Mise en place de la problématique
Le corpus est synchronique : il porte sur le XXème siècle, en mettant l’accent sur les deux guerres mondiales, d’où les deux temps de sa construction, à travers des textes de genres différents : théâtre, roman, poésie. Il est complété par des documents, soit une mise en musique des poèmes ou une chanson symbolique, soit des images explicitant le contexte ou empruntées à des adaptations filmiques.
Les explications d’extraits, prolongées par des lectures cursives, à travers l’observation de l’énonciation, du cadre spatio-temporel, et des procédés mis en œuvre doivent répondre à une problématique : "Comment les images proposées dans ces textes traduisent-elles le jugement de leur auteur sur la guerre ?"
Introduction du parcours
Clément Gontier, Hector tué par Achille, vers 1910. Huile sur toile, 58,7 x 42,5. Musée de Lavaur
La guerre : un héritage littéraire
C’est à l’épopée homérique, l’Iliade, composé vers 800-750 av. J.-C., que remonte l’inscription du thème de la guerre dans la littérature, haussant la guerre de Troie à la dimension d’un mythe, et faisant des guerriers grecs et troyens des héros immortels. Cependant, le récit ne dissimule pas les horreurs de la guerre, en racontant, par exemple, la mort horrible d’Hector, traîné autour des murs de la ville par le char de son vainqueur, Achille, sous les yeux d’Andromaque, son épouse. De même, dans l’épopée de Virgile, au chant II de l’Énéide, (entre 29-19 av. J.-C.), le prince troyen, Énée, qui a fui la ville incendiée, relate longuement l’horreur du massacre accompli par les guerriers grecs.
Ainsi, dès l’origine, le thème de la guerre revêt une double connotation, éloge et blâme : d’un côté, il illustre le courage, la gloire conquise par des héros, défenseurs de leur patrie, de l’autre, il souligne les destructions et la barbarie humaine.
L’héritage de ce double aspect se poursuit dans la littérature française en lien avec le contexte historique, par exemple dans La Chanson de Roland, vers 1100, avec les combats de Charlemagne, pour chanter les exploits des rois, mais aussi à l’occasion des terribles guerres de religion dans La Franciade (1572) de Pierre de Ronsard ou dans Les Tragiques (1616) de Théodore d’Agrippa d’Aubigné, ou, enfin, pour célébrer la grandeur du roi Louis XIV.
C’est au XVIIIème siècle que les philosophes des Lumières modifient cette image, en développant une critique beaucoup plus violente, comme le fait Voltaire dans Micromégas (1752), par exemple, ou dans Candide (1759). L’éloge du « héros guerrier », noble et glorieux, s’efface alors, remplacé par le personnage alors nommé « anti-héros », dépourvu de toute grandeur.
Jean Rousselet, La Poésie et la Musique célébrant la gloire du roi Louis XIV, 1686. Sculpture. Musée du Louvre
Le contexte historique
La guerre avec la Prusse, en 1870, amène la défaite française, signée le 18 janvier 1871 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine ; elle met fin au Second Empire, mais renforce, de part et d’autre des belligérants, le nationalisme. La IIIème République, cependant, après le terrible épisode révolutionnaire de la Commune, ouvre une période de paix en Europe, d’essor économique et de profonds changements technologiques et culturels, d’où l’appellation de "Belle époque" qui la qualifie, jusqu'à ce qu’éclate la première guerre mondiale, de 1914 à 1918.
Même si la victoire est célébrée, la situation reste troublée en Europe. Le péril guerrier menace à tout moment et les tensions se multiplient entre les puissances européennes, jusqu’à ce que l’Allemagne hitlérienne relance la guerre en envahissant la Pologne le 1er septembre 1939…, une guerre qui, rapidement, devient mondiale. L’armistice signé en France le 22 juin 1940 marque le début d’une longue occupation par les troupes nazies, avec lesquelles collabore le gouvernement de Vichy, dirigé par le maréchal Pétain. Elle prend fin par la capitulation officielle de l'Allemagne, le 8 mai 1945.
La "Grande Guerre"
Charles Péguy, "Heureux ceux qui sont morts", Ève, 1913
Pour lire l'extrait
Charles Péguy, né en 1873, orphelin de père et de famille très modeste, est représentatif de l’atmosphère qui précède la première guerre mondiale, où l’école républicaine, dont il est boursier permet la promotion sociale mais s’emploie aussi à former des citoyens tout entiers dévoués à la patrie. À l’École Normale Supérieure, qu’il intègre en1894, tout en affirmant sa culture chrétienne il entre au parti socialiste : il milite en faveur de Dreyfus, se lie d’amitié avec Jean Jaurès et Léon Blum. Mais dès 1899, il est exclu du parti car il refuse de suivre la ligne officielle. Les Cahiers de la Quinzaine, revue bimensuelle qu’il crée en janvier 1900, témoignent d’une évolution de plus en plus proche du courant nationaliste qui se développe alors dans le souhait d’une revanche sur l’Allemagne, accentué, en 1905, par la crise entre à propos du Maroc. Cela le ramène aussi à une foi catholique ardente et, parallèlement, à des attaques violentes contre ses anciens amis socialistes, tout particulièrement contre Jaurès.
Engagé volontairement en août, il est tué le 5 septembre 1914 lors de la bataille de l’Ourcq, à la veille de l’offensive de la Marne. Il laisse une œuvre d’essayiste et de poète, qui défend la vision d’une France patriote, héritière d’une terre imprégnée de siècles de christianisme, et, comme pour bien des hommes de sa génération l’armée est pour lui une « arche sainte ». C’est cette conception qu’illustrent les 1911 quatrains en alexandrins de son long poème lyrique, Ève, composé après un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres, dont est extrait de passage scandé par le refrain, « Heureux les morts », rappel des « Béatitudes » figurant dans l’évangile selon Matthieu. Quelle image de la guerre ces quatrains mettent-ils en évidence ?
1ère partie : L'éloge des morts (du début au vers 14)
Charles Péguy, lieutenant, peu avant les combats sur le front de la Marne
Arsène Robert, Le Sermon sur la montagne, 1870. Église Saint-Martin de Castelnau-d'Estrétefonds
Le refrain et son rôle
L’extrait prend la forme des « Béatitudes », avec l’adjectif lancé en tête du vers, mais, là où le texte de l’évangile selon Matthieu fait varier les bienheureux nommés, « les pauvres en esprit », « les doux », « les affligés »…, Péguy ne consacre son chant de louange qu’aux seuls « morts ». En n’introduisant, comme variations, que les raisons de leur mort, qui leur ouvre, comme dans le texte biblique, le « Royaume des cieux », il intensifie la force de ce refrain en faisant cette promesse à tous ces « morts » également célébrés. Il reprend aussi, mais de façon moins systématique, la tournure syntaxique avec la conjonction « car » explicative introduite au vers 11, qui se répétera ensuite au début de chaque quatrain.
La mort glorifiée
Ces morts méritent la louange en raison des raisons pour lesquelles ils meurent, mais après une restriction préliminaire, au vers 2, idée reprise au vers 27 : « Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre. » Péguy reprend ici une réflexion très ancienne sur le droit de la guerre, en se souvenant notamment de la Somme théologique de Thomas d’Aquin qui pose précisément la notion de guerre juste quand il s’agit de lutter contre l’injustice d’autrui. Il dépeint alors la grandeur de la mort dans de tels cas, en la qualifiant de « mort solennelle », en amplifiant ses conditions, « dans les grandes batailles », « sur un dernier haut lieu ». Il évoque aussi les honneurs rendus aux soldats, mérités par leur mort au combat en pleine « bataille », terme en écho par la rime embrassée, honneur amplifié par la périphrase : « tout l’appareil des grandes funérailles ».
