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Le théâtre, du XVII° au XX° siècle : dire la mort ou représenter la mort ? 

Isaac de Benserade, Cléopâtre, 1635 : acte III, scène 2

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INTRODUCTION

 

En 1635, la noblesse, public amateur de tragédies, reste encore imprégnée des valeurs traditionnelles de l’ancienne chevalerie, notamment le culte de l’honneur et le souci de la gloire. C’est ce qui explique que les tragédies s’inspirent souvent de l’histoire romaine : elle leur offre de hauts faits d’armes et des personnages qui ne reculent jamais devant la mort.

C’est le cas d’Isaac de Benserade, qui reprend, dans Cléopâtre, le conflit politique qui oppose Marc-Antoine et Octave, le futur Auguste d’où son appellation « César », titre officiel, et la lutte de Rome contre l’Égypte, gouvernée par la toute-puissante, et très belle, reine Cléopâtre. Antoine a divorcé pour elle, il mène une existence fastueuse à ses côtés, et elle lui a donné des enfants. Sa pièce lui vaut un grand succès, et la protection de Richelieu, et lui ouvre une brillante carrière à la cour.

Frontispice de la tragédie de Benserade

Frontispice de la tragédie de Benserade

Benserade

Tragédie et tragi-comédie au XVII° siècle

Nous sommes en août 30 av. J.-C. et Octave menace l’Égypte. Voulant punir Antoine, dont elle croit qu’il l’a trahie en se rangeant aux côtés d’Octave, Cléopâtre a donné l’ordre de lui annoncer faussement sa mort. À cette nouvelle, Antoine, pour ne pas vivre la défaite, demande alors à son serviteur Éros de le tuer, mais celui-ci refuse : « Prenez d’autres que moi pour vous être homicides, / Un seul vous est fidèle, et cent vous sont perfides. ». Pour échapper à cet ordre terrible, Éros choisit le suicide, sous les yeux du spectateur à la fin de la première scène de l’acte III. La scène 2 s’ouvre sur un long monologue d’Antoine.

Quelle image, le monologue du héros donne-t-il de la mort alors même qu’il s’apprête au suicide ?

UN DOULOUREUX DILEMME

Le monologue est construit en trois temps, chacun d’eux marquant un mouvement de la conscience d’Antoine, avec le connecteur « mais » qui souligne les hésitations : « Mais perdrais-je le jour sans l’ôter à personne […] », « […], mais Cléopâtre est morte ».

         Le premier mouvement, le plus long, introduit par l’impératif « Mourons », est une incitation à la mort, liée à l’exemple du suicide que vient de lui donner, dans la scène précédente, son serviteur Éros. L’image choisie dans l’injonction, « que dans mon sang ma propre main se lave », présente le suicide comme une purification sacrée, une réponse à tout ce qui a pu entacher la valeur du héros.​

Rembrandt, Bellone, 1633. Huile sur toile, 127 x 97,5. Metropolitan Museum of Art, New York

       Dans le second mouvement, l’image de la mort s’inverse, et le suicide glorieux se transforme en « un si lâche trépas ». Ce  recul est plus bref, mais il est renforcé par le recours à trois interrogations. La première relève de l’honneur militaire, d’où la périphrase « chercher la mort dans le sein de Bellone ». Celle-ci est la déesse de la guerre, sœur ou épouse du dieu Mars, selon les légendes, aux côtés duquel elle combat. Ainsi, aux yeux d'un soldat le suicide peut apparaître comme un acte indigne, ce que souligne le parallélisme des négations « sans ». Après ces deux vers, qui expriment une sorte d’étonnement, comme si le soldat qu’est Antoine ne se reconnaissait plus lui-même, vient l’interjection « Quoi ! », indignation face à ce choix initial. La dernière question est alors un rappel de ce qu’il fut lui-même, un « César » lui aussi, puisque l’empire avait été partagé, à la mort de Jules César, entre Octave, maître de l’occident, et lui, maître de l’orient. Se suicider, ce serait accepter sa « chute », ne pas se révolter contre cette perspective : « La chute d’un César ne m’opprimerait pas ? »

Rembrandt, Bellone, 1633. Huile sur toile, 127 x 97,5. Metropolitan Museum of Art, New York

Le retour sur soi-même inverse alors le choix, martelé, non plus par un impératif mais par une affirmation, « Nous courons au combat », reprise avec force avec le pronom de la première personne, « Je veux vaincre ». Cependant, ce choix conserve une fragilité puisque sa conviction se mêle au doute. C’est ce qui explique l’image « mon ombre est assez forte », façon de se rassure sur la diminution de ses forces, et surtout l’enchaînement, « Je veux vaincre, et le puis » : la virgule sur l’élision du [e] muet semble laisser en suspens le verbe « vaincre », comme pour laisser planer le doute, nié ensuite.

         Mais c’est au début du second hémistiche qu’un nouveau revirement intervient, pour remettre au premier plan le choix du suicide et ce qui le motive : « Mais Cléopâtre est morte ». Nous retrouvons alors l’impératif : « Oublions la fortune, et cédons à l’amour ». Il lui faut donc à présent justifier ce qui pourrait apparaître comme une faiblesse, d’où, dans un premier temps, les quelques vers qui font l’éloge de Cléopâtre, nommée hyperboliquement « ma reine, mon soleil », et dont la remarquable beauté est rappelée : « C’est ainsi que la Parque a respecté ses charmes ». Souvenir de l’image mythologique de « Morta » (en grec Atropos), la troisième Parque chargée de couper le fil, symbole de la vie, qu’avait filé, puis déroulé ses deux sœurs, la mort de Cléopâtre est ici montrée comme un bienfait puisque, en frappant une femme encore jeune, elle lui permet de laisser dans les mémoires le seul souvenir de sa beauté. Dans un second temps, il oppose deux catégories de larmes, « les généreuses larmes » que mérite la mort de Cléopâtre, celles dignes de héros, et les larmes versées par les « hommes du commun », pour « all[éger] leurs tourments », donc signes de faiblesse, ce que souligne le chiasme permis par l’emploi du nom pluriel au féminin : « Par de honteuses pleurs » contraste avec l’injonction « mais pleurons noblement ».

Claude Vignon, Cléopâtre se donnant la mort, entre 1640-1650. Huile sur toile, 95 x 81. Musée des Beaux-Arts, Rouen

Claude Vignon, Cléopâtre se donnant la mort, entre 1640-1650. Huile sur toile, 95 x 81. Musée des Beaux-Arts, Rouen

Le monologue se termine comme il avait commencé, par l’adresse à soi-même. Mais là où le pronom « nous » marquait le déchirement intérieur, le dédoublement de la conscience, le « tu » final affirme le choix, écouter la voix de son cœur : « Mon cœur, suis Cléopâtre, et force ta demeure ». Et les « larmes » indignes sont anoblies puisqu’elles sont remplacées par le « sang », ce qui résout le dilemme.

UNE MORT HÉROÏQUE

Toute la première partie de l’extrait est une argumentation en faveur du suicide, qui repose sur une valeur, l’honneur, et se construit sur une opposition entre la « gloire » passée d’Antoine et la « honte », le déshonneur que représenterait sa survie, acceptation de sa défaite. Cette opposition s’inscrit dans l’histoire romaine, parfaitement connue des écrivains du XVII° siècle, dont Benserade s’inspire ici.

Le triomphe d'un général romain

Le triomphe d'un général romain

Le passé est rappelé par une double invocation, d’abord à « Rome », familièrement tutoyée comme la patrie mère, puis au « peuple romain », interpellé comme le faisaient les orateurs dans leurs discours : « « Vous, ô peuple romain, qui baisâtes mes pas ». C’est le souvenir de ses victoires que ravive ici Antoine, rappelant sa valeur de combattant pour la « gloire » de Rome. Benserade retrouve le ton des discours élogieux, à la fois dans l’image méliorative donnée de Rome, immense empire puisqu'un général victorieux, comme le fut, par exemple, Antoine à la bataille de Pharsale en 48 av. J.-C., fait « voler son nom de l’un à l’autre pôle », et dans la description du déroulement du « triomphe » cérémonie officielle accordée au vainqueur. Il se revoit « [l]e front ceint d’un laurier monter au Capitole, / Traîner des rois captifs dont la condition / Faisait un sacrifice à ton ambition ».

La diérèse sur les mots à la rime, « condition » pour les vaincus, « ambition » pour Rome, contribue à amplifier la puissance romaine, accentuée aussi par sa qualification, « Cette grande cité qui le ciel même affronte ». Il revient longuement sur l’honneur que représente, pour un vainqueur le triomphe, « ce pompeux éclat / Qui fit trembler le peuple et pâlir le sénat », parce que ce sénat, censé représenter le peuple et la république, voyait en un homme « glorieux » – autre terme amplifié par une diérèse – dont la toute-puissance s’affirmait la menace d’un retour à la royauté, d’une dépossession donc du pouvoir.

Mais, Antoine étant battu par Octave-« César », le passé disparaît au profit d’une déchéance promise, d’où l’opposition résumée en un vers : Rome « Fit mon premier honneur, et ma dernière honte », terme répété plus loin, « Vous apprendrez ma honte ». Il deviendrait à son tour, en effet, le captif, traîné derrière le char du triomphateur, humiliation ultime, redoutée : « Je crains seulement  ce que je souhaitais ». Il rejette donc avec force l’hypothèse de son asservissement, ce qui illustrerait « la chute d’un César » : « Moi, je ne verrai point pour accroître mes peines / César faire à tes yeux ses lauriers de mes chaînes ».

Dans le monologue l’image de cette chute est donc remplacée par la mise en scène de sa propre mort, que Benserade met sous les yeux de son public. Il y a d’abord l’arme choisie, celle-là même du combat, désignée par la métonymie, « ce fer », dont on imagine qu’il est brandi au début du passage comme objet du salut, ce que soulignent l’oxymore d’abord, l’antithèse ensuite : « Mais ce fer me rassure, et son secours funeste / Fait vivre en me tuant la gloire qui me reste. » Ensuite, c’est par la reprise du mot « sang » que s’impose l’idée de la mort et, si, au début, il reste abstrait, comme le moyen de « lave[r] » sa honte, il devient plus concret déjà dans l’invocation finale : « Fais couler tout mon sang ». Mais le pire est mentionné dans la didascalie, « Il se donne un coup et regarde son sang », qui révèle une sorte de fascination face à la mort.

Lemonnier, La mort de Marc-Antoine, 1789. Huile sur toile, 141,5 x 180. Musée des Beaux-Arts de Rouen

 Lemonnier, La mort de Marc-Antoine, 1789. Huile sur toile, 141,5 x 180. Musée des Beaux-Arts de Rouen

Benserade accorde alors à son héros cinq vers qui prolongent encore la présence de la mort sur la scène, avant que la didascalie ne signale « Il tombe. » Ces vers, invocation lyrique à la mort, tutoyée, en fait un éloge qui nous rappelle le stoïcisme antique : « Ô mort qu’heureusement tu me viens secourir », avec l’adverbe mis en valeur par l’antéposition, complété, en antithèse, par « Et qu’il est malheureux qui ne sait pas mourir ! », formule à valeur générale qui sonne comme une véritable maxime. Les derniers vers vont plus loin, puisqu’ils expriment, avec l’hypothèse posée par un irréel du passé, « Si tu m’eusses plus jeune obligé de la sorte », l’idée que la mort est un véritable service rendu à l’homme, car elle lui permet de ne jamais faillir à son honneur : « La gloire de mes jours ne fut pas si tôt morte, / L’on ne m’eût vu jamais amoureux ni vaincu. » La mort, loin d’être une défaite, offre donc la plus belle des victoires.

CONCLUSION

 

Dans le choix de son personnage, Benserade se souvient du portrait que font de Marc-Antoine les historiens romains, plutôt péjoratif sans doute en raison de l’accession au pouvoir d’Octave, devenu empereur sous le nom d’Auguste, qui souhaite détruire le souvenir illustre de son rival. Ceux-ci le représentent comme un homme affaibli par la paresse et le luxe oriental, ayant perdu, sous l’influence de la reine Cléopâtre, les nobles valeurs romaines, affaibli donc par l’amour. Benserade, dans ce monologue, souligne cette opposition entre le glorieux triomphateur d’autrefois et l’amant vaincu d’aujourd’hui.

 Charles-Joseph Natoire, Le repas de Cléopâtre et de Marc-Antoine, entre 1741 et 1755, Musée d’Art et d’Industrie, Saint-Étienne

 Charles-Joseph Natoire, Le repas de Cléopâtre et de Marc-Antoine, entre 1741 et 1755, Musée d’Art et d’Industrie, Saint-Étienne

Antoine semble, plongé dans ce dilemme, n’exister à ses propres yeux que dans ce passé glorieux, qu’il se plaît à se remémorer… Le choix de sa mort, à l’issue du dilemme, est donc posé comme une façon de préserver son honneur, de se réhabiliter aux yeux de Rome, mais aussi à ses propres yeux par un geste perçu comme une preuve de courage.

Cependant, nous pouvons nous interroger sur la véritable raison de ce suicide. Est-ce le noble geste d’un héros qui veut préserver son honneur ? Ou bien, est-ce la traduction de son impuissance, de la perte de celle qui restait son seul soutien, Cléopâtre ? Meurt-il pour garder sa « gloire » ou pour avoir perdu son « amour » ? Les derniers vers qu’il prononce ne résolvent pas cette question, car si les deux premiers indiquent son courage, les trois suivants soulignent fortement son échec.

Ce passage nous permet aussi de constater que, dans cette première partie du XVII° siècle, la règle classique des « bienséances », qui interdit de montrer sur scène la violence et, a fortiori la mort, est encore loin de s’imposer. Benserade ne se contente pas du seul langage pour l’évoquer, il la met en scène de façon évocatrice, s’y attarde par le jeu que la didascalie dicte à son acteur. Mais surtout, par la distanciation entre le coup d’épée et la chute, il renforce sa dimension tragique en permettant à l’acteur de délivrer un ultime testament.

Corneille

Pierre Corneille, Horace, 1640 : acte IV, scène 5

INTRODUCTION

 

Corneille, après la querelle qui a suivi la parution du Cid, en 1637, pièce à laquelle a été reproché l’irrespect de la règle de l’unité de temps en raison d’une multiplication d’actions, a expliqué ses conceptions, dans plusieurs « Discours » sur l’art dramatique. Il y admet son goût pour les intrigues compliquées, chargées d’événements, et pour les caractères excessifs et passionnés, propres à provoquer les deux sentiments, la « terreur » et la « pitié », qu’Aristote réclame pour que la tragédie permette la « catharsis », la purgation des passions coupables. Dans son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, datant de 1660, il tente de justifier la façon dont ses œuvres ont tenté de concilier ce goût avec les règles imposées en s’appuyant sur la notion qui soutient ces règles, la vraisemblance :

Pour lire l'extrait

Frontispice d'Horace

Frontispice d' Horace

« mais les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable, et ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils n'étaient soutenus, ou par l'autorité de l'histoire qui persuade avec empire, ou par la préoccupation de l'opinion commune qui nous donne ces mêmes auditeurs déjà tout persuadés. »

C’est ce qui explique que Corneille ait si souvent emprunté ses sujets à l’histoire romaine, qui apportait ainsi sa caution de « vraisemblance » à des faits et des actes qui pouvaient paraître excessifs..

C’est le cas pour Horace, qui prend sa source dans le récit, fait par l’historien romain Tite-Live, de la guerre qui oppose Rome et Albe, connu du public cultivé. Il raconte comment ce conflit s’est résolu par un combat singulier entre trois frères appartenant à chacune des cités, les « Horaces » pour Rome et les « Curiaces » pour Albe. Il introduit aussi le personnage de Camille, « fiancée à l’un des Curiaces », et explique comment son frère, furieux des reproches qu’elle lui adressait, passa son épée « au travers du corps de cette fille ».

Corneille reprend cette situation, qui lui apporte l’intrigue amoureuse susceptible de plaire à son public, mais il la double en inventant une autre héroïne, Sabine,  sœur des Curiaces et mariée, elle, à Horace avant que la guerre ne divise les deux villes.

Giuseppe Cesari, Les Horaces contre les Curiaces, 1612. Fresque. Musée du Capitole, Rome

Cette situation est posée dans les deux premiers actes de sa pièce. L’acte III, avant le combat singulier, se fonde sur les interventions divines, le rappel de la promesse faite à Énée de fonder, après sa fuite de Troie et son arrivée en Italie, une ville puissante, et un oracle, qui annonce à Camille qu’elle sera unie à celui qu’elle aime, ironie cruelle des dieux puisque c’est la mort qui va les réunir. L’acte IV voit la victoire d’Horace sur les trois Curiaces, après la mort de ses deux frères, et la scène 5 s’ouvre sur son retour, triomphant. Mais sa rencontre avec sa sœur Camille entraîne un violent conflit.

Comment la tension dramatique, croissante dans ce dialogue, met-elle en place une image contrastée de la mort ?

DEUX HÉROS FACE À LA MORT

Malgré leur opposition, ces deux héros, confrontés à la mort, l’un en tant que vainqueur, l’autre en tant que victime, sont en proie à des sentiments exacerbés qui les rendent, en réalité, semblables en leur donnant une dimension tragique.

Tous deux sont, en effet, intransigeants, mus par leur certitude absolue d’avoir raison.

Ainsi, Horace célèbre sa victoire avec une insistance orgueilleuse, marquée par la récurrence de « le bras », sur un rythme ternaire en gradation, introduit solennellement par la solennité du présentatif « voici », repris par l’impératif « Vois ». Nous imaginons le geste qui accompagne cette réplique, le bras brandi car signe de triomphe, mis en valeur aussi par l’antéposition de l’adjectif »seul » qui amplifie sa valeur : « Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ». Horace est ici guidé par l’intérêt d’État, la défense de Rome, à même de lui apporter les deux valeurs qu’il place au-dessus de toutes les autres, « honneur » et « gloire ». C’’est pourquoi il invite sa sœur, en multipliant les impératifs, « Vois » et « rends », à  se rallier à ses conceptions, le devoir de vengeance et le patriotisme. Il veut l’entraîner dans le camp de l’héroïsme, qui exige de se dépasser soi-même pour s’offrir en sacrifice par devoir collectif.

Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784-1785. Huile sur toile, 330 x 425. Musée du Louvre, Paris

Jacques-Louis David, Le Serment des Horaces, 1784-1785. Huile sur toile, 330 x 425. Musée du Louvre, Paris

Accepter de faire mourir en soi l’amour, la « passion » – si forte comme le signale la diérèse – telle est son exigence : « Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs », « Tes flammes désormais doivent être étouffées ; / Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées », « Et préfère du moins au souvenir d’un homme / ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome. »

C’est avec la même insistance que, blessée profondément par la mort de celui qu’elle aimait et par la façon dont son frère lui refuse le droit de le pleurer, Camille proclame sa liberté individuelle et ses sentiments personnels. Elle riposte immédiatement à l’ordre lancé par son frère de célébrer sa victoire, en reprenant avec ironie le verbe « tu dois » : « Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois. » En mentionnant ses « pleurs », ses « larmes », en soulignant sa douleur, elle proclame l’éternité de son amour dans un vers nettement rythmé : « Je l’adorais vivant, et je le pleure mort. » Pour elle, « oublier sa perte » pour rendre à son frère l’honneur qu’il exige serait devenir à son tour meurtrière : son refus que « [m]oi-même je le tue une seconde fois », est violemment souligné par la prononciation des [e] muets, et par l’hiatus sonore à l’hémistiche.

Tous deux se ressemblent également par leur dureté et leur violence.

Bien qu’il ait été lié d’amitié avec Curiace, dont il a épousé la sœur, Horace n’éprouve aucun tourment intérieur, aucun regret de sa mort. Le fait de mettre sous les yeux de sa sœur les trois épées, sans doute maculées de sang (et, même si c’est Procule qui les porte, comme le signale la didascalie) révèle une cruelle absence de sentiment. Il exige d’ailleurs de sa sœur la même dureté, en lui demandant, avec la répétition verbale : « Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur ». Même la mort de ses frères ne le touche pas, ce que prouve ce vers, maxime à valeur de vérité générale : « Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu. » Horace n’apparaît donc que comme un guerrier, insensible à la mort, à tout ce qui n’est pas la gloire du combat.

Mais, de la même façon, Camille accueille durement son frère, avec un unique vers à l’impératif qui nie tout le mérite de sa victoire : « Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois. » Sa souffrance face à la mort de son amant est profonde, et elle n’hésite pas à braver son frère en proclamant son amour, dans l’exclamation lyrique, « Ô mon cher Curiace ! », et dans ce cri amplifié par le possessif et la diérèse sur le nom : « Rends-moi mon Curiace ». Elle se désolidarise totalement d'Horace, reniant tout lien familial : « Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée » ? La violence de son rejet se manifeste à travers l’insulte, « barbare », et l’image terrible du « tigre altéré de sang ».

 La violence des deux personnages relève, en fait, d’une même caractéristique : une blessure face au refus, par l’adversaire, des valeurs en lesquelles on croit.

Furne, Horace et Camille, acte IV, scène 5, XIX° siècle.  Gravure sur acier

UN CONFLIT TRAGIQUE

La structure de la scène montre une progression, qui accentue la tension dramatique.

       Les quatre premières répliques correspondent à la mise en place du conflit, avec encore une volonté de part et d’autre d’argumenter. Camille, tout en vouvoyant son frère, marque de respect, feint habilement d’accepter l’argument de la nécessaire vengeance : « Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ». Mais c’est pour mieux le retourner contre son frère dans sa question : « Mais qui me vengera de celle d’un amant, / Pour me faire oublier sa perte en un moment ? » L’interrogation d’Horace, en réponse, traduit d’abord un étonnement douloureux.

