dans la Grande-Bretagne, par exemple, au moment que les tentatives de la gêne de la presse réussiraient ». Il cite ce pays en modèle, en faisant de la liberté de « la presse » la condition première de la liberté. La connotation du terme final, « aussi n'a-t-on garde d'établir cette espèce d'inquisition », confirme son réquisitoire car il évoque tous les excès, toutes les peines cruelles infligées par ce tribunal religieux.
POUR CONCLURE
Ce texte, qui repose sur une argumentation rigoureuse, dans lequel l’auteur ne masque pas son engagement, n’a, en réalité, rien de ce que le lecteur attend d’un article de dictionnaire, puisque son premier objectif est de contester la censure exercée contre la presse – donc, plus généralement, contre les écrivains – donc de revendiquer la liberté d’exprimer et de diffuser une opinion. Cet idéal parcourt tout le siècle des Lumières, et se concrétisera dans l'article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Jean-Jacques François Le Barbier, Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Constitution du 24 juin 1793. Huile sur bois, 71 x 56. Musée Carnavalet, Paris
Étude d'ensemble : l'essor de la presse au XIXème siècle
Les critiques qui ont pu être lancées contre la presse au XVIIIème siècle sont loin d’avoir freiné son essor, bien au contraire. La période révolutionnaire a encore accentué le désir d’information du public : les affiches, les feuilles volantes et les journaux ont été plus largement diffusés, comme le célèbre Ami du peuple de Marat, de 1789 à 1792. Mais la désinformation a continué à sévir, avec toutes les rumeurs qui circulent notamment pendant la Terreur, et informer reste dangereux, comme en donne la preuve le sort d’Olympe de Gouges : elle est condamnée à la guillotine le 3 novembre 1793 pour avoir affiché en juillet Les trois Urnes ou le Salut de la patrie, par un voyageur aérien, un manifeste contre « les criminelles extravagances » de la Terreur où elle réclame une monarchie constitutionnelle.
Ce développement de la presse s’accentue encore au long du XIXème siècle, malgré les efforts de la censure pour entraver sa liberté, mais les journaux se modifient considérablement.
Des progrès techniques
Les progrès scientifiques ont joué un rôle essentiel dans l’essor de la presse : de 36000 titres de quotidiens parisiens en 1800, on passe à 1 million en 1870, et, à cela, s’ajoute la presse régionale.
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En amont, l'accès des organes de presse à l’information a été favorisé, dès 1845, par le télégraphe électrique qui s’implante largement en France, et entre l’Europe et l’Amérique, devenant « sans fil » grâce à Marconi, puis par le téléphone, utilisé dès 1880.
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Pour la production, dès 1814, la presse à vapeur accélère l’impression, comme, peu après, une encre encore plus efficace pour imprimer les feuilles. Mais c’est surtout l’invention de la presse rotative, accompagnée de l’emploi d’un papier en bobine, qui révolutionne la production : en une heure, sortent 10000 exemplaires d’un journal de 4 pages, puis de 6 pages à la fin du siècle. De même, le progrès des techniques de gravure amène l’insertion d’illustrations attractives, et de « réclames ». Le résultat est donc une baisse du coût de production.
Louis-Léopold Boilly, "Les journaux", 1823. Lithographie de Delpech. BnF
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En aval, la diffusion aussi est améliorée grâce au réseau de chemin de fer qui permet l’arrivée en province dès le matin d’un journal imprimé à Paris le soir. Mais l’alphabétisation croissante contribue également à accroître le lectorat, de même que le coût réduit, comme les cinq centimes du Petit Journal, fondé en 1863.
Une presse diversifiée
Comme tous les milieux sociaux se mettent à lire la presse, elle se diversifie pour répondre, non seulement aux différents centres d’intérêt mais aux diverses opinions politiques, et son contenu s’enrichit.
L'attractivité
La parution de romans-feuilletons
De nombreux écrivains, et des plus célèbres, Stendhal, Mérimée, Balzac, Dumas, Zola…, publient par « tranches » leurs romans dans la presse : la mention « à suivre » sollicite la curiosité du lecteur, qui achètera le prochain numéro du journal.
L’intérêt est double : pour les écrivains – et même s’ils ne se privent pas de critiquer la presse ! – c’est une source régulière de revenus ; pour l’éditeur, une garantie de vente, ce qui explique les affiches qui annoncent ces parutions.
Affiche pour le roman-feuilleton de Jules de Gastyne à paraître dans Le Peuple. BnF
Le récit de "faits divers"
Le public aime être ému, bouleversé, indigné… Pour favoriser ces émotions fortes, la presse accorde une large place aux « faits divers », jusqu’à 30% par exemple dans Le Petit Parisien, le quotidien né en 1876, qui a le plus fort tirage au monde, jusqu’à 1,45 millions d’exemplaires à l’aube du XXème siècle. Les récits d’affaires criminelles avec des personnages-types, comme le policier, l’Apache et ses délits, l’anarchiste, le reporter prêt à prendre des risques, sans oublier la pathétique victime, sont particulièrement appréciés.
Les illustrations
Les illustrations, enfin, contribuent au plaisir des lecteurs, car elles sont le plus souvent des caricatures cocasses, qui n’hésitent pas à se moquer du pouvoir, des institutions et des hommes en vue. Il se crée alors une presse qui s’en fait une spécialité, avec des dessinateurs de renom, tels Daumier, Philipon, Gustave Doré, Nadar…, comme La Caricature, hebdomadaire lancé en 1830, ou Le Charivari, né en 1832. Dans les deux cas, au-delà de la distraction, la volonté de contester la monarchie s’affirme, de même que, sous la IIIème République, tantôt une exigence de radicalité, tantôt, au contraire, le conservatisme.
Charles Philipon, "La poire", caricature du roi Louis-Philippe, 24 novembre 1831, in La Caricature, n°56
La presse d'opinion
C’est cette volonté d’attirer par tous les moyens les lecteurs qui explique largement les critiques adressées à cette presse populaire, qui oublie, selon elles, l’importance du commentaire qui favorise la réflexion. Ainsi Zola, dans son « Essai sur le journalisme », paru en 1894 dans Les Annales politiques et littéraires, est sévère : « C'est l'information qui, peu à peu, en s'étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviews. Il s'agit d'être renseigné tout de suite. » En 1901, dans l’Annuaire de la presse française et du monde politique, Henri Avenel explicite encore ce reproche :
Nous assistons depuis quelques années à la transformation ou, pour parler plus exactement, à la disparition de ce que fut autrefois le journalisme français avec son esprit doctrinaire et ses procédés de discussion logique et courtoise. De plus en plus, la presse tend à devenir une industrie qui subissant la loi fatale de l'offre et de la demande est tenue de se plier aux exigences de sa clientèle, avide d'une marchandise à la fois bon marché et de bonne qualité.
Pourtant, même quand le presse s'affirme généraliste, comme Le Figaro, fondé en 1826, ou Le Gaulois, en 1868, les quotidiens et les hebdomadaires sont loin d’être politiquement neutres : tous deux sont, en fait, nettement conservateurs. Peu à peu, la presse va ainsi constituer, comme le disait Balzac, « le quatrième pouvoir », en se rangeant, soit du côté du pouvoir, monarchie, second Empire, ou presse républicaine qui s’adresse à la bourgeoisie puissante, soit dans une opposition plus marquée, socialiste, comme, lancé en 1880, L’Intransigeant, au titre évocateur, ou L’Aurore, né en octobre 1897, qui fait paraître, en janvier suivant le célèbre article de Zola, « J’accuse », en faveur de Dreyfus. Ainsi, la presse reflète tous les courants politiques qui coexistent et se combattent au XIXème siècle, et le métier de journaliste, en se développant, transforme certains d’entre eux en polémistes engagés.
La question de la censure
Pour lire le texte de la loi de 1881
La liberté réprimée
La Révolution avait réalisé l’idée de liberté d’expression des philosophes des Lumières. Mais cette ouverture ne dure guère : en 1800, Napoléon Bonaparte fait promulguer un arrêté qui rétablit la censure :
Seront supprimés, sur-le-champ, tous les journaux qui inséreront des articles contraires au respect dû au pacte social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées, ou qui publieraient des invectives contre les gouvernements et les nations amies ou alliées de la république, lors même que ces articles seraient extraits de feuilles périodiques étrangères.
Les pouvoirs qui se succèdent pendant le siècle montrent des va-et-vient continuels entre des temps de liberté et la volonté de répression. Lorsque, après le règne de Louis XVIII, Charles X, royaliste ultra, abolit la charte constitutionnelle qui accordait plus de liberté d'expression, cela lui vaut de multiples attaques dans la presse, d’où son décret pour en abolir la liberté, une des raisons de la Révolution de Juillet qui le renverse et met au pouvoir Louis-Philippe. Mais, la liberté de la presse, rétablie, autorise à nouveau les attaques, ce qui amène, en 1835, une nouvelle loi pour restreindre la liberté. La Révolution de 1848 voit renaître, avec la IIème République, cette liberté que remet en cause le coup d’état, en 1851, de Louis-Napoléon Bonaparte. Pour établir son pouvoir, devenant empereur, la presse est de plus en plus encadrée, soumise à des autorisations gouvernementales ; les publications sont étroitement surveillées, la presse est imposée, et la répression est sévère : des journalistes, par exemple, sont déportés en Algérie. Il faut attendre 1860, la victoire en Italie, qui se réunifie, pour que l’empereur libéralise l’information en acceptant la création de nouveaux titres et en supprimant les contraintes préalables à la parution des journaux.
Une loi fondatrice
C’est la Troisième République qui fait voter, le 29 juillet 1881, une loi fondatrice pour la liberté de la presse. La censure (donc les sanctions qui l’accompagnaient) est supprimée, et pour créer un journal, il suffit d’une déclaration du titre, et des noms du fondateur et de l’imprimeur. La loi libéralise aussi l’imprimerie, la diffusion, l’affichage public, qui reste cependant taxé. Mais, la liberté ne devant pas nuire à autrui, cette loi veille à maintenir des limites protectrices à la fois des « bonnes mœurs » et des réputations, en faisant de la diffamation un délit, comme de « l’offense au Président de la République » et en réprimant toute provocation aux crimes et aux délits.
Cette liberté explique le remarquable essor de la presse : à Paris, de 1316 publications en 1880 à 2635 en 1899.
Histoire des arts : la caricature dans la presse satirique
Au XIXème siècle, la presse satirique se développe, grâce à la charte de 1830 qui abolit la censure… avec des parutions comme La Silhouette (1829), La Caricature (1830), Le Charivari (1832). Mais la liberté de la presse redevient très contrôlée dès 1835, et le Second Empire rétablit une censure stricte.