Le patriotisme
Les raisons qui amènent de tels sacrifices posent une double vision du patriotisme :
D’une part, il le rattache à l’amour de la patrie, concrétisée par l’image de « la terre charnelle », rime reprise au vers 9 par les « cités charnelles », ce qui lui donne pleinement son sens : les soldats, venus de tout le pays, meurent « pour quatre coins de terre », « couchés dessus le sol » même sur lequel ils ont grandi, pour défendre « leur âtre et leur feu, / Et les pauvres honneurs des maisons paternelles. » Le lexique met en évidence l’attachement aux lieux d’origine, quelque modestes qu’ils soient.
D’autre part, il associe ce patriotisme à la foi chrétienne, rappelant ainsi que pendant longtemps la France a été considérée comme la "fille aînée de l’Église", en référence au baptême de Clovis, entre 496 et 506. Le « sol », sur lequel sont tombés les morts, les place donc « à la face de Dieu », ce que soulignent les deux explications qui relient les lieux terrestres à l’image divine : les « cités charnelles. / Car elles sont le corps de la cité de Dieu. » et « les « maisons paternelles / Car elles sont l’image et le commencement / Et le corps et l’essai de la maison de Dieu. »
Péguy fait donc de la terre natale, pour laquelle combat le patriotisme, un écho terrestre du royaume céleste promis aux « morts pour une juste guerre ».
Le maître de Saint-Gilles, Le Baptême de Clovis, vers 1500. Huile sur panneau de bois, 61,5 X 45,5. National Gallery of Art, Washington
2ème partie : Une mort sanctifiée(du vers 15 à la fin)
La représentation de la mort
Trois mots, mis en valeur par la rime riche, posent trois images contrastées de ce que représente la mort du soldat :
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Par « cet embrassement », il rappelle la position des soldats morts, « couchés dessus le sol », comme dans une ultime « étreinte d’honneur » avec la terre qu’ils ont défendue.
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Puis il dramatise la vision par « cet écrasement », puisqu’ils sont ainsi rendus au néant, tombés sous les coups de feu.
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Une inversion se produit finalement par « ce couronnement », qui revient à la glorification de cette mort déjà marquée par le refrain.
Édouard Detaille, Le Rêve, 1888. Huile sur toile, 400 x 300. Musée d’Orsay, Paris
La représentation de la mort
La fin de l’extrait renforce encore, par les répétitions, le lien établi entre ce qui relève de la terre et ce qui relève du ciel. On relève, par exemple le parallélisme entre « le terrestre aveu », l’amour voué à la terre de la patrie, repris par la métaphore, « le vœu de la terre » pour laquelle le soldat se sacrifie, qui devient un « aveu d’honneur », lui-même rattaché à la religion : « Car cet aveu d’honneur est le commencement / Et le premier essai d’un éternel aveu. » Cet « éternel aveu » est, comme dans une prière, la proclamation d’une allégeance, avec la reprise de la même formule, « le commencement / Et le premier essai d’une fidélité. », le mot « fidélité » désignant, par son étymologie, "fides", l’attachement à la foi religieuse. Une foi qui implique, pour le chrétien, deux valeurs, « cette obéissance et cette humilité », qui amènent le soldat à donner sa vie pour sa patrie.
La transfiguration des soldats
La dernière explication, aux vers 25-26, poursuit l’image religieuse en rappelant le chapitre II de la Genèse biblique, la création d’Adam : « L'Éternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant. » Ainsi, la répétition, « ils sont retournés / Dans la première argile et la première terre. », revient sur l’image des soldats morts, qui renouvellent l’exclusion d’Adam du paradis terrestre : « Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière ». (Genèse, III) Mais la mort est aussi, pour le chrétien, l’accès possible au paradis, d’où la métaphore finale : « Heureux les épis murs et les blés moissonnés. » Les soldats sont donc imagés comme la richesse produite par le travail humain, que "Dieu moissonne" en leur offrant ainsi la "béatitude "de la vie éternelle dans l’au-delà.
CONCLUSION
Ce chant de louange qui glorifie la mort des soldats, "tombés au champ d’honneur" selon la formule devenue officielle en 1915, peut surprendre un lecteur contemporain, plus habitué à une littérature qui dénonce les horreurs de la guerre. Mais il est essentiel de se rapporter au contexte de l’écriture, à la puissance du nationalisme, qui revendique une revanche contre l’Allemagne afin de reprendre l’Alsace et la Lorraine. Ainsi, Péguy rejoint la conception proclamée par l’écrivain Maurice Barrès, le nationalisme républicain et le traditionalisme, l'attachement aux racines, à la famille, à l'armée et à la terre natale : « C’est en maintenant sous vos yeux les ressources du sol de France, les efforts qu’il réclame, les services qu’il rend, les conditions enfin dans lesquelles s’est développée notre race, forestière, agricole et vigneronne, que vous comprendrez comme des réalités, et non comme des mots, nos traditions nationales », qu’il relie, lui aussi, à la foi chrétienne ancestrale. C’est aussi Barrès qui, le 17 septembre 1914, adresse un éloge vibrant à Péguy : « Il est tombé les armes à la main, face à l’ennemi, le lieutenant de ligne Charles Péguy. Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son œuvre. Il célébrait la grandeur morale, l’abnégation, l’exaltation de l’âme. »
En allant lui-même jusqu’au bout du sacrifice par patriotisme, Péguy a, finalement, donné sens à son œuvre comme l’écrit Barrès : par sa mort, il « lui a été donné de prouver en une minute la vérité de son œuvre. Le voilà sacré. »
Ce lien avec le contexte historique, avec les tensions de "l’entre-deux-guerres", explique que le compositeur et organiste Jehan Alain, né en 1911, ait pu partager la même foi et les mêmes valeurs que Péguy, en mettant en musique ce poème, devenu ainsi un chant militaire, mais en trouvant lui aussi la mort à la guerre, le 20 juin 1940.
Guillaume Apollinaire, "Le chant de l'honneur", Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre, VI, 1918
Pour lire l'extrait
Après une jeunesse cosmopolite et les années de « bohème » à Paris où Wilhem de Kostrowitzk connaît ses premiers succès sous le nom de Guillaume Apollinaire (1880-1918), notamment avec son recueil Alcools, paru en 1912, la guerre éclate : il se fait naturaliser pour pouvoir s’engager, mais la vie sur le front ne le fait pas renoncer à la poésie, en renforçant aussi sa volonté de s’engager dans ce qu’on nomme alors « l’art nouveau ».
C’est l’époque où, avant d’être blessé en mars 1916 et trépané, il compose le recueil Calligrammes, publié en 1918, peu avant sa mort de la grippe espagnole à laquelle, affaibli par sa blessure, il ne résiste pas.
Pablo Picasso, Portrait d’Apollinaire, 1917. Eau-forte gravée par René Jaudon
Pour voir une biographie détaillée
Le recueil, dédié à René Dalize, son plus ancien ami, mort en mai 1917, porte, en frontispice, un portrait d’Apollinaire réalisé par Pablo Picasso. Son titre est un néologisme, qui associe l’adjectif grec καλὸς (kalos), soit "beau", qu’on retrouve, notamment dans "calligraphie", et γράμμα (gramma) qui désigne le signe, pour écrire comme pour dessiner. D’où les poèmes qui prennent la forme typographique pour illustrer leur sens. L’ordre du sous-titre, ‘Poèmes de la paix et de la guerre », est significatif, car, si la guerre est omniprésente dans le recueil, la paix, avec la nostalgie des amours, reste une hantise et un intense espoir.