       Dans un deuxième temps, la colère explose, après l’hémistiche de Camille, « Ô mon cher Curiace », véritable provocation pour son frère. Les répliques s’allongent alors, Camille passe au tutoiement, tandis que la modalité exclamative se multiplie chez Horace. Celui-ci, indigné, choisit un lexique hyperbolique pour insulter sa sœur : « Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! », « Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire ! « Qui vit jamais une pareille rage ? » Elle, de son côté, le traite de « barbare », le compare à un « Tigre altéré de sang », et se compare elle-même à « une furie attachée à [s]es pas », reprenant ici l’image mythologique terrible de la divinité vengeresse. Le rythme gagne en ampleur, avec un emploi récurrent du rythme ternaire, dans les injonctions notamment, tant chez Horace que chez Camille, ou dans la gradation des subordonnées relatives : un hémistiche d’abord, « qui me défends les larmes », puis un vers entier ensuite, « qui veux que dans sa mort je trouve encore des charmes », auquel succèdent les deux vers de la troisième relative.

       La dernière partie constitue l’apogée de la scène, avec les imprécations de Camille, malédiction lancée d’abord à son frère, « Puissent tant de malheurs accompagner ta vie… », puis élargie à « Rome ».

         Quatre vers suffisent alors à conclure le conflit par le meurtre de Camille.

L’imprécation, prière adressée aux dieux dans le but d’attirer leur punition contre un mortel, est fréquente dans la tragédie.

À la fin de la tirade, c’est d’abord son frère que vise la colère de Camille, avec un double souhait. D’’une part, elle lui souhaite « tant de malheurs / Que tu tombes au point de me porter envie », comme pour rétablir entre eux une égalité, ne pas rester seule à souffrir. D’autre part, elle le maudit dans ce qu’il a de plus précieux « cette gloire si chère à ta brutalité ». Son souhait, qu’elle soit « souill[ée] par quelque lâcheté », s’avèrera prémonitoire, puisque le meurtre qu’il va accomplir le conduira au tribunal, à l’acte V.

Mais plus violente encore est l’imprécation contre « Rome », qui prend comme appui ce dernier mot prononcé par Horace. En maudissant son frère, il est tout naturel qu’elle maudisse la ville qui fonde son patriotisme. C’est ce qu’expriment les quatre exclamations qui ouvrent sa tirade, avec l’anaphore de « Rome ». Les deux se confondent donc : Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! », idée reprise à la fin par le parallélisme des possessifs et de l’image, « Voir ses maisons en cendres, et tes lauriers en poudre ». Nous observons une gradation dans cette malédiction.

Judith Magre : l'imprécation contre Rome, 1963

       Elle souhaite d’abord la guerre extérieure, en Italie, « tous ses voisins ensemble conjurés », puis élargie, par le rythme oratoire et avec de nombreuses hyperboles, au monde entier : « Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ; / Que cent peuples unis des bouts de l’univers / Passent pour la détruire et les monts et les mers ! »

      Ensuite vient la guerre civile, souvent plus cruelle, ce que soulignent les images, « Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, / Et de ses propres mains déchire ses entrailles ! », amplifiées par la prononciation des [e] muets et l’allitération en [R].

      Pour finir, elle en appelle directement aux dieux, au « courroux du ciel », mettant ainsi sous les yeux de son frère une vision apocalyptique, avec « un déluge de feux », « ce foudre », les « maisons en cendre ».

L’imprécation correspond à un moment d’exaltation, associant les registres lyrique et polémique. Les exclamations ponctuent, en effet, chaque souhait, accordant une place importante à la violence de ses sentiments personnels : « mon ressentiment », « je hais », « Puissé-je de mes yeux […] voir ». Outre l’anaphore de la conjonction « que », qui traduit l’emportement de Camille, la triple reprise du verbe « voir » à la fin permet au lecteur de visualiser cette scène de mort, rendu saisissante par le parallélisme, « Voir le dernier Romain à son dernier soupir », et par l’oxymore finale : « Moi seule en être cause, et mourir de plaisir ! » 

Anne-Louis Girodet, Horace tuant sa sœur Camille, 1785. Huile sur toile, 111 x 148. Musée Girodet, Montargis

La mort de Camille, qui termine la scène, conduit le lecteur à se demander quelle est la part du meurtre et celle du suicide. Camille n’a-t-elle pas tout fait, en effet, pour provoquer la colère de son frère ? La tuer, c’est d’abord lui permettre de rejoindre Curiace dans la mort, sens réel de l’oracle qui avait prédit leur union. C’est aussi amener son frère à « souiller sa gloire » par un meurtre indigne, une « lâcheté » contre une femme. En montrant la ruine de Rome, elle sait très bien qu’elle blesse son frère dans les valeurs qui lui sont les plus chères, et elle lui offre une justification du meurtre : il s’agit pour Horace de sauver sa ville en éliminant celle qui constitue pour elle une menace. D’où son ultime riposte : « C’est trop, ma patience à la raison fait place », le meurtre devant ainsi, non plus un geste de colère, mais un geste rationnel, patriotique, valeur réaffirmée dans les derniers mots.

Anne-Louis Girodet, Horace tuant sa sœur Camille, 1785. Huile sur toile, 111 x 148. Musée Girodet, Montargis

Corneille prend soin ici de respecter la règle des bienséances, en signalant par les didascalies, « sa sœur qui s’enfuit », « blessée derrière le théâtre », « revenant sur le théâtre », lors de la publication de la pièce en 1641, que le meurtre a lieu dans les coulisses. Pourtant, il semblerait que, lors des représentations, cela n’ait pas toujours été le cas, d’où ce qu’il explique, dans son Examen d’Horace, en 1660 :

« Tous veulent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord : mais je ne sais si tous en savent la raison. On l’attribue communément à ce qu’on voit cette mort sur la Scène, ce qui serait plutôt la faute de l’actrice que la mienne, parce que quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur si naturelle au sexe lui doit faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le théâtre, comme je le marque en cette impression. » 

Nous voyons ici apparaître nettement le débat entre les tenants du « spectacle » de la mort, et ceux qui privilégient les bienséances, Corneille tentant ici une sorte de compromis, puisque le public entend tout de même le cri terrible de Camille, « Ah ! Traître ! », déjà fort choquant du point de vue du respect des bienséances.

Vassili Chebouïev, la Mort de Camille sœur d'Horace, 1821. Huile sur toile

V. Chebouïev, la Mort de Camille sœur d'Horace, 1821. Huile sur toile

CONCLUSION

 

Les deux personnages de ce conflit illustrent, chacun à sa façon, l’image du héros cornélien.

Horace va jusqu’au bout de ses valeurs, honneur et patriotisme, et sa violence – qui ne sera pas condamnée par le tribunal qui le jugera, puisqu’il a permis la victoire de Rome sur Albe – se trouve légitimée dans la mesure où elle s’exerce au nom d’un intérêt supérieur.

Camille, même si elle place la passion au-dessus de la destinée collective, symbolise l’enjeu de la tragédie, et elle aussi va jusqu’au bout de ses choix, jusqu’à provoquer sa propre mort, pour ce qu’elle présente aussi comme une forme d’honneur : son engagement envers Curiace auquel elle accorde une valeur éternelle, supérieure à la contingence historique. En cela, elle ressemble à certaines héroïnes de la tragédie grecque.

Cette scène de conflit constitue un autre souvenir de la tragédie antique, dans laquelle ce que l’on nommait « l’agôn », le combat, occupait une place essentielle et faisait progresser l’intrigue. Ici, il s’agit d’un conflit entre les valeurs collectives et individuelles. Or, ce conflit rappelle la situation historique de la France à cette époque. Le pays est alors en guerre avec la puissante monarchie espagnole, mais une partie de la noblesse souhaite une alliance avec l’Espagne, soutenue par la reine Anne d’Autriche, elle-même infante espagnole. Il y a là une menace de rébellion contre laquelle lutte Richelieu, qui veut faire plier les Grands du royaume pour asseoir la monarchie absolue.  C’est d’ailleurs à Richelieu que Corneille dédie sa pièce : « C'est là que lisant sur [votre] visage ce qui lui plaît, et ce qui ne lui plaît pas, nous nous instruisons avec certitude de ce qui est bon, et de ce qui est mauvais, et tirons des règles infaillibles de ce qu'il faut suivre et de ce qu'il faut éviter. »

La source de Corneille : Tite-Live, Ab Urbe condita, vers 27 av. J.-C., I, 24-26 : texte et analyse

Molière

Molière, Dom Juan, 1665 : acte V, scènes 4, 5 et 6

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INTRODUCTION

 

La comédie de Molière, Dom Juan, jouée en 1665, a multiplié les exemples du libertinage du héros, à la fois séducteur sans respect pour les liens sacrés du mariage, et refusant d’admettre la toute-puissance divine. Ce héros est déjà connu quand il le met en scène, par une comédie espagnole de Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y el Convivado de piedra, datant de 1620-1630, inspirée par un grand seigneur du XVI° siècle, Dom Juan Tenorio. Les comédiens italiens avaient repris le thème, en accentuant sa dimension comique, mais surtout, deux contemporains de Molière, Dorimond et Villiers, avec deux tragi-comédies intitulées Le Festin de pierre. Ainsi, le dénouement de la pièce, la mort du héros, châtiment de son libertinage, était attendue du public.

Molière, Dom Juan, Classsiques Larousse

Ce dénouement a été préparé, doublement. Le surnaturel est déjà intervenu dans la pièce, une façon d’avertir le héros de l’existence d’une puissance céleste. À l’acte III, dans la scène 5, devant le tombeau du Commandeur qu’il a tué, Dom Juan invite irrespectueusement sa statue à souper, et celle-ci « baisse la tête ». À la fin de l’acte IV, ce souper a lieu, sans émouvoir le héros qui, à son tour, accepte l’invitation de la statue. Loin de corriger son comportement, Dom Juan multiplie les provocations dans le dernier acte, d’abord en jouant hypocritement les dévots face à son père ; puis, quand Don Carlos, frère de Done Elvire, le prie d’épouser sa sœur, qu’il a compromise, il invoque hypocritement, à huit reprises, l’ordre du « Ciel » pour refuser. Cette hypocrisie rend irrévocable le châtiment, présenté dans un rapide dénouement, en trois courtes scènes.

Quel sens Molière, par ses choix de mise en scène, donne-t-il à la mort de Dom Juan ?

François Boucher. illustration pour Dom Juan ou le festin de pierre,  1734

François Boucher. illustration pour Dom Juan ou le festin de pierre,  1734

LA PLACE DU SURNATUREL

Trois manifestations du surnaturel préparent la mort du héros, à valeur allégorique.

La première intervient dès la scène 4, sous la forme d’un « spectre, en femme voilée ». Dans la scène suivante, sa phrase lance une menace, rendue solennelle par la façon dont il s’adresse au héros, puisqu’il ne l’interpelle pas directement, mais à la troisième personne, en le nommant : « Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et, s’il ne se repent ici, sa perte est résolue. » Cela fait de ce « spectre » un intermédiaire de la toute-puissance céleste, représentant à la fois Done Elvire, séduite et abandonnée, le héros venant d’invoquer face à son frère sa peur du « courroux céleste », mais aussi toutes les autres femmes dont a pu se jouer le séducteur en leur promettant le mariage. Done Elvire annonçait d’ailleurs son châtiment dans la scène 3 de l’acte I : « le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie. »

Puis, l’allégorie se précise, le « spectre change de figure,  et représente le Temps avec sa faux à la main ». Molière introduit, par ce jeu de scène, l’image traditionnelle de la mort, ce qui précise la menace initiale de « perte […] résolue ». Tout est fait pour impressionner le héros, notamment le fait que le « spectre s’envole », révélant ainsi sa nature céleste.

Enfin, dans la dernière scène, c’est « la statue » du Commandeur qui réapparaît, pour contraindre le héros à respecter sa « parole » de répondre à son invitation à « venir manger ». Ainsi se justifie le sous-titre de la comédie « le festin de pierre ». Il appartient à cette représentation d’un homme, que Dom Juan a tué et envers lequel, face à son tombeau, il a fait preuve d’une cruelle ironie, de poser, cette fois en s’adressant directement au héros, la morale chrétienne de la pièce : « Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre. »

Dom Juan face à la statue du Commandeur

Dom Juan face à la statue du Commandeur

Il ne reste plus alors qu’à mettre en scène la mort de Dom Juan, avec une réplique qui suggère l’image traditionnelle de l’enfer avec ses flammes : « Un feu invisible me brûle, […] et tout mon corps devient un brasier ardent. » Le recours aux effets techniques, propres à ce que l’on nomme à cette époque une « pièce à machines », confirme, dans la didascalie, cette vision de l’enfer, mêlant le monde antique, avec l’image de Zeus, « Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan », et la vision chrétienne : « la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé. »

Nous sommes loin de l’exigence du classicisme, qui interdisait de représenter sur scène la mort, mais plutôt encore dans l’esthétique propre au courant baroque, le spectacle prenant le pas sur le langage.

La mort de Dom Juan, emporté aux enfers.

Mise en scène de Jean-François Sivadier, Odéon, 2016

La mort de Dom Juan, emporté aux enfers.  Mise en scène de Jean-François Sivadier, 2016

DOM JUAN, LE LIBERTIN

Rappelons ce qu’est un libertin : celui qui fait profession de ne pas s’assujettir à tout ce qui relève de la religion. C’est le cas du héros, qui, depuis le début de la pièce, affirme son incrédulité et refuse le respect ordinairement dû au « Ciel ».

Ce dénouement confirme – et jusqu’au moment où la mort le frappe – ce refus de tout ce qui pourrait signifier la puissance de Dieu sur les hommes, en une surenchère orgueilleuse. Dans la scène 4 déjà, lors de la première apparition du spectre, il ironise : « Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende. » Cela révèle la question fondamentale pour le libertin : avoir une preuve de l’existence de Dieu, pour vérifier son pouvoir sur les hommes.

Nous retrouvons ce même orgueil dans sa question à la scène suivante : « Qui ose tenir ces paroles ? » Audace donc de lancer une menace contre un grand seigneur, d’où qu’elle vienne… Pour le libertin, puisqu’il nie la dimension céleste, spirituelle, tout n’est que matière, tout n’est que corps, réactions sensorielles et raisonnement logique : « Spectre, fantôme ou diable, je veux voir ce que c’est. » C’est pourquoi, face au spectre devenu allégorie du temps, le héros proteste, toujours en adoptant l’attitude du noble outragé : « Non, non, rien n’est capable de m’inspirer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si  c’est un corps ou un esprit. » Tout se passe comme si, envers et contre tout, il défendait d’abord son droit de penser librement, en répétant sa protestation : « Non, non, il ne sera pas dit que je sois capable de me repentir. »

Le châtiment du libertin

Le châtiment du libertin

Enfin, dans la dernière scène, nous assistons à une surenchère dans ce duel qui se déroule entre le héros et le « Ciel ». La statue entre dans le jeu, en se plaçant au même niveau que Dom Juan, puisque c’est à l’honneur, vertu primordiale aux yeux de la noblesse, qu’elle fait appel : « Arrêtez, Dom Juan. Vous m’avez donné parole de venir manger avec moi. » Elle prend soin aussi de préserver cette liberté qui lui est chère, puisqu’elle ne l’entraîne pas de force, mais l'ordre lui laisse le choix, « Donnez-moi la main. » La réponse du héros, « La voilà », est sans hésitation, ultime libre choix affirmé certainement, mais peut-être aussi ultime preuve de ce qui peut animer un libertin : son doute ne masque-t-il pas un désir de savoir si, oui ou non, il existe un Dieu tout-puissant auquel l’homme doit se soumettre ? Sa dernière réplique montre qu’il a reçu une réponse, puisqu’elle s’ouvre sur une invocation à la puissance divine dont il s’est si souvent moqué : « Ô Ciel ! »

Le libertinage de Dom Juan est mis en valeur par les réactions de son valet, Sganarelle, son double inversé qui tente de le ramener au respect religieux. N’hésitant pas à blâmer son maître, iI ponctue ce dénouement d’abord de conseils moraux, exprimés avec une réelle affection comme dans sa première réplique de la scène 4 : « Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais bien mieux comme vous étiez auparavant. J’espérais toujours de votre salut ; mais c’est maintenant que j’en désespère. » Avec l’arrivée du spectre, il multiplie les avertissements : « c’est le Ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne », « Entendez-vous, Monsieur ? », « rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir. » Mais peut-il vraiment persuader Dom Juan ? Il n’est qu’un valet, et n’est-ce pas davantage la peur qui explique sa réaction qu’une foi sincère ? C’est ce que nous pouvons penser par l’emploi d’exclamations effrayées : « Ah, Monsieur », à trois reprises, « Ô Ciel ! » De plus, s’il incite son maître au repentir, chacune de ses interventions est fortement liée au surnaturel. C’est en « apercevant le spectre » qu’il lance son premier cri d’alarme, dans la scène 4, puis en écoutant sa voix, en le voyant se mouvoir, puis changer de forme, qu’il insiste : « Ah ! Monsieur, c’est un spectre : je le reconnais au marcher », « voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ? »

Dom Juan (Daniel Piccoli) et Sganarelle (Claude Brasseur) dans le film de Marcel Bluwald, adapté de Dom Juan de Molière, 1965

Dom Juan (Daniel Piccoli) et Sganarelle (Claude Brasseur) dans le film de Marcel Bluwald, adapté de Dom Juan de Molière, 1965

Enfin, c’est à lui que revient la dernière réplique de la pièce, intéressante parce que Molière l’a modifiée dès la seconde représentation, à la fois en supprimant l’exclamation répétée avec insistance, « Ah ! mes gages ! mes gages ! », et en ajoutant à la fin : « qui, après tant d’années de services, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. » Molière cherchait ainsi à renforcer le sens moral de sa pièce, en soulignant la faute de son héros, « l’impiété », qui apparaissait moins dans l’énumération précédente, plus centrée sur la séduction immorale, et le « châtiment » inexorable. Mais, surtout, il supprime ainsi l’effet comique produit par le décalage entre l’horreur de cette mort qui venait de ses produire, punition céleste, et ce valet d’abord affligé de la perte de son dû financier. Il donnait donc l’impression que le plus important n’était pas le salut dans l’au-delà mais la dimension terrestre, matérielle. Double réduit de Dom Juan, il prouvait ainsi la persistance du matérialisme à l’échelon du peuple, ce qui atténuait, en fait, la force de la morale qu’il tirait. En ôtant ce cri, Molière montre qu’il a bien perçu le danger d’une critique de la part de ses ennemis, les dévots.

CONCLUSION

 

Dom Juan est une pièce importante dans l’œuvre de Molière, originale à triple titre. Si, dans toutes ses pièces, nous retrouvons le couple maître et valet, la relation entre Dom Juan et Sganarelle est très particulière, qui dépasse la simple recherche d’effets comiques pour mettre en place un jeu de miroir, Sganarelle devenant une sorte de « libertin » modèle réduit, sans doute parce qu’il n’a pas l’envergure du « grand seigneur » dont il dépend. De plus, Molière fonde sa pièce sur un thème sérieux, qui ne devrait pas trouver sa place dans une comédie, le libertinage, qui s’accompagne de l’athéisme, ou du moins du doute religieux, fortement condamné au XVII° siècle. Enfin, le dénouement montre une mort rendue terrible par les effets techniques, le recours aux « machines », qui l’accompagnent : s’agit-il encore d’une « comédie » ? »

Dom Juan, Compagnie Colette Roumanoff

La pièce a connu le succès, avec quinze représentations à la suite. Mais elle ne sera pas reprise après la période de Pâques où le théâtre fait relâche. C’est que les ennemis de Molière poursuivent leurs attaques, comme le prouve Observations sur une comédie de Molière intitulée : Le Festin de Pierre, violent pamphlet de Barbier d’Aucourt, sieur de Rochemont – qu’il ne signe d’ailleurs que de ses initiales : il accuse Molière de « tenir une école de libertinage » avec son personnage qui « attaque avec audace » les dogmes et valeurs chrétiennes, tandis que son valet cherche à l’imiter et les « défend avec faiblesse ». Nouveau début d’un combat, auquel Molière, occupé par sa défense de Tartuffe,  ne répond pas. La pièce ne sera plus jouée de son vivant. Il faudra attendre les romantiques pour la voir à nouveau jouée dans sa version originale à la Comédie-Française, en 1841.

Racine-Tx.1

 Jean Racine, Mithridate, 1672 : acte V, scène 5 (extrait)

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

La scène 5 de l’acte V forme le dénouement de la tragédie de Racine, Mithridate, jouée en décembre 1672, qui représente la mort du héros éponyme.

La pièce est inspirée de l’histoire romaine qui présente la lutte contre ce roi du Pont, royaume autour de la mer noire, célèbre pour s’être progressivement accoutumé aux poisons, d’où le terme « mithridisation » appliquée à cette accoutumance. L’acte I montre ses deux fils, Pharnace et Xipharès, persuadés de la mort de leur père, qu’il a fait faussement annoncer, en lutte à la fois pour le royaume et pour conquérir Monime, promise au roi. Mais un coup de théâtre intervient : Mithridate est de retour. Il découvre par une ruse l’amour réciproque de Xipharès et de Monime. Ayant décidé de partir envahir l’Italie, le roi impose à Monime un douloureux chantage : accepter de l’épouser, ou causer la perte de Xipharès. Elle refuse ce mariage et Mithridate projette de châtier les rebelles. Survient alors un nouveau coup de théâtre : Pharnace a trahi son père, en révélant aux Romains son projet d’invasion. L’acte V suit l’attaque du palais par les Romains, tout semble alors perdu : croyant Xipharès mort, Monime est prête à s’empoisonner car elle croit Xipharès mort, Mithridate, lui, se jugeant vaincu, s’est administré du poison et s’est transpercé d’un coup d’épée.