Le Grelot, lui, naît sous la IIIème République, en 1871, initialement pro-républicain. Même si, peu à peu, il devient nettement réactionnaire, il ne cessera jamais de lutter contre la censure, comme l’illustre la couverture de ce numéro du 4 juin 1872, réalisée par Alfred Le Petit. Il y annonce la représentation allégorique qui s’imposera sous le Madame Anastasie, une vieille femme armée de ciseaux.
Albert Le Petit, "La liberté de la presse", in Le Grelot, 4 juin 1872
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Lecture cursive : Honoré de Balzac, Illusions perdues, 2ème partie, 1839
Pour lire l'extrait
Ce roman de Balzac, Illusions perdues, paru en trois parties entre 1837 et 1843, retrace l’itinéraire du jeune héros de sa ville d’Angoulême, alors appelé Lucien Chardon, qui, sous le nom de sa mère « de Rubempré », monte chercher la réussite à Paris : il connaît un temps de succès en devenant journaliste, mais son engagement monarchiste provoque son rejet, et son retour à Angoulême.
Le roman offre l’occasion pour Balzac, qui lui aussi a connu les difficultés du métier de journaliste et qui connaît bien le monde de la presse par la publication de ses romans en « feuilleton », de formuler son jugement sur son rôle. Le dialogue met en scène de jeunes journalistes, Claude Vignon, Émile Blondet, Raoul Nathan, Finot, directeur d’un journal, un diplomate et un ministre, montre bien les controverses autour de ce que Balzac nomme « le quatrième pouvoir ».
L'affirmation d'un pouvoir croissant
L’image de « l’aurore » posée par Finot pose la perspective d’un essor de la presse. Mais, directeur d’un journal, c’est avant tout le gain potentiel qu’il souligne, en soulignant l’importance des « abonnés » (ligne 26) que Blondet risque de faire fuir en dénonçant « l’hypocrisie de Tartufe » de la presse, confirmée par l’image d’« entrepôt de venin » attribuée au journal. En le qualifiant de « boutique », il met aussi lui aussi l’accent sur l’argent et reconnaît tirer profit de ce « commerce » qu'est la presse : « nous en vivons ».
Toute la question est de savoir si ce pouvoir ainsi acquis sera, ou non, bénéfique. Or, si Finot reprend l’héritage des Lumières, l’idée que « la pensée éclairera tout. », le diplomate, lui, est beaucoup plus méfiant : « Ne voyez-vous pas que la supériorité des masses, en supposant que vous les éclairiez, rendra la grandeur de l’individu plus difficile ; qu’en semant le raisonnement au cœur des basses classes, vous récolterez la révolte, et que vous en serez les premières victimes. » La presse est donc une menace pour tout pouvoir politique, qui n’a, pour résister qu’une possibilité, « des lois répressives ».
Mais Nathan nie la puissance de telles lois face à « l’esprit français », et Vignon affirme le triomphe de la presse sur toute dictature : « La terreur, le despotisme peuvent seuls étouffer le génie français dont la langue se prête admirablement à l’allusion, à la double entente. Plus la loi sera répressive, plus l’esprit éclatera […]. »
Une critique sévère
Le terme de « publicité » (ligne 2) ne renvoie pas au sens actuel – on disait alors « la réclame » – mais à la propagande, mot dont le sens politique s’est construit pendant la Révolution, c’est-à-dire l’action qui s’exerce sur l’opinion publique pour l’influencer politiquement et socialement et l’amener à apporter, ou à refuser, son soutien à un gouvernement.
Balzac, par l’argumentation de Vignon, admet cette puissance, qui trahit, à ses yeux, l’idéal d’éducation du peuple : « Un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions. », en disant à chacun ce qu'il espère entendre. Son personnage donne une image très critique de la presse, devenue « commerce », donc « sans foi ni loi », guidée par le seul intérêt au moment : « tous les journaux seront dans un temps donné, lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes, et fleuriront par cela même. » Cette action est d’autant plus facilitée qu’elle adopte le masque de l’esprit, et qu’étant assumée collectivement par la rédaction du journal, nul ne s’en sent coupable : « Le journal peut se permettre la conduite la plus atroce, personne ne s’en croit sali personnellement. »
Presse et propagande
Si cet extrait met en évidence le rôle accru de l'information, qui fait vivre la presse, donc le désir du lectorat de s'informer, l'accent est surtout mis sur son peu de fiabilité, puisque, dans la presse, l'information se modèle en fonction des désirs des lecteurs, ne reculant pas devant le mensonge même. On en arrive donc à de la désinformation.
Lecture cursive : Émile Zola, « Essai sur le journalisme », Les Annales politiques et littéraires, 1894
Pour lire la lettre
Face à la critique sévère de la presse faite par Balzac, Zola se montre plus optimisme sur son rôle et son pouvoir dans son « Essai sur le journalisme », paru en 1894. Comme bien des écrivains de son siècle, il a lui-même pratiqué, dès 1863, le journalisme, d’abord en tant que critique littéraire et artistique, et plusieurs de ses romans ont été publiés en feuilleton, aussi bien dans les journaux parisiens que régionaux. Mais, très vite, il rédige des articles politiques, engagés contre le Second Empire, et en 1870, pendant la guerre contre la Prusse, il fonde même un journal patriotique, La Marseillaise, vite interrompu, avant de s’opposer avec force aux insurgés de la Commune.
L'évolution de la presse
Cet extrait s’ouvre sur une exclamation qui rappelle les critiques adressées à la presse : « Ah ! cette presse, que de mal on en dit ! » Mais, en notant que « [l]es changements sont complets et formidables », il pose un point de vue contrasté :
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D’un côté, il loue la fin de la censure qui régnait lors du Second Empire, pouvoir que la presse devait soutenir : les journaux de la IIIème République ne sont plus « muselés », mais « lâchés en pleine liberté ».
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Mais, de l’autre, l’adjectif « formidable », à prendre dans son sens étymologique, terrifiant, introduit une critique de la presse « roulant le flot déchaîné de l’information à outrance. » Cet excès d’information est, à ses yeux, dangereux, car il mêle les « nouvelles grandes et petites » et empêche une réflexion approfondie : « Il s’agit d’être renseigné tout de suite. »
La question rhétorique interroge sur le responsable à accuser de ce débordement d’informations : « Est‑ce le journal qui a éveillé dans le public cette curiosité croissante ? Est-ce le public qui exige du journal cette indiscrétion de plus en plus prompte ? » Sa réponse renvoie dos à dos les lecteurs et les journalistes, dans leur sorte de course incessante : « la soif de l’un s’exaspère à mesure que l’autre s’efforce, dans son intérêt, de la contenter ».
Le débordement d'informations. Caricature
Le jugement de Zola
Zola, lucide sur le risque induit par cette évolution, pose nettement son jugement en faveur de la presse : « je suis pour et avec la presse. » Mais son soutien est, pour le moins, ambigu :
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Il insiste d'abord sur « le mal » que fait la presse à ses lecteurs : « elle détraque nos nerfs, elle charrie de la prose exécrable, elle semble avoir tué la critique littéraire, elle est souvent inepte et violente. », repris par une affirmation catégorique, « la presse est en train de tuer la littérature. »
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Pourtant, parallèlement, il lui reconnaît un immense avantage : « elle répand la lecture, appelle le plus grand nombre à l’intelligence de l’art. ». Grâce à elle, « la littérature de nos démocraties modernes va naître. »
Ainsi, son soutien relève plutôt d’une conception philosophique, exprimée par l’image de la question : « Que de boue et de sang faut-il pour créer un monde ? » Il se place donc dans une perspective optimiste, preuve de sa confiance dans le progrès de l'humanité, avec l’idée que cette évolution n’est qu’une étape, un « travail obscur pour nous, dont nul ne peut prévoir les résultats, travail à coup sûr nécessaire, d’où sortira la vie nouvelle ».
« J’accuse », carte postale, 1902. Bibliothèque de la Ville de Paris
POUR CONCLURE
En lisant ce texte aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé par la lucidité de Zola. Sans illusion sur les dangers d’une information surabondante, et sur la volonté de lecteurs avides de tout savoir, au plus vite, il a très bien perçu le pouvoir de la presse qui accompagne la marche vers la démocratie. Comme dans ses romans, tel Germinal en 1885, il reflète ainsi la foi de cette fin de siècle dans le progrès, malgré les destructions inévitables qu’il provoque. Et il saura lui-même se servir de ce pouvoir de la presse en l’utilisant dans le combat en faveur de Dreyfus, par son article « J’accuse », paru dans L’Aurore le 13 avril 1898.
Explication : Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885, 1ère partie, chapitre VI, de "M. Walter..." à "... mains différentes."
Pour lire l'extrait
Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.
La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de La Vie française, il fait de difficiles débuts, grâce à l'aide, pour écrire ses articles, de Madeleine Forestier. À ce stade du roman, son ascension sociale a déjà considérablement progressé : il vient d'être nommé chef de la rubrique des "Échos". Maupassant fait alors une pause dans son récit, pour expliquer l'organisation du journal et faire le portrait des journalistes qui y travaillent.
Comment Maupassant, à travers son personnage, nous présente-t-il le fonctionnement de la presse à son époque ?
Le rôle des "Échos"
Le passage s’ouvre sur une définition des « Échos », attribuée au directeur du journal, M. Walter : ils sont « la moelle du journal », c’est-à-dire à la fois ce qui lui donne la vie et ce qui en constitue la meilleure part.
La suite du premier paragraphe permet de justifier cette expression, d’une part en expliquant le rôle de cette rubrique, d’autre part en posant des exemples précis.
La manipulation de l'opinion publique
Une phrase, introduite par le présentatif « C’est par eux » et construite sur un rythme ternaire en gradation, montre comment les « Échos » manipulent l’opinion. Si, en effet, l’expression, « on lance les nouvelles », rôle attendu de la presse, reste neutre, « on fait courir les bruits », avec le terme péjoratif, signale déjà un rôle plus perfide. Cela se trouve confirmé par « on agit sur le public et sur la rente » qui souligne l’objectif final, et la collusion entre la presse et la haute finance.
Les exemples entrecroisent le mode d’action des journalistes qui travaillent pour les « Échos », long passage structuré autour de la répétition, à quatre reprises, de l’injonction « Il faut ». Cette obligation sonne comme un impératif moral, mais chacune des phrases accentue, au contraire, l’immoralité des comportements et des objectifs. Par le lexique choisi, la pratique du journaliste est d’emblée présentée comme souterraine, hypocrite : « il faut savoir glisser, sans avoir l’air de rien, la chose importante, plutôt insinuée que dite » met en valeur la dissimulation, idée reprise dans la phrase suivante par « des sous-entendus ». Mais les trois infinitifs insistent davantage encore sur la manipulation de l’opinion : « laisser deviner ce qu’on veut ». Pire encore, une série d’antithèses, « démentir » face à « affirmer », « affirmer » face à « que personne ne croie », finit par faire fonctionner tout à l’envers. Au cœur de ces antithèses, qui forment un chiasme, le verbe « affirmer » traduit la puissance de la parole journalistique : le faux devient vrai, le vrai devient faux, et l’opinion se laisse ainsi guider.