« Le chant d’honneur » figure dans la dernière des six parties du recueil : Ondes – Étendards – Case d’armons – Lueurs des tirs – Obus couleur de lune – Tête étoilée. Son titre joue sur l’homonymie entre la formule officielle depuis 1915 pour qualifier la mort du soldat, « tombé au champ d’honneur » et la fonction du poète, le « chant », lointain héritage du mythe d’Orphée. Il adopte une forme originale, théâtralisée : un dialogue du « poète », avec les réalités de la guerre, ainsi personnifiées, « La tranchée », « Les balles », tandis que « la France », figure allégorique, intervient pour lui rappeler son rôle.
1ère partie : Les douleurs de la guerre (des vers 1 à 11)
Les sentiments du poète
Par sa comparaison au « poulpe », encore accentuée, « J’ai plus que les trois cœurs des poulpes », Apollinaire multiplie la souffrance du poète. Ce mollusque possède, en effet, un cœur « systémique », mais dont la circulation sanguine est complétée par deux « cœurs », attachés aux deux branchies qui rechargent le cœur principal en oxygène. Mais c’est aussi une façon de dépeindre la façon dont il porte en lui toutes les souffrances qui l’entourent : « Vos cœurs sont tous en moi je sens chaque blessure ». L’invocation lyrique marque la gradation, de l’infinitif « souffrir », à l’image concrète soutenue par le possessif de la 1ère personne, « Ô mes soldats souffrants », pour finir sur le destin, en écho à la rime, qui semble inexorable : « ô blessés à mourir ».
Le décor
La strophe suivante, un huitain d’alexandrins dont les rimes se suivent, met en place le décor de la guerre, vu de « nuit », avec les terribles réalités qui menacent les soldats : « la balle », les « obus », une « fusée » et, bien sûr, la tranchée avec la périphrase, « mon abri de craie » qui rappelle que les combats se déroulent alors en Champagne, terre crayeuse.
Mais le chant du poète possède le pouvoir de transfigurer ce décor, « Cette nuit est si belle », en détournant, par l’emploi de métaphores surprenantes, l’horreur de chacun de ses éléments :
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Le verbe « roucoule » qui qualifie le bruit de la « balle », normalement employé pour la colombe, transforme cet objet meurtrier en signe de paix.
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Les « obus » sont, certes, nombreux, mais ils deviennent inoffensifs par l’hyperbole, qui les rend liquides : « Tout un fleuve d’obus sur nos têtes s’écoule ».
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La beauté du spectacle s’accentue encore par l’image de la « fusée » qui fait penser à la lumière d’un feu d’artifice : elle « illumine la nuit / C’est une fleur qui s’ouvre et puis s’évanouit ».
Mais la souffrance n’a pas disparu pour autant, qui semble même sortir du sol : « La terre se lamente ». La menace des obus reste omniprésente, non plus un fleuve, mais comparés à « une marée » dont « [m]onte le flot chantant ». Le poète se sent alors fragile, au cœur de la tranchée : « dans mon abri de craie / Séjour de l’insomnie incertaine maison / De l’Alerte la Mort et la Démangeaison ». La vie nocturne, douloureuse, dans la tranchée est enfin illustrée par ces trois allégories dont l’ordre est significatif : en premier le risque qui interdit le sommeil, au centre, ce qui peut survenir à tout moment, tandis qu’à la fin est placé le plus dérisoire, les poux, le pénible quotidien des soldats.
2ème partie : La vie du soldat (des vers 12 à 20)
La tranchée
Les rimes croisées du quatrain qui prête la parole à « la tranchée » illustre son double aspect :
Elle offre une protection à ceux qui s’y réfugient, d’où la comparaison : « Ô jeunes gens je m’offre à vous comme une épouse / Mon amour est puissant ».
Mais, l’image s’inverse par la rime « jalouse » qui suggère une force menaçante, destructrice : « j’aime jusqu’à la mort / Tapie au fond du sol je vous guette jalouse ». La métaphore finale, avec sa rime en écho, prolonge cette image en faisant de la tranchée un lieu de douleur : « Et mon corps n’est en tout qu’un long baiser qui mord ».
La vie dans les tranchées, 1915
Les balles
La légèreté des balles est illustrée à la fois par le triplement de la rime féminine aux vers 16, 17 et 18, et par la métaphore filée qui les transforme en des « abeilles », mais avec le même contraste :
D’un côté, il y a l’horreur de la guerre, matérialisée par d'autres éléments de la métaphore filée opposant cette légèreté à la réalité des balles : « De nos ruches d’acier sortons à tire-d’aile / Abeilles le butin qui sanglant emmielle / Les doux rayons d’un jour qui toujours renouvelle ». Qualifié de « sanglant », le poète suggère par là que, durant la nuit, les balles-abeilles continuent à butiner les soldats, à les tuer, pour en faire leur « miel », lui-même assimilé aux premières lueurs dorées du jour qui se lève.
De l’autre, ce lever du jour ramène une image d’espoir : « Les doux rayons d’un jour qui toujours renouvelle ». Les « ruches » et les « abeilles » ont ainsi transporté le poète dans une sorte de paradis : « Provient de ce jardin exquis l’humanité / Aux fleurs d’intelligence à parfum de beauté. De toute cette horreur ressort, finalement, par cette dernière métaphore, un vibrant éloge de la vie humaine qui continue.
3ème partie : La fonction du poète (du vers 21 à la fin)
Vaincre le désespoir
Dans un premier temps, le poète revient à sa souffrance, en accusant une religion qui prétendait, à travers le Christ, signifier la vie et l’amour, ce que détruit la négation restrictive : « Le Christ n’est donc venu qu’en vain parmi les hommes / Si des fleuves de sang limitent les royaumes / Et même de l’Amour on sait la cruauté ».
Mais le rappel de son état de poète inverse cette conclusion : « C’est pourquoi faut au moins penser à la Beauté / Seule chose ici-bas qui jamais n’est mauvaise ». Pour définir ce terme, accentué par la majuscule, il pose, non pas le travail poétique en lui-même, mais les concepts que le poète doit mettre en valeur : « Elle porte cent noms dans la langue française / Grâce Vertu Courage Honneur et ce n’est là / Que la même Beauté »
La coupe de l’alexandrin à l’hémistiche donne plus de force à l’injonction lancée par l’allégorie, avec le verbe accentué par le [e muet] prononcé : « La France » : « Poète honore-la ». La poésie prend ainsi la force d’un combat pour faire triompher « la Beauté », dont l’opposition syntaxique souligne les exigences : « Souci de la Beauté non souci de la Gloire ». La dernière question, reconnaissable malgré l’absence de ponctuation, « Mais la Perfection n’est-ce pas la Victoire » insiste, avec la diérèse, « Per/fec/ti/on », sur l’objectif ultime du poète, qui, lui aussi, lutte pour vaincre par le langage.
Chanter les douleurs
Dans sa dernière invocation lyrique, « Ô poètes des temps à venir ô chanteurs », le poète associe donc ce « souci de la Beauté » au thème de Calligrammes, la guerre, avec une formule qui rappelle le ton solennel de Virgile, "Arma virumque cano" ("Je chante les armes et le héros") au début de son épopée, l’Énéide : « Je chante la beauté de toutes nos douleurs ». Mais, en même temps, modeste, il se sent incapable d’anoblir ainsi la guerre, d’où son appel à des successeurs, plus capables que lui : « J’en ai saisi des traits mais vous saurez bien mieux / Donner un sens sublime aux gestes glorieux / Et fixer la grandeur de ces trépas pieux ». La diérèse qui met en valeur les adjectifs à la rime, « Donner un sens sublime aux gestes glorieux / Et fixer la grandeur de ces trépas pieux », souligne cette volonté du « chant d’honneur », titre du poème.