Mais la scène 4 inverse la situation : Monime apprend que Xipharès a sauvé le royaume et qu’il est en vie. C’est et alors qu’entrent en scène le roi, soutenu par des gardes, et Xipharès.

Quelle dimension Racine donne-t-il à cette scène de dénouement ?

UN TESTAMENT POLITIQUE

Mithridate, roi du Pont

Le fait de mettre en scène la lente agonie de Mithridate permet à Racine de lui faire porter un testament politique, destiné à son fils. En l’incitant à fuir et par cet ordre, « Cachez-leur pour un temps vos noms, et votre vie », il leur conseille de suivre son exemple : il est parfois nécessaire de dissimuler pour vaincre. Les nombreux impératifs confirment l’autoritarisme de ce roi, mais il s’agit ici de protéger la vie de son fils face aux dangers qui le menacent et qu’il amplifie : « tant d’ennemis », « tous les Romains ». L’adverbe de temps « Bientôt », lancé en tête de vers, accentue l’urgence, tout comme le verbe « fondre » qui donne l’image d’un oiseau de proie ?

Mithridate, roi du Pont

Face à la réaction indignée de Xipharès, marquée par l’exclamation qui coupe la tirade de son père, « Moi, Seigneur, que je fuis ! », car il voit cette dissimulation comme une véritable lâcheté, Mithridate affirme avec force sa volonté, en le coupant à son tour : « Non, je vous le défends. »

Enfin, l’ultime « embrassement » de son fils prend une double valeur : d’une part, il le réhabilite en lui accordant son total pardon, d’autre part, avec la formule finale « recevez l’âme de Mithridate », il lui lègue à la fois son royaume et ses valeurs : c’est une façon d’en faire son héritier en lui insufflant sa force au moment même où il rend son dernier souffle.

 

Cependant, le dénouement reste ouvert car, pour Mithridate, dissimuler ne signifie nullement renoncer à l’honneur. La précision temporelle « pour un temps » laisse supposer que ce recul ne sera que provisoire, et l’impératif « réservez-vous », qui reste sans complément, suggère qu’il y aura d’autres luttes à entreprendre qui exigeront toutes leurs forces. Le futur dans « Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse » sonne comme une fatalité, promesse de victoire, mais qui dépend des Romains : « Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice. »

La dernière réplique de Xipharès, en même temps que l’impératif à la première personne du pluriel, « cherchons-lui des vengeurs », laisse présager que ce testament sera respecté : il fuira par « tout l’univers » pour se trouver des alliés et prendre sa revanche.

Ce dénouement lève l’illusion, puisque Mithridate reconnaît la valeur de son fils dont il fait son héritier, doublement, de son royaume et de Monime. Il est, de ce fait, conforme à l’exigence de « catharsis », fonction assignée par Aristote à la tragédie, puisque il ramène l’ordre juste là où régnait le désordre.

UNE MORT TRAGIQUE

La mort de Mithridate relève de ce que l’on nomme « ironie tragique » : elle vient de ce qu’elle représente exactement l’inverse du but qu’il recherchait. Tous ses efforts pour conserver sa gloire ou éviter toute rivalité amoureuse ne finissent que par conduire à la crise qui l’a amené à la mort. C’est la fausse nouvelle de sa mort qui a provoqué le violent conflit entre les frères, et c’est son « hybris », sa démesure, son projet d’invasion de l’empire romain, qui, après la trahison de Pharnace, provoque le désastre, le siège par les Romains de son propre royaume. Son suicide même relève de cette ironie tragique, car il repose sur une illusion : il croyait son royaume vaincu alors même que Xipharès repoussait l’assaut des Romains.

La mort de Mithridate

La mort de Mithridate

Sa mort perd ainsi tout son sens, ce que traduit l’opposition entre l’anaphore de « vivez », employé à trois reprises par Monime dans sa première réplique, et la réponse tranchante de Mithridate, « C’en est fait, Madame, et j’ai vécu. » Les trois arguments qu’elle évoque, « pour le bonheur du monde », « pour sa liberté », et « pour triompher d’un ennemi vaincu » paraissent vraiment dérisoires au moment même où le roi est en train précisément de quitter ce « monde ».

Selon la définition d’Aristote, la tragédie doit provoquer chez le public, la « pitié » et la « terreur ».

En reconnaissant ses fautes, Mithridate se libère de toute culpabilité, sa mort ne peut donc plus que susciter la pitié, surtout lorsqu’il renonce à ce qui est le devoir le plus important à rendre à un mort, les honneurs funèbres, pour que son âme retrouve le repos : « Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite / À rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte ».

De plus, Racine choisit de représenter cette mort sur scène, contrairement à la règle classique des bienséances. Mais la réplique de Monime, « Il expire », et l’exclamation de Xipharès, « Ah ! Madame, unissons nos douleurs », contribuent à accentuer ce sentiment de pitié. La transgression de la règle se trouve donc justifiée par l’effet scénique obtenu, mais aussi parce que cette mort s’accomplit sans violence, de façon calme, avec « cet embrassement » de Xipharès plein de « douceur ».

En revanche, elle ne provoque pas vraiment de terreur, , mais plutôt de l’admiration pour ce roi qui, jusqu’à la fin, garde sa dignité. Il meurt en noble héros, en toute lucidité, et en pensant d’abord au salut de son fils, sans la moindre plainte : « Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits ; / Je sens que je me meurs. »

Cette fin d’un grand homme de l’histoire romaine, rappelle, par ses dernières paroles, la philosophie des stoïciens.

Le suicide public de Mithridate

Le suicide public de Mithridate

CONCLUSION

 

Selon les règles du théâtre classique, le dénouement doit répondre à trois critères. Il doit être rapide, ce qui se réalise ici, avec seulement deux tirades, de longueur décroissante, pour Mithridate, et deux très brèves répliques pour Monime et pour Xipharès. Il doit aussi être complet, c’est-à-dire faire connaître le sort de tous les protagonistes, ce que permet de réaliser l’annonce prémonitoire de la mort du traître Pharnace et l’horizon d’attente ouvert par la dernière réplique de Xipharès. Enfin, il doit être nécessaire, c’est-à-dire satisfaire la morale, ce qui est bien le cas puisque les eux « justes », Xipharès et Monime, se retrouvent unis à la fin, et qu’au moment de mourir Mithridate reconnaît pleinement ses fautes et la valeur de son fils. De plus, Monime a échappé de peu à la mort, ce qui ne peut que renforcer le sentiment, chez le spectateur, d’une justice bien accomplie.

Racine termine sa pièce en montrant la mort, mais c’est la mort courageuse d’un héros, celle aussi d’un pécheur, source de pardon et de réconciliation, une mort digne des valeurs chrétiennes dont Racine a été nourri par le jansénisme de Port-Royal. Elle apaise les souffrances, les passions, permettant, parallèlement, de réaliser la « catharsis », objectif de la tragédie.

François Chauveau, La mort de Mithridate. Dessin : encre, lavis, sanguine, 13 x 7,5. Musée du Louvre, Paris. 

François Chauveau, La mort de Mithridate. Dessin : encre, lavis, sanguine, 13 x 7,5. Musée du Louvre, Paris. 

Racine-Tx.2

 Jean Racine, Iphigénie, 1673 : acte IV, scène 8

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INTRODUCTION

 

Agamemnon, depuis l’exposition de la tragédie de Racine, Iphigénie, datant de 1673, montre son déchirement. D’un côté, il est un roi tout-puissant, commandant de la flotte grecque qui doit voguer vers Troie pour reprendre Hélène, épouse de son frère Ménélas, enlevée par le prince troyen, Pâris ; il doit donc obéir à l’oracle qui exige un sacrifice pour que la déesse Artémis accepte de laisser souffler les vents. D’un autre côté, comment obéir alors même que c’est sa propre fille, Iphigénie, qui doit être sacrifiée ? Comment annoncer cette nouvelle à celle-ci ? Comment résister à la révolte de Clytemnestre, sa mère, et du « bouillant Achille », son fiancé ? Mais, encore pire, comment écouter la supplication d’Iphigénie, et ne pas fléchir devant sa résignation ? Le roi hésite mais la dernière intervention d’Achille, qui le menace de représailles, le décide à affirmer son autorité. Il donne à ses gardes l’ordre de procéder au sacrifice, et se retrouve seul.

Nous assistons, dans cette scène, à un douloureux monologue, dont l’enjeu est la mort d’Iphigénie.

Comment Racine met-il en valeur le dilemme vécu par celui qui est à la fois roi et père ?

UN DOULOUREUX DILEMME

Dans la tragédie, le monologue correspond toujours à un moment de tension dramatique, pour deux raisons : il traduit la solitude du héros, incapable de communiquer avec ses proches, ici Eurybate qui reste muet ; mais c’est aussi de lui que dépend l’issue de la pièce, ici la mort d’Iphigénie.

Ce monologue met en scène le désarroi d’Agamemnon, marqué par les nombreuses interrogations, douze au total, à commencer par celle qui l’ouvre, « Que vais-je faire ? », où le futur proche souligne l’urgence et l’angoisse. De nombreux indices signalent ses revirements : le connecteur d’opposition, « Mais » (vers 10), le retour en arrière, « Que dis-je ? » , le redoublement de la négation dans une phrase brutale, « Non, je ne puis. », une nouvelle opposition à la césure, « Mais quoi ? ». Enfin, le choix des pronoms révèle un dédoublement intérieur entre ses sentiments de père, l’amour pour sa fille, et sa raison qui tente de trouver la meilleure solution politique. Le passage du « je » au « tu », aux vers 3 et 4, exprime une sorte d’étonnement face à soi-même, puis celui du « je » au « nous » essaie de les réconcilier. Mais c’est tout de même le « je » qui l’emporte à la fin du monologue, pour affirmer sa décision. La parole troublée, hachée, d’Agamemnon dans sa tirade est le signe de son introspection qui rend difficile la résolution du dilemme.

Timanthes, Le Sacrifice d'Iphigénie, vers 400 av. J.-C.  Fresque (détail) de Pompéi : la douleur d'Agamemnon

L’autre fonction du monologue est de susciter la pitié, sentiment qui participe à la définition du tragique formulée par Aristote dans sa Poétique. Racine met donc en relief la relation profonde qui unit le père à sa fille, un amour sincère que prouve l’émotion qu’il exprime avec force. C’est le sens au XVII° siècle du mot « amitié », à la rime avec « pitié » dans sa double injonction où il reconnaît pleinement la valeur de sa paternité : « Cédons au sang, à l’amitié, / Et ne rougissons plus d’une juste pitié. » Parallèlement, il se blâme avec violence d’avoir choisi le sacrifice, d’où le lexique hyperbolique, l’exclamation « Cruel ! » lancée en tête du vers, adjectif repris dans une interrogation où il juge sa propre cruauté supérieure à celle des dieux : « Ah ! Quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ? » Sa culpabilité, ainsi ressentie, se révèle également par la place prise par le champ lexical du « sang », non plus dans le sens de la naissance, mais le sang qui coulera lors du sacrifice : « cet ordre sanguinaire », « un père homicide », « en l’immolant », « de son sang arrosés ». Loin d’être alors considéré comme un acte d’obéissance à la volonté divine, il inverse cette perspective en qualifiant ce sacrifice de « sacrilège zèle ». À cela s’ajoutent les réactions d’Iphigénie, qu’il rappelle longuement, son respect filial et sa résignation plus  douloureuse pour ce père que ne le serait sa révolte : « Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ? / Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper, / Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ? »

Timanthes, Le Sacrifice d'Iphigénie, vers 400 av. J.-C.  Fresque (détail) de Pompéi : la douleur d'Agamemnon

Il porte donc contre lui-même un jugement sévère, se voyant comme un véritable assassin.

UNE ARGUMENTATION

Ce trouble intérieur n’empêche pas ce monologue d’être rigoureusement construit. Après deux vers d’introduction qui posent l’enjeu du dilemme, une série d’arguments vont à l’encontre du sacrifice jusqu’à une première décision en faveur d’Iphigénie, soulignée par la négation « Non, je ne puis », par les deux impératifs, « Cédons » et « Ne rougissons plus », jusqu’ à l’injonction lancée en tête de vers : « Qu’elle vive. » Mais les vers suivants ramènent au premier plan l’argument politique, la rivalité avec Achille, terminé par des points de suspension signalant le temps de réflexion, nécessaire pour conduire à l’ultime décision, le rejet du sacrifice qui résout le dilemme. Cette  structure fait apparaître nettement le double visage d’Agamemnon, celui du père et celui du roi

Outre son amour de père et quel que soit son choix, Agamemnon doit affronter des obstacles. D’une part, le sacrifice est un ordre divin, y résister est s’opposer à leur toute-puissance : « Je veux fléchir des dieux la puissance suprême. » S’il sacrifie sa fille, il répond à sa fonction de « roi des rois », d’où la mise en évidence de ce qu’il peut en retirer : un « prix glori/eux », adjectif amplifié par la diérèse, et les « lauriers » de la victoire. Mais cet oracle, il le perçoit comme injuste, car Iphigénie est totalement innocente : « Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ? » Cependant, peut-il s’élever contre leur volonté ? S’il refuse, c’est la vengeance divine qui l’attend. D’autre part, il se heurte à son entourage, dont il rappelle l’hostilité. Il s’agit d’abord de Clytemnestre,  qui fera tout pour protéger sa fille, d’où le redoublement lexical : « Une mère m’attend, une mère intrépide, / Qui défendra son sang contre un père homicide. »

Clytemnestre cherchant à protéger Iphigénie

Puis, il redoute le refus de ses propres soldats, par respect de la personne royale : « Je verrai mes soldats, moins barbares que moi, / Respecter dans ses bras la fille de leur roi. » Enfin, est mentionné le rôle d’Achille, fiancé d’Iphigénie, avec le redoublement de son nom qui insiste sur la valeur de ce héros : « Achille nous menace, Achille nous méprise ». À en juger par la longueur de ces arguments, le dilemme penche nettement en faveur de la survie d’Iphigénie, ce qui explique le premier choix.

Mais la fin de la tirade marque un dernier revirement, en ramenant au premier plan le personnage d’Achille, le rival qualifié de « superbe » ce qui, en insistant sur sa rivalité avec Agamemnon, prouve que ce qui l’emporte finalement chez ce roi n’est pas tant l’effroi à l’idée de la mort de sa fille, mais sa fonction de roi, sa « gloire », terme placé à la rime avec « victoire » : « Peu jaloux de ma gloire, / Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ? » Laisser vivre Iphigénie signifierait, en effet, plier devant les menaces lancées par Achille contre lui. En accusant Achille, « son téméraire orgueil », c’est, en fait, son propre orgueil qu’il montre, sa volonté de ne pas paraître faible, de ne pas avoir l’air de « trembler ». D’où aussi ce qui constitue son principal mobile, celui qui va emporter la décision, la volonté d’« humilier l’audace » de son rival. Il trouve alors un compromis entre son désir de père, « elle vivra », avec un futur exprimant la certitude, et son orgueil de roi quand il ajoute « pour un autre que lui. » Il insiste ainsi sur sa toute-puissance, en refusant à Achille ses droits. Mais, en voulant infliger à son rival de « l’ennui », c’est-à-dire, au XVII° siècle, une violente contrariété, il prive aussi Iphigénie de l’homme qu’elle aime sincèrement, lui épargne la mort pour lui imposer un mariage non souhaité.

Les imprécations d'Achille face à Agamemnon

Les imprécations d'Achille face à Agamemnon

CONCLUSION

 

Ce monologue relance l’action, car le public pensait le sacrifice résolu depuis l’acceptation d’Iphigénie, et ce malgré tous les obstacles qui subsistaient encore. Mais c’était oublier que ce roi est aussi un père, certes autoritaire, mais qui ne souhaite pas la mort de sa fille. L’ordre final, « Qu’elles ne craignent point », marque une tentative de conciliation qui résout le dilemme.

Mais ce choix, d’abord signe de l’orgueil d’Agamemnon, ne tient pas compte de ceux qui sont plus puissants encore que lui : les dieux. Nous retrouvons ici un souvenir du jansénisme de Racine. L’homme dispose d’une liberté ; c’est elle qui effraie tant Agamemnon ici, car le choix semble bien lui appartenir. Mais, en réalité, ce sont les dieux qui décident, même si Racine modifie le dénouement hérité des auteurs de l’antiquité. Chez eux, c’est au moment même du sacrifice qu’Iphigénie que la déesse Artémis intervient pour la remplacer sur l’autel par une biche, et enlever la princesse dans les airs. Chez Racine, pour éviter ce qui serait vraiment trop invraisemblable au XVII° siècle, les dieux obtiennent tout de même le sacrifice exigé, celui d’une autre « Iphigénie », connue dans la pièce sous le nom d’Ériphile, reconnue comme elle aussi « fille du sang d’Hélène ». Ainsi, cette libre décision n’est finalement qu’une illusion, une ultime manœuvre des dieux après la souffrance infligée à ce père, et la preuve de l’aveuglement des hommes puisque la princesse Iphigénie n’est pas la victime qu’ils souhaitent. 

Bertholet Flémal, Le sacrifice d’Iphigénie, 1670-1675. Huile sur toile, 160 x 163. Musée du Louvre, Paris

Dans sa  Préface de Phèdre, en 1677, Racine écrit, à propos de son héroïne qu’elle n’est « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente ». Mais cela pourrait tout aussi bien s’appliquer à Agamemnon, innocent puisqu'il subit l'oracle divin. Cependant, pouvons-nous le décharger de toute culpabilité en raison du choix effectué à l’issue de ce dilemme ? Pas vraiment, car son amour de père n’a pas suffi à faire pencher la balance en faveur d’Iphigénie, le désir de montrer sa toute-puissance en humiliant Achille a été plus déterminant.

Racine-Tx.3

Jean Racine, Phèdre, 1677 : acte V, scène 6

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Racine, Phèdre, frontispice

INTRODUCTION

 

C’est à l’antiquité, romaine pour le personnage de Phèdre et sa passion amoureuse, inspirée de Sénèque, mais plutôt grecque pour le personnage d’Hippolyte, hérité d’Euripide, que Racine emprunte les principaux thèmes de sa tragédie, dont le titre complet est Phèdre et Hippolyte, représentée en 1677. Hippolyte d’Euripide, en 428 av. J.-C., s’attache à dépeindre, en effet, le destin cruel de ce fils du héros illustre, Thésée, en soulignant ses qualités : pureté, innocence, respect pour les dieux et pour son père. Chez Euripide, Hippolyte est la première victime d’Aphrodite, qui ne lui pardonne pas son mépris de l’amour et la préférence qu’il accorde à la déesse de la chasse, Artémis. Phèdre n’est donc, chez l’auteur grec, que le moyen de la vengeance d’Aphrodite, qui lui inspire cet amour coupable pour le fils de son époux.

Racine inverse cette approche, en plaçant au premier plan Phèdre, et c’est sur elle que s’exerce la colère de Vénus, suite de la malédiction qui poursuit sa famille depuis que son aïeul, le Soleil, a éclairé les amours adultères de Vénus et de Mars. L’absence de Thésée, que l’on croit mort, amène Phèdre, influencée par sa confidente Œnone, à avouer son amour à son beau-fils Hippolyte, qui la rejette avec horreur, d’autant plus qu’il est lui-même amoureux de la jeune Aricie, captive de Thésée. Le retour de Thésée précipite les événements : persuadé par Œnone de la trahison de son fils, le roi n’entend pas ses protestations d’innocence et fait appel à Neptune pour le maudire. La scène 6 de l’acte V montre l’exécution de cette malédiction, en un long récit fait à Thésée par le gouverneur d’Hippolyte, Théramène.

Comment Racine, dans ce récit, met-il en valeur la représentation de la fatalité tragique ?

UN TABLEAU ÉPIQUE

Ce long récit de 73 alexandrins, fait par Théramène, gouverneur d’Hippolyte, constitue ce que l’on nomme une hypotypose, c’est-à-dire un tableau qui place sous les yeux de son destinataire, Thésée – et du lecteur –, la mort de son fils que la règle des bienséances interdit de représenter sur scène. Pour que cette mort ne soit pas indigne du personnage, fils d’un roi et d’un héros mythologique, elle s’inscrit dans le registre épique : le récit amplifie l’épreuve vécue par Hippolyte, pour accentuer, de ce fait, sa valeur héroïque.

Après neuf vers qui présentent la situation initiale, une rupture brutale intervient, élément perturbateur souligné par son redoublement, avec un chiasme qui met en relief les deux adjectifs, en écho sonore : « un effroyable cri » est prolongé par « une voix formidable », puis repris par « ce cri redoutable ». Ce lexique souligne la peur ainsi provoquée, tout en personnifiant les éléments, qui semblent s’unir pour accroître la menace, d’abord « sorti[e] du fond des flots », puis qui « [d]es airs a troublé le repos », enfin venue « [d]u sein de la terre ». En six vers, une progression est également marquée par le passage du passé composé, « a troublé », pour introduire l’événement, au présent  qui l’actualise. Ainsi, se crée l’impression d’un chaos qui s’abat sur le héros, sur ses compagnons (« Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ») et même sur ses chevaux : leur « crin s’est hérissé ».

Après avoir restitué l’atmosphère sonore, terrifiante, le récit s’attache aux éléments visuels, douze vers pour évoquer l’arrivée du monstre, auquel le présent de narration donne vie, pour le décrire ainsi que l’effet qu’il produit. Comme précédemment, la scène s’élargit à l’univers entier, en reprenant les éléments déjà impliqués, en un rythme qui s’accélère pour traduire l’effroi : « Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage », en un vers, puis deux hémistiches, « La terre s’en émeut, l’air en est infecté », enfin avec deux coupes, « Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté ».