La démagogie
C’est sur l’idée de démagogie que se termine le paragraphe, puisque, pour vendre le journal, il faut viser le plus large public possible, d’où le lexique : « que chacun trouve, chaque jour, une ligne au moins qui l’intéresse », « que tout le monde les lise », puis, dans une énumération en gradation, « penser à tout et à tous », « à tous les mondes », « à toutes les professions ». Cette énumération se fonde sur des jeux d’opposition, au début évidente, entre « Paris » et « la Province », puis rendue plus hétéroclite : « Armée », symbole de l’ordre républicain, face à « Peintres », symboles de la vie de bohème en marge de la société, « Clergé », donc religion, face à « Université », lieu de la science et de la libre-pensée, enfin « Magistrats », illustrant le respect de la loi et de la morale, face aux « Courtisanes », par définition en dehors de la morale.
Maupassant donne ainsi l’impression d’une presse qui ne recule devant rien pour séduire, où toutes les opinions se mêlent et se côtoient, mais avec un unique objectif : mettre les croyances des lecteurs au service des intérêts économiques.
Le chef des "Échos"
Le portrait de Boisrenard
Pour définir les qualités attendues chez le chef des « Échos », Maupassant oppose son héros, Duroy, qui vient d’obtenir cette promotion, à l’ancien détenteur du poste, Boisrenard,
Boisrenard a, comme atout, son expérience, appréciée du directeur, « une longue pratique ». Quelles qualités lui manquent alors ? Maupassant nomme d’abord la « maîtrise » et le « chic ». Il ne possède donc pas assez de fermeté dans l’action, ni l’élégance nécessaire pour séduire dans les salons mondains, là où l’on peut apprendre et faire circuler les nouvelles. Mais le troisième trait de caractère cité, la « rouerie native qu’il fallait pour pressentir chaque jour les idées secrètes du patron », peut-il vraiment être considéré comme une qualité ? Il renvoie, en fait, à l’idée de ruse, de manipulation, d’agissements souterrains… Finalement, le bon chef des « Échos » est celui qui n’a pas d’opinion propre, qui sait se mettre au service de son « maître ».
Le portrait de Duroy
L’énumération du deuxième paragraphe, qui pose les atouts indispensables au chef des Échos, conduit à une conclusion favorable à Duroy : « il devait faire l’affaire en perfection. »
Cette fonction de chef est d'abord définie par la métaphore filée qui assimile cette fonction à une guerre : il « commande au bataillon de reporters » (plus loin, Maupassant mentionne « la grande tribu mercenaire »), comme un soldat en alerte ; il doit être « toujours en éveil, et toujours en garde », pour surveiller les adversaires, formule accentuée par la répétition de l’adverbe ; il est « armé » pour pouvoir « porter[…] sur le public » les coups nécessaires. Or, Duroy a reçu une formation militaire ! Autant de traits de caractère qui correspondent au portrait de Duroy, déjà découvert dans les chapitres précédents : « méfiant, prévoyant, rusé, alerte, et souple », c’est-à-dire l’adaptation parfaite à cette guerre à livrer dans laquelle la prise en compte de l’adversaire est essentielle.
Puis, avec l’expression « doué d’un flair infaillible », prolongée par du premier coup d’œil », le romancier semble l’assimiler à une sorte de chien de chasse, image qu’il précise à l’aide de trois infinitifs qui expriment les objectifs visés. Il s’agit d’abord de « découvrir la nouvelle fausse », ce qui serait tout à fait moral, puisque quête de vérité. Mais la suite démasque cela, car ce n’est pas vraiment la vérité qui compte mais l’utilité : « juger ce qui est bon à dire et bon à celer. » Seul le résultat importe, en réalité, l’influence exercée : il doit « deviner ce qui portera sur le public ». Enfin, il faut « le présenter de façon à ce que l’effet en soit multiplié », donc maîtriser les techniques de l’écriture journalistique.
L'organisation de La Vie Française
Une presse d'influence
La présentation plus générale du journal est introduite par sur une nouvelle métaphore, celle d’un bateau qui « naviguait sur les fonds de l’État et les bas-fonds de la politique », qui conclut aussi l’extrait, conclusion soulignée par la conjonction « Et » lancée en tête, dans un rôle de conséquence. Cette expression joue sur le double sens du mot « fonds », à la fois les profondeurs marines, mais aussi les finances, et insiste sur les actions souterraines, pas très propres, de la vie politique. À la fin de l’extrait, la reprise ajoute l’idée que le bateau est « manœuvré[…] », à prendre dans le double sens, celui des manœuvres maritimes, mais aussi de manigances politico-financières.
La Vie Française, sa façade. Film Bel-Ami de Philippe Triboit, 2005
Cette présentation suit l’ordre hiérarchique, à la façon d’un organigramme d’entreprise. Au sommet donc, la direction, mais qui n’est que l’apparence, la surface, car, en réalité, il y a des « inspirateurs », le véritable pouvoir, les hommes politiques, eux-mêmes en collusion avec le monde économique, comme le révèle le terme « spéculations ». Le surnom que leur donne Maupassant, « la bande à Walter », lui-même banquier d’ailleurs, donne clairement l’image de malfaiteurs, prêts à tout pour « gagn[er] de l’argent » grâce au journal. Rappelons les multiples scandales de cette fin de siècle, celui des décorations, en 1887, trafic politico-financier organisé par Daniel Wilson, député et gendre du président de l’Assemblée Jules Grévy, le lien d’amitié entre Léon Say et le directeur de la banque Rothschild, liée elle-même au krach de la banque de l’Union Générale, ou encore Eugène Duclerc, Président du Conseil en 1882 mais, en même temps, administrateur, de 1876 à 1889, de la Banque de Paris et des Pays-Bas.
L'image des journalistes
Le rédacteur politique
Cité immédiatement après la direction, le « rédacteur politique », ici Forestier, est qualifié, de façon péjorative, d’« homme de paille », une sorte de marionnette entre les mains de ces « inspirateurs ». Il n’est qu'un acteur sur scène, mais, comme au théâtre, il y a les coulisses, le trou du souffleur, avec le verbe évocateur : « ils lui soufflaient les articles de fond ». Il n’est d’ailleurs même pas lui-même le rédacteur de ses articles, car le lecteur comprend bien que le discours rapporté, « pour être tranquille, disait-il », n’est qu’un alibi : c’est sa femme Madeleine qui tient la plume.
Un recrutement composite
Maupassant présente ensuite les journalistes, en commençant par « deux écrivains célèbres ». Souvenir personnel de sa propre fonction ? Ou plutôt, façon de revenir sur le rôle de l’apparence puisqu’il ne s’agit pas de reconnaître leur valeur littéraire, mais seulement de « donner une allure littéraire et parisienne », c’est-à-dire de répondre au snobisme et au « chic » à la mode. Le verbe « on y avait attaché », image qui suggère un chien tenu en laisse par ce « on », ces maîtres invisibles, accentue d’ailleurs cette impression que même le monde intellectuel s’est mis au service de la politique et de la haute finance.
La Vie Française, sa salle de rédaction. Film Bel-Ami de Philippe Triboit, 2005
Enfin, au plus bas de la hiérarchie, Maupassant fait la liste de toutes les catégories de journalistes occasionnels, regroupés dans la formule péjorative, « la grande tribu mercenaire », donc prêts à se vendre pour soutenir le rédacteur en chef, qui lui, se réserve les domaines les plus nobles, la vie politique et économique. Finalement, tout homme s’achète, qu’il s’agisse d’« art », de crime ou de courses de chevaux… Tout aussi péjorative est l’expression « écrivains à tout faire », qui fait penser à la qualification d’une domestique, « bonne à tout faire ».
Le journalisme au féminin
Il ne manquait plus qu’une catégorie, les « femmes du monde », sur lesquelles Maupassant exerce son ironie déjà par les pseudonymes qu’il leur attribue : « Domino rose », « Patte blanche ». Rappelons que Maupassant lui-même utilisa de nombreux pseudonymes, tels Joseph Prunier, Chaudron du Diable ou Guy de Valmont en début de carrière, mais aussi la signature « Un colon » ou « Un officier » pour des chroniques sur son voyage au Maghreb, et surtout Maufrigneuse, d’après le personnage de la duchesse de Maufrigneuse, croqueuse de fortune qui règne sur Paris dans plusieurs romans de Balzac. Ces masques (un domino sert précisément à dissimuler le visage) sont plaisants parce qu’ils donnent le sentiment d’une légèreté frivole, aux couleurs pastels, symboles d’innocence, alors même qu’elles sont coupables : elles « commettaient des indiscrétions sur les grandes dames ». Ainsi, ces « femmes du monde » vendent aux lectrices bourgeoises de quoi satisfaire leur désir de leur ressembler par la « mode », la « vie élégante », le respect de « l’étiquette » et des règles du « savoir-vivre », mais aussi de quoi nourrir une curiosité malsaine.
"La mode", en supplément au Petit Journal
POUR CONCLURE
Rappelons que Maupassant est lui-même journaliste, publiant jusqu’à sa mort des chroniques, notamment dans deux journaux du temps, Le Gaulois et Le Gil Blas, et que, formé par Flaubert, il mesure parfaitement l’importance du style. Mais il nous propose ici une image bien sombre et très critique de la presse, en montrant comment elle s’affirme, sous la IIIème République, comme le « quatrième pouvoir ». Il y dénonce, tout particulièrement, la collusion entre la presse et les milieux politiques et financiers.
De la même façon, son portrait à grands traits des journalistes n’est guère plus reluisant : ils ne sont que des « armes » au service des puissants, ils se vendent en exerçant un métier à la fois d’espion et de traître, en plus sans toujours en avoir la compétence. La presse est donc un cadre idéal pour permettre au héros, Bel-Ami, de réaliser ses ambitions.
Lecture cursive : Guy de Maupassant, Lettre au rédacteur en chef du Gil Blas, publiée le 7 juin 1885
Pour lire l'extrait
Cette image critique de la presse et des journalistes proposée par Maupassant dans Bel-Ami provoque un véritable scandale dans ce milieu, avec des reproches auxquels l’écrivain répond dans cette lettre au rédacteur du journal Le Gil Blas, dans lequel le roman a paru en feuilleton.