Transfigurer la guerre
Il consacre ensuite un quatrain à la représentation des soldats combattants, en dépeignant leur force dans l’action, leur valeur physique comme psychologique : « L’un qui détend son corps en jetant des grenades / L’autre ardent à tirer nourrit les fusillades ». Leur combat va des plus petites actions, le quotidien de l’approvisionnement, « L’autre les bras ballants porte des seaux de vin », aliment du corps, en lien avec la nourriture de l’âme, apportée par le service religieux : « Et le prêtre-soldat dit le secret divin ».
Offensive de 1915 sur la Marne
Nous retrouvons, dans le distique isolé suivant, la transfiguration du terrible son du « canon », arme qu’il interpelle, par l’analogie d’une part à des larmes humaines, d’autre part à la musicalité d’un chant d’oiseau, doté par la diérèse de trois syllabes comme pour reproduire ses « trois notes » : « J’interprète pour tous la douceur des trois notes / Que lance un loriot canon quand tu sanglotes ».
Le verbe « interpréter » dote donc le poète d’un pouvoir particulier : traduire le réel en révélant son sens caché. C’est par sa souffrance, répétée avec insistance dans le questionnement hyperbolique final, « Qui donc saura jamais que de fois j’ai pleuré », qu’il réalise cette sublimation en donnant au sacrifice de toute sa « génération » la valeur d’un « trépas sacré ».
CONCLUSION
Cet extrait illustre parfaitement la dualité de Guillaume Apollinaire face à guerre, qu’on lui a souvent reprochée, par exemple à partir de ce vers « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » dans « L’adieu du cavalier » (Calligrammes). D’un côté, nous y retrouvons, en effet, son expérience de soldat, les veilles nocturnes, les combats violents, le bruit des armes, mais aussi des réalités dérisoires, comme le « vin » qu’attend le « poilu » ou la « [d]émangeaison », due aux poux, expérience douloureuse des souffrances et de la mort ; mais, de l’autre, il est d’abord un poète, un artiste, dont l’objectif est magnifié : créer « de la Beauté ». L’on pense ainsi à la formule de Baudelaire adressée à Paris dans son projet d’épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal : « Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. » Ainsi, à travers l’aveu de sa souffrance, et par le jeu des métaphores, il a pu faire de la guerre une source de poésie, un « chant d’honneur », une sacralisation qui rend hommage à tous ceux qui y meurent.
Henri Barbusse, Le Feu, Journal d'une escouade, 1916, chapitre III, de "Je détourne la tête..." à "... et y rentre."
Pour lire l'extrait
C’est par un recueil poétique, Pleureuses, paru en 1895, qu’Henri Barbusse (1873-1935) fait ses débuts littéraires, avant d’exercer une activité de journaliste et de privilégier l’écriture de romans. Quand la guerre éclate, il a 41 ans, connaît des problèmes pulmonaires et a, jusqu’alors, prôné le pacifisme, mais il s’engage. Il participe, en 1915 et 1916, aux terribles combats sur les fronts de Champagne, d’abord comme soldat, puis comme brancardier, avant d’être finalement réformé après plusieurs hospitalisations. Dès novembre 1917, Barbusse préside l’Association républicaine des anciens combattants qu’il a co-fondée, et s’engage plus activement dans la vie politique en fondant le mouvement pacifiste "Clarté" et sa revue, et en adhérant au Parti communiste, en 1923, qu’il soutiendra jusqu’à sa mort lors d’un voyage à Moscou.
Henri Barbusse, en uniforme
Son roman, Le Feu, publié en feuilleton dans le quotidien L’Œuvre, à partir du 3 août 1916, puis en édition intégrale, reçoit le prix Goncourt et un accueil enthousiaste de la part des anciens combattants tandis que son réalisme choque d’autres lecteurs, ceux de « l’arrière », comme on dit alors. Le titre du roman symbolise à lui seul la guerre, du plus concret, le cri qui accompagne le tir d’un fusil, au plus abstrait, l’incendie mortel qu’elle représente. Le sous-titre, lui, Journal d’une escouade, en précise à la fois la forme et le ton. Les notes, très factuelles, prises sur le front, ont nourri l’œuvre, journal intime tenu par un narrateur, qui reste anonyme mais porte aussi la parole de « l’escouade », un petit groupe d’une vingtaine de combattants. Le chapitre III, « La descente », correspond à un moment crucial pour les soldats, quand ceux qui "descendent" du front sont relevés par ceux qui vont y "monter", auxquels sont transmises les dernières nouvelles : sur les onze soldats d’un groupe, « qui ne s’étaient jamais quittés depuis un an et demi », il n’en reste que trois, avec leur caporal, Marchal, l’interlocuteur du narrateur. Quelle image de la guerre cette succession de portraits fait-elle ressortir ?
1ère partie : Le dialogue rapporté (du début à la ligne 34)
La fraternité sur le front
Le choix du dialogue permet de mettre en évidence les sentiments qui unissent les combattants, à commencer par le partage des mêmes souffrances, que révèle la formulation de la question du narrateur : « Je détourne la tête et, presque à voix basse : — Alors, mon pauvre vieux, ça c’est mal passé… » Il lui a suffi de voir le petit nombre des soldats de retour des tranchées pour comprendre, et exprimer pudiquement sa compassion. La réponse du caporal exprime la même souffrance : « Il s’assombrit subitement, prend un air grave. — Eh oui, mon pauv’vieux, que veux-tu, ça a été affreux, cette fois-ci… » La reprise de l’interpellation, plus familière, montre que les deux combattants se sentent à égalité : tous deux savent ce que sont les combats L’échange souligne la communication qui circule parmi les soldats, rappelée par la question de Marchal, « T’a-t-on parlé de Franco […] ? », et marquée par la réaction du narrateur : « — On le disait… Barbier ! », « — Et Mondain, lui aussi, n’est-ce pas ?… » Cette longue énumération se termine en forme d’oraison funèbre, qui, à travers la compassion, souligne la camaraderie qui unit tous ceux qui, indépendamment de leur âge ou de leur grade, partagent le même risque de mort : « — Vigile qui était de la classe 13, un enfant ! Et Mondain et Franco, si bons types malgré leurs galons !… Des chics vieux amis en moins, mon vieux Marchal. »
La vie des soldats
L’extrait rappelle les difficiles conditions de vie des soldats sur le front lors de la première guerre mondiale, dans les tranchées, de longs boyaux creusés dans le sol, dans lesquels sont aménagées les « guitounes », des abris fragiles. Or, cette guerre repose essentiellement sur l’artillerie, des bombardements incessants qui épuisent l’ennemi : sauf dans les moments d’assauts, le soldat ne voit pas son adversaire, et la mort tombe du ciel.
Une guitoune dans la tranchée
Il paraît alors bien dérisoire d’y échapper : « On a passé la nuit à cavaler au galop dans la tranchée, d’un sens à l’autre, pour éviter les rafales. » Parfois l’obus touche directement, parfois un éclat suffit à tuer, parfois encore il ne provoque qu'un « éboulement » mais fatal, tel la « marmite », terme qui, dans l’argot militaire désigne un gros obus, qui écrase ceux qui se trouvaient « dans la guitoune qu’une marmite a fait s’écrouler ». Cela explique le mélange de résignation et de fatalisme devant les hasards de la guerre. Vivre ou mourir, cela tient à bien peu de choses, « Moi, j’y étais de garde avec eux. Mais quand c’t’obus est tombé, j’étais allé dans la tranchée demander l’heure », comme le confirme le discours du caporal. Il a sous les yeux le sort auquel il a échappé : « J’ai retrouvé mon fusil, que j’avais laissé à ma place, plié en deux comme avec une main, le canon en tire-bouchon, et la moitié du fût en sciure ».