Nous pouvons aussi observer le mouvement qui accompagne la venue du monstre, ascendant dans un premier temps, descendant dans un second temps. La périphrase qui désigne la mer, « la plaine liquide », héritage de l’épopée homérique, permet le contraste avec la vision imagée d’une vague gigantesque : « S’élève à gros bouillons une montagne humide ». Le rythme du vers suivant traduit déjà l’horreur, renforcée par la récurrence du son [R], le choix lexical du verbe « vomit » et la diérèse finale, « le monstre furi/eux ».

Hippolyte Lalaisse, La Mort d’Hippolyte, 1835-1840. Aquarelle, 33 x 54

Cinq vers sont consacrés au portrait de ce monstre, doublement identifié par le chiasme « Indomptable taureau, dragon impétueux », qui mêle l’existant, le « front large », les « cornes menaçantes », la « croupe » du « taureau », au surnaturel d’un étrange mélange qui tient à la fois du « dragon » et du serpent gigantesque avec ses « écailles jaunissantes » dont la « croupe se recourbe en replis tortueux ». À nouveau, l’effet produit est amplifié par l’écho sonore : « Ses longs mugissements font trembler le rivage. » Racine semble combiner ici plusieurs images des monstres hérités de la mythologie, comme si son héros, lui-même fils de Thésée, tueur de « monstres », devait les affronter tous en une seule fois. 

Hippolyte Lalaisse, La Mort d’Hippolyte, 1835-1840. Aquarelle, 33 x 54

Plus l’adversaire sera redoutable, plus la dimension héroïque d’Hippolyte sera mise en valeur, comme l’exige l’épopée. Déjà, sa généalogie est rappelée, il est le « digne fils d’un héros », et le courage de « l’intrépide Hippolyte » ressort par opposition à la peur de ses compagnons, regroupés dans la formule, lancée en tête de vers, « Tout fuit », qui contraste avec la mise en relief, « Hippolyte lui seul ». Huit vers racontent le combat du héros avec le monstre, ses actions s’enchaînant sur un rythme rapide : « Arrête ses coursiers, saisit ses javelots, / Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre, / Il lui fait dans le flanc une large blessure. » D’une certaine façon, il est vainqueur du monstre, puisque celui-ci « [v]ient aux pieds des chevaux tomber en mugissant », chute qui associe à la fois l’effet visuel, tout en circonvolutions, avec « Se roule » placé en tête du vers, et l’effet sonore. C’est sur l’image traditionnelle du dragon que se termine ce combat, avec une allitération en [f] pour la soutenir : « une gueule enflammée, / Qui les couvre de feu, de sang et de fumée. » Le présent de narration contribue à donner vie à ce combat surnaturel.  

Le tableau mis sous nos yeux emprunte bien sûr à la mythologie. Cela suffit à justifier sa « vraisemblance » dans un XVII° siècle où le public est nourri des textes antiques, et nous retrouvons dans le récit bien des aspects du registre épique. Mais, en même temps, le chaos qu’il met en évidence, la confusion des éléments, les mouvements contrastés, circulaires, et surtout l’exagération dans le surnaturel rappellent les caractéristiques du courant du baroque, encore vivace à cette époque même si le classicisme tend à s’y substituer.

UNE MORT TRAGIQUE

La première caractéristique du registre tragique est le poids de la fatalité qui pèse sur le héros, et ce récit la souligne nettement.

Ce monstre est, en effet, la réponse de Neptune à la malédiction lancée par Thésée contre son fils, d’où son surgissement des « flots ». C’est, d’ailleurs, ce que confirment à la fois les ultimes paroles d’Hippolyte, « Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie », et le commentaire de Théramène, « Triste objet, où des dieux triomphe la colère », où l’inversion syntaxique met en valeur l’action divine.

Mais cette fatalité semble même aller plus loin, déjà inscrite dans le nom d’Hippolyte, étymologiquement « celui qui délie les chevaux ». Or, c’est précisément ces chevaux qui, en se « déliant », en échappant à la conduite de leur maître, causent cette mort : « […] et sourds à cette voix, / Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix. / En efforts impuissants leur maître se consume ».

Jean-François de Troy, La mort d’Hippolyte. Gravure sur cuivre, 40,2 x 56,1

Jean-François de Troy, La mort d’Hippolyte. Gravure sur cuivre, 40,2 x 56,1

Racine dépasse même son modèle, Euripide, en rapportant, certes avec beaucoup de précautions, grâce au double emploi du pronom « on » indéfini, une intervention divine directe : « On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux, / Un dieu qui d’aiguillons pressait leurs flancs poudreux. » 

Le tragique, selon la définition que pose Aristote ans sa poétique, remplit une double fonction : il doit provoquer à la fois la pitié et la terreur chez le spectateur, et ce sont ces sentiments que suscite le récit de Théramène.

La situation initiale déjà entraîne la compassion d’un public qui, lui, sait qu’Hippolyte est innocent de ce dont il est accusé. Sa douleur est mise en évidence, il garde le « silence », il est « tout pensif », en proie à une « triste pensée », et il ne manifeste aucune énergie : « Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes ». Tout, d’ailleurs, autour de lui, semble s’associer à sa peine, ses compagnons, « ses gardes affligés », et même ses chevaux. Quatre vers montrent à quel point leur attitude a changé, en dépeignant la façon dont ils partagent la douleur de leur maître : « L’œil morne maintenant, et la tête baissée / Semblaient se conformer à sa triste pensée. »

Charles Le Brun, La mort d’Hippolyte (détail), 1677. Gravure sur cuivre. Frontispice de Phèdre, BnF

La pitié vient aussi de l’implication du narrateur, Théramène, puisque lui-même exprime la sienne : « Excusez ma douleur », demande-t-il à Thésée, repris plus loin avec un élargissement, « De nos cris douloureux la plaine retentit ». Et il développe ce sentiment, amplifié par la structure des vers et les termes mis à la rime : « Cette image cruelle / Sera pour moi de pleurs une source éternelle. » Cette douleur s’exprime aussi par la répétition qui traduit son trouble : « J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux fils ». C’est aussi lui qui, accablé de chagrin, va recueillir les dernières paroles d’Hippolyte : « J’y cours en soupirant ». Le fait de les rapporter au discours direct donne plus de force encore à ce qui sonne comme un testament : une double protestation d’innocence (« une innocente vie », « un « fils faussement accusé ») et une générosité envers celle qu’il aime, Aricie, qu’il confie à son gouverneur et, surtout, à son père « désabusé », terme qui, d’une certaine façon, l’excuse : il a été trompé. Le récit nous fait donc partager l’agonie d’un héros qui ne méritait pas ce sort terrible.

Charles Le Brun, La mort d’Hippolyte (détail), 1677. Gravure sur cuivre. Frontispice de Phèdre, BnF

Parallèlement, tout est mis en œuvre dans ce récit pour accentuer l’horreur de cette mort, qui doit aussi susciter la terreur. Déjà, l’arrivée du monstre sur le rivage s’accompagne du champ lexical de la peur qui touche les humains, « effroyable », « formidable », « redoutable », « notre sang s’est glacé », « Tout fuit », mais aussi les chevaux : « leur crin s’est hérissé ». Ce champ lexical se retrouve dans le face à face des chevaux avec le monstre : « La frayeur les emporte », « À travers les rochers la peur les précipite ». Le tableau devient alors horrible, avec la couleur rouge, celle du sang, qui accompagne la mention du « feu » et de la « fumée ». Au début ce sang ne concerne que les chevaux, qui « rougissent le mors d’une sanglante écume », mais c’est ensuite le corps martyrisé d’Hippolyte que le récit dépeint, « [t]raîné par les chevaux que sa main a  nourris » : « Tout son corps n’est bientôt qu’une plaie ». 

Rubens, La mort d’Hippolyte, 1611-1613. Peinture sur cuivre, 50,2 x 70,8. Fitzwilliam Museum, Cambridge

Le sang envahit l’image : « De son généreux sang la trace nous conduit ; / Les rochers en sont teints ; les roches dégouttantes / Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes ». Comment un père pourrait-il ne pas être terrorisé devant l’horrible résultat de sa malédiction, devant ce « corps défiguré/ […] que méconnaîtrait l’œil même de son père » ? Et comment le lecteur peut-il lui-même ne pas être saisi devant l’horreur du tableau qui lui est mis sous les yeux ?

CONCLUSION

 

Ce récit est le plus long de ceux figurant dans les tragédies classiques, mais Racine a su lui donner vie, et surtout, le rendre saisissant par les notations auditives, visuelles, par les images qui permettent au lecteur d’imaginer cette mort cruelle. Les bienséances, et même les moyens scéniques, ne permettaient pas de la montrer, Racine a donc mis en œuvre tous les procédés propres à saisir le lecteur, à la fois de pitié et de terreur : un lexique expressif, le choix du présent de narration, la structure des vers, les figures de style, les effets rythmiques et sonores. L’ensemble est encore renforcé par les commentaires du narrateur.

Jean-Baptiste Lemoyne, La mort d’Hippolyte, 1715. Sculpture en marbre, 49 x 67. Musée du Louvre, Paris

Jean-Baptiste Lemoyne, La mort d’Hippolyte, 1715. Sculpture en marbre, 49 x 67. Musée du Louvre, Paris

L’héritage mythologique, qui inscrit en partie le récit dans le registre épique, s’unit à la dimension tragique à travers l’image du « monstre » qui sous-tend l’ensemble de Phèdre. Thésée est le tueur de « monstres », à commencer par le Minotaure, le fils née de l’union de Pasiphaé, la mère de Phèdre, avec un taureau. Hippolyte déplorait d’ailleurs, au début de la pièce, de ne pas avoir encore accompli d’exploits lui permettant de se hausser à la hauteur de son père… Ironie cruelle des dieux, il meurt lors de sa première rencontre avec un monstre, résultat de la colère aveugle de son père ! Il est donc victime d’un monstre, ici représenté, mais d’abord de cet autre « monstre » qu’est Phèdre. Ne criait-elle pas à Hippolyte, à la fin de son second aveu, à l’acte II, scène 5 : « Digne fils du héros qui t’a donné le jour, / Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite. / La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! / Crois-moi, ce monstre affreux ne doit pas t’échapper » ? Dans la tragédie racinienne, les monstres habitent à la fois l’univers extérieur et le cœur des hommes, dans lequel, pour cet auteur éduqué dans le jansénisme, couve le péché originel, le mal inhérent à la nature humaine, sans cesse prêt à se réveiller.

Hugo-Tx.1

Victor Hugo, Hernani, 1830 : acte V, scène 6

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Le drame romantique au XIX° siècle

INTRODUCTION

 

Le roi Don Carlos a fait décapiter le père d’Hernani, qui a donc le devoir de le venger. Le héros, devenu un proscrit, s’allie à Don Ruy Gomez, auquel il promet son bras et sa vie, dans son complot contre le roi. Don Ruy Gomez a, en effet, par respect du code d’honneur et de la loi d’hospitalité, refusé de livrer Hernani au roi, alors même qu’il sait l’amour que sa fiancée, Doña Sol, porte à ce rival. Le roi a découvert le complot, mais a décidé de laisser la vie sauve aux conjurés. Hernani se fait alors reconnaître sous son nom de Don Juan d’Aragon, et épouse, au début de l’acte V, celle qu’il aime.

Mais le son du cor, symbolique, retentit, et entre en scène un « masque » qui rappelle au héros les termes mêmes de sa promesse : « « Quoi qu’il puisse advenir, / Quand tu voudras, vieillard, quel que soit le lieu, l’heure, / S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure, /  Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins ! / Tout sera fait. » Les questions de Doña Sol, quand elle découvre le poison dans la main de son époux, au début de la scène 6, reçoivent une terrible réponse : Hernani doit respecter son serment, donc perdre à la fois la vie et l’amour. Elle tente de l’en empêcher, puis de fléchir le duc, en vain.

Comment ce dénouement d’un drame romantique met-il en scène la mort ?

UNE MORT TRAGIQUE

Jean-François Devéria, Portrait de Firmin dans le rôle d’Hernani, acte V, 1830. Lithographie, 41 x 31

Conformément à une des caractéristiques de la tragédie, cette mort est la preuve de la fatalité qui accable le héros. Après la reconquête de son titre de noblesse et de son véritable nom, et alors même que ses noces avec Doña Sol viennent d’être célébrées, il pensait avoir échappé aux souffrances vécues quand il était le banni et le conjuré Hernani. Mais, alors que le soir tombe, le son du cor vient briser ce bonheur, car il annonce la mort, puis arrive un « masque » qui lui offre le choix, « le fer ou le poison ». Sa démasquant, Don Ruy Gomez réclame sa proie. La première réplique, ordre brutal, « Il faut mourir », présente comme une obligation ce suicide, en raison de la promesse faite. Mais cette promesse était elle-même le résultat du code d’honneur qui l’obligeait, en que fils, à venger sur Don Carlos, la mort de son père, exécuté par le père de celui-ci. Il obéit donc bien à un destin qui le dépasse : « Mon père, tu te venges / Sur moi qui t’oubliais ! » s’exclame d’ailleurs le héros. Ainsi, la fatalité repose, non plus sur l’ordre divin comme dans l’antiquité, ni même sur un pouvoir terrestre, mais sur une valeur personnelle, l’honneur. La fatalité s’est donc intériorisée, et  c’est ce sur quoi insiste la réplique méprisante de Don Ruy Gomez, qui lance une véritable insulte, « je n’ai affaire ici qu’à deux femmes », complétée par une menace, car Hernani a prêté serment sur la  tête de son père : « Tu fais de beaux serments par le sang dont tu sors, / Et je vais à ton père en parler chez les morts ! » C’est enfin ce que confirme sa remarque, conclusion d’une brièveté cruelle : « La fatalité s’accomplit. »

Jean-François Devéria, Portrait de Firmin dans le rôle d’Hernani, 1830. Lithographie, 41 x 31

Tout est mis en œuvre dans cette scène pour faire ressortir la dimension tragique, qu’Aristote, dans la Poétique, fondait sur deux sentiments provoqués chez le spectateur, la terreur et la pitié.

Hugo ne recule pas devant quelques manifestations de violence, à commencer par le jeu que les didascalies dictent aux acteurs par exemple le geste violent de Doña Sol, « Elle lui arrache la fiole », ou son mouvement, « se jetant sur lui ». Hernani, lui, exprime sa colère envers  don Ruy en l’insultant, « misérable vieillard », et en l’accusant : « Ah ! Ton âme est cruelle ! » Le suicide de Don Ruy Gomez tranche sur la mort des époux par sa rapidité et sa brutalité : « Morte !... oh ! Je suis damné ! Il se tue. » À la fin de la pièce, la scène est donc jonchée de cadavres.

Auguste Raffet, illustration  pour Hernani, acte V, scène 6, 1830.  Lithographie sur papier, 53 x 38. Maison de Victor Hugo, Hauteville House

Le choix du poison permet aussi d’accentuer l’horreur de la mort, d’abord annoncée : « C’est une mort affreuse !... » s’exclame Hernani, avant même de boire à son tour. C’est ensuite Doña Sol qui dépeint plus longuement les souffrances ressenties, dans une réplique scandée par les exclamations, les interjections, au rythme haché par les points de suspension, qui multiplie les impératifs pour épargner à Hernani cette douleur : « Ciel ! Des douleurs étranges !... / Ah ! Jette loin de toi ce philtre !... ma raison / S’égare. – Arrête ! Hélas ! », image développée par « Oh ! Je ne savais pas qu’on souffrît à ce point ! » et « Ne bois point ! / Oh ! Tu souffrirais trop ! » Plusieurs analogies contribuent à rendre encore plus horrible « ce poison », repris en anaphore, « Ce poison / Est vivant » devient ensuite une « hydre à mille dents qui ronge et qui dévore ! », vision terrible, enfin devenant « du feu ! » comme pour suggérer l’idée d’un enfer intérieur.

Auguste Raffet, illustration  pour Hernani, acte V, scène 6, 1830.  Lithographie sur papier, 53 x 38. Maison de Victor Hugo, Hauteville House

Mais il faut aussi susciter la pitié du public. C’est pourquoi Hugo insiste sur la façon dont les deux époux partagent cette souffrance. « Est-ce pas qu’on souffre horriblement ? », demande Doña Sol, tandis qu’Hernani s’exclame : « Désespoir ! / Ô tourment ! Doña Sol souffrir, et moi le voir ! » Les infinitifs soulignent à quel point il est encore pire de voir souffrir celle qu’on aime que de souffrir soi-même. Cette mort apparaît donc comme une totale injustice qui s’abat sur les deux héros, alors même qu’ils pensaient célébrer le bonheur de leurs noces.

LA MORT ET L’AMOUR 

La pitié naît aussi de l’association de la mort à un amour sublimé, qui unit les amants de façon indissoluble, comme le montrent leurs répliques en écho : à la question de Doña Sol, « Que fais-tu ? », Hernani répond « Qu’as-tu fait ? » Une sorte de rivalité s’installe entre les amants, à qui sera le plus généreux. Ainsi, Hernani présente son suicide comme la plus grande preuve d’amour qu’il puisse donner à Doña Sol, conserver son honneur, c’est-à-dire rester digne d’elle. C’est ce qui explique sa prière rendue insistante par l’anaphore, et l’enjambement : « Hélas ! Je t’en conjure, / Veux-tu me voir faussaire, et félon, et parjure ? / Veux-tu que partout j’aille avec la trahison / Écrite sur le front ? ». L’image finale dans cette réplique rappelle la marque d’infamie, le signe au fer rouge que les criminels se voyaient infliger. Quand il réclame le poison en l’implorant « Par l’amour, par notre âme immortelle… », il fait de ce don de la mort une preuve d’un amour devenant éternel. De même, quand Doña Sol boit le poison, puis lui « rend[…] à Hernani la fiole à demi vidée », c’est aussi pour sceller un amour que la mort rendra éternel, en faisant ainsi le don ultime à son époux : « Toi !... tu n’as pas le cœur d’une épouse chrétienne, / Tu ne sais pas aimer comme aime une Silva. / Mais j’ai bu la première. – va ! / Bois si tu veux ! » Cette expression lyrique de l’amour efface largement ce que ce double suicide pourrait avoir d’horrible.

Henri Baron, illustration pour Hernani, V, 6, 1839. Lithographie

La mort devient ainsi, peu à peu, une métaphore de la nuit des noces. Ainsi à l’exclamation d’Hernani, « C’est une mort affreuse ! », Doña Sol marque son opposition : « Non. – Pourquoi donc ? », et elle remplace la vision sombre, aux sonorités désagréables, de « Ce philtre au sépulcre conduit » par l’image d’un sommeil partagé : « Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit ?/ Qu’importe dans quel lit ! » Cette image s’affirme alors que les époux s’enlacent : « Voilà notre nuit de noces commencée ! Je suis bien pâle, dis, pour une fiancée ? » Et toute la fin du passage, après la didascalie « Ils s’embrassent », scelle cette union, prouvée d’une part par l’expression jalouse de Don Ruy Gomez, « Ô douleur ! », « Ils sont encore heureux ! », d’autre part par l’ultime élan de Doña Sol qui nie la mort : « Mort ! Non pas !... nous dormons. / Il dort ! C’est mon époux, vois-tu, nous nous aimons, / Nous sommes couchés là. C’est notre nuit de noce… ».

Henri Baron, illustration pour Hernani, V, 6, 1839. Lithographie

La fin du passage sublime encore davantage cette double mort, en lui donnant une dimension mystique. Déjà, la douleur initialement formulée s’apaise : « Calme-toi. Je suis mieux », déclare Doña Sol, apaisement figuré également par l’affaiblissement progressif des voix, signalé dans les didascalies : « d’une voix affaiblie », « d’une voix de plus en plus faible », « d’une voix également éteinte », « d’une voix qui s’éteint ». La souffrance disparaît dans la réponse de son amante (« Souffres-tu ? » – « Rien plus rien. »), tandis que la réplique d’Hernani suggère un éclairage qui s’assombrit : « Doña Sol, tout est sombre… » Mais surtout cette mort finit par mêler l’amour humain à l’amour de Dieu, en conduisant à une sorte d’ascension mystique, dépeinte par Doña Sol : « Vers des clartés nouvelles / Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes. / Partons d’un vol égal  vers un monde meilleur. » Ces « clartés » sont figurées par « des feux dans l’ombre »

François Chifflart, Illustration pour Hernani, V, 6, 1877. Lavis et gouache sur papier. Maison de Victor Hugo, Hauteville House

Parallèlement, la dernière réplique d’Hernani prend une dimension chrétienne. Il accepte son cruel destin, « une vie / D’abîmes entourée et de spectres suivie, qu’il juge sublimé par l’amour, d’où sa prière d’action de grâces : « Ô béni soit le ciel […] qui permet que, las d’un si rude chemin, / Je puisse m’endormir ma bouche sur ta main ! » Il meurt donc dans un moment d’extase sacrée, et le geste final de Doña Sol qui « retourne la figure d’Hernani » qu’elle tient enlacé, avec ces derniers mots, « Mon amour, tiens-toi vers moi tourné… / Plus près… Plus près encor… », qui révèlent l’union des corps en même temps que l’union sacrée d’un mariage fatal.