Le portrait du héros
La réponse de Maupassant à la question oratoire adressé à son destinataire, « Est-il, en réalité, journaliste ? Non. », est son premier moyen de se défendre en déniant à son héros, Georges Duroy, le statut de journaliste. Il le qualifie simplement d’« aventurier », qui a utilisé la presse pour parvenir à son but : « Ce n'est donc pas la vocation qui l'a poussé. J'ai soin de dire qu'il ne sait rien, qu'il est simplement affamé d'argent et privé de conscience. » Un tel personnage, insiste-t-il, aurait pu se « rencontre[r] dans toutes les professions existantes ».
Le choix du journalisme
Ce premier argument n’empêche pas ses adversaires de relancer leur reproche : « Pourquoi ce choix, dira-t-on ? » Dans un premier temps, la réponse est une sorte de dérobade : « Parce que ce milieu m'était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l'a souvent répété. » Il reprend ici une image ancienne de la presse, déjà rencontrée par exemple chez Balzac, la possibilité, en franchissant les diverses fonctions, d’y construire une carrière réussie.
Mais, de façon plus insistante, il rejette l’idée que le journal qu’il critique si sévèrement, soit représentatif de « la Presse contemporaine tout entière ». Refusant ainsi de « généraliser », il s’emploie à distinguer deux types de publication :
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le « vrai journal », qu’il ne définit pas réellement, uniquement à la fin en précisant qu’un tel choix l’aurait amené à « montrer la vie laborieuse et calme d'un brave homme « Il sous-entend ainsi qu’il existe une presse honnête, sérieuse et soucieuse de vérité.
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une presse de bas niveau, qualifiée péjorativement en raison de ses manœuvres malhonnêtes : « une ces feuilles interlopes, sorte d'agence d'une bande de tripoteurs politiques et d'écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-unes, malheureusement. »
Alfred Clarey, cartes promotionnelles représentant des allégories des principaux journaux, 1882. BnF, Paris
POUR CONCLURE
Son excuse est donc la revendication du droit du romancier, affirmé par tous les tenants du réalisme, d’associer un personnage à son milieu : « Voulant analyser une crapule, je l'ai développée dans un milieu digne d'elle, afin de donner plus de relief à ce personnage. » Il fallait donc, plaide Maupassant, noircir la presse pour mieux noircir son héros. N’oublions pas que Maupassant publie lui-même des chroniques dans la presse, et qu’il s’adresse ici au « rédacteur en chef » du journal dans lequel il fait paraître ses œuvres, qui pourrait lui-même se sentir offensé par le « procès » fait dans Bel-Ami.
Étude d'ensemble : l'évolution de l'information aux XX° et XXI° siècles
L'évolution de la presse
Les changements au XXème siècle
Les événements historiques du XXème siècle influent considérablement sur la presse.
La poursuite des progrès techniques, tant dans le recueil des informations que pour l’impression et la diffusion, de même que l’alphabétisation sans cesse accrue, produit à la fois un important essor des parutions et une diversification des organes de presse. À chaque lecteur, on cherche à offrir un journal sur mesure, de plus en plus spécialisé, en économie, sur la finance, sur le sport, sur les travaux publics, l’artisanat, l’agriculture, sur les différents arts…, en conquérant aussi un large public féminin et même les enfants.
Mais les deux guerres viennent donner un coup de frein, pour deux raisons :
La guerre exige de soutenir le moral de la population, d’où, pendant toute la durée de la première guerre mondiale, un rôle renforcé à la fois de la censure et de la propagande. Le reporter de guerre pour Le Matin, Albert Londres, lance une expression qui sera souvent reprise : le « bourrage de crâne », raison aussi de la création du Canard enchaîné, qui entend bien lutter contre cette désinformation. Ainsi, les lecteurs deviennent méfiants : de 40 journaux parisiens en 1920, il n’en reste que 32 en 1940. La hausse des coûts et la crise économique n’arrangent pas la situation…
Pendant la seconde guerre mondiale, l’occupation allemande exerce une censure sévère, qui s’ajoute au rationnement du papier et à l'émergence d'une presse collaboratrice, dont l’hebdomadaire antisémite Je suis partout donne un parfait exemple. C’est ce qui explique, en riposte, la naissance de journaux clandestins, tels Défense de la France, Combat, La Vie ouvrière, Témoignage chrétien, Libération…
Cette double entrave va avoir une double conséquence, qui se réalise peu à peu au cours du siècle :
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la création d’organismes destinés à organiser le fonctionnement de la presse, par exemple celle de l’Agence Française de Presse qui assure la diffusion neutre de l'information;
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une réflexion sur la déontologie du métier de journaliste, qui se lie à la création d’un statut de journaliste professionnel, doté d’une carte de presse et protégé par les lois sur le droit d’auteur et le secret des sources.
La « Une » de Je suis partout, du 17 février 1939
L’exigence de transparence, qui est de règle aujourd’hui, permet de suivre de près la situation de la presse actuelle, même si sa diffusion se réalise de plus en plus sur les sites et les applications : pour 8 millions d’exemplaires environ diffusés sur papier, il y a 70 millions de visiteurs à travers Internet. Un organisme, l’Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias, en certifiant les données de diffusion, joue un rôle important pour les éditeurs, qui peuvent ainsi orienter la concurrence, mais aussi pour les publicitaires, pour guider leurs investissements.
Les statistiques ainsi réalisées conduisent déjà à deux constats :
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Les magazines l’emportent sur les quotidiens : à une époque où l’immédiateté triomphe, avec la volonté de mettre un scoop à la « Une », il est possible d’y voir le signe d’un désir des lecteurs d’un approfondissement de l’information, mise en perspective et présentée avec une pluralité de regards.
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La presse quotidienne régionale rencontre un plus large lectorat que la presse quotidienne nationale, peut-être parce que l’information nationale étant diffusée sur d’autres médias, audiovisuels notamment, les lecteurs recherchent plus de nouvelles sur leur environnement proche, pour répondre à des préoccupations pratiques plus immédiates.
Enfin, la diffusion par abonnements est de plus en plus importante : elle traduit à la fois une implication idéologique des lecteurs, et un effort des journaux et magazines pour fidéliser leur public.
Pour en savoir plus sur la situation actuelle de la presse
La presse aujourd'hui
Le développement des médias audio-visuels
Ce sont encore les progrès technologiques qui modifient l’information, à la fois sa forme, ses contenus et son rythme, avec le développement de la radio, inaugurée en 1921, et de la télévision, qui s’implante peu à peu après la seconde guerre mondiale, d’abord en noir puis en couleurs.
La radio
Si, au début, la radio privilégie les programmes musicaux, en 1927 est lancé le « Radio-Journal de France », encore peu vivant : c’est la simple lecture d’articles de presse. Mais avec les « radio-reportages », elle conquiert au quotidien un public plus important, la moitié de la population dès les années trente.
Une information sous contrôle
Les dirigeants, eux, comprennent vite l’intérêt de ce nouveau média, qu’ils s’emploient à contrôler, aussi bien en France, lors des élections de 1936, que dans les pays fascistes, Italie, Espagne, Allemagne, où la radio diffuse les discours enflammés des chefs d’État. La propagande y bat son plein, et peut traverser les frontières.
Avant la guerre, les programmes allemands, par exemple, sous l’égide du ministre Joseph Goebbels, sont diffusés en cinquante-trois langues, et, dès l’Occupation, le pouvoir nazi encadre et organise l’information radiodiffusée : sur Radio-Paris, des journalistes collaborent en diffusant de fausses informations pour combattre les alliés et la France libre. En parallèle, la radio anglaise, la BBC (British Broadcast Company), diffuse des programmes en français, "Honneur et Patrie" et "Les Français parlent aux Français", pour soutenir la Résistance ; l’écoute de la BBC est, bien sûr, interdite par l’occupant allemand.
Dans l’après-guerre, la diffusion radiodiffusée reste sous le monopole public de l’ORTF, donc l’information y est toujours contrôlée, même quand elle passe par la chanson : par exemple, celle de Boris Vian, « Le déserteur », y est interdite en 1955 pour « antipatriotisme », comme « Ma France » de Jean Ferrat, ou plusieurs chansons de Brassens considérées comme des atteintes aux bonnes mœurs !
Une marche vers la liberté
Très vite, intervient un contournement du monopole, avec des radios dites « périphériques », mais qui diffusent en ondes longues, installées hors du territoire français, comme Radio Luxembourg, Europe N°1 (en Allemagne), Radio Monte Carlo ou Radio Andorre. Leur concurrence amène un renouvellement des programmes, de plus en plus attractifs, et qui donnent la parole à des minorités politiques ou sociétales peu entendues sur les ondes officielles. Ce mouvement s’accentue encore dans les années 70 avec les « radios pirates » qui se multiplient en ondes courtes et moyennes : illégales, elles se créent parfois autour d’une ville, comme Radio Bastille à Paris ou Radio Libre 44 à Nantes, ou même à l’occasion d’une lutte spécifique comme Lorraine cœur d’acier ou Radio SOS Emploi pour soutenir les grévistes de la sidérurgie. Le pouvoir entre en lutte, par du brouillage des ondes et des procès, mais l’arrivée des socialistes au pouvoir, par la loi du 9 novembre 1981, finit par entériner l’existence des « radios libres ».
Mais la question de la liberté et de l’objectivité de l’information reste posée car, politiquement libérées, les radios dépendent de leurs ressources publicitaires. Cela ne leur impose-t-il pas une autre forme de contrainte, voire de propagande, plus insidieuse ?
La télévision
Une nouvelle source d'information
Pendant l’entre-deux-guerres, la télévision reste encore un média expérimental, et même après la guerre, vu le coût de l’appareil. Mais la prise de conscience de son pouvoir d’information est rapide : Pierre Sabbagh présente, dès juin 1949, le premier journal télévisé, quinze minutes d’images commentées. Mais l’évolution est lente, dans la forme – la couleur n’apparaît qu’en 1967 – comme dans les contenus, toujours sous contrôle du pouvoir politique, financeur, par le biais de l’ORTF, jusqu’en 1974, puis de sociétés nationales, TF1, Antenne 2, France 3.
Dans ce cadre cependant, les progrès techniques permettent de diversifier les contenus, avec plus de reportages en direct en extérieur, la mise en place, en 1956, de l’Eurovision, diffusion simultanée du premier Grand prix de la chanson, enfin l’ouverture à d’autres continents par les retransmissions par satellites, comme en juillet 1969 les premiers pas la lune de Neil Amstrong et Buzz Aldrin.
De nouvelles questions
Mais l’atout même de la télévision, donner à voir, fait naître parallèlement son danger : transformer l’information en un spectacle, qui fait davantage appel aux émotions qu’à la raison, avec pour conséquence une recherche d’images sensationnelles.