La mort des soldats
Le récit, en nommant chacun des soldats, empêche les morts et les blessés d’être anonymes, de simples statistiques. De plus, les précisions données, comme s’il s’agissait de rédiger un rapport, restituent leur sort dans toute son horreur : « Il avait le dessus du dos enlevé par l’obus, dit Marchal, et comme coupé par un rasoir. Besse a eu un morceau d’obus qui lui a traversé le ventre et l’estomac. Barthélemy et Baubex ont été atteints à la tête et au cou », « il était couché et sa poitrine a été défoncée ». Dans ces conditions, même une terrible blessure paraît une chance : « Gougnard a eu les jambes hachées par des éclats. On l’a ramassé pas tout à fait mort. »
Ce sont ces portraits qui ont choqué les lecteurs, et surtout la façon dont ils sont relatés, sans épargner les images les plus crues : « Le petit Godefroy, tu le connais ? le milieu du corps emporté ; il s’est vidé de sang sur place, en un instant, comme un baquet qu’on renverse : petit comme il était, c’était extraordinaire tout le sang qu’il avait ; il a fait un ruisseau d’au moins cinquante mètres dans la tranchée. »
Morts au combat, couverture de l'édition Flammarion, "Select Collection"
En même temps, le récit associe l’horreur des faits à une impression de normalité, par exemple pour Franco, dont le discours rapporté est suivi d’un bref constat, dépourvu d’émotion : « L’éboulement lui a cassé la colonne vertébrale ; il a dit, en penchant la tête sur le côté : « Je vais mourir », et il est mort. » De même, le portrait de Vigile, qui amplifie l’horreur par la comparaison et le geste suggéré, « lui, son corps n’avait rien, mais sa tête s’est trouvée complètement aplatie, aplatie comme une galette, et énorme : large comme ça. », transforme ensuite cette image : « À le voir étendu sur le sol, noir et changé de forme, on aurait dit que c’était son ombre, l’ombre qu’on a quelquefois par terre quand on marche la nuit au falot. » Tout se passe comme si la dimension humaine s’effaçait.
2ème partie : Le récit du narrateur (de la ligne 35 à la fin)
Le sort des morts
Après ce dialogue, l’extrait revient au récit pris en charge par le narrateur, mais associé à nouveau à ses camarades par l’emploi du pronom « on ». Il introduit d’abord une vue d’ensemble, dans un décor rendu sinistre par le choix des adjectifs et qui, lui-même, illustre la présence de la mort : « Sur le terrain vague, sale et malade, où de l’herbe desséchée s’envase dans du cirage, s’alignent des morts. »
Son activité le rapproche du romancier, alors brancardier, aller chercher les morts : « On les transporte là lorsqu’on en a vidé les tranchées ou la plaine, pendant la nuit. » Ce travail, dangereux, s’accomplit de nuit, et constitue l’ultime respect qui peut être accordé aux soldats, « Ils attendent – quelques-uns depuis longtemps – d’être nocturnement amenés aux cimetières de l’arrière », que souligne le comportement des brancardiers : « On s’approche d’eux doucement. » Mais l’état des corps les oblige aussi à des manœuvres terribles, qui ne leur épargnent pas l’horreur : « Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu’on a dû, pour ne pas le perdre en chemin, l’entasser dans un grillage de fil de fer qu’on a fixé ensuite aux deux extrémités d’un pieu. Il a été ainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. »
La mission des brancardiers à Verdun, 1915
De cruels portraits
Après une vision d’ensemble, comme une ultime fraternité, « Ils sont serrés les uns contre les autres », le récit les particularise, en les fixant dans leur dernier moment d’existence : « chacun ébauche avec les bras ou les jambes, un geste pétrifié d’agonie différent. » Mais les portraits accentuent encore l’horreur de la mort, en trois étapes :
Ce sont d’abord leurs visages qui sont détruits, leur ôtant toute humanité : « Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie, goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes ». Leurs visages noircis prennent la couleur même de la mort, d’où la comparaison à « des têtes de nègres soufflées en baudruche. »
Ensuite, ils sont réduits à des fragments, de moins en moins humains : « Entre deux corps, sortant confusément de l’un ou de l’autre, un poignet coupé et terminé par une boule de filaments. D’autres sont des larves informes, souillées, d’où pointent de vagues objets d’équipement ou des morceaux d’os. » Le terme « larve » évoque des êtres incomplètement formés, mais aussi rappelle le sens initial du terme qui désigne des spectres hideux.
Enfin, le dernier portrait efface totalement l’homme, chosifié, car de lui seul subsiste un morceau de vêtement dérisoire : « On ne distingue ni le haut, ni le bas de ce corps ; dans le tas qu’il forme, seule se reconnaît la poche béante d’un pantalon. » Le dernier détail met l’horreur à son comble, « On voit un insecte qui en sort et y rentre » car il suggère déjà le sort à venir du cadavre, sa disparition définitive.
CONCLUSION
L’écriture de ce roman propose une image de la guerre bien différente de celle donnée par les poètes, Péguy ou Apollinaire. Grand admirateur de Zola, notamment de La Débâcle, roman qui relate en particulier l’horreur de la guerre de 1870 avec la Prusse et de ses conséquences, Barbusse, en reproduisant le discours des soldats, leur langage familier et leur argot, restitue toute la vérité de la vie des tranchées, faite d’une camaraderie rompue sans cesse par la mort. À sa façon, il rend aussi hommage aux soldats, auxquels il redonne vie en les sortant de l'anonymat des comptes-rendus militaires. Dans ses descriptions, ponctuées d’images saisissantes, la place accordée aux corps, comme le voulait le courant naturaliste, reproduit toute l’horreur de la mort. Ainsi, loin du discours héroïque ou épique sur la guerre, Barbusse souhaite susciter un véritable dégoût chez le lecteur, une façon de transmettre son profond pacifisme. C’est cet objectif qui se trouve exposé dans le chapitre XXIV, le dernier du roman, « L’aube », à travers la conversation entre deux soldats :
— Ce serait un crime de montrer les beaux côtés de la guerre, murmura un des sombres soldats, même s’il y en avait !
— On t’dira ça, continua le premier, pour te payer en gloire, et pour se payer aussi de c’qu’on n’a pas fait. Mais la gloire militaire, ce n’est même pas vrai pour nous autres, simples soldats. Elle est pour quelques-uns, mais en dehors de ces élus, la gloire du soldat est un mensonge comme tout ce qui a l’air d’être beau dans la guerre. En réalité, le sacrifice des soldats est une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme les vagues d’assaut n’ont pas de récompense. Ils courent se jeter dans un effroyable néant de gloire.
Roland Dorgelès, Les Croix de bois, 1919, chapitre XII, de "Le cimetière hurle..." à "... on assassine des hommes !"
Pour lire l'extrait
Après des études d’architecture à l’École de Strasbourg, Rolland Lecavelé (1885-1973) rejoint les artistes qui, à la « Belle Époque », mènent, à Montmartre, une joyeuse "vie de bohème". Il devient journaliste pour différents journaux, dont L’homme libre, fondé en 1913 par Georges Clémenceau, grâce auquel, quand la guerre éclate, il réussit à se faire engager dans l’infanterie, quoique réformé deux fois pour raisons de santé. Il combat sur le front de Champagne, puis en Artois. Son roman, Les Croix de bois, paru en 1919, relate cette expérience sur le front : il obtient le prix Femina, mais surtout est célébré par les anciens "poilus" pour la vérité du récit des combats et de la vie dans les tranchées des « frères d’armes », titre du premier chapitre.