CONCLUSION

 

Ce dénouement illustre parfaitement les ambitions nouvelles du drame romantique, notamment sa volonté de vérité et de naturel. La mort est donc représentée sur scène, après une lente agonie qui permet d’en exprimer l’horreur, mais aussi d’en montrer la noblesse et la grandeur. C’est ici l’amour qui donne sens à cette image de la mort : deux amants vont mourir, le soir même de leurs noces, parce que s’exercent sur le héros, Hernani, le poids de la fatalité familiale et celui du code d’honneur à respecter pour ne pas déchoir et, surtout, pour rester digne de la femme aimée. Il entraîne avec lui Doña Sol, qui ne peut concevoir de vivre sans lui. Amour sublime, qui se réalise dans la mort, partagée en une ultime union

Albert Besnard, La Première d’ Hernani. Avant la bataille, 1903. Huile sur toile. Maison de Victor Hugo, Paris

Albert Besnard, La Première d’Hernani. Avant la bataille, 1903. Huile sur toile. Maison de Victor Hugo, Paris

Cette scène a été abondamment parodiée, pour en dénoncer ce que les classiques considéraient comme de l’excès lyrique, inadapté dans la tragédie. Ils se sont aussi beaucoup moqués de la lutte entre le héros et Doña Sol pour saisir la fiole de poison. Ils ont enfin critiqué l’invraisemblance de ce long dialogue, de la douleur évoquée puis soudainement apaisée, et reproché à Hugo sa façon de briser la dignité de l’alexandrin.

C’est bien un « vent révolutionnaire » que Victor Hugo a fait souffler sur le théâtre, en alliant les aspects du mélodrame, coups de théâtre, sombres péripéties, traîtres et félons opposés à de nobles héros innocents, à la grandeur de la tragédie, dont il respecte l’objectif premier : provoquer chez le public la pitié pour le sort douloureux subi par des héros, et la terreur face aux menaces qui semblent sans cesse prêtes à s’abattre sur eux.

        "Réponse à un acte d'accusation"

Et sur les bataillons d'alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l'encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur ![…]

Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C'est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu'on nomme prosodie et qu'on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s'échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.

V. Hugo, Les Contemplations, I, 7, 1834

J.J. Grandville, Les Romains échevelés à la première représentation d'Hernani , 1846. In Jérôme Paturot, à la recherche d'une position sociale de L. Reybaud. Gravure sur bois, 27,2 x 18,8

Hugo-Tx.2

Victor Hugo, Ruy Blas, 1838 : acte V, scène 4

INTRODUCTION

 

Après la représentation d’Hernani, en février 1830, et les controverses qu’entraîne cette pièce, Hugo, qui voit alterner succès et échecs, décide d’ouvrir, avec Alexandre Dumas, une salle qui sera entièrement consacrée au drame romantique. C’est dans ce « Théâtre de la Renaissance », qu’est joué, en 1838, Ruy Blas, nouvelle œuvre située en Espagne, mais à la fin du XVII° siècle, époque de sa décadence, où il articule à nouveau la dimension politique et l’intrigue amoureuse.

Pour lire l'extrait

Pour se venger de la reine d’Espagne, Don Salluste a ourdi une terrible vengeance, en offrant à son laquais, Ruy Blas, « ver de terre amoureux d’une étoile », la possibilité de se faire aimer de la reine sous le nom de Don César de Bazan, cousin de son maître. Cette machination permet au héros éponyme de se hausser, par son mérite et sa fidélité à la couronne d’Espagne, au rang de premier ministre, de découvrir à la reine son amour, jusqu’alors tenu secret, et celle-ci n’y reste pas insensible. L’acte V, intitulé « Le tigre et le lion », remet face à face les deux protagonistes car Don Salluste a organisé, grâce à une invitation, qu’il avait obligé son laquais à écrire, un rendez-vous entre les amants, dans sa demeure isolée. Il révèle alors à la reine qui est, en réalité, ce « Don César » qu’elle aime. Devant l’indigne menace qu’il fait peser sur l’honneur de la reine, Ruy Blas donne à celle-ci une ultime preuve d’amour : après avoir tué Don Salluste, il implore le pardon pour sa « trahison », et boit du poison.

Comment, à travers l’ultime échange entre les deux amants, Hugo sublime-t-il la mort qu’il met en scène ?

Hugo, Ruy Blas, Le livre de poche

UNE MORT TRAGIQUE

C’est Ruy Blas qui est au centre de cette dernière scène, rendue tragique par la douloureuse fatalité qu’il subit.

Sa supplication dirige cette scène : elles est marquée par le jeu de l'acteur guidé avec précision par les didascalies. Le retour de Ruy Blas sur scène, après l’assassinat de Don Salluste, traduit sa violente émotion : il « fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l'œil fixé à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle. » La gestuelle et la mimique du héros transforment la reine en une divinité devant laquelle s’incline le suppliant, ce que renforcent les deux didascalies suivantes, « toujours à genoux » et « joignant les mains. » Hugo inscrit ici son dénouement dans la dimension chrétienne, avec la demande de pardon : « Que vous me pardonniez » est une demande de miséricorde adressée à la reine, ainsi sacralisée. 

Cette dimension chrétienne se poursuit dans la façon christique dont Ruy Blas se représente. Il montre, en effet, sa course « par la ville », et raconte comment il a « senti vaguement, à travers [s]on délire, une femme du peuple essuyer sans rien dire les gouttes de sueur qui tombaient de [s]on front », ce qui nous rappelle la marche du Christ portant sa croix. Nous retrouvons cette même image dans l’exclamation qui suit, telle celle du Christ sur la croix, « Ayez pitié de moi, mon Dieu ! », puis l’ultime prière que Ruy Blas, « levant les yeux au ciel », adresse à Dieu : « Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine, / Que ce pauvre laquais bénisse cette reine, / Car elle a consolé mon cœur crucifié ». Hugo répond ainsi à une des exigences de la tragédie selon Aristote : provoquer la pitié du spectateur pour un héros victime d’un douloureux destin.

Jean Marais, dans le rôle de Ruy Blas. Mise en scène de Pierre Billon, en 1947

Cependant, il ne se résigne pas à n’être qu’un être inférieur déterminé par son origine sociale. C’est ce que révèle son vibrant plaidoyer, « Je ne suis point coupable autant que vous croyez », où l’aveu se mêle à la volonté de se réhabiliter aux yeux de celle qu’il aime.  Le lexique choisi ne minimise pas sa faute en elle-même, « Je sens, ma trahison, comme vous la voyez, / Doit vous paraître horrible », et il exprime, avec l’irréel du passé, ses regrets, soutenus par l’exclamation : « je sais bien, j'aurais dû /Trouver quelque moyen. La faute est consommée ! » Cependant, tout en affirmant « Je ne me défends pas », c’est bien le rôle d’avocat qu’il joue, d’abord en opposant le statut social et son être profond. L’affirmation « Pourtant je n’ai pas l’âme vile, / Je suis honnête au fond » est accentuée par l’exclamation et l’injonction suppliante dans la réplique suivante : « Oh ! Croyez-moi, je n’ai pas l’âme vile ! » Son deuxième axe de défense est la force de son amour, dont il souligne la valeur, mais au passé : « cet amour est perdu » ressort par sa place entre tirets, puis est prolongé par l’interpellation, « C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée ». La description, dans la réplique suivante, insiste sur cet amour en montrant ses efforts angoissés pour empêcher la reine de se rendre au rendez-vous : « Tout dire. Oh ! Croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! – / Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville / Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé. » La comparaison, en rejet, prolongée par le terme « délire », exprime toute la puissance d’un amour irrésistible, qui efface toute la réalité objective de l’écart social.

Mais le tragique vient aussi du rejet de la reine, incapable, dans la première partie de la scène, d’accorder le pardon demandé, car doublement humiliée, d’avoir pu aimer un  « laquais » et d’avoir été trahie par celui en l’amour duquel elle croyait. L’écart qu’elle veut imposer se manifeste d’abord physiquement dans la didascalie initiale : « la reine immobile et glacée ». Sa première appellation, « Monsieur… », confirme son refus du pardon, amplifié ensuite par l’insistance dans les sèches répliques qui se font écho : « LA REINE.  – Jamais.  RUY BLAS. – Jamais ! Il se lève et marche lentement vers la table. Bien sûr ? LA REINE. –  Non, jamais ! » Quand le héros s’exclame, « Mon cœur se rompt ! », à nouveau, le public ne peut que le plaindre d’être ainsi blessé au plus profond de lui-même.

LA FORCE DE L’AMOUR

Mais la scène s’inverse après le geste de suicide qu’accomplit Ruy Blas  : « Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d'un trait. » Brisant la règle de bienséance propre à la tragédie classique, Hugo choisit de représenter sur scène la mort, par le « poison », moyen emprunté au mélodrame. La lenteur de son action fatale, sans douleur contrairement à ce que vivent les héros dans Hernani, permet de montrer une agonie rendue pathétique par le duo lyrique entre les amants.

Le geste de suicide est rendu solennel par la démarche de Ruy Blas, « Il se lève et marche lentement vers la table », et dramatisé par l’invocation qui l’accompagne : « Triste flamme, / Éteins-toi ! » Il s’identifie ainsi totalement à son amour, seule force qui le faisait vivre. Se tuer, c’est à la fois ne plus souffrir (« Mes maux sont finis », « Je ne pouvais plus vivre ») et offrir à la reine une dernière preuve d’amour. Don Salluste est mort, lui-même en mourant élimine le dernier témoin d’un amour qui aurait pu détruire la réputation de la reine, comme le prouve cette ultime réplique : «  Fuyez d'ici ! /  Tout restera secret. – je meurs. »

Les didascalies montrent l’inversion du comportement de la reine, contrastant avec sa rigidité initiale : « se levant et courant à lui  », « éperdue ». Hugo construit alors une gradation dans ses réactions. Sa première question, comme si elle s’adressait à elle-même, maintient encore un écart entre elle et Ruy Blas, « Que fait-il ? », tandis qu’elle l’interpelle ensuite par le noble nom sous lequel elle l’a aimé : « Don César ! » Puis, un rapprochement s’opère avec le passage du vouvoiement, dans sa question,  au tutoiement, soutenu par l’épiphore du pronom « moi » dans la triple exclamation : « Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi ! » Cette preuve de son amour est encore plus flagrante, dans le vers suivant, par la familiarité de l’interpellation, et l’énumération sur un rythme ternaire, véritable élan du cœur : « César ! Je te pardonne et t’aime, et je te crois ».

M. Vierge, dessin pour Ruy Blas, acte V, scène 4. Estampe

M. Vierge, dessin pour Ruy Blas, acte V, scène 4. Estampe

Gaby Silivia et Gérard Philippe dans Ruy Blas. Mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1954

La transgression des bienséances s’accentue par le geste d’enlacement, « l'entourant de ses bras », rapprochement des corps, qui correspond à la pleine réhabilitation qu’elle accorde au héros. En le nommant « Ruy Blas », elle le reconnaît dans sa nature profonde, et, en associant ce nom au vouvoiement, elle efface l’écart social, en fait son égal. Son amour se manifeste avec intensité dans le rythme haché de la réplique suivante, quand elle comprend qu’elle le perd à jamais : « Du poison ! Dieu ! C'est moi qui l'ai tué ! – je t'aime ! / Si j'avais pardonné ? ... » Aveu d’amour, mêlé à un sentiment de culpabilité, qui conduit au cri ultime, « Ruy Blas », et à l’ultime geste d’union, « se jetant sur son corps ». La vérité de la douleur de la reine ne peut qu’accentuer la vision pathétique de cette mort.

Gaby Silivia et Gérard Philippe dans Ruy Blas. Mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1954

C’est enfin le héros lui-même qui sort grandi de cette mort, par ses dernières répliques où il exprime de façon lyrique la puissance de son amour, en acceptant la mort. « Vous me maudissez, et moi je vous bénis », déclare-t-il, parce qu’elle lui a fait la grâce de son amour : « Quand je pense, pauvre ange, / Que vous m’avez aimé ! ». C’est ce qu’exprime aussi l’opposition dans sa réponse, « Si ! C’est du poison. Mais j’ai la joie au cœur », la « joie » de se savoir aimé pour ce qu’il est, et surtout ce dernier vers avec l’antithèse en parallèle, « Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié ! », sublimant son amour.

Son « merci » final, tel celui du chevalier vaincu sur le champ de bataille,  est, en fait, un dernier mot d'amour pour celle qui vient de lui faire le grand des dons, l'aimer par-delà les convenances et les codes sociaux.

CONCLUSION

 

Cette scène révèle toute l’originalité du drame romantique, dont Hugo a posé les fondements dans la Préface de Cromwell, en 1827. Le thème lui-même, l’amour entre une reine et un « laquais », est une transgression, et les règles de la tragédie classique n’y sont plus respectées dans la représentation sur scène de la mort, qui, de plus, emprunte au mélodrame la « fiole de poison » comme moyen du suicide. Enfin, l’alexandrin, incessamment brisé, en multipliant aussi les rejets, s’écarte du noble équilibre de la tragédie classique et se rapproche de la prose. Plus que de registre tragique – dans lequel nous devrions aussi éprouver un sentiment de terreur – cette mort s’inscrit dans le registre pathétique, car c’est plutôt notre pitié que Victor Hugo souhaite susciter.

Trois extraits de Ruy Blas, dont  fin acte V, 4

Ainsi la dernière image, celle de la Reine enlaçant le corps de Ruy Blas, évoque celle d’une pietá, confirmant ainsi la sublimation que sa mort accorde au héros.

En même temps, la lecture de la Préface de Ruy Blas, nous éclaire sur le sens que Victor Hugo a voulu donner à sa pièce. Certes, il en déplace l’action dans l’Espagne qui, après le « grand siècle », vit sa décadence, mais c’est bien de la France qu’il est question dans cette image d’une société où le statut social prime les valeurs du cœur, et où un homme du peuple se voit interdire toute ascension, alors même qu’il fait preuve de réels mérites : « Le sujet philosophique de Ruy Blas, c'est le peuple aspirant aux régions élevées ; le sujet humain, c'est un homme qui aime une femme ; le sujet dramatique, c'est un laquais qui aime une reine. », explique Hugo.

Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834 : acte IV, scène 11

Cette scène a déjà été étudiée dans le corpus intitulé "La représentation des injustices au théâtre : de l'antiquité au XX° siècle". Elle met en scène le meurtre du duc de Florence, un tyran débauché, par son cousin, Lorenzo de Médicis. Elle peut donc figurer dans ce corpus centré sur "la mort", en observant à la fois la réalisation de cet assassinat, et les réactions du héros, pour lequel le meurtre est le sens même qu'il veut donner à sa vie.  

Musset

Les nouvelles formes du tragique au XX° siècle

Sartre

Jean-Paul Sartre, Les Mouches, 1943 : acte II, scène 7

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Lors de son retour  à Argos, Oreste se fait reconnaître de sa sœur, Électre, qui ne rêve que de tuer sa mère, Clytemnestre, pour laquelle elle nourrit une haine violente, et Égisthe. Elle a découvert que celui-ci, qui exerce le pouvoir à la place de son père, Agamemnon, assassiné à son retour de la guerre de Troie, est l’amant de la reine, et complice du meurtre. Oreste revient avec, pour seul but, la revendication de ses droits sur la cité, mais sa sœur, en lui faisant partager sa haine, le pousse à  la vengeance.

C’est cette vengeance que Sartre illustre dans cette scène, en nous montrant le cadavre d’Égisthe et en nous faisant entendre la mort de Clytemnestre qu’Oreste est en train d’accomplir. Mais tout cela est vu à travers le regard, les sensations et les sentiments d’Électre.

Pierre-Narcisse Guérin, Clytemnestre hésitant avant de frapper Agamemnon endormi, 1817. Huile sur toile, 342 x 325. Musée du Louvre, Paris

Pierre-Narcisse Guérin, Clytemnestre hésitant avant de frapper Agamemnon endormi, 1817. Huile sur toile, 342 x 325. Musée du Louvre, Paris

Quel sens les réactions d’Électre, dans ce monologue soutenu par la mise en scène, donnent-elles à la mort ? 

LA MORT MISE EN SCÈNE 

Depuis longtemps le théâtre a transgressé la règle des bienséances de la tragédie classique, établie au XVII° siècle, et n’hésite pas à montrer la mort sur scène, ici le cadavre d’Égisthe, et à en souligner la violence.

Électre devant le cadavre d’Égisthe. Opéra Elektra, mise en scène de Patrice Chéreau, festival d’Aix-en-Provence, 2013

Le premier regard d’Électre sur le cadavre d’Égisthe, signalé dans la didascalie, est suivie d’un bref et sec commentaire, « Celui-ci est mort », où le démonstratif se charge d’une valeur péjorative. Puis, elle « s’approche de lui », et le portrait se fait plus précis, rendant le cadavre effrayant : « Il n’a pas l’air de dormir, et ses yeux sont ouverts, il me regarde ». Ce face-à-face devient ainsi symbolique, comme si le mort, par son regard, l’accusait. Le cri lancé, « Ah ! je ne peux plus supporter ce regard », confirme ce sentiment, et explique le geste qui suit : « Elle s’agenouille et jette un manteau sur le visage d’Égisthe. » Dans un dernier mouvement, inversé, l’héroïne démasque violemment le cadavre, « Elle arrache le manteau », en accompagnant cet acte d’une violence verbale, insultes au mort : « ce porc immonde » au « regard de poisson mort ».

Électre devant le cadavre d’Égisthe. Opéra Elektra, mise en scène de Patrice Chéreau, festival d’Aix-en-Provence, 2013

Nous n’assistons pas, en revanche, au meurtre de Clytemnestre, qui nous est représenté par les commentaires d’Électre, fondés sur ce qu’elle entend, quand elle « prête l’oreille », mais aussi les bruits qu’elle anticipe, d’où la question qui ouvre le monologue, « Est-ce qu’elle va crier ? », reprise par une affirmation, « tout à l’heure elle va crier », accentuée par la répétition et la comparaison : « Elle va crier comme une bête. » Mais l’imaginaire se combine au réel, d’abord le bruit des pas d’Oreste, « Il marche dans le couloir », ensuite celui de la porte, figuré par les points de suspension (« Quand il aura ouvert la porte… »), puis viennent les « cris de Clytemnestre », qui ressortent après le temps de « silence » indiqué dans la didascalie, et le redoublement du commentaire : « Il l’a frappée. C’était notre mère, et il l’a frappée. L’acte est alors accompli, et les cris s’atténuent progressivement : « Cris plus faibles de Clytemnestre », « Les cris cessent ». La didascalie qui présente le retour d’Oreste sur scène n’atténue en rien l’horreur du matricide, puisqu’il porte « une épée sanglante à la main. »

Ainsi Sartre s’attache, par la mise en scène qui appuie le monologue, à mettre en valeur l’horreur de ce double crime.

UNE RÉACTION CONTRASTÉE

La structure du monologue repose sur l’opposition entre les sentiments d’Électre avant l’accomplissement des crimes, et ceux qu’elle ressent à présent, ce qui conduit à une douloureuse interrogation sur elle-même. Cela se marque par le choix des temps, posé dès le début du passage, passé, présent et projection vers le futur : « Je l’ai voulu ! Je le veux, il faut que je le veuille encore. »

La situation amène Électre à se remémorer ses désirs passés, le souhait de voir morts les assassins de son père : « Cent fois je l’ai vu en songe, étendu à cette même place, une épée dans le cœur. » Mais, déjà, le portrait de ce cadavre imaginé plonge dans l’irréel, puisqu’elle efface toute forme de violence ou de souffrance : « Ses yeux étaient clos, il avait l’air de dormir. » C’est ce qui explique que, devant la réalité du cadavre d’Égisthe, elle exprime une sorte de surprise, « C’est donc ça que je voulais. Je ne m’en rendais pas compte », repris par une question insistante : « Qu’est-ce que je voulais donc ? »  La double exclamation, « Comme je le haïssais, comme j’étais joyeuse de le haïr. » C’était donc bien cette haine qui l’aidait à vivre ; l’espoir d’une vengeance donnait un sens à sa survie, avait construit son identité à ses propres yeux.

William Blake Richmond, Électre sur la tombe d’Agamemnon, 1874. Huile sur toile, 170,2 x 157,5. Art gallery, Ontario 

William Blake Richmond, Électre sur la tombe d’Agamemnon, 1874. Huile sur toile, 170,2 x 157,5. Art gallery, Ontario

Mais il en va tout autrement dans le moment présent. Pour Égisthe, c’est son « regard », si différent de celui du « songe », qui amène l’héroïne à une forme de désillusion, marquée par la reprise verbale et la ponctuation : « Il est mort – et ma haine est morte avec lui. ». Un fossé se crée donc entre le désir passé et le constat présent. En constatant cet écart, Électre tente renouveler l’espoir passé. Peut-être faut-il une mort plus terrible, celle de sa mère Clytemnestre, pour obtenir une véritable satisfaction, d’où l’énumération, et l’insistance par la comparaison : « Et je suis là ; et j’attends, et l’autre est vivante encore, au fond de sa chambre, et tout à l’heure elle va crier. Elle va crier comme une bête. » Nous retrouvons ce même contraste, quand elle réunit la mort de Clytemnestre à celle d’Égisthe, un écart souligné par la métaphore : « Voici : mes ennemis sont morts. Pendant des années, j’ai joui de cette mort par avance, et, à présent, mon cœur est serré dans un étau. » La conjonction « et » marque ici l’opposition, la déception que ressent Électre. Elle ne se reconnaît plus, se sent presque étrangère à elle-même : le résultat ne répond pas à ses attentes.

Comment accepter que l’image construite se brise ainsi, s’efface brutalement ?