La deuxième question est la fiabilité de l’information transmise, d’abord en raison du monopole d’État. La loi sur la liberté tente de répondre en assurant un pluralité d’opinions par la création d’une institution, le Haut Conseil de l’Audiovisuel, devenu, en 1989, le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel. Mais l’ouverture à la concurrence fait entrer à la télévision des groupes financiers puissants, nouvelle source de pressions qui instaure aussi, pour des questions de rentabilité, le règne de l’Audimat qui mesure l’audience. De là à sacrifier la qualité de l’information au spectacle et au pur divertissement, il n’y a qu’un pas… et c’est là une nouvelle forme de désinformation, que dénonce le sociologue Pierre Bourdieu dans son essai Sur la Télévision, paru en 1996 :
La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. Or, en mettant l’accent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ces droits démocratiques.
Enfin, la naissance des chaînes d’information en continu, LCI en 1994, suivie d’I-Télé, de BFMTV, de France-Info..., soulève de nouvelles interrogations, voire des polémiques. La répétition incessante des mêmes sujets, liés à l’actualité, mais sans réel approfondissement, constitue une autre forme de propagande, mais aussi favorise une perception superficielle : un direct, vite monté, mais aussi vite oublié, remplacé par un autre…Ce sont ces questions que pose Éric Scherer dans son essai paru en 2011, A-t-on encore besoin des journalistes ? Manifeste pour un « journalisme augmenté, en soulignant les enjeux actuels du métier de journaliste :
Pratiquement tout ce qui bouleverse et restructure les médias et les métiers du journalisme d’aujourd’hui n’existait tout simplement pas en l’an 2000 [...].
L’information, en infinie abondance et dont la fraîcheur est primordiale, est de plus en plus délivrée en flux, en courants, au fil de l’eau. Elle est morcelée, éclatée, et n’entre plus dans les vieux moules du passé : presse écrite, radio, télévision. [...]
Mais il reste aussi au journaliste les atouts incopiables de sa profession, de son métier, de son expertise, qu’il peut davantage faire valoir, développer – et dont la société a plus que jamais besoin : sa capacité à trier, à authentifier, à mettre rapidement en perspective l’information, à lui donner du sens et à relier les événements.
Un nouveau venu : Internet
Une information mondialisée
Si les premières connexions informatiques à longue distance, dans un système nommé Arpanet, remontent aux années 1960 aux États-Unis, en reliant des universités, il faut attendre les années 1990 pour voir naître Internet, avec le « World Wide Web », réseau mondial public qui ouvre l’accès, entre autres, à l’information par l’intermédiaire de navigateurs, et permet l’échange entre les individus : en 2014, on compte plus d’un milliard de sites et environ 3 milliards d’internautes.
La grande nouveauté d’Internet est que, dans le réseau, chacun peut être à la fois producteur et récepteur d’une l’information, qui devient accessible immédiatement en tous temps et en tous lieux grâce à la multiplication des téléphones portables et à des moteurs de recherche puissants, tel Google, créé en 1998. À cela s’ajoute la création de réseaux sociaux, par exemple Facebook, en 2004, Twitter, en 2006, Instagram, en 2010, pour les photos et les vidéos, ou TikTok, application lancée en 2016 en Chine à l’intention des internautes hors de Chine. Ils permettent à chacun de découvrir, de diffuser, de relayer et de commenter l’information.
Enjeux et obstacles
On comprend très vite le double enjeu qu’Internet fait naître :
La neutralité de l’information se trouve complètement remise en cause, à la fois par les pouvoirs politiques et économiques qui contrôlent les moteurs de recherche, les réseaux et les sites, et par la possibilité, offerte à tous, de publier. Or, qui se préoccupe aujourd’hui, quand il trouve une information, d’aller identifier sa source ou de vérifier la validité de sa signature ?
Fondé sur la liberté de circulation de l’information au niveau mondial, mais ne relevant d’aucun droit institué mondialement, Internet ouvre la porte à tous les excès. Il est donc très difficile d’en réguler un contenu, par exemple d’y empêcher la diffamation ou le racisme. De plus, même quand la justice d’un État applique le droit et parvient à faire fermer un site, il peut réapparaître immédiatement ailleurs, sous un autre nom et une autre adresse…
POUR CONCLURE
C’est une véritable révolution qui s’est déroulée au cours du XXème siècle avec la naissance des médias audio-visuels, jusqu’au dernier né, Internet, qui semble réaliser l’idéal des Encyclopédistes du XVIIIème siècle, poussé à l’extrême : offrir au plus large public possible un accès illimité à toutes les connaissances mondiales.
Mais, comme lors de la Renaissance avec la révolution issue de l’imprimerie, cet accès démultiplié à l’information inquiète, suscite tantôt l’enthousiasme, tantôt des oppositions violentes, et, en exerçant son influence sur chacun de nous, il modifie inévitablement nos comportements, donc nos sociétés. Influence bénéfique ou nocive ? Même s’il est encore tôt pour en juger, la question se pose…
Pour lire les paroles de la chanson
Explication : Muriel Laporte et Daniel Chenevez, « J’ai vu », 1990, in Religion, album chanté par Niagara
Au sein du groupe pop-rock, Niagara, et aux côtés de Daniel Chevenez, Muriel Laporte, née en 1963, connaît le succès, sous le pseudonyme de Muriel Moreno entre 1984 et 1993, à la fois comme parolière et chanteuse avant de poursuivre en solo une carrière à laquelle elle met fin en 2010.
En quoi le titre et le thème traité dans cette chanson, « J’ai vu », donnent-ils sens à l’album intitulé Religion dans lequel il figure ?
Le contenu des informations
Dans le premier couplet
Les lieux cités ont tous un point commun : ils sont présentés lors des actualités télévisées parce que s’y déroulent des événements historiques dramatiques : en 1989, la chute du mur de Berlin voit l’effondrement du régime soviétique, de même qu’à Bucarest, capitale de la Roumanie, où, en 1990, les manifestations obligent le dirigeant, Ceaucescu, à quitter le pouvoir, et les frontières s’ouvrent.
La chute du mur de Berlin, novembre 1989
Enfin, en 1989, suite à la révolte qui couve en Chine depuis 1978, s’est déroulée, sur la place Tian’anmen à Pékin, une grande manifestation pour réclamer plus de démocratie, violemment réprimée. Plus loin, sont à nouveau mentionnés la Chine, Soweto, un township d’Afrique du sud, symbole, par des émeute, de la résistance à l’apartheid, et le Liban, où, de 1975 à 1990, une violente guerre civile déchire les différentes communautés religieuses.
Les manifestants sur la place Tian’anmen, début juin 1989
Une dernière évocation, « Lancer des pierres au bord de Gaza », fait référence à la première intifada, ou « guerre des pierres », qui, entre 1987 et 1993, marque l’affrontement entre les Palestiniens de la bande de Gaza et l’armée israélienne qui réprime avec force les révoltes.
Ainsi, ce premier couplet met en évidence « tous les combats » qui font l’actualité : montrés à la télévision, ils se juxtaposent, tous « à la fois », donc multiplient l’image de violence.
Dans le second couplet
Le second couplet repose sur un contraste, car il nous fait passer de la grandeur de l’histoire aux faits divers.
La dimension historique
Le second couplet reprend la dimension historique, mais de façon plus allusive, à travers des symboles. Par exemple, l’image des « cent mille fleurs » fait référence à un discours célèbre de Mao Zetong, en 1956, souhaitant « que cent fleurs s'épanouissent ». En appelant « printemps de Pékin », les émeutes des étudiants en 1989 reprennent cette image d’un pays où tant de manifestants, étudiants et ouvriers, veulent faire fleurir la liberté, des « fleurs ». Les « drapeaux rouges », eux, sont les emblèmes des pays communistes, et s’ils « ont cessé de flotter », c’est parce que ces années ont marqué la chute, l’un après l’autre, des pays inclus dans le bloc soviétique. Le début du second couplet traduit donc les changements importants dans l’histoire.
Un fait divers
Par contraste, l’événement qui suit, « Un homme ce matin s'est jeté sous un train », paraît dérisoire, un fait divers banal, qui ne concerne qu’un seul individu, même si l’enjambement, « Abandonné comme un chien », suggère la façon dont cette information est rendue pathétique, ensuite généralisée par les explications de ce suicide, « la misère et la faim ».
La force des images
Dans le premier couplet
L’anaphore du passé composé, « J’ai vu » qui ouvre les deux couplets et scande le refrain, repris trois fois à la fin, est rattaché à la télévision dès le deuxième vers, familier, « le nez dans la télé ». Cette formule, encore amplifiée par la précision temporelle, « Matin et soir », met en évidence l’addiction de la spectatrice aux images diffusées. Avec la posture évoquée, « collée devant l’écran », elle semble totalement fascinée.
Mais l’effet produit par les images va encore plus loin. La spectatrice est comme aspirée par ces spectacles qu’elle regarde « comme si j’y étais », dit-elle, repris par « J’étais de tous les combats ». Elle participe ainsi pleinement à ces violents événements historiques, dotée d’ubiquité puisque transportée « à la fois » d’un lieu à l’autre. En affirmant que « c’est encore plus vrai », elle donne même à l’information télévisée une force supérieure à la vie réelle.
C’est ce qui explique qu’elle réagisse aux événements, en s’associant à l’intifada par exemple, qu’elle « ne regrette pas », et en se sentant personnellement visée par la condamnation lancée, en février 1989, par l’Iran contre Salman Rushdie : « Des religieux, au nom de leur foi, m'ont lancé une fatwa ».
Dans le second couplet
Si, dans le premier couplet, la spectatrice réagissait à l’événement, dans le second, elle va plus loin puisque, directement impliquée, elle agit plus directement. En proclamant « j’ai déjà donné » à propos des « cent mille fleurs », elle suggère qu’elle a apporté un soutien personnel à cette révolte ; de même, « je les ai brûlés » à propos des « drapeaux rouges », fait de la spectatrice une actrice participant elle-même à la libération.
Mais ce couplet introduit une contradiction intéressante :
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d’un côté, ces informations qui mettent en avant la violence et la mort, accentuent le pessimisme de la destinatrice : « Le pire est à craindre pour demain ».
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de l’autre, en s’accumulant, elles créent une sorte d’habitude, qui finit par banaliser les faits terribles, donc par susciter une forme d’indifférence : « Ça ne me fait rien », déclare la téléspectatrice, ainsi immunisée contre ces images.
La transmission d'une violence fascinante
Une nouvelle religion ?
La place de la religion
Toutes les révoltes, les combats et les morts qui sont mis en image accordent une place, soit à la religion directement, qui joue un rôle fondamental au Liban ou par la mention de « la fatwa », soit, indirectement, à des idéologies chargées d’une force quasi religieuse, le communisme avec ses « drapeaux rouges », ou l’apartheid, érigé en dogme en Afrique du sud. Dans tous les cas, c’est ce qui cause les pires conflits et tant de morts. Or, tous portent la même revendication, la liberté, dont la télévision deviendrait alors une sorte d’apôtre.