Roland Dorgelès, combattant dans une tranchée
Le titre du roman, lui, fait référence à ces croix de bois rudimentaires qui, le long des chemins, signalent les corps des soldats, français comme allemands, enterrés rapidement et restés souvent anonymes. Sans intrigue, le roman se présente comme une succession de tableaux jusqu’au dix-septième chapitre au titre évocateur : « Et c’est fini ». Il est pris en charge par le narrateur, Jacques Larcher qui, s’il participe à l’action, ne la commente pas, choisissant de mettre en valeur les sentiments des autres personnages, à la mémoire desquels est dédié le roman.
Le chapitre XII raconte une des batailles auxquelles a participé l’écrivain : en mai et juin 1915, elle s’est déroulée dans le cimetière de Neuville-Saint-Vaast, village en zone allemande que les troupes alliées essaient de reconquérir. Mais la périphrase du titre, « Dans le jardin des morts », évoquant la paix d’un cimetière, contraste avec les morts violentes lors du combat dépeint. Comment Dorgelès rend-il saisissante cette description du combat et des morts qu’il provoque ?
Les Croix de bois, frontispice de l'édition Albin MIchel
La description du cadre
Un cimetière
D’un côté, le récit mentionne tous les éléments caractéristiques d’un « cimetière », lieu emblématique de la mort : les « tombes » avec leur « dalle » et les « marbres », avec la dimension religieuse, depuis les « croix », jusqu’à « une « chapelle » ou la statue d’un « saint ». Mais, dans ce lieu de l’éternel repos, se déchaîne la violence des combats, depuis la première phrase qui le personnifie : « Le cimetière hurle de grenades, flambe, crépite ». Chaque composante de ce décor est mise au service du combat, pour se défendre : « Une mitrailleuse se glisse sous une dalle », « D’une chapelle ruinée, les fusées rouges jaillissent ». Mais rien n’empêche la mort de venir saisir les soldats, ajoutant ainsi d’autres morts aux morts déjà enterrés dans ce cimetière : « les torpilles piochent, hachant les soldats sous les dalles, écrasant les blessés au pied des croix. Dans les tombes, sur les gravats, cela geint, cela se traîne. » Dans le dernier paragraphe, ce décor lui-même finit par servir d’armes, contribuant à répandre la mort : « Les croix broyées nous criblent d’éclats sifflants… Les torpilles, les grenades, les obus, les tombes même éclatent ».
Un cadre nocturne
Le cadre est d’autant plus saisissant que le combat se déroule « dans la nuit ». De ce fait, puisqu’on ne voit que des « ombres », des « silhouettes », la transformation des hommes en « fantômes » est facilitée, et ils sont plongés dans le noir comme dans la mort : « encore aveuglés, ils tuent dans le noir, sans rien voir, ils tuent de la nuit ou des hommes. »
Mais l’écrivain introduit un violent contraste entre cette nuit noire et le « rouge », qui semble l’illuminer en lui prêtant la couleur du sang : « les fusées rouges jaillissent, appelant le barrage. », « d’autres fusées rouges montent encore », « une haie rouge de fusants crève la nuit » Cela donne au combat la violence d’un incendie, reproduit par le champ lexical et les images, en gradation : « flambe », « une folie de flammes », « le cimetière semble vomir des flammes », « Cette meute de feu nous cerne ». Le « rouge » finit par envahir le décor, avec une dernière métaphore qui amplifie encore le contraste : « Tout saute, c’est un volcan qui crève. La nuit en éruption va nous écraser tous… »
Les Croix de bois : explosion de feu dans la nuit noire
Le rôle des sensations
À la façon des synesthésies baudelairiennes, Dorgelès ajoute à ce contraste sinistre d’ensemble, d’autres sensations qui amplifient l’impression d'être dans un véritable enfer, bien loin de la paix attendue dans un cimetière : « empanaché de fusées, claquant d’obus, le cimetière semble vomir des flammes ». Avant que n'éclate brutalement une lumière aveuglante, « le jour semble naître d’un coup ; de grandes étoiles blafardes crèvent au-dessus de nous », le bruit, violent, est mentionné dès le début de l’extrait avec le verbe « crépite », puis le terme « fracas », repris aux lignes 26 et 43. Viennent ensuite tous les sons des armes : « Des grenades éclatent », « Une mitrailleuse », « nos obus et les leurs se joignent en hurlant », comme s’ils étaient personnifiés, et « [l]es torpilles tombent, par volées, défonçant les marbres. Elles arrivent par salves, et c’est comme un tonnerre qui rebondirait cinq fois », avec la comparaison hyperbolique. Enfin, Dorgelès nous fait entendre les hommes, dans la souffrance de leurs blessures et de leur agonie : « Dans le fracas, on entend des cris, des plaintes », « Dans les tombes, sur les gravats, cela geint, cela se traîne. Quelqu’un s’abat près de moi et me saisit furieusement la jambe, en râlant. » Le texte se ferme sur l’image d’une apocalypse générale : « Les torpilles, les grenades, les obus, les tombes même éclatent. Tout saute ». Ainsi, avec l’ajout de l’odeur, « Cela pue la poudre », toutes les sensations se mêlent pour contribuer à cette vision sinistre, mise en valeur par l’énumération dans la phrase nominale : « On ne voit plus, on ne sait plus. Du rouge, de la fumée, des fracas. »
Une vision fantastique
Les images de ce combat nocturne, en gradation, donnent même l’impression que les soldats se confondent avec les morts, comme si ceux-ci sortaient de leur tombe, « comme à la lueur d’un phare, on voit naître des fantômes, qui galopent entre les croix », puis « Toutes les tombes se sont ouvertes, tous les morts se sont dressés, et, encore aveuglés, ils tuent dans le noir », enfin « les tombes en vomissent toujours d’autres ». Les combattants vivants en arrivent ainsi à rejoindre les morts dans l’immobilité : « Un instant, les fusées découvrent un grand mort, couché sur une dalle, tout en long, comme un homme de pierre. » Dorgelès dépasse alors le réalisme de la description pour montrer la plongée dans un autre monde qui relève du fantastique, celui d’un enfer : « Les fusées qui s’épanouissent font courir des ombres fantastiques sur le cimetière ensorcelé. »
Le combat
Une confusion générale
La première impression à la lecture est celle d’une terrible confusion, produite par les pronoms indéfinis, « tout », encadrant le premier paragraphe comme si les combattants formaient une masse informe, puis « on » qui les unit dans ce combat, mais dans l’égarement total indiqué par les deux négations, face au pronom « ils », renvoyant aux ennemis : « Tout tire. On ne sait rien, on n’a pas d’ordres : ils attaquent, ils sont dans le chemin, c’est tout… » Les négations se multiplient dans l’extrait, pour souligner l’aveuglement général : « sans savoir », « sans viser », « sans rien voir », « On ne voit plus, on ne sait plus ».