        La première solution serait de reconnaître que cette image a été artificiellement fabriquée, qu’elle a été un alibi commode à son inaction, au fait qu’elle a continué à grandir aux côtés de sa mère et d’Égisthe. C’est ce que l’héroïne envisage très rapidement, sous forme interrogative : « Est-ce que je me suis menti pendant quinze ans ? » Mais la réponse immédiate nie cette idée, car ce serait alors admettre que la vengeance tant souhaitée n’a été que le masque d’une réalité plus sombre, le manque de courage. D’où l’insistance dans la répétition exclamative : « Ça n’est pas vrai ! Ça n’est pas vrai ! Ça ne peut  pas être vrai : je ne suis pas lâche ! »

Kristin Scott-Thomas, dans le monologue d'Électre. Théâtre "The old Vic"

Kristin Scott-Thomas, dans le monologue d'Électre. Théâtre "The old Vic"

       Elle choisit donc, à la fin du monologue, une autre échappatoire à cette crise d’identité : reconstruire la belle image effacée, en réactivant sa haine, reprendre le passé pour en faire un présent. Les répétitions sont autant d’incitations qu’elle se lance, renforcées par les images insultantes : « Cette minute-ci je l’ai voulu et je la veux encore. J’ai voulu voir ce porc immonde couché à mes pieds. […] » La violence dans son interpellation du mort est aussi une violence qu’elle s’inflige à elle-même : « Que m’importe ton regard de poisson mort. Je l’ai voulu ce regard, et j’en jouis. » Il s’agit de nier avec force tout regret, tout remords, de dépasser l’angoisse du doute sur soi, de façon à réaffirmer son unité, ce que les exclamations et les injonctions intensifient encore à propos du crime le plus grave, le matricide : « Qu’elle crie ! Qu’elle crie ! Je veux ses cris d’horreur et je veux ses souffrances. »

Mais ses dernières exclamations, pour proclamer l’unité retrouvée, celle d’une Électre rebelle, criminelle et vengeresse, laissent tout de même planer une ambiguïté, car, même si la formule « Je pleure de joie » peut s’employer familièrement, on a l’impression que la répétition du mot « joie » est aussi une façon de donner un sens à des larmes qui seraient plutôt un signe de sa déception devant un acte vidé de sens.

CONCLUSION

 

Dans ce monologue, Sartre, contrairement à bon nombre de ses prédécesseurs, braque le projecteur moins sur les victimes – même si la mise en scène leur accorde une place – que sur les assassins. Ce qui intéresse Sartre n’est donc plus vraiment la dimension tragique, dans son sens le plus ancien, c’est-à-dire la « terreur » et la « pitié, les deux sentiments qu’elle doit provoquer chez le spectateur pour permettre la « catharsis », la purgation des passions, comme le souhaitait  Aristote dans sa Poétique. Ce n’est pas non plus le châtiment des coupables, infligé par une autorité (divine ou historique) afin de rétablir l’ordre un temps brisé.

Pour Sartre, le tragique est intériorisé, les vengeurs, les coupables, se l’infligent à eux-mêmes, tels, ici, les doutes d’Électre qui recule ici, avec surprise, en découvrant que ces deux morts ne la comblent pas de la « joie » qu’elle en espérait. Nous retrouvons, dans ce texte, un point de la philosophie existentialiste de Sartre, qu’il exploitera encore davantage dans Huis clos, en 1944. C’est l’existence qui crée le « moi », les actes accomplis, un « moi » qui est toujours menacé de mauvaise foi, quand l'être se donne une fausse image, d’abord face aux autres, "pour autrui", dont le regard est le pire des juges, mais même face à soi-même. Le "pour soi" est bien, pour Électre, une image d’elle-même qu’elle a caressée pendant toute sa jeunesse, celle de la fille fidèle à un père assassiné et obsédée par le châtiment des coupables. Mais l’acte – qu’elle n’a d’ailleurs pas accompli – ne provoque pas en elle la satisfaction espérée. La voilà donc, à présent, condamnée à nouveau à se mentir, en niant la déception ressentie pour retrouver son unité psychique – quelque fictive qu’elle soit.

Jean Genet, Les Bonnes, 1947 : le "monologue" de Solange

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Genet

INTRODUCTION

 

C’est trois ans après la sortie de prison de Jean Genet, en 1947, que le metteur en scène Louis Jouvet monte Les Bonnes, pièce alors structurée en quatre actes, au théâtre de l’Athénée. Soutenu par Cocteau, qui a aidé à sa libération après avoir découvert les premières œuvres de cet auteur, et par Sartre, l’auteur se fait alors connaître, succès largement teinté de scandale.

Genet, même s'il nie s’être inspiré de « l’affaire Papin », double massacre commis, en 1933, par deux bonnes sur leur maîtresse et sa fille de 21 ans, procès largement suivi et abondamment commenté, tantôt à travers le prisme de la lutte des classes, tantôt sous l’angle de la psychiatrie, il se rapproche davantage des analyses de Jacques Lacan, telle celle parue dans Le Minotaure, n°3/4, en 1933-34.

Jean Genet, Les Bonnes, 1947

Genet déclare clairement que, por lui, il s’agit pas d’un « plaidoyer sur le sort des domestiques », c’est davantage la mise en œuvre de la pulsion de mort qui l’intéresse, dont Philippe Adrien, qui a mis en scène La Bonnes à la Comédie-Française en  1995, propose une analyse intéressante :

Les passages à l'acte les plus abrupts, crimes sans mobile et massacres gratuits exercent sur le public, les écrivains, les artistes une fascination sans égale. Comme s'ils recelaient le secret inavouable, le mystère occulté de la psyché humaine. Ainsi est-ce pour une part au crime des sœurs Papin que tient probablement l'aura si particulière de la pièce de Jean Genet dont nul n'ignore qu'elle lui fut inspirée par le fameux fait divers. Il est cependant clair qu'il ne tente en aucune manière de revenir sur le crime pour l'expliquer. Son propos est ailleurs et consisterait plutôt à nous mener sur la voie de saisir à quel point un tel acte est fondamentalement impossible à concevoir comme à réaliser. Les bonnes, Claire et Solange, ne réussiront jamais à tuer Madame tant elles lui sont intimement dévouées, disons-le « aliénées ». Ce thème majeur de l'œuvre de Genet se trouve ici porté à son plus haut degré de clarté et aussi bien de complexité du fait que les bonnes sont deux. Un « coup de génie» selon Sartre. Cette aliénation, nous percevons dans le regard de l'une sur l'autre et réciproquement, à quel point chacune des deux en éprouve instant par instant le désastre qui se diffracte à l'infini en un jeu de miroirs... 

La première partie de la pièce, dans sa dernière version, est une mise en abyme : les deux sœurs, Solange, nettement meneuse du jeu, et Claire, miment la mort de leur maîtresse, mais, toujours interrompues, elles ne peuvent aller jusqu’au bout de cet acte fictif. Dans un deuxième temps, nous découvrons « Madame », et pouvons observer, quand les deux sœurs sont séparées, face à elle, l’ambivalence de la relation avec leur patronne. Dans la dernière partie, le drame se noue : « Monsieur », qu’elles ont faussement accusé pour qu’il soit emprisonné, est libéré, le meurtre réservé à Madame n’aura pas lieu. Il ne leur reste plus qu’à poursuivre leur jeu de mort fictive entre elles, jusqu’à ce que la réalité vienne clore la tragédie par la mort réelle de Claire, qui boira le tilleul empoisonné à l’origine destiné à « Madame ».

Cette longue tirade de Solange, quasi monologue puisque Claire reste prostrée et muette, marque l’aboutissement des fantasmes autour de la mort de « Madame », tout en révélant la relation qui unit les deux héroïnes.

Comment, par ses cris d’amour et de haine, l’héroïne vit-elle l’état d’« étrangleuse » mis en scène dans une projection fantasmée ?

DU THÉÂTRE DANS LE THÉÂTRE 

À plusieurs reprises lors de la pièce, les deux sœurs se sont livrées à la macabre répétition de l’assassinat de « Madame », dont Claire joue le rôle, leur maîtresse qui les fascine autant qu’elles la haïssent. Mais toujours, leur jeu s’arrête, à la fois parce qu’elles sont interrompues, mais surtout parce que la relation ambiguë que toutes deux entretiennent en perturbe sans cesse le déroulement.

Jean Gent, Les Bonnes. Les répétitions du meurtre : des jeux de rôles. Mise en scène par Gabriel Lespinasse

Les répétitions du meurtre : des jeux de rôles. Mise en scène par Gabriel Lespinasse

Dans cette nouvelle scène, ultime imitation du crime, mais imagination surtout de ses conséquences, Solange, actrice principale dans son rôle de « la bonne », prend en charge plusieurs rôles, face à différents interlocuteurs.

Elle incarne d’abord la criminelle, accompagnant son acte de ses cris : « Hurlez si vous voulez ! », et, avec un sinistre jeu de mots : « Poussez même votre dernier cri, Madame ! » La didascalie illustre la mise à mort : « Elle pousse Claire qui reste accroupie dans un coin. » La modalité exclamative souligne la présentation du crime comme réalisé : « Enfin ! Madame est morte ! » Mais cela n’empêchera pas Solange de la « ressusciter » en s’adressant à elle… enfin, à son cadavre que figure Claire.

À partir de là, Solange peut alors s’affirmer dans son rôle : « Je suis l’étrangleuse ». Mais « étrangleuse » de qui ? De « Madame » dans la mise en abyme, « étranglée par  les gants de la vaisselle », mais aussi de Claire dans la réalité car, après tout, il ne s’agit que d’un jeu : « Mlle Solange, celle qui étrangla sa sœur ! »

Mais elle joue aussi le rôle de « Madame », comme le signale la didascalie : « Elle imite la voix de Madame. » Dans ces quelques lignes, elle rend à Claire sa véritable fonction de « bonne », tuée par sa sœur – annonce déjà du dénouement – ce qui est facilité par le fait que Claire n’a pas revêtu la robe de Madame, mais porte encore la « robe noire » habituelle à son service. Cela permet de mettre en valeur le mépris de la maîtresse pour ses domestiques, pour les inférieurs : « M’en voici réduite à porter le deuil de ma bonne. À la sortie du cimetière, tous les domestiques du quartier défilaient devant moi comme si j’eusse été de la famille. » Nous retrouvons cette image de l’enterrement fictif de Claire à la fin du texte : « toutes les bonnes du quartier, […] tous les domestiques qui ont accompagné Claire à sa dernière demeure. » Pire encore, elle démasque le paternalisme de cette maîtresse, sa gentillesse mensongère envers ses bonnes, qui n’était à ses yeux que « plaisanterie », se montrant ainsi prise au piège de son hypocrisie : « J’ai si souvent prétendu qu’elle faisait partie de la famille. La morte aura poussé jusqu’au bout la plaisanterie. »

Ces rôles induisent la présence d’interlocuteurs, et le jeu conduit à imaginer le dialogue avec eux.

          Face à celle qui s’affirme comme « l’étrangleuse », il y a, en bonne logique, « monsieur l’inspecteur », plus loin les « juges » et « j’appartiens à la police », avec l’interrogatoire qui l’attend, mais auquel elle se dérobe orgueilleusement, avec une double négation : « Non, monsieur l’inspecteur, non… Vous ne saurez rien de mon travail. » Notons qu’ici, elle ne reste plus seule à assumer son acte criminel, mais y associe très vite, dans sa réalisation fantasmée, sa sœur par le pronom « nous », quand elle corrige immédiatement : « Rien de notre travail en commun. Rien de notre collaboration à ce meurtre… » Ce premier refus de répondre correspond à une question imaginaire lui demandant de s’expliquer sur les mobiles du meurtre, avec un double sens du mot « travail », leur service en tant que « bonnes », et leurs efforts pour préparer leur crime. La question qui suit « Les robes ? » pourrait être posées aussi par  l’inspecteur, qui chercherait à comprendre leur mode d’action, vu la réponse : « Oh ! Madame peut les garder. Ma sœur et moi nous avions les nôtres. Celle que nous mettions la nuit en cachette. » Le même refus est réitéré avec force, après une nouvelle question de l’inspecteur sur « Claire », avec ce même glissement du « je » au « nous » : « Non, monsieur l’inspecteur, je n’expliquerai rien devant eux. Ces choses-là ne regardent que nous. », renforcé par la double négation, « Ni vous ni personne ne saurez rien, sauf que cette fois Solange est allée jusqu’au bout. »

Le meurtre mimé. Mise en scène de Gabriel Timar, 2011

Genet, Les Bonnes : Le meurtre mimé. Mise en scène de Gabriel Timar, 2011

          Le jeu fait aussi intervenir l’époux de « Madame », « Monsieur », dont elle imagine, comme pour son époux, le mépris : « Je fais rire Monsieur ? Je fais sourire Monsieur ? » Mais l’on peut supposer, par la suite du texte, que ce serait encore l’inspecteur qui l’évoquerait au cours de l’interrogatoire, preuve de l’obsession qu’il représente pour Solange : « Vraiment, il me pardonne ? » Cela lui permet de renvoyer le même mépris, chargé d’ironie, à son patron paternaliste : « Il est la bonté même. » Mais la dénonciation est plus directe contre ce rire dans lequel se révèle le sentiment de supériorité du maître : « Il me croit folle. Il pense que les bonnes doivent assez de bon goût pour ne pas accomplir de gestes réservés à Madame. »

        Enfin, c’est sa sœur, muette durant toute cette tirade, qui lui sert aussi d’interlocutrice, très brièvement : « Cela, ma petite, c’est notre nuit à nous ! » Elle accompagne son triomphe de criminelle, lui permet de chanter la gloire des « bonnes » Qu’elle la considère comme vivante – ce qu’elle est dans la réalité – ou morte – dans le fantasme où elle dialoguerait alors avec son esprit, peu importe, sa sœur reste actrice dans le jeu de rôle, pour témoigner de l’apothéose criminelle : « Claire ! Le bourreau m’accompagne ! »

Genet, Les Bonnes : la "robe blanche" de Madame. Mise en scène de Jacques Vincey, 2011

Ce passage propose une double mise en scène, celle qui s’ancre dans la réalité, et celle qui relève du pur fantasme.

Le jeu, dans une pièce de théâtre, nécessite des costumes pour figurer les rôles. Le discours de Solange nous apprend qu’elle a ôté sa tenue de « bonne » et a revêtu la « rouge » de Madame, à la couleur symbolique, celle du sang, d’où l’appellation, « la toilette rouge des criminelles ». Elle a aussi adopté le comportement de « Madame » : « Elle allume une cigarette ». Mais il y a des failles dans cette mise en scène. Déjà, la didascalie corrige le geste : « elle fume de façon maladroite. La fumée la fait tousser. » Mais la plus grave des failles, véritable erreur de mise en scène, est que Claire, elle, ne porte pas la tenue de « Madame », d’où le reproche lancé : « Madame aurait dû enlever cette robe noire, c’est grotesque. »

La "robe blanche" de Madame. Mise en scène de Jacques Vincey, 2011

Claire aurait dû porter la « robe blanche » dont elle précise, « celle que vous portiez le soir au bal de l’Opéra. » D’une certaine façon, ce costume mal choisi, oblige Solange à se justifier, comme le ferait un metteur en scène : il devient la couleur du « deuil », donc Claire est tuée pour que le jeu se poursuive, et elle l’explique aussi par un acte d’autorité de sa part : « Cette robe blanche que je lui interdis toujours. » Nous nous interrogeons alors : si Claire ressemblait en tout point à Madame, le jeu pourrait-il se dérouler ? Le dénouement apportera une réponse.

Mais la fin du texte met en place un autre jeu, celui de la marche de Solange à la mort, une nouvelle pièce, nettement introduite par une interpellation par un « vous », qui représente à la fois l’inspecteur, l’interlocuteur précédent, mais, plus généralement, tous les assistants du futur spectacle : « Vous la voyez vêtue de rouge. Elle va sortir », le pronom de la 3ème personne marquant la distanciation : elle devient une autre actrice entrant en scène.

De nombreux figurants tiennent leur rôle dans cette nouvelle scène, nommés par leur métiers, tous liés à la domesticité, tels les « maîtres d’hôtel », « les valets de pied », « les laquais »… Et, pour chacun, le costume porté est nettement précisé, par exemple « en frac, sans revers de soie », « en culotte courte et bas blancs ». Au début, nous observons encore l’emploi du futur, « Elle dira », dans la didascalie, qui introduit d’abord le moment de l’exécution. Puis à nouveau un futur ouvre la description de l’enterrement : « Elle sera conduite en cortège ». Mais, dans chacun de ces deux moments, des verbes au présent se substituent immédiatement au futur, ce qui donne l’impression qu’elle vit réellement ce fantasme de mort. De même, nous observons le passage du pronom « elle », par exemple « la voir marcher », « elle porte »…, au « je » dans deux moments-clés de cette « pièce dans la pièce » : « Le bourreau m’accompagne », répété, et surtout dans la dernière phrase : « Je suis pâle et je vais mourir », identification alors assumée qui sonne comme une prémonition.

La pièce de Genet multiplie les moments de « mise en abyme » où les deux bonnes répètent leur crime. Celui-ci en constitue l’apogée, puisque l’héroïne y mime l’après-crime.

Genet, Les Bonnes : Solange, dans son rôle "au balcon". Mise en scène de Jacques Vincey, 2011

La didascalie confirme cette seconde mise en abyme : elle « monte sur le balcon », comme sur une scène autre que la précédente, et tourne « le dos au public », faisant face donc à un autre public fictif, laissé dans le noir du rêve de mort, « face à la nuit », celui de son exécution. L’annonce de « la tirade qui suit » est le dernier indice de la nouvelle pièce qui va se jouer, devant un public fictif interpellé, tels les indispensables témoins : « Mettez-vous au balcon pour la voir marcher » ou « Il est beau, n’est-ce pas ? ».

Solange, dans son rôle "au balcon". Mise en scène de Jacques Vincey, 2011

LA MORT : L’ACCOMPLISSEMENT DE SOI

Cette mise en abyme, qui évoque les préparatifs du crime, son accomplissement et ce qui s’ensuivra, nous permet de mieux comprendre le sens même de la pièce de Genet.

Même si Genet s’en défend, il est évident que ce meurtre de « Madame » permet une inversion, au-delà de « bonnes » et de « patrons », des rapports entre dominants et dominés de manière plus générale. La répétition incessante de « Madame » au début de la tirade, et surtout le cri de triomphe, « Enfin ! Madame est morte ! étendue sur le linoléum… étranglée par les gants de la vaisselle », insistent clairement sur cette inversion, une revanche prise par celle qui se retrouve, à présent, en position dominante.

Dans un deuxième temps, l’inversion se manifeste par l’accès à une nouvelle identité, là encore avec une gradation : « Madame peut m’appeler Mademoiselle Solange. Justement. C’est à cause de ce que j’ai fait. Monsieur et Madame m’appelleront Mademoiselle Solange Lemercier. » Le futur pose la certitude de ce qui se présente comme une sorte de titre de noblesse, directement dû au meurtre accompli, qui trouve ainsi son véritable sens. Cette même idée d’une nouvelle identité acquise par le crime se retrouve plus loin, quand elle interroge avec violence, non plus seulement « Madame » ou « Monsieur », mais tout dominant potentiel : « Et qui, qui pourrait me faire taire ? Qui aurait le courage de me dire : ‘‘Ma fille ’’ ? », c’est-à-dire de ne lui accorder que cette appellation chargée d’un mépris paternaliste.

Deux images métaphoriques viennent illustrer cette inversion.

         La première repose sur le passage du noir au blanc, figurant celui des ténèbres à la lumière. La couleur « noire », qui est avant tout celle du vêtement traditionnel de la « bonne », de sa « robe », devient une caractéristique inhérente à sa nature même, son essence en quelque sorte par sa désignation : « Je suis la poule noire ». Par opposition, c’est le blanc qui caractérise la maîtresse, de son vêtement, « Cette robe blanche que vous portiez le soir au bal de l’Opéra », à son teint, « la blancheur de Madame ». Mais tout s’inverse à la fin, quand l’exécution de Solange, suivie de son enterrement, viennent confirmer son statut de criminelle, puisqu’elle accède à la blancheur, au teint blanc que seule « Madame » avait jusqu’alors : l’affirmation finale, « Je suis pâle et je vais mourir », souligne la métamorphose produite par la mort, celle de « Madame » mais aussi la sienneMort salvatrice, donc !

Jean Genet, Les Bonnes : Les deux bonnes, dans les ténèbres . Mise scène de Jacques Vincey, 2011

Les deux bonnes, dans les ténèbres . Mise scène de Bruno Boëglin, 2005

        La seconde repose sur une modification dans la position même. Déjà, au début, Solange est debout, face au pseudo-cadavre couché, ou même quand elle déclare « Madame peut rester assise. » Mais l’inversion est plus marquée quand l’héroïne rappelle son travail de bonne, « J’ai servi. J’ai eu les gestes qu’il faut pour servir. J’ai souri à Madame », mais précise longuement, avec une répétition sur un rythme, ternaire, son attitude : « Je me suis penchée pour faire le lit, penchée pour laver le carreau, penchée pour éplucher les légumes, pour écouter aux portes, coller mon œil aux serrures. » Cette inclinaison physique n’est, en fait, que l’image d’une infériorité sociale. D’où l’importance de l’inversion qui naît du fantasme de mort, « Je suis l’égale de Madame et je marche la tête haute… », puis avec l’affirmation soulignée par le connecteur d’opposition : « Mais maintenant, je reste droite. Et solide. Je suis l’étrangleuse. »

Parallèlement, l’inversion ne masque pas toute l’ambivalence des liens relationnels entre Solange et, à la fois, « Madame » et sa sœur.