La quête de vérité
La notion de vérité intervient à deux reprises dans la chanson.
Au début, « c’est encore plus vrai » accentue la puissance des informations télévisées, supérieure à la réalité terrestre, que confirment toutes les réactions de la téléspectatrice, la façon dont elle en arrive à s’intégrer à ces images, à agir en même temps que les combattants. Notons d’ailleurs que l’image du « sang sur ma peau » fait penser aux stigmates portés par certains mystiques, reproduction sanglante des plaies du Christ.
Les deux derniers vers, eux, reprennent cette puissance, en faisant de la télévision la garante de cette vérité. Elle pourrait donner sens à cette omniprésence de « la mort », si puissante : « Accrochée à ma fenêtre bleutée / J'ai cherché la vérité ».
La télévision devient alors une nouvelle Bible, apportant la réponse à une quête de sens, que le participe, « accrochée », présente comme désespérée, tandis que la périphrase qui la désigne, « ma fenêtre bleutée », image cette ouverture qu’elle offrirait sur un espace céleste. Elle est porteuse d’une nouvelle religion.
CONCLUSION
Le rythme et les sonorités du hard rock, comme la juxtaposition des images du clip et leur surgissement brutal, s’associent parfaitement à la voix rauque et grave de la chanteuse qui scande sa colère. Ainsi la chanson affirme l'engagement du groupe Niagare, en dénonçant les choix télévisuels d’une information qui met au premier plan la violence et la mort. Les sentiments alors ressentis par la téléspectatrice insistent sur l’effet produit, une fascination qui, peu à peu, l’amène à entrer, en quelque sorte, dans l’écran. Mais, en même temps, ces images s’impriment en elle et accentuent une vision pessimiste du monde. Comment alors pourraient-elles ne pas exercer une influence sur l’ensemble d’une société qui n’a plus, comme source de réponse à sa quête de sens, que la télévision : le « j’ai vu » crée ainsi une véritable révélation, d’essence quasi religieuse.
Lecture cursive : Pierre Bourdieu, Sur la télévision, 1996, trois extraits
Pour lire les textes
Le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) a tout particulièrement étudié la façon dont les hiérarchies sociales, donc les rapports de domination, se perpétuent. Cela l’a amené à étudier le rôle des médias sur l’évolution de la société, en quoi et comment ils contribuent à ces relations de domination. C’est ce que soulignent ces trois extraits.
1er extrait
Cette idée de domination de la télévision est marquée par le choix du terme de « monopole », à l’origine appliqué à l’économie pour traduire le pouvoir unique d’une entreprise qui élimine tous ses concurrents. Mais ici, cela est pire car il s’exerce sur « la formation des cerveaux »… En fait, il s'agit d'une absence de formation, puisqu’elle ne fournit que du « vide » du rien ou du presque rien », en ne transmettant pas « les informations pertinentes ». Que signifie pour lui cet adjectif ? Celles qui font réfléchir, qui instruisent et développent l’esprit critique, donc qui permettent au citoyen d’« exercer ses droits démocratiques », c’est-à-dire de conquérir la liberté et l’égalité. Ainsi, la télévision, en les lui refusant, contribue à sa soumission...
2ème extrait
Pour entretenir ce « monopole », la télévision dispose d’une source de « mesure du taux d’audience », l’« audimat ». Il offre à chaque média un double intérêt, suivre « quart d’heure par quart d’heure » le nombre de téléspectateurs, ouvrant ainsi la porte à la démagogie pour mieux capter leur attention (et donc les ressources publicitaires récoltées) ; il est même possible de différencier l’audience « par grandes catégories sociales ». L’influence de la télévision dépasse alors le pouvoir exercé sur les spectateurs, dont il lui est plus facile de cibler les centres d’intérêt, pour influencer les journalistes eux-mêmes, obnubilés par « l’audimat » : c’est lui qui devient leur seul critère de valeur : il « est actuellement dans tous les cerveaux » de ceux qui diffusent l’information.
Le fonctionnement de l'Audimat : ses étapes
3ème extrait : "cacher en montrant"
Le titre de ce chapitre indique d’emblée le reproche que Bourdieu adresse à la télévision : en fait, elle fournit une information qui, soit s’emploie à « cacher » la réalité, soit la déforme par la façon dont elle la présente.
En s’appuyant sur des exemples, il avance deux raisons pour justifier sa critique.
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La télévision recherche le « spectaculaire ». Donc, toutes les images accentuent la « dramatisation » pour frapper le public, en manipulant ainsi l'opinion.
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En parallèle, elle accompagne ces images par un langage excessif, des « mots extraordinaires » qui, eux aussi, accentuent la « gravité » de l’information fournie : ils « créent des fantasmes, des peurs, des phobies ou, simplement, des représentations fausses. »
En élargissant sa critique à la presse quotidienne, il met ainsi en cause le travail des journalistes, accusés de légèreté : ils n’ont « pas la moindre idée » des conséquences de ce qu’ils montrent et disent. Il va encore plus loin en soulignant la « contrainte » subie dans cette recherche de « ce qui rompt avec l’ordinaire », en raison de la concurrence entre les journaux : cela leur « impose la poursuite du scoop », qui supprime toutes les limites : « on est prêt à peu près à n’importe quoi ».
Mais l’on arrive alors à un paradoxe, selon Bourdieu. Alors même que chacun a ce même désir d’« exclusivité », vu que les moyens mis en œuvre pour l’atteindre sont identiques, l’information conduit à l’inverse. Tous répètent et montrent les mêmes nouvelles : on « aboutit ici à l’uniformisation et à la banalisation. »
Lecture cursive : Jean-François Kahn, L'Horreur médiatique, 2014, deux extraits
Pour lire les textes
Le journaliste Jean-François Kahn (né en 1938) s’est fait connaître en créant, en 1984, un hebdomadaire, L’Événement du jeudi, puis en 1997, un autre magazine d’information, Marianne, qu’il dirige jusqu’en 2007. Mais il continue à proposer des rubriques, à intervenir dans des débats à la radio et à la télévision. Dans son essai, L’Horreur médiatique, paru en 2014, il poursuit la réflexion commencée, en 1994, dans La Pensée unique, en dénonçant, souvent avec violence, le manque de pluralisme dans la presse, dans les médias en général, encore accentué avec Internet et les réseaux sociaux qui fournissent une information sans recul ni analyse.
1er extrait
L’essai prend comme point de départ la phrase de reproche adressée aux journalistes par le public, « Vous, les médias ! », qui les regroupe tout dans une même attaque, comme s’ils étaient tout semblables, et, surtout, comme s’ils constituaient une « caste », un monde à part. Ainsi, tous sont « fondus et passés dans le même laminoir », et toutes les différences d’opinion entre les organes de presse se retrouvent « noy[ées] dans une « globalité ».
Blachon, Les malmenés, 1990. Dessin, Paris, Stock
Dans le dernier paragraphe, il avance une explication à ce reproche collectif, qui les enferme dans une même identité. Tous sont accusés de ne pas fournir une information objective, mais de manipuler les lecteurs : vous « ne relayez pas nos idées, mais inoculez les vôtres ». Tel est le fondement de l’accusation, soutenue par un lexique qui souligne la puissance des médias. Pire encore, ils empêchent toute autre opinion de naître : vous « tambourinez nos cerveaux pour nous forcer à les taire », ajoute-t-il. Ils deviennent ainsi les garants d’une vérité unique, qu’il est impossible de nier, et ils instaurent un « quasi-monopole » moral en imposant une « dictature du bien ».
2ème extrait
Dans ce second extrait, une autre accusation est formulée, qui porte sur le contenu même des informations, une négation de la réalité, qualifié d’« exorcisme du réel ». Pour ôter tout sens à l’information, les médias la fournissent « cul par-dessus tête », expression imagée qui dénonce l’inversion des valeurs, car tout se retrouve mis sur le même plan, l’important, comme « la santé », et le provisoire, comme « le prix des appartements ».
Le résultat sur le public est terrible, selon lui : « L’indifférenciation contribue à l’indifférence. » Finalement, le public se détourne de ce qui lui est fourni, « l’info n’importe comment, à n’importe quelle sauce, sous tous les déguisements, dans tous les amalgames, alibi de toutes les mises en scène ». Loin de rechercher l’information, « l’un des ressorts du progrès démocratique », notre époque a conduit au résultat inverse, son rejet : « L’information, aujourd’hui, c’est ce qui se lit le moins, s’écoute le moins. »
Séduire le téléspectateur : la surinformation
POUR CONCLURE
Comme Bourdieu, Jean-François Kahn critique le fonctionnement des médias, qui ont renoncé au rôle démocratique qu’ils avaient à l’origine : éclairer l’esprit des lecteurs. Face aux médias poussés par une concurrence économique, c’est un même reproche qu’ils lancent, celui d’une désinformation, par le scoop à tout prix, par le martèlement à l'infini d’une nouvelle, qui appauvrit toute réflexion, et, finalement, éloigne le public des médias.
Exposé oral : présentation d'un site
Pour voir le site
Cette séquence offre l'occasion de proposer l'analyse d'un site, au choix. Pour fournir des clés d'analyse, nous avons choisi celui du "Comité contre l'esclavage moderne" en commençant par le sens des "onglets" du menu général, et l'observation de son écran d'accueil. Puis six groupes peuvent être constitués pour rendre compte des différentes parties du contenu intitulé "L'esclavage aujourd'hui". Les présentations distingueront nettement ce qui relève de l'information (statistiques, description des faits...) et de la dénonciation : critiques, améliorations proposées.
Explication : Abdel Djibril Haddad et Soprano, « Mon précieux », 2017, in L'Éverest
Pour lire les paroles
C’est sous le pseudonyme de Soprano que se fait connaître le rappeur Saïd M’Roumbaba, né dans les quartiers nord de Marseille en janvier 1979. Son succès dans le hip-hop est assez rapide : Puisqu’il faut vivre remporte le prix du meilleur album en 2007 et il est nommé « meilleur artiste de l’année » dès 2008. Ce succès ne se dément pas et son quatrième album Éverest, sorti en 2016, est successivement disque d’or, de platine, de double, enfin de triple platine, au point qu’il l’enrichit de cinq chansons lors d’une réédition en septembre 2017, dont « Mon précieux » en association avec Abdel Djalil Haddad pour les paroles.
Comment ce si « précieux » téléphone mobile, ou smartphone, nouveau support transmetteur d’informations, peut-il influencer notre vie ?