Les mouvements aussi sont confus, « D’autres ombres passent, courent, avancent, se replient », « D’un parapet à l’autre, les hommes courent sans savoir, trébuchant, se poussant », et la source du danger lui-même ne peut être identifiée : « Des grenades éclatent, lancées de partout ». La répétition du pluriel, « des hommes », « les hommes », « les voix », renforce cette impression d’anonymat et, face à la mort, plus personne ne semble se soucier d’autrui, les blessés se trouvant effacés dans le pronom « en », comme pour illustrer leur ensevelissement : « Dans le fracas, on entend des cris, des plaintes, sans y prendre garde. Il y en a certainement qui sont ensevelis. » cimetière ensorcelé. »
Les armes et leur rôle
Les armes individuelles
L’extrait mentionne d’abord les « grenades », des armes individuelles, qui semblent d’abord anonymes mais omniprésentes : « des hommes lancent toujours des grenades, sans s’arrêter, de l’autre côté du mur ». Un gros plan fait ensuite sortir un soldat de l’anonymat, pour dépeindre précisément cette action : « Demachy, sa musette déjà vide, a ramassé les grenades d’un copain tombé et les lance, avec un grand geste de frondeur. » Puis est introduite la description d’une mitrailleuse, que la comparaison animale rend sournoise, mais dont le tir semble peu efficace : « Une mitrailleuse glisse sous une dalle, comme un serpent et se met à tirer, au tir rapide, fauchant les ruines. Enfin, deux nouveaux gros plans rappellent l’arme dont est doté chaque soldat, le fusil, « Près de moi, Maroux, en se cachant la tête, tire entre deux sacs dont la terre s’écoule. », « Tirez ! Tirez ! hurle Ricordeau qu’on ne voit pas. », avant qu’elle soit à nouveau généralisée : « on recharge le lebel qui brûle. »
L'artillerie
Mais très rapidement le texte accorde une place prépondérante à l’artillerie, à laquelle les soldats font appel pour se sortir du danger, « D’une chapelle ruinée, les fusées rouges jaillissent, appelant le barrage », avec insistance : « Et d’autres fusées rouges montent encore, semblant crier : ‘‘Barrage ! barrage !’’» Les combattants sont, en effet, d’abord écrasés par l’artillerie ennemie : « Les torpilles tombent, par volées, défonçant les marbres ».
Mais l’intervention de l’artillerie française n’apporte aucun apaisement, au contraire, avec des images et un lexique hyperbolique qui amplifient l’horreur : « En rafale, notre barrage arrive enfin, et une haie rouge de fusants crève la nuit, en tonnant. Les obus se suivent, mêlant leurs aiguillées, et cela forge une haie de fer au-dessus de nous. Percutants et fusants se plantent furieusement devant nos lignes, barrant la route ». Encore faut-il, en effet, que l’artillerie puisse ajuster un tir précis, ce qui n’est pas le cas et multiplie encore le danger : « Nos obus et les leurs se joignent en hurlant. », « est-ce leur 88, ou notre 75 qui tire trop court ? »
L'artillerie sur le front
Toutes les armes finissent ainsi par se rejoindre dans leur œuvre de mort, jusqu’au décor du cimetière qui y participe : « Cette meute de feu nous cerne. Les croix broyées nous criblent d’éclats sifflants… Les torpilles, les grenades, les obus, les tombes même éclatent. Tout saute ».
L'image des soldats
Les combattants cherchent d’abord à se protéger en tirant profit de tous les éléments du décor, un « trou » pour se dissimuler, le « parapet d’un mur », les « tombes » elles-mêmes, ou bien ils restent « aplatis contre le talus », ou « entre deux sacs ». Face à eux, d’autres combattants, eux, se déplacent sur un rythme que le récit accélère : « Un homme passe en courant devant notre trou », ils « galopent entre les croix », « D’un parapet à l’autre, les hommes courent sans savoir, trébuchant, se poussant ».
Mais rien ne permet d’échapper à la mort, qui frappe en pleine action : l’un « s’abat, comme s’il avait buté », « Beaucoup culbutent, la tête lourde, les reins pliés » et même ceux qui s’abritaient sont atteints, avec un lexique qui intensifie la volonté de tuer : « les torpilles piochent, hachant les soldats sous les dalles, écrasant les blessés au pied des croix. » L’accent est ainsi mis sur les blessés, en intensifiant l’horreur par exemple avec une comparaison, « Un homme se tord dans les gravats, comme un ver qu’on a coupé d’un coup de bêche ». Nul ne semble ainsi rester indemne, tantôt par une généralisation, mise en valeur par le pronom démonstratif qui réifie les hommes, « Dans les tombes, sur les gravats, cela geint, cela se traîne », tantôt par un gros plan sur un ultime geste d’agonie, terrifiant : « Quelqu’un s’abat près de moi et me saisit furieusement la jambe, en râlant. »
Les combattants dans l'enfer de Verdun, 1916
Le narrateur
La scène est vue à travers le regard du narrateur, qui participe à l’action, comme le prouve l’emploi de la première personne : « notre trou », « Près de moi ». Il s’associe ainsi à ce que tous éprouvent la confusion, quand il les dépeint « [a]basourdis, hébétés », et ressentant profondément le martèlement des obus : « Les coups précipités nous cognent sur la nuque. Cela tombe si près qu’on chavire, aveuglé d’éclatements ».
Mais c’est bien le travail de l’écrivain, lexique, image, rythme, qui se cache derrière ce narrateur, avec, mais très discrètement : seuls quelques détails portent un jugement. Par exemple, l’adverbe dans le constat « notre barrage enfin », ou l’interjection qui introduit la question « Quoi, est-ce leur 88, ou notre 75 qui tire trop court ?… » suggèrent la colère des combattants alors que le secours de l’artillerie tarde à venir et finit par les toucher au lieu de frapper l’ennemi. Le détail du décor, « le saint impassible » peut aussi laisser transparaître une accusation de la religion qui permet de telles atrocités. Les exclamations finales ferment le passage de façon, particulièrement saisissante, avec ce cri lancé, « Au secours ! Au secours ! On assassine des hommes ! », mais à qui ? Il reste sans réponse car c’est sur lui que se conclut le chapitre.
CONCLUSION
Ce tableau propose une vision terrible de la guerre, des destructions et des morts qu’elle provoque, sans que jamais l’auteur n’intervienne directement pour donner son opinion.
Mais elle ressort pleinement de la façon dont il dépeint un décor, ce « jardin des morts » qui devrait n’être que le lieu d’un paisible repos et du recueillement, devenu le lieu d’une violence qui multiplie des visions d’apocalypse. Par le rythme des phrases, les choix lexicaux et les images, l’univers se transforme en un véritable enfer, tandis que les hommes, eux, se changent en « fantômes ». Ainsi le texte dépasse le réalisme d’un journal de guerre pour faire plonger le lecteur dans une vision fantastique, propre à provoquer en lui la révolte et ce souhait, formulé par les anciens « poilus », d’avoir vécu « la Der des Der ».
Lectures complémentaires : deux articles
Pour lire les deux extraits
Extrait 1 : André Warnod, « Le Lauréat d’hier – Roland Dorgelès – l’auteur des Croix de bois », L’Avenir, 13 décembre 1919
Le journaliste brosse un portrait de Roland Dorgelès qui ne se contente pas de présenter une biographie, ses études d’architecture, son activité de journaliste, mais fait vivre cet auteur devant nos yeux en rapportant, par exemple, l’image donnée par Jean Pellerin, celle d’un homme capable de terribles, et brutales, colères, ou en évoquant sa vie de bohème à Montmartre : « Il portait alors un magnifique gilet rouge et fréquentait les rapins chevelus de la Butte, les cénacles de la rue d’Orchampt et de la rue Briquet, le cabaret du Lapin agile. »
Dans la deuxième partie du texte, il met en évidence sa participation à la guerre, courageuse, puisqu’il aurait pu y échapper, « Réformé, il courut s’engager. », et s’est comporté héroïquement : « Il se battit longtemps dans un régiment d’infanterie, d’abord soldat de 2e classe et puis caporal mitrailleur. Blessé et décoré, il passa dans l’aviation. Une terrible chute, qui le laissa dans le coma pendant plusieurs jours, l’empêcha de voler longtemps. » Le texte s’achève en rappelant la « censure », qui empêcha le roman de paraître pendant la guerre, et son succès, tout particulièrement auprès des anciens "poilus" qui « retrouvaient dans les pages des Croix de Bois un peu de leurs misères et de leurs enthousiasmes. »
Dorgelès au combat
Extrait 2 : Émile Henriot, « Variétés littéraires – Le Livre de la Guerre », Le Bien Public, 15 décembre 1919
Dès la première phrase, l’article se présente comme un vibrant éloge du roman : « Sans aucun doute possible, voilà le livre de la guerre, le premier et le seul, à ce jour, qui la fasse voir telle qu’elle fut, dans son horreur et sa grandeur sans nom. »
La première qualité du roman mise en évidence est sa vérité, mais soutenue par l’écriture : c’est « une peinture juste, sobre, exacte, forte, dramatique au plus haut degré », « un livre unique et magnifique, atroce, hurlant de douleur, de grandeur et de vérité ». Une vérité qui s’explique parce que, rappelle-t-il, le romancier a lui-même « fait la guerre, toute la guerre ».