Genet  : Les deux bonnes en service . Mise scène de Boëglin, 2005

Les deux bonnes en service . Mise scène de Boëglin, 2005

Certes, le meurtre imaginé permettrait, selon Solange, de conquérir sa pleine dignité, d’obtenir la victoire sur l’ennemi : « Mais j’ai conquis la plus sauvage... » Mais pour l’accomplir, il faut aviver la haine, qui doit remplacer une forme de fascination, proche d’un amour impossible. Cette fascination, elle la nomme clairement pour sa sœur, ainsi accusée : « Claire ? Elle aimait vraiment beaucoup, beaucoup, Madame !... » 

Une relation ambiguë : mise en scène de Thierry Pillon, Cie L’Éternel éphémère

Une relation ambiguë : mise en scène de Thierry Pillon, Cie L’Éternel éphémère

Mais elle-même l’avoue à demi-mots, dans les éléments du portrait de Madame. « Parmi ses fleurs, ses parfums, ses robes », et notamment « cette robe blanche », sont autant de sources de fascination, comme les détails physiques : « la blancheur de Madame, […] sa peau satinée, […] ses petites oreilles, […] ses petits poignets. » Nous sentons ici toute l’admiration, teintée d’envie, pour ces parures, ces signes de fragilité féminine. Mais, à présent, tout cela est nié, rejeté, et c’est elle qui peut se permettre de traiter Madame avec ce même mépris ironique et condescendant qui leur était destiné : « Madame se remettra de sa peur », « Je pourrais vous parler avec cruauté…, mais je peux être bonne », jeu de mot ironique sur son statut social, ou bien, avec l’insistance, « Madame est délicate vraiment. Mais j’ai pitié de Madame. J’ai pitié de la blancheur de Madame ».

Encore plus ambiguë est la relation entre Solange et sa sœur. Amour ou haine ? Elle apparaît, dans ce passage comme dans les jeux de rôles précédents, comme la dominante dans ce couple, en accordant à Claire le rôle de « Madame » sur laquelle elle peut prendre sa revanche. Sa sœur est, d’ailleurs, elle aussi niée par instants, quand elle l’accuse de trop aimer leur maîtresse par exemple, quand elle l’imagine réellement morte et Madame portant son « deuil » et suivant son « enterrement ». Sa sœur n’est-elle pas alors la première pesanteur dont il faut se débarrasser : « Madame s’aperçoit de ma solitude ! Enfin ! Maintenant je suis seule. Effrayante. » ? Être libérée de sa sœur serait donc aussi le moyen d’accéder à la dignité. En même temps, elle l’associe à ce meurtre par l’emploi, à plusieurs reprises, du « nous » : « notre travail en commun », « notre collaboration à ce meurtre », « ces choses-là ne regardent que nous ». 

Les Bonnes:  entre amour et haine

Ainsi se met en place l’image d’un couple quasi incestueux – ce que les psychiatres avaient beaucoup commenté lors du procès des sœurs Papin, qu’elles avaient retrouvées, après leur double massacre, couchées et enlacées sur leur lit – rapidement suggéré ici : « Cela, ma petite, c’est notre nuit à nous » pourrait traduire la nuit d’un amour fusionnel qui se concrétise par la mort

Cela nous conduit aussi à envisager l’inversion du rapport de domination entre elles car tout « dominant » n’a-t-il pas besoin du « dominé », de son regard, pour jouir de sa supériorité ? C’est ce qui peut expliquer que, dans sa marche vers la mort, elle interpelle sa sœur, pour la prendre à témoin de cet « amour » qu’elles ont tant désiré pendant la pièce, se disputant alors « le laitier » : « Le bourreau la suit de près. À l’oreille il lui chuchote des mots d’amour. Le bourreau m’accompagne, Claire ! Le bourreau m’accompagne ! » Seul le regard de sa sœur donne du poids à cette victoire. Nous retrouvons le « bourreau » à la fin, quand, après avoir décrit le défilé de l’enterrement, Solange revient en arrière, au moment de l’exécution : « Le bourreau me berce. On m’acclame. » La mort mêle donc ici à la fois une image de triomphe, et une image quasi christique : le bourreau qui l’enlace ainsi nous rappelle les « pietá » de la Renaissance.

Un douloureux jeu de miroirs. Mise en scène de Serge Gaborieau et Amel Veilhan au Lucernaire, 2011

Un douloureux jeu de miroirs. Mise en scène de Serge Gaborieau et Amel Veilhan au Lucernaire, 2011

Enfin, la fin de la tirade marque l’apothéose que vient apporter la mort, véritable épiphanie accordée comme dans la tradition des récits héroïques. Déjà, la mise en scène accentue la solennité des deux moments décrits. D’abord, comme une actrice du Casino de Paris, il faut « [d]escendre le grand escalier », ce qui implique une démarche appliquée et ralentie. Puis, vient le défilé, tout aussi solennel, teinté d’une religiosité morbide, tels ces défilés espagnols qui figurent la marche du Christ vers le Golgotha, les « pénitents noirs » étant chargés, au moyen-âge, d’accompagner les condamnés à mort jusqu’au lieu de leur exécution : « la voir marcher entre les pénitents noirs. Il est midi. Elle porte alors une torche de neuf livres. » 

Une apothéose : mise en scène de Thierry Pillon, Cie L’Éternel éphémère

Nous noterons la place prise par la lumière dans ce passage, autre signe d’épiphanie.

Enfin, la solennité est encore amplifiée dans le déroulement imaginaire de l’enterrement, explicitement : « L’enterrement déroule sa pompe. » Il y a tout un décor énuméré, qui en font une véritable cérémonie : « On porte des couronnes, des fleurs, des oriflammes, des banderoles, on sonne le glas. » Solange a donc conquis le droit à la beauté du décor, jusqu’alors réservé à « Madame ». Ensuite, il y a les assistants, dans un défilé scandé par l’anaphore du verbe « Viennent », avec un ordre hiérarchique au sein de la domesticité : « maîtres d’hôtel », dont la prééminence se marque par le vêtement, puis « valets de pied » et « laquais », mais ces deux catégories sont valorisées surtout parce qu’ « [i]ls portent leurs couronnes ». Ensuite, il y a la catégorie à laquelle se rattache Solange, d’abord les hommes, les « valets de chambre »,  puis les « femmes de chambre », qui lui rendent un véritable hommage : « portant  nos couleurs », comme on le faisait lors des tournois médiévaux. Enfin, encore plus inférieurs, car moins proches des patrons, « les concierges ». Mais le défilé prend sens à la fin de la tirade, quand cet enterrement conduit à une ascension mystique : « viennent encore les délégations du ciel. Et je les conduis. » Escortés d’anges, la criminelle s’impose telle un nouveau Christ, ce défilé final figurant une « communion chrétienne ».

CONCLUSION

 

Cette longue tirade, mises en abyme successives où Solange revêt plusieurs rôles face à plusieurs « acteurs », mime le meurtre et ses conséquences, devenu plus réel par la mise en langage que s’il avait été véritablement accompli. C’est une mort qui traduit la revanche sociale, mais surtout la reconquête de soi, et toute la complexité des jeux d’amour et de haine. Cette scène nous frappe aussi par sa dimension solennelle, qui transforme ce meurtre en un rituel religieux, accordant à la fois rédemption et apothéose, Genet retrouvant ainsi la dimension sacrée originelle dans la tragédie antique. Écoutons ce que dit, à ce propos, Genet lui-même, qui pourrait s’applique aux Bonnes :

Guillaume Clayssen, metteur en scène : interview et extraits des Bonnes

Déjà l’assassin force mon respect. Non seulement parce qu’il a connu une expérience rare, mais qu’il s’érige en dieu, soudain, sur un autel, qu’il soit des planches basculantes ou d’air azuré. Je parle, bien entendu, de l’assassin conscient, voire cynique, qui ose prendre sur soi de donner la mort sans en avoir référé à quelque puissance, d’aucun ordre, car le soldat qui tue n’engage pas sa responsabilité, ni le fou, ni le jaloux, ni celui qui sait qu’il aura le pardon ; mais bien celui que l’on dit réprouvé, qui en face que de soi-même, hésite encore à se regarder au fond d’un puits où, les pieds joints, en un bond d’une risible audace, il s’est, curieux prospecteur, lancé. Un homme perdu. (Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, 1948.)

Genet, Les Bonnes : Le dénouement. Mise en scène de Michel Pouvreau, 2013

Cependant, une nouvelle inversion interviendra lors du dénouement, puisque c’est Claire qui, devenant la dominante, contraindra sa sœur à accomplir le meurtre en lui faisant boire le tilleul empoisonné.

Mais ne nous y trompons pas. Derrière ces « bonnes », ce sont tous nos fantasmes que Genet entend illustrer, quand nous sommes renvoyés à notre « altérité » par la présence d’autrui, et que nous devons lutter, finalement, pour nous découvrir dans notre vérité.

Le dénouement. Mise en scène de Michel Pouvreau, 2013

Lire un extrait de "Comment jouer les Bonnes"

Sacrées ou non, ces bonnes sont des monstres, comme nous-mêmes quand nous nous rêvons ceci ou cela. Sans pouvoir dire au juste ce qu'est le théâtre, je sais ce que je lui refuse d'être: la description de gestes quotidiens vus de l'extérieur : je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l'aide d'un personnage multiple et sous forme de conte), tel que je ne saurais - ou n’oserais - me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. Les comédiens ont donc pour fonction d'endosser des gestes et des accoutrements qui leur permettront de me montrer à moi-même, et de me montrer nu, dans la solitude et son allégresse. 

Et comment mieux que par les fantasmes de mort illustrer l’amour et la liberté ? « Si nous opposons la vie à la scène, c'est que nous pressentons que la scène est un lieu voisin de la mort, où toutes les libertés sont possibles. » explique Genet dans une de ses lettres au  metteur en scène Roger Blin. Cet auteur a d’ailleurs longuement détaillé, dans « Comment jouer les Bonnes », la façon dont il souhaitait voir mettre en scène sa pièce.

Enfin, si Genet a pu s’inspirer de l’affaire des sœurs Papin, sa proximité avec Jean Cocteau, qui a appuyé ses débuts dans le monde des lettres, lui faisait sans doute connaître aussi cette « chanson parlée » de Jean Cocteau, intitulée « Anna la bonne », interprétée par Marianne Oswald dès 1934, qui emprunte elle-même à un poème d’Edgar Poe le nom de la patronne, « Annabel Lee ». Les paroles de cette chanson semblent dicter par avance l’approche que Genet choisira dans sa pièce

Marianne Oswald chante "Anna la bonne", de Cocteau, 1934

Ionesco-Tx.1

Eugène Ionesco, La Leçon, 1951 : le meurtre

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INTRODUCTION

 

L’intrigue de La Leçon, pièce d’Ionesco jouée en 1951 au Théâtre de Poche, est simple. Une jeune élève se présente pour prendre un cours particulier chez un professeur, dans le but de préparer son « doctorat total ». Pour tester ses connaissances, le professeur commence par un cours de mathématiques, qui devient de plus en plus absurde au fil des questions et des réponses. Puis il passe à la linguistique, enfin il en arrive aux langues étrangères, mais l’agressivité du professeur augmente tandis qu’au contraire l’élève évolue de la rébellion à l’apathie, puis manifeste avec force sa douleur en répétant sans cesse : « j’ai mal aux dents. » Mais, à plusieurs reprises, les interventions de la bonne, Marie, font comprendre qu’une menace plane… 

 Compagnie Théâtre de l'Horizon, 2013

Ionesco, avec de longues didascalies, apporte, dès le début de la pièce, de nombreuses précisions sur le décor, les objets, et sur ses attentes pour le jeu des acteurs. 

Le cabinet de travail, servant aussi de salle à manger, du vieux professeur. A gauche de la scène, une porte donnant dans les escaliers de l’immeuble ; au fond, à droite de la scène, une autre porte menant à un couloir de l’appartement. Au fond, un peu sur la gauche, une fenêtre, pas très grande, avec des rideaux simples ; sur le bord extérieur de la fenêtre, des pots de fleurs banales. On doit apercevoir, dans le lointain, des maisons basses, aux toits rouges : la petite ville. Le ciel est bleu-gris. Sur la droite, un buffet rustique. La table sert aussi de bureau : elle se trouve au milieu de la pièce. Trois chaises autour de la table, deux autres des deux côtés de la fenêtre, tapisserie claire, quelques rayons avec des livres. Au lever du rideau, la scène est vide, elle le restera assez longtemps. Puis on entend la sonnette de la porte d’entrée.

 La Bonne est sortie ; l’Élève, tirant sous elle ses jambes, sa serviette sur ses genoux, attend, gentiment ; un petit regard ou deux dans la pièce, sur les meubles, au plafond aussi ; puis elle tire de sa serviette un cahier, qu’elle feuillette, puis s’arrête plus longtemps sur une page, comme pour répéter la leçon, comme pour jeter un dernier coup d’œil sur ses devoirs. Elle a l’air d’une fille polie, bien élevée, mais bien vivante, gaie, dynamique ; un sourire frais sur les lèvres ; au cours du drame qui va se jouer, elle ralentira progressivement le rythme vif de ses mouvements, de son allure ; de gaie et souriante, elle deviendra progressivement triste, morose ; très vivante au début, elle sera de plus en plus fatiguée, somnolente ; vers la fin du drame sa figure devra exprimer nettement une dépression nerveuse ; sa façon de parler s’en ressentira, sa langue se fera pâteuse, les mots reviendront difficilement dans sa mémoire et sortiront, tout aussi difficilement, de sa bouche ; elle aura l’air vaguement paralysée, début d’aphasie ; volontaire au début, jusqu’à en paraître agressive, elle se fera de plus en plus passive, jusqu’à ne plus être qu’un objet mou et inerte, semblant inanimée, entre les mains du Professeur ; si bien que lorsque celui en sera arrivé à accomplir le geste final, l’Élève ne réagira plus ; ainsi elle n’aura plus de réflexes, ses yeux, dans une figure immobile, exprimeront un étonnement et une frayeur indicibles ; le passage d’un comportement à l’autre devra se faire, bien entendu, insensiblement.

Le Professeur entre. C’est un petit vieux à barbiche blanche; il a des lorgnons, une calotte noire, il porte une longue blouse noire de maître d’école, pantalons et souliers noirs, faux col blanc, cravate noire. Excessivement poli, très timide, voix assourdie par la timidité, très correct, très professeur. Il se frotte tout le temps les mains ; de temps à autre, une lueur lubrique dans les yeux, vite réprimée. Au cours du drame, sa timidité disparaîtra progressivement, insensiblement ; les lueurs lubriques de ses yeux finiront devenir une flamme dévorante, ininterrompue ; d’apparence plus qu’inoffensive au début de l’action, le Professeur deviendra de plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur, jusqu’à se jouer comme il lui plaira de son élève, devenue, entre ses une pauvre chose. Évidemment la voix du Professeur devra elle aussi devenir, de maigre et fluette, de plus en plus forte, et, à la fin, extrêmement puissante, éclatante, clairon sonore, tandis que la voix de l’Élève se fera presque inaudible, de très timbrée qu’elle aura été au début du drame. Dans les premières scènes, le Professeur bégaiera, très légèrement, peut-être.

La Leçon. Mise en scène par Stéphane Alvarez, Théâtre du Pont-Tournant, 2017 

La Leçon. Mise en scène par Stéphane Alvarez, Théâtre du Pont-Tournant, 2017 

Comment la progression dramatique, soutenue par la mise en scène, révèle-t-elle les pulsions qui conduisent le professeur à la folie meurtrière ? 

LA MISE EN SCÈNE D’UN CONFLIT

Dès les premiers mots du passage, nous mesurons le rôle que joue la mise en scène, à commencer par les objets, dans le théâtre d’Ionesco, qui ne se contente pas de la parole. 

Ionesco, La Leçon :  mise en scène au Colombier par "Les Cabannes", 2008

Ionesco, La Leçon :  mise en scène au Colombier par "Les Cabannes", 2008

Pourtant, la première didascalie est paradoxale : « Il va vite vers le tiroir, y découvre un grand couteau invisible, ou réel, selon le goût du metteur en scène, le saisit, le brandit, tout joyeux. » Liberté rendue au metteur en scène ? Mais, par la suite, nous trouvons « lui, brandissant toujours son couteau invisible », et, à la fin du passage, « tenant toujours à la main son couteau invisible ».

Ionesco affirme ainsi une préférence, significative puisque, alors que le « couteau » est l’arme du crime, le support de cette « danse du scalp » figurée, il est effacé, voulu « invisible ». 

Sa véritable force, en fait, n’est que le mot, incessamment répété, qui le désigne, et surtout, la pulsion qui le meut. La gestuelle qui précise qu’il « tue l’Élève d’un grand coup de couteau bien spectaculaire » transforme alors ce meurtre en mime : ce n’est plus le geste qui fait sens, mais la mort en elle-même.

Par sa répétition cependant, l’objet envahit la scène, jusqu’à devenir obsessionnel et, à travers lui, se réalise une forme d’hypnose, d’abord par le regard : « Il brandit le couteau sous les yeux de l’Élève. » Nous notons d’ailleurs la reprise incessante du verbe « regardez », souvent sous forme injonctive : « en regardant l’objet de très près, fixement », « Et regardez, regardez, fixez bien », « Regardez couteau… Regardez… couteau… Regardez. » Mais, comme dans une séance d’hypnose, la voix joue aussi un rôle essentiel, par le rythme adopté, d’abord une sorte de psalmodie : « chantant presque, mélopée ». Mais ce rythme s’intensifie, « saccadé » précise la didascalie, tandis que se scindent les syllabes du mot « cou-teau ». 

Parallèlement, cette voix devient une torture, qui envahit l’Élève : « Vous avez une voix aussi ! Oh, qu’elle est stridente ! » À la fin, le Professeur se transforme en une sorte de mécanique vide, qui scande le temps, comme le coucou d’une pendule suisse : « Il fait comme le coucou » est repris deux fois.

Tout se passe donc comme si les deux personnages se retrouvaient envoûtés ensemble par l’objet, l’Élève « extasiée », « envoûtée », tandis que, pour le Professeur, la didascalie précisant « sa respiration se normalise » et « comme s’il se réveillait », suggère que le crime a été commis dans un état second, en dehors de tout contrôle rationnel.

La Leçon. Théâtre Méga-Pobec, 2008 

Le décor participe également à cette scène de mort. C’est, pourtant, un décor bien banal, un « cabinet de travail » ordinaire, qui se veut réaliste, et qui fait irruption brutalement dans cette scène d’hypnose, associé à un « changement de voix », lorsque le Professeur avertit l’Élève qui s’approche de la fenêtre : « Attention… Ne cassez pas mes carreaux… » Cependant, à nouveau, Ionesco intervient pour démythifier ce décor, en en soulignant l’aspect totalement artificiel : l’Élève tombe « sur une chaise qui, comme par hasard, se trouvait très de la fenêtre », le Professeur aussi « tombe ; heureusement une chaise est là ». Ionesco se moque ainsi lui-même de l’illusion théâtrale qui a créée, mais qu’il s’applique à briser.

Ce décor n’a donc que sa valeur symbolique, de lieu clos, d’enfermement : chaque personnage est enfermé en lui-même, l’Élève qui « se dirige, à reculons, en direction de la fenêtre » ne peut fuir par là et la porte est close. Quant au Professeur, les trois exclamations finales montrent qu’il ne peut que redouter l’ouverture sur le monde extérieur : « (pris de panique) Qu’est-ce que j’ai fait ! Qu’est-ce qui va m’arriver maintenant ! Qu’est-ce qui va se passer ! »

La mise en scène a donc créé une tension croissante, à la manière d’une tragédie, mais conduit à une caricature de mort, avec ce « grand coup de couteau bien spectaculaire », parodie d’un Grand Guignol qui resterait imaginaire.

L’ABSURDE

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L’appellation « théâtre de l’absurde » n’apparaît qu’en 1961 dans un essai que lui consacre Martin Essling, et, même s’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un mouvement littéraire constitué, avec manifeste, écrits théoriques et « chef de file », même si les auteurs qu’on y rattache, tels Adamov ou Ionesco, refusent cette appellation, l’exemple de cette scène de La Leçon montre la validité de ce choix.

L’« absurde » naît d’abord, en effet, du rôle qu’y joue le langage. Rappelons que l’objectif initial de cette partie de « leçon » est l’apprentissage des langues étrangères, notamment de leur prononciation, à partir du mot « couteau ». Le Professeur veut l’étudier dans « toutes les langues » : « il suffira que vous prononciez les mot couteau dans toutes les langues […] en vous imaginant qu’il est de la langue que vous dites. »  Plaisante idée ! La forme d’un couteau serait donc variable selon le terme qui le désigne… Mais, surtout, la logique  voudrait que, selon la langue pratiquée, le mot change… Or, ici, il reste immuable ! Dans une deuxième étape, l’Élève, attentive, entre dans le jeu pédagogique de la leçon : « C’est du quoi, ça ? Du français, de l’italien, de l’espagnol ? » Mais, au lieu de répondre à sa question, le Professeur refuse son rôle : « Ça n’a plus d’importance… Ça ne vous regarde pas. » Il enlève ainsi tout sens à cette leçon. Enfin, l’Élève, « [U]n instant lucide, ironique », en arrive à dépasser le Professeur en affirmant : « C’est du néo-espagnol ». Il perd alors toute fonction enseignante : « Si l’on veut, oui, du néo-espagnol ». Il n’a donc plus d’autre moyen, pour regagner son pouvoir, que de lancer un ordre, « dépêchez-vous », ou de la rabrouer par deux questions : « Et puis, qu’est-ce que c’est que cette question inutile ? Qu’est-ce que vous vous permettez ? » Les rôles répartis ont, ainsi, perdu tout sens, mais le mot « couteau » aussi. Il n’est plus qu’un assemblage sonore. Incessamment scandé, il ne fait plus ressortir que la dureté des consonnes [k] et [t], à la façon du « tic-tac » mécanique d’une pendule, tel le « coucou » mentionné dans les didascalies. Il ne reprendra son sens que par l’acte criminel, présenté alors comme doté d’un pouvoir propre, indépendamment de toute intervention humaine : « Le couteau tue. » La brutalité de la formule s’incarne ensuite dans le cri qui accompagne le geste : « Aaah ! tiens ! » Aussitôt l’acte accompli, le couteau s’efface à nouveau : « tenant toujours à la main le couteau invisible dont il ne sait que faire. »

C’est aussi l’image du corps qui engendre l’Absurde. Au fur et à mesure que progresse cette leçon, la niant peu à peu en tant que personne, l’Élève  n’a plus, comme seul moyen de résistance, que son corps.