Un objet technologique
Sans qu’il soit jamais nommé, l’objet, le téléphone mobile est immédiatement identifié, et, surtout, il est personnifié : « je te prends par la main », « je te caresse le visage », « mes yeux sont dans les tiens ». Il devient ainsi un être humain à part entière, à la seule différence de la technologie, par exemple son « regard pixellisé », et avec lequel on peut communiquer : « j'te parle avec mes doigts ». L’interpellation « baby », détachée par le chanteur, l'assimile même à une femme aimée. À la fin de la chanson, la fusion avec l'humain devient totale puisque le possesseur de l’objet ressent physiquement « l’impression que [s]on pouls ralentit », une sorte d’approche de la mort, quand la « batterie », le cœur battant du téléphone, est déchargée, illustrée par la reprise des mots en échos atténués.
Un nouveau support de l'information
Le téléphone mobile combine en lui toutes les informations que permet l’informatique, devenant un média privilégié, aux contenus multiples offerts par les « applis ». Il est alors possible d’accéder à la culture, comme le souligne la question rhétorique, « Pourquoi aller en concert? Tu m'as tout mis sur YouTube », et de disposer de toutes les aides possibles : « Tu es ma secrétaire, tu gères mon organisation », et les « notifications », les « pubs » accompagnent la vie quotidienne en la facilitant.
Cette information va jusqu’au plus personnel, dans un échange réciproque où chacun devient à la fois émetteur et récepteur : « Mon café, mon jus d'orange, on le partage aux amis », « Je te partage ma vie |…] / Tu me partages la vie des autres ». La question qui reste alors posée est celle de l’intérêt de ces informations : elles paraissent dérisoires, car leur objectif n’est pas véritablement d’instruire ou de développer la réflexion. Il s’agit d’abord de se « divertir » et de faire fonctionner l’économie : « Tu m'aides à consommer, car tu ne me parles qu'avec des pubs ».
Une critique sévère
Une addiction
Dans le premier couplet, les indices spatio-temporels introduisent la première critique puisque le téléphone mobile est présent « chaque matin », dès le réveil par sa « douce mélodie », et que son propriétaire l’emporte partout avec lui, même « au petit coin », s’en sert « en voiture » et « [a]u boulot », jusqu’au soir, « [a]u dîner ». Les termes « inséparable » ou « ensemble », répété, soulignent cette addiction, l’objet fonctionnant alors comme une drogue, au point d’en arriver à cet aveu, terrible, « Je ne sais plus vivre sans toi à mes côtés », soutenu par une image qui insiste sur une action maléfique : « Ton regard pixellisé m’a envoûté ».
Prisonnier des écrans
Tandis que le rythme et la scansion s’intensifient, on en arrive à une véritable aliénation à travers la question répétée : « Quand tu sonnes ou quand tu commences à vibrer / Je perds la tête, comment pourrais-je te quitter? », jusqu’à cette affirmation triplée en écho : « je deviens fou ».
Un appauvrissement mental
S’il est ainsi « envoûté », il ne dispose plus de toutes ses facultés mentales, qu’il perd progressivement. C’est d’abord sa faculté d’observation qui est entamée, « Mes yeux sont dans les tiens, donc quelques feux je grille », puis sa concentration sur son travail, avec le verbe amplifié par sa postposition à la rime : « Au boulot, on parle tellement ensemble que des dossiers j'oublie ». Plus besoin non plus d’organiser sa vie, donc de se projeter dans le temps : « Tu es ma secrétaire, tu gères mon organisation », « Tu allèges mes neurones grâce à tes notifications ». L’information sans cesse fournie, et rappelée provoque donc un appauvrissement cérébral, atteint la mémoire jusqu’à faire perdre des acquis : « J’fais plus gaffe à l’orthographe depuis que j’te parle avec mes doigts ». Même les enfants sont touchés, négligeant toute activité physique pour ne jouer qu’avec ce que leur propose leur téléphone : « Mes gosses font plus de toboggan, ils préfèrent jouer avec toi ».
Un cerveau virtuel
Une rupture avec le réel
Mais il y a plus grave encore, une rupture avec le réel, comme si, prisonnier de l’objet, l’homme devenait aveuglé à tout ce qui n’est pas lui : « Je ne regarde plus le ciel depuis que tu m'as pris / Mes yeux dans tes applis ». Ainsi, tout s’efface, à commencer par les humains qui nous entourent. Ainsi, l’amour passe au second plan, conjugal, « Avant même d'embrasser ma femme, je te prends par la main », comme familial puisque la communication disparaît : « Au dîner, vu le silence, tout le monde t'aime dans ma famille ». Les sentiments sont ainsi réduits à un geste virtuel : « Plus besoin d'aller voir la famille, vu que tu me les follow / Pour leur prouver que j'les aime, je n'ai qu'à liker leur photos ». On devient donc étranger à sa propre existence, simple spectateur : « Je te partage ma vie au lieu de la vivre ».
C’est ce sur quoi conclut la voix off, robotisée, des derniers vers, qui reproduit précisément ces informations diffusées par le téléphone : « Vous avez 39 nouvelles demandes d'amis / Vous avez 120 nouveaux likes / Vous n'avez pas vu vos amis depuis deux mois / Votre vie est digitale / LOL. » Mais que révèlent, en fait, ces informations, sinon le gouffre d’un vide affectif, les contacts n’existant qu’en dehors de toute réalité ? D'où l'ironie de l’acronyme final « Laughing Out Loud", ou « Mort de rire » en anglais. Car y a-t-il vraiment là de quoi rire ?
CONCLUSION
Cette chanson, au titre « Mon précieux » incessamment répété, tel un leitmotiv comme pour reproduire l’obsession cérébrale suscitée par ce nouvel objet, critique sévèrement la façon dont il transforme l’être humain, qui n’a plus qu’une vie « digitale », en dehors de la réalité où les sentiments ne sont plus que virtuels. En facilitant l’accès à toutes les sources d’information par la connexion à Internet et à toutes ses applications, en tous temps et en tous lieux, l’objet a donc, en fait, inversé l’idéal des Lumières, en appauvrissant l’esprit au lieu de l’enrichir.
Conclusion : pour répondre à la problématique
En introduisant la séquence, nous avons posé la problématique suivante : Comment la production, la diffusion et la réception des informations peuvent-elles influencer une société ?
Pour fonder notre analyse, diachronique, nous avons choisi trois verbes, informer, s'informer, déformer, à partir desquels nous pouvons formuler un bilan en approfondissant les conséquences des évolutions de l'information sur la société.
Informer
Quels contenus d'information ?
Ce parcours a fait apparaître trois révolutions fondamentales, le passage de l’oral, géographiquement limité, à l’écrit, qui a considérablement élargi les champs d’information, puis à l’audio-visuel, enfin, en lien avec le développement des technologies informatiques, à Internet, qui a mondialisé l’information en rendant les connaissances accessibles à tous. Mais, de ce fait, deux conséquences s’observent :
La première est une facilitation de la propagande, qui peut s’étendre plus largement, et s’intensifier en diversifiant les supports.
Plus grave, tout se juxtapose, puisque les informations portent à la fois sur des savoirs objectifs, par exemple scientifiques ou juridiques, sur des événements ponctuels, les « nouvelles » de l’actualité, des plus graves, une guerre, un cataclysme, au plus ponctuelles, un accident, un discours politiques, une grève par exemple, et même sur des faits de la vie personnelle : par les réseaux sociaux, j’informe sur mes vacances, mon changement d’emploi, une naissance familiale… ou même le menu de mon dernier repas. Cette juxtaposition modifie considérablement la société, en donnant l’impression que tout a la même importance, l’essentiel et le dérisoire : tout devient alors relatif, livré à la subjectivité de chacun, empêchant l’enracinement dans l’Histoire.
Qui informe qui ?
L'émetteur d'information
Dans les temps les plus reculés, on reconnaissait un émetteur officiel de l’information, un homme politique, un représentant d’une institution reconnue, ou un émissaire chargé de ce rôle. Parallèlement, l’information circulait par le bouche-à-oreille. Mais, avec l’écriture, l’information a été mise entre les mains des « sachants », des élites au premier rang desquels les écrivains, puis, avec le développement de la presse, est né le métier de journaliste, peu à peu construit et enrichi. Cependant, à présent davantage soumis au « scoop », donc à l’immédiateté et à la pression économique qui fait vivre les médias, les journalistes vivent une forme d’aliénation de leur liberté d’informer.
De plus, le mouvement s’est inversé aujourd’hui, puisque les nouvelles technologies permettent à chacun de devenir "journaliste", d’ouvrir un site d’information, ou même, en retrouvant le mécanisme ancien de la « rumeur », de faire circuler des informations, au mieux dérisoires, au pire fausses et dangereuses.
Le récepteur
Du temps de l’oralité, l’information était ouverte à un public, certes limité en nombre, mais capable de la recevoir. Avec la montée en puissance de l’écrit, c’est le niveau culturel des récepteurs qui a commencé à limiter l’accès à l’information, notamment l’analphabétisme. Aujourd’hui, on pourrait penser que les nouveaux médias, radio, télévision, ouvrent à nouveau un large accès à l’information. Mais une nouvelle limite sociale apparaît avec Internet, la fracture numérique, qu’il s’agisse du coût du matériel, de l’accès à des connexions suffisantes, et, surtout, de l’incompréhension du fonctionnement de ce nouveau média qui ouvre la porte à tous les excès et à tous les abus : le récepteur se retrouve noyé face à la surabondance de l’information.
Comment informer ?
L’information a toujours posé la question des moyens choisis, en lien avec les progrès des techniques, dans le souhait des acteurs impliqués d’en contrôler la diffusion. Du temps de l’information orale, il était facile, en identifiant l’émetteur, de mesurer sa neutralité ; de même, lorsqu’il s’agissait d’affichages officiels. Mais, dès que l’information écrite s’est diversifiée, les pouvoirs politiques, religieux, voire économiques, sont intervenus pour imposer leur censure, entraînant, en réponse, des luttes pour conquérir – mais aussi encadrer – la liberté d’informer. Parallèlement, le public a appris à faire preuve d’esprit critique, pour mieux mesurer la fiabilité des informations fournies.
La censure , in Revue des Deux Mondes
Mais cet âge d’or est aujourd’hui remis en cause. Comment contrôler, ou même tout simplement encadrer le réseau mondial qu’est Internet, avec ses multiples plateformes ? Même dans les dictatures, les plus expérimentés en informatique, parviennent à contourner les entraves gouvernementales… Pire encore, cette mondialisation conduit à une véritable guerre de l’information, puisque le principe même d’Internet est d’ouvrir à tous la possibilité de diffuser une information, un principe de libre-circulation. L’action de contrôle a donc du mal à s’exercer et se limite à des points juridiquement définis, comme la protection des données personnelles ou les délits reconnus, tel l’appel à la haine, au racisme… Mais, même quand une information contrevient à la loi, ou est franchement mensongère, il est quasi impossible de la faire retirer l’Internet.
Dans quel but informer ?
L’information a eu, initialement deux buts principaux : convaincre les destinataires de la vérité et de l’importance de l’information, et le persuader de suivre les opinions de l’émetteur, qu’il s’agisse de choix politiques, d’aller faire la guerre ou d’accepter une loi… D’où la démagogie, avec toutes les stratégies rhétoriques, destinée à faire réagir le public, et, parfois, à le pousser à agir en s’engageant. Dans toutes les époques de crises, telles les révolutions, de celle de 1789 à toutes celles qui ont ponctué le XIXème siècle en France, ou les guerres, l’information a joué un rôle considérable sur les événements.
Mais sur ce point aussi, les nouveaux médias, chaînes d’information télévisées en continu et Internet, ont provoqué des changements psychologiques et sociaux. Incessamment reprise en boucle, la force de l’information se dilue, et le public devient davantage le spectateur passif d’une information à sens unique, dans l’attente d’un prochain « scoop », qu’un acteur poussé à agir. De plus, cette multiplication d’informations anonymes, souvent contradictoires, trouble les esprits, empêche une adhésion réfléchie, et, en suscitant la méfiance, limite l’action concrète : le récepteur n’agit plus que par un « like », un clic, au mieux par un Tweet limité à 280 caractères…
La réaction digitale
S'informer
Nous avions noté que ce verbe pronominal met l’accent sur le destinataire, présenté comme celui qui part en quête de l’information. Cela repose, bien sûr, la question des médias dont il dispose, selon les époques, mais aussi de ses propres compétences. Les progrès techniques, comme ceux de l’instruction, ont forcément accru les possibilités qui lui étaient offertes. Il y a loin des réunions où le journal était lu en public à ceux qui ne savaient pas lire, et même de la limite liée au coût de l’achat de la presse… Un engrenage s'est alors mis en place : plus le public est informé, plus il souhaite l'être.
Mais, paradoxalement, la multiplication des images et des supports numériques, entraîne de nouvelles questions, mises en évidence par Michel Desmurget dans son essai de 2019 au titre évocateur : La Fabrique du crétin digital. Des calculs soulignent le temps passés devant les écrans par les plus jeunes, jusqu’à près de 4 heures 45 entre 8 et 12 ans, jusqu’à 6 heures 45 entre 13 et 18 ans. Ainsi sursaturés, les plus jeunes voient diminuer leurs facultés cognitives : mémorisation, attention, développement du langage : « Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle », conclut l’essayiste. Finalement, on aurait un destinataire moins apte à user de sa raison, ce qui induit une autre conséquence sociale, puisque seule l’émotion suscitera l’intérêt pour une information. Or, sur ce point aussi, les études ont prouvé que c’étaient les informations violentes qui provoquaient les émotions les plus fortes et poussaient à aller rechercher davantage d’informations sur ce sujet, voire à relayer une information frappante. De ce fait, les médias jouent sur cette violence et, quand le fondement de l’information est violent, sa diffusion multiplie cette violence, et donne lieu à toutes ces agressions sur Ies réseaux sociaux d’Internet aujourd’hui dénoncées.
Déformer
La méfiance des destinataires
On aurait pu penser que le passage de l’information orale à une information écrite l’aurait rendue plus fiable, en en garantissant la vérité puisqu’elle était alors assumée par son émetteur, contrairement à la rumeur, circulant de bouche à oreille sans qu’on en connaisse l’origine. Tel a été, en tout cas, l’objectif du long combat mené aux XVIIIème et XIXème siècles pour conquérir la liberté d’informer sans censure, et même en limitant l’ingérence politique. Au moins, le public savait-il quelle était la ligne éditoriale du journal, du magazine…
Mais cette confiance s’est érodée au fil du XXème siècle, comme si la multiplication des médias, en les mettant en concurrence, troublait les esprits en jetant des doutes sur les informations transmises. L’arrivée des chaînes télévisées en continu et d’Internet a achevé cette remise en cause.
La déformation de l'information
Quelles sont les causes de la déformation de l'information ? La précipitation des journalistes pour obtenir un « scoop » conduit à une information incomplète, non analysée, lancée uniquement pour séduire le public… et les annonceurs qui financent la chaîne. Pour attirer, et tout particulièrement les plus jeunes, la tendance à simplifier, à schématiser, à séduire par l’image s’est encore accentuée. De même, l’accès à la presse par l’intermédiaire d’Internet, qui a considérablement réduit la lecture papier, place l’information contrôlée et vérifiée qu’elle donne au même niveau que n’importe quelle autre information lancée anonymement…
Il s’agit alors d’être, non pas plus fiable, mais plus attractif, plus séducteur pour capter le récepteur. On assiste ainsi, notamment dans les périodes de crise, à une manipulation de l’information, qui peut aller jusqu’aux « fakenews », fausses nouvelles, aux « deepfaces », séquences audio ou vidéo où l’identité de la personne est fabriquée technologiquement. Tout cela, relayé par les réseaux sociaux, soutient des thèses complotistes, parfois destinées à servir une puissance étrangère, économique, religieuse ou politique.
L'information en quête de vérité
Pour comprendre comment se pose la question de la vérité, il est important de distinguer trois façon de déformer l’information. La "mésinformation", information fausse, est diffusée par un émetteur qui la croit vraie, contrairement à la "désinformation", dont le diffuseur sait qu’elle est fausse : c’est un mensonge délibéré, lancé dans le but de tromper le destinataire, de nier la vérité. Enfin, dans les réseaux sociaux principalement, circule la "malinformation" : elle se fonde , ne serait-ce que partiellement, sur la réalité mais a pour seul but de faire du tort à une personne, parfois à une institution ou à un pays.
Toute la question est donc de construire des armes de lutte, alors même que se proclame et se défend, à juste titre, la liberté d’expression. Difficile équilibre...
Il peut paraître simple de lutter : il suffirait de répondre au faux par le vrai, de remplacer l’irrationnel par le rationnel, et d’apporter la preuve des intentions malveillantes… Mais les pressions sociales et les limites cognitives constituent des obstacles considérables : comment affirmer qu’une information est fausse quand le groupe dans lequel on s’insère, famille, collègues, amis, l’affirme vraie ? comment démontrer la fausseté due à des mécanismes scientifiques aussi complexes que les algorithmes ou le fonctionnement du marketing publicitaire ? comment apprendre à vérifier des sources quand de multiples masques, à commencer par des acronymes ou des pseudonymes, s’emploient à les dissimuler aux non-initiés ? L’accès à la connaissance est toujours plus difficile que le confort de l’ignorance !
La seule solution serait donc une union des émetteurs relevant d’une éthique, les « journalistes », et des récepteurs, des citoyens « éclairés » pour reprendre le terme du siècle des Lumières, pour mettre en place et rendre accessible, sur les supports d’information eux-mêmes, un véritable apprentissage du fonctionnement de l’information. Mais à cela doit s’ajouter une vigilance juridique, pour poursuivre les faits délictueux, objectif, notamment de la plateforme PHAROS, (Plateforme d’Harmonisation, d’Analyse, de Recoupement et d’Orientation des Signalements) qui permet à chaque citoyen de signaler en ligne à la police ce qui, quel que soit le support, relève de la pédophilie et de la pédopornographie, du racisme, de l’antisémitisme et de la xénophobie, ce qui incite à la haine raciale, ethnique ou religieuse, la propagation et l’éloge du terrorisme, enfin les escroqueries financières. Loin d’être une nouvelle censure, cette vigilance est un rappel de la loi qui, face au droit à la liberté d’expression, impose des devoirs destinés à protéger la société.
Pour lire les textes
Lecture cursive : Michel Serres, Petite Poucette, 2012, deux extraits
Le philosophe Michel Serres (1930-2019) s’est tout particulièrement consacré à l’épistémologie, c’est-à-dire au fonctionnement des sciences, ce qui le conduit à étudier le rôle joué par la pensée et l’invention dans l’évolution de l’humanité. Il met ainsi en évidence l’importance, pour inventer, de rompre avec le conformisme, de penser par soi même, de se mettre en marge. Mais cela est-il possible à l’heure où Internet fournit une pensée toute faite ?
Telle est la question qu’il soulève dans son essai de 2012, Petite Poucette, plaisante appellation attribuée à la jeune fille qui fait jaillir la connaissance de son ordinateur en tapant du bout des doigts avec maestria.
Premier extrait : Chapitre II, « Voici pour le corps ; voici pour la connaissance »
La suprématie des médias
Il commence par une observation des plus jeunes, dont il fait des victimes des « adultes » en dénonçant un affaiblissement de « leur faculté d’attention » face à des images et au langage, qui leur imposent la présence de la mort violente.
En affirmant, « Ils sont formatés », il signale le rôle nocif de la publicité où l’emploi de l’anglais entrave l’acquisition de l’orthographe. Finalement, les médias, par leur attractivité, remplacent toute forme d’enseignement, et l’emportent sur les plus remarquables enseignants.
Quand les écrans formatent l'humain
Les neurones informatiques
Une évolution cérébrale
Il met ensuite l’accent plus particulièrement sur les effets cognitifs induits par l’usage des médias et d’Internet, qu’il s’agisse de lire ou d’écrire. En déclarant « Ils n’ont plus la même tête », il souligne l’importance des modifications cérébrales chez les plus jeunes, dues à un élargissement de l’espace virtuellement offert, relations sociales, savoirs, lieux : « Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes, par GPS à tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir. » Cette sorte d’omniscience et d’omnipotence influe donc sur leur corps lui-même.
Second extrait : chapitre V, « L'envoi »
Ce second extrait approfondit cette influence, à partir d’une « légende » racontée précédemment, celle de l’évêque Denis, canonisé alors que, après sa décapitation, il avait marché six kilomètres en portant sa tête dans ses mains. De même, son personnage, Petite Poucette, est face à sa ordinateur, devenu « sa tête elle-même » : « . Serres introduit alors une autre référence, à Montaigne qui, au XVIème siècle, demandait que l’instruction des enfants ne cherche pas seulement à leur offrir « une tête bien pleine », mais avant tout « une tête bien faite »,puisque l’ordinateur, cette tête externe, contient « d’innombrables données », et possède le pouvoir de les « traiter » rationnellement : il « contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos « facultés », « mémoire », « imagination » et « raison ».
D‘où la question rhétorique posée : « que reste-t-il sur nos épaules ? » Malgré les critiques précédentes, la réponse met l’accent sur une faculté supérieure, l’« intuition novatrice et vivace », celle qui amène l’homme à envisager son futur. Ainsi, une ultime question ouvre cette perspective, « sommes-nous condamnés à devenir intelligents ? », c’est-à-dire à user de la seule puissance qui demeure, « inventer ».