       Dans un premier temps, sa présence se manifeste par l’affirmation de sa souffrance, d’où la répétition de « J’ai mal aux dents », reprise et prolongée par « j’ai mal aux pieds, j’ai mal à la tête », puis amplifiée et plus accusatrice : « Vous me faites mal aux oreilles », « j’ai mal aux oreilles, j’ai mal partout. » Mais, ici encore, la riposte est facile : quand le corps s’affirme, il suffit de le détruire. « Je vais te les arracher, moi, tes oreilles, comme ça elles ne te feront plus mal, ma mignonne ! » s’écrie le Professeur, mais, de ce fait, il détruit à nouveau le sens de cette scène et sa fonction même : sans « oreilles », plus de leçon… et le Professeur ne sera plus écouté. C’est la communication même qui se trouve ici condamnée.

La Leçon. Mise en scène de Normand Chouinard, Théâtre du Rideau vert,  2017 

La Leçon. Mise en scène de Normand Chouinard, Théâtre du Rideau vert,  2017 

        Dans un second temps, c’est par ses gestes que l’Élève tente de redonner une consistance à son corps, ce que signale la didascalie : « Elle effleure de la main, comme pour une caresse, les parties du corps qu’elle nomme. » Mais, déjà, cette formulation donne à ce geste une connotation sexuelle, suggérée déjà par l’adjectif dans la didascalie : « langoureuse ». De plus, si la mention des « yeux » et celle du « cou » se justifient par la situation de communication, le face-à-face d’une part, la première syllabe du mot à prononcer, « cou-teau », d'autre part, les autres parties du corps citées accentuent cette dimension sexuelle, par exemple, « ma gorge », « mes seins », « mes cuisses », « mes hanches », « mon ventre ». Il ne restera donc plus au Professeur qu’à tuer cette Élève qui mime sa propre pulsion.

Qu’en est-il alors du registre tragique ? Pouvons-nous même parler de « tragédie » ? La victime devrait faire pitié, selon l’exigence première traditionnelle depuis Aristote. Or, certes, elle est « fatiguée, pleurante, désespérée », ensuite « maladive », mais sa chute est tellement grotesque que tout tragique s’efface aussitôt. Le bourreau, lui, devrait, toujours traditionnellement, susciter la terreur, mais, dans son cas aussi, la menace devient grotesque et s’affaiblit dans la didascalie : il « tourne autour d’elle, en une sorte de danse du scalp, mais il ne faut rien exagérer et les pas de danse du Professeur doivent être à peine esquissés. »

En fait, Ionesco inscrit le tragique dans une nouvelle fatalité, inhérente à l’être humain lui-même, intérieure, la combinaison en lui de la double pulsion d’Éros et de Thanatos, Amour et Mort. Dans cette scène, en effet, la représentation de la mort mime explicitement l’acte sexuel. Dans sa chute l’Élève adopte une position sexuelle : elle « s’affale en une attitude impudique sur une chaise », « après le premier coup de couteau, l’Élève est affalée sur la chaise ; les jambes, très écartées, pendent des deux côtés de la chaise ». Les deux personnages paraissent partager le même orgasme, au « Aaah ! » du Professeur répondent les indications insistantes de la didascalie : « Elle crie aussi : "Aaah !" Puis tombe », « ils crient : "Aaah !" en même temps, le meurtrier et la victime ».

Enfin, plusieurs images imitent, pour les mouvements du Professeur, l’acte sexuel : « après le premier coup de couteau, il frappe l’Élève morte d’un second coup de couteau, de bas en haut, à la suite duquel le Professeur a un soubresaut bien visible, de tout son corps. » Cela se trouve confirmé par les paroles qui suivent cet orgasme fictif, « Salope ... C’est bien fait... Ça me fait du bien... », et même par les précisions sur le jeu de l’acteur, « essoufflé », qui « bredouille », a « de la peine à respirer »…

La Leçon. Mise en scène du THéâtre "Clin d'oeil", 2014 

Ainsi, tout se passe comme si, en tuant l’Élève, en satisfaisant la pulsion de mort en lui, le Professeur avait, simultanément, satisfait la pulsion conjointe, sexuelle. Il a donc, en fait, tué son propre désir. Il n’a plus rien d’un homme à l’état adulte… ce qui explique qu’à la fin de la scène il redevient un enfant, un petit garçon « pris de panique » qui craint de se faire gronder pour une bêtise : « Qu’est-ce que j’ai fait ! Qu’est-ce qui va m’arriver maintenant ! Qu’est-ce qui va se passer ! Ah ! là ! là ! Malheur! Mademoiselle, Mademoiselle, levez-vous ! […] Voyons, Mademoiselle, la leçon est terminée ... Vous pouvez partir ... vous paierez une autre fois... Ah! elle est morte... mo-orte... C’est avec mon couteau... Elle est mo-orte... C’est terrible. » Notons que, tel encore un enfant qui protesterait « Je ne l’ai pas fait exprès », dire « C’est avec mon couteau » est une façon pour le Professeur de se déculpabiliser, en mettant l’accent sur l’arme du crime plus que sur sa propre volonté meurtrière. Et sa conclusion « C’est terrible » semble porter davantage sur sa propre situation, la « punition » possible, que sur sa victime elle-même.

Dans la mort, de même que la victime a perdu toute dignité tragique, le meurtrier a, lui, perdu, toute grandeur, toute noblesse.

CONCLUSION

 

Ce nouveau théâtre, dit « de l’Absurde » a profondément modifié la création dramatique, aussi bien les œuvres elles-mêmes, leurs thèmes, leurs personnages et leur langage, que leur mise en scène. Ionesco explique lui-même ses intentions dans Notes et Contre-notes, en 1962 :

Il existe d'autres moyens de théâtraliser la parole : en la portant à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est dans la démesure ; le verbe lui-même doit être tendu jusqu'à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations.

Mais il n'y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui se vit, recommençant à chaque représentation, et c'est aussi une histoire que l'on voit vivre. Le théâtre est autant visuel qu'auditif. Il n'est pas une suite d'images, comme le cinéma, mais une construction, une architecture mouvante d'images scéniques.

Tout est permis au théâtre : incarner des personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles. De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent l'amplifier à leur tour. L'utilisation des accessoires est encore un autre problème. 

Mise en scène de C. Schiaretti, TNP, 2014

Déjà, le conflit illustré par cette « leçon » traduit une déshumanisation : l’homme a perdu son ancrage dans la raison, il est incapable de communiquer de façon logique, son langage est dépourvu de sens. De plus, dans le théâtre, aux origines comme à l’époque classique et même encore dans le drame romantique ou, au XX° siècle, pour des auteurs engagés, la mort relève du registre tragique, et elle a un sens : on meurt pour défendre des valeurs qu’on a défendues, on tue pour défendre des valeurs. En mourant, on affirme une dignité, et, souvent, on se libère du poids de la fatalité tout en rétablissant, dans une société, l’ordre pour un temps perturbé. C’est ainsi que peut se réaliser, chez le spectateur, la « catharsis », la purgation des passions coupables et dangereuses. Au contraire, chez Ionesco, réalisée après un conflit ridicule et jouée sur scène de façon ridicule, la mort est totalement dépourvue de sens. La montrer est simplement montrer qu’elle est inhérente à l’homme, qu’elle s’inscrit dans sa nature, ne lui accordant, de ce fait, aucune  grandeur particulière.

Ionesco-Tx.2

Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, 1962 : le dénouement

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INTRODUCTION

 

Deux reines entourent « le roi », Bérenger Ier, personnage central du Roi se meurt, pièce d’Eugène Ionesco créée en 1962, alors que l’auteur se remet d’une grave maladie. Ionesco avait déjà mis en scène la mort, dans La Leçon, par exemple, en 1951, dans Les Chaises (1952), dans Tueur sans gages (1958) ou dans Amédée ou comment s’en débarrasser (1954). Mais c’est la première fois que la dimension tragique l’emporte sur celle de la « farce », que le néant de la condition humaine se dit sans détours.

Depuis deux cents ans, Bérenger Ier règne sur un royaume en pleine décadence, illustrée d’ailleurs par l’état de décrépitude de la salle du trône. Alors que la première des deux reines, Marguerite, annonce solennellement au roi, malade, « Tu vas mourir dans une heure vingt-cinq minutes », il résiste : « Je mourrai quand je voudrai, je suis le roi, c’est moi qui décide. » Mais, peu à peu, tous les personnages de la pièce disparaissent, la seconde reine, Marie, puis le garde et l’infirmière, enfin le médecin. Le roi reste seul avec la reine Marguerite pour affronter sa propre mort, inéluctable. La scène va être le lieu de la « cérémonie », lente agonie qui conduit le roi vers son ultime moment.

Comme dans toutes ses pièces, Ionesco accompagne, en effet, le langage théâtral d’une mise en scène métaphorique, longuement détaillée dans les didascalies. Elle est d’autant plus importante dans ce dénouement qu’elle doit illustrer le passage de la vie à la mort.

Ionesco, Le Roi se meut, éd. Folio

Comment la tirade de Marguerite, soutenue par la mise en scène, met-elle en valeur le cheminement de l’homme vers la mort ?

LE RÔLE DE MARGUERITE

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Dans l’Antiquité, qu’il s’agisse de l’Égypte ou de la Grèce, et encore à Rome, la mort s’accompagnait d’un rituel représentant le passage dans un au-delà. Ainsi la mythologie grecque nous montre le monde des « Enfers », défendu par  le terrible Cerbère, le chien à trois têtes. Les ombres des morts, pour y accéder, devaient franchir le fleuve Styx sur la barque du passeur Charon auquel elles remettaient une obole, prix de leur passage.

Cerbère enchaîné par Héraklès. Musée du Louvre

Cerbère enchaîné par Héraklès. Musée du Louvre

Mais, pas de fleuve ici, la traversée s’opère sur une « passerelle », donnant l’impression d’être alors suspendu dans le vide : « Voici la passerelle, ne crains pas le vertige ».  La reine jouerait donc le rôle  de Charon, celle qui guide le passage, sauf qu’ici il ne s’agit pas de « descendre » aux Enfers, monde souterrain dans l’Antiquité, mais de « monter », verbe répété : « Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône.) Plus haut, encore plus haut, monte, encore plus haut, encore plus haut, encore plus haut. » La mort se transforme alors en une sorte d’apothéose, comme si elle venait  couronner une vie, néant qui, finalement, lui donne sens.

Alexander Litovchenko, Charon faisant traverser le fleuve Styx aux âmes des morts, 1861. Huile sur toile. Musée National russe, Saint Pétersbourg

Alexander Litovchenko, Charon faisant traverser le fleuve Styx aux âmes des morts, 1861. Huile sur toile. Musée National russe, Saint Pétersbourg

C’est donc la voix de la Reine qui le guide, d’où la multiplication des impératifs dans cette tirade, qu’il s’agisse d’ordres, comme « avance », « escalade » ou « regarde », ou, plus fréquemment, d’interdictions : « ne heurte pas », « Ne tourne pas la tête », « Ne prends pas le verre d’eau »... Cependant, elle ne l’escorte pas jusqu’au bout, comme le précisent les didascalies : « (Elle s’écarte du Roi.) Marche tout seul, n’aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi, de loin.) » À la fin du passage, il reste seul sur scène : « Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite. » La mort, quels que soient les êtres chers qui peuvent l’entourer, se vit dans la solitude.

Elle joue cependant un rôle important tout au long de ce chemin, qui figure l’agonie, pour lui épargner la peur. Il est, en effet, jalonné d’obstacles, d’abord ceux qui peuvent gêner sur un véritable chemin, les « broussailles », qu’elle « écarte » pour faciliter sa marche. Mais surtout elle le protège contre toutes ces peurs que l’homme porte en lui depuis l’enfance, monstres des cauchemars dotés de « [m]ains gluantes, mains implorantes, bras et mains impitoyables », animaux redoutables tels « ce vieux loup qui hurle », souvenir des contes, ou bien les « rats » et les « vipères ». Elle les renvoie au néant : ce loup n’est qu’une illusion, « ses crocs sont en carton, il n’existe pas. », et les « rats sont inoffensifs : « Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils. » La puissance protectrice de la reine se traduit par ses ordres et ses menaces : « Ne le touchez pas, ou je vous frappe », (Au loup.) Loup, n’existe plus ! , « (Aux rats.) Rats et vipères, n’existez plus ! ».

Les peurs du roi. Mise en scène de Chantal Bislinski au Théâtre Atelier Bûle

Les peurs du roi. Mise en scène de Chantal Bislinski au Théâtre Atelier Bûle

C’est encore au monde des contes que sont empruntés « le mendiant qui tend la main » pour « apitoyer », mise à l’épreuve du héros dans le conte, ou la « vieille femme », image de la sorcière qui prend cette forme pour faire du mal : «  Attention à la vieille femme qui vient vers toi… Ne prends pas le verre d’eau qu’elle te tend. Tu n’as pas soif. (À la vieille femme imaginaire.) Il n’a pas besoin d’être désaltéré, bonne femme, il n’a pas soif. » Nous retrouvons une autre peur de l’enfance dans la mention du « camion », celle de se faire écraser e traversant le route : « Le gros camion ne t’écrasera pas, c’est un mirage… Tu peux passer, passe… », dit-elle comme le ferait une mère.

Enfin, elle l’aide aux renoncements qu’implique l’approche de la mort, alors même que subsiste en l’homme le désir de vivre. C’était déjà le cas pour « le mendiant », le désir de se montrer charitable, pour la « vieille femme », qui fait appel à la soif en tendant « le verre d’eau ». Mais c’est encore plus flagrant pour les « fleurs » et le « ruisseau », c’est-à-dire pour les beautés naturelles, celle qui embellissent l’univers en le rendant poétique : « Mais non, les pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J’absorbe leurs voix ; elles, je les efface !... Ne prête pas l’oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l’entend pas. C’est aussi un faux ruisseau, c’est une fausse voix… Fausses voix, taisez-vous. »

La parole de la reine, qui décrit les visions du roi mourant, crée une sorte de mise en abyme. Elle dépeint, comme un metteur en scène, le décor traversé par Bérenger Ier, elle lui donne une réalité en interpellant les éléments ainsi mis en scène, mais aussi elle les démythifie, les renvoyant à un monde d’illusions, où tout serait, comme au théâtre, « faux ».

LA REPRÉSENTATION DE LA MORT

La mort est représentée comme une déshumanisation progressive. Le roi doit renoncer à tout ce qui constitue la vie, en commençant par les sensations qui permettent à l’homme de percevoir le réel.

Ainsi, même si, au début du passage, « [i]l perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n’est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle… c’est un peintre… », il a déjà perdu les nuances qui enrichissent la palette des couleurs, il est « trop partisan de la monochromie. » Mais c’est encore trop, d’où l’ordre répété : « Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. » Vouloir continuer à exercer sa vue, c’est, en fait, créer une souffrance inutile en se cramponnant à la vie : « Cela t’égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t’attarder, tu ne peux plus t’arrêter, tu ne dois pas. » 

Les renoncements  du roi. Mise en scène de Chantal Bislinski au Théâtre Atelier Bûle

Peu à peu, toutes les sensations doivent disparaître, celle de la « soif », puis l’ouïe, puisque la reine efface les « voix » des « pâquerettes » et le « murmure du ruisseau », enfin l’odorat : « Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. » Cela se termine par le langage : «  Tu n’as plus la parole. À qui pourrais-tu parler ? » À nouveau, c’est sur la solitude propre au passage vers la mort qu’insiste Marguerite.

Il doit également renoncer à son statut de roi, ce qui se traduit dans cette affirmation, « tu n’as pas besoin de ton gourdin », une façon de désigner sa toute-puissance, mais péjorativement : le sceptre est remplacé par le « gourdin ». Il devient alors une arme, brutale. En ajoutant « d’ailleurs tu n’en as pas », Marguerite le prive de cet attribut royal, tout en lui montrant qu’il ne sert à rien de se battre contre la mort, promise à tout humain. Parallèlement, la mise en scène accompagne ce passage de la vie à la mort. Si le roi « se meurt », le décor qui exprimait sa fonction de roi n’a plus lieu d’être, et la dernière didascalie insiste sur ce point : « On aura vu, pendant cette dernière scène, disparaître progressivement les portes, les fenêtres, les murs de la salle du trône. Ce jeu de décor est très important », repris par « La disparition des fenêtres, portes, murs, Roi et trône doit se faire lentement, progressivement, très nettement. » Cela suggère à la fois un mouvement du décor et, sans doute, un jeu d’éclairage, cette « lumière grise » que réclame la didascalie finale : « Le Roi assis sur son trône doit rester visible quelque temps avant de sombrer dans une sorte de brume. »

Renoncer au statut de roi. Mise en scène de Chantal Bislinski au Théâtre Atelier Bûle

Renoncer au statut de roi. Mise en scène de Chantal Bislinski au Théâtre Atelier Bûle

La roue de la fortune. Enluminure, Hortus deliciarum, XII° siècle (copie du XIX° siècle)

La roue de la fortune. Enluminure, Hortus deliciarum, XII° siècle (copie du XIX° siècle)

Enfin, la mort est aussi marquée par le fait d’échapper au temps, ce que traduit le parallélisme redoublé : « Ce n’est plus le jour, ce n’est plus la nuit, il n’y a plus de jour, il n’y a plus de nuit. » Mourir, c’est, en effet, entrer dans l’éternité. Ce passage s’appuie, dans la tirade, sur un symbole, la « roue qui tourne » devant le roi, à propos de laquelle Marguerite ordonne : « Laisse-toi diriger  […]. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. » Ce symbole, souvent associé au soleil, lui-même accomplissant un cycle perpétuel, par l’alternance du jour et de la nuit, existe dans toutes les mythologies : il illustre le mouvement constant et éternel, la vie qui s’écoule et se transforme sans cesse, la mort étant nécessaire pour permettre la régénération. Enfin, dans la Bible apparaissent des roues enflammées, qui symbolisent la lumière de la révélation : mourir serait alors accéder à une vérité supérieure. Mais il ne faudrait pas s’approcher « trop près » car le feu brûle ; s’il purifie et éclaire, il détruit aussi. Nous pouvons penser aussi à l’image traditionnelle de la « roue de la fortune », qui porte en son sommet le roi, mais « le roi se meurt », la roue tourne, le puissant perd sa suprématie.

La dernière étape de la tirade illustre l’entrée dans la mort, l’anéantissement du corps. Il est figuré ici par une sorte de dissolution physique, le roi renonçant peu à peu à ce qui le constitue : « Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche.(À mesure qu’elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts… trois… quatre… cinq… les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une statue.) » Puis, vient le moment où l’entourage n’est plus perceptible, traduit par la métaphore : « Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image ». Enfin, la reine dépeint l’ultime instant, celui qui permet de déclarer la mort : « Et voilà, tu vois, tu n’as plus la parole, ton cœur n’a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. »

La dissolution du corps. Mise en scène de Chantal Bislinski au Théâtre Atelier Bûle

La pièce se conclut doublement.

       D’une part, il y a le commentaire de Marguerite : « C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas ? Tu peux prendre place. » Vision pessimiste de la vie, qui ne serait qu’une « agitation » dérisoire ? Ou bien, conseil pour mieux accepter la mort : la refuser, lutter contre elle ne servirait à rien ? La mort ne serait, finalement, que la véritable « place » de l’homme…, le couronnement de toute vie puisque le roi est « sur son trône ». 

        D’autre part, il y a les indications de mise en scène, un effacement progressif des acteurs, « Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite », puis du roi : « Puis le Roi et son trône disparaissent également. »

Totalement inutile sur le plan scénique, la précision « RIDEAU » prend alors un sens symbolique : dès que se ferme le rideau de scène, le « rideau » est tiré sur une vie qui s’est achevée, il ne reste plus rien, sauf les dates qui suivent. Comme une forme d’épitaphe, c’est l’ultime démythification de l’illusion théâtrale, le roi Bérenger Ier n’ayant, après tout, vécu que par l’écriture qui a permis de le jouer sur scène sa marche vers la mort.

CONCLUSION

 

Dans cette longue tirade, la reine Marguerite joue le rôle d’une initiatrice, rôle quasi sacralisé – d’où cette parole répétitive, à la façon d’une incantation – puisqu’elle accompagne le passage de la vie à la mort. Elle soulage les peurs du roi, et l’aide à accomplir les renoncements indispensables, jusqu’à l’ultime instant où elle l'abandonne à une solitude éternelle .

Une interview d'Eugène Ionesco à propos du Roi se meurt

Mise en scène de G. Werler, théâtre Hébertot, 2004

« À quatre ans, j’ai appris la mort. J’ai hurlé de désespoir », déclare Ionesco, ce qui peut expliquer la place prise par ce thème dans son œuvre. Mais il n’y a que dans Le Roi se meurt qu’il oblige son public à la vivre de l’intérieur. Tout homme n’est-il pas, depuis Pascal, un « roi sans divertissement » qui tente, par tous les moyens, d’oublier qu’il est mortel.

Paradoxe : c’est le « divertissement » du théâtre qui vient nous le rappeler ! Et plus encore, qui vient matérialiser par un décor, par les effets de la mise en scène, ce que peut représenter la mort pour tout homme, un douloureux renoncement, aux autres, au monde, et surtout à  lui-même. Le « Théâtre de l’Absurde » nous ramène ici, en alternant le comique et le tragique, à la dimension sacrée que le théâtre revêtait dans l'antiquité grecque.

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