Dans une deuxième partie, il souligne une autre qualité du romancier, son absence : « jamais l’auteur n’apparaît », « lui-même on ne l’aperçoit pas un seul instant », « objectivité » qui, finalement, loin d’amoindrir son pacifisme, le renforce. Toute la force de la peinture de la guerre ressort ainsi, non pas de « l’éloquence » d’un réquisitoire, mais de la force du style qui provoque l’émotion du lecteur : « M. Dorgelès sait voir ; il sait sentir ; il sait attraper au vol, dans la conversation, le geste, l’intonation, le tic, le mot qui font trait, et ce trait, il le met à sa place, juste, incisif, brûlant de vérité, frémissant comme une flèche qui entre.
La dernière partie de l’article est consacrée à la présentation du roman : puisqu’il n’y a pas « d’intrigue », il s’attache d’abord à évoquer les personnages principaux, « sept ou huit hommes », la façon dont ils sont dépeints individuellement dans la vérité de leur caractère, mais aussi dont ils figurent « les cinq ou six types que l’on rencontre dans tous les régiments », représentatifs de toutes les classes sociales : « C’est leur vie, leurs mœurs, leurs querelles, leurs propos, leurs plaisirs des jours de repos, leurs angoisses, leurs blessures, leur mort que M. Dorgelès s’est proposé de dépeindre ; et, au-dessus d’eux, à travers eux, la guerre et ses contrastes, ses travaux, ses peines, ses grandeurs. » Il termine en mettant en exergue quelques passages qui lui ont paru particulièrement saisissants, qu’il considère comme « un chef-d’œuvre de style, de composition, d’émotion profonde et soutenue ».
Sa conclusion est une invitation, énergique, lancée aux lecteurs : « Je vous l’ai dit : un livre. Le livre. Le livre d’un homme. Lisez-le tout de suite. C’est un combattant qui vous le recommande. »
Visionnage : bande-annonce du film de Raymond Bernard, sorti en 1932
Restauré, le film a fait partie de la sélection officielle au festival de Cannes, en 2014, preuve qu’il n’a rien perdu de sa force. La bande-annonce est encadrée par deux images : elle s’ouvre sur la reproduction de la flamme du souvenir, inextinguible, qui, depuis le 11 novembre 1923, brûle sous l’Arc de triomphe, comme pour dédier le film aux anciens combattants ; elle se ferme sur un panneau qui insiste sur la vérité du film : « Toutes les scènes de bataille de ce film ont été réalisées […] sur les lieux mêmes où s’est déroulée cette poignante phase de la Grande Guerre. » Elle est construite en deux parties.
La flamme du souvenir
Les soldats
La première met l’accent sur les soldats, en jouant sur un double contraste. Comme dans l’extrait de Dorgelès, c’est d’abord l’élan collectif des soldats qui ressort du chant qui accompagne leur marche nocturne. Puis apparaissent, avec leur langage familier, des individus, « l’ancien » qui a fait « la retraite de la Marne », racontée au nouvel arrivé, et les rires de ses compagnons, image de la fraternité des « poilus ». Par opposition, est mise en évidence celui qui refuse de monter au combat en protestant : « Moi, j’vois presque pas clair ». Son comportement est perçu comme une traîtrise, « Tu m’dégoûtes, tu pleurniches trop. J’vas y monter à ta place », jusqu’à l’insulte : « gros salaud ! »
L'assaut
Le paysage dévasté
La seconde met en scène la bataille, ponctuée par le son incessant et assourdissant des tirs d’obus. On en voit trois phases :
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Il y a d’abord un temps de préparation à l’attaque : dans un paysage couvert de neige, les soldats sont tapis derrière l’abri fragile des sacs qui tapissent le rebord de la tranchée, tandis que l’explosion d’un obus les recouvre de terre. Le décor, effrayant, correspond tout à fait à celui que montre l’extrait des Croix de bois : une nuit embrumées de fumée, où jaillit ici et là l’éclat lumineux d’une flamme. L’image fait alterner les gros plans sur les canons, mis en valeur comme dans l’extrait de Dorgelès, et l’attitude des soldats qui semblent s’enfoncer dans le sol. Tous sont conscients qu’ils risquent de mourir, d’où la demande de l’un d’eux, preuve de leur fraternité : « T’as bien l’adresse de chez moi ? »
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Puis vient le temps de l’attaque : sur l’ordre de l’officier, « En avant ! », les soldats sortent en courant de la tranchée, en brandissant leur fusil et en hurlant pour se donner du courage. Le bruit s’intensifie avec le crépitement des tirs, et, comme dans le romans, tous les soldats deviennent des silhouettes indistinctes, confondues dans leur course éperdue, et se jetant ponctuellement sur le sol pour échapper aux balles et aux éclats d’obus : « Encore un p’tit effort », crie l’un d’eux.
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La troisième étape est comme l’aboutissement de cet assaut : destructions, douleurs, morts... Dans ce paysage dévasté gisent des corps tandis qu’un soldat se traîne au sol sur le dos. D’autres soutiennent un camarade blessé qu’ils ramènent sans doute vers la tranchée. Pendant ce temps, les autres ont rejoint un village, et avancent au milieu des ruines des maisons que les obus continuent d’abattre, tandis qu’ils poursuivent leur avancée en lançant des grenades.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, de "Moi d'abord ma campagne..." à "... et c'était arrivé."
Pour lire l'extrait
Louis-Ferdinand Destouches (1894-1961), Céline étant son pseudonyme, devance l’appel et s’engage dès 1913. Il participe à la guerre, est blessé et décoré. À la fin de celle-ci, il poursuit ses études, et devient médecin. Peu à peu, il adopte les thèses de la propagande nazie, notamment son antisémitisme violent, et, pendant la guerre, il collabore aux journaux nazis et soutient ouvertement l’Occupation allemande. Après le débarquement allié, condamné, il part en exil, en Allemagne, puis au Danemark. Condamné par contumace, il obtient son amnistie en 1951. Il vivra de ses droits d’auteur, continuant à publier des romans jusqu’à la fin de sa vie.
Publié en 1932, son roman, Voyage au bout de la nuit, obtient le Prix Renaudot, mais suscite de violentes réactions, des critiques en raison à la fois de la personnalité de son héros, Ferdinand Bardamu, sorte de double de son auteur, et d’un style qui marque une rupture avec l’écriture romanesque traditionnelle, en rejetant les normes morpho-syntaxiques et lexicales : « « J’ai inventé l’émotion dans le langage écrit ! », « une langue antibourgeoise qui rentrait ainsi dans mon dessein. » En quoi cet extrait marque-t-il une rupture dans la description de la guerre et des combattants ?
La description du décor (des lignes 1 à 6)
Le regard du narrateur
La description est prise en charge par le « je » de la fiction autobiographique, introduit avec force dès l’ouverture du texte : « Moi ». En se posant ainsi comme témoin, le narrateur-personnage crée un effet de réel, tout en affichant sa subjectivité, dans un langage qui reproduit l’oralité, « Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir », avec l’inversion du COD, l’irrespect de la syntaxe en raison de l’absence de sujet et de la négation incomplète, et le verbe argotique. Mais, dès la fin du paragraphe, l’emploi du « nous » rappelle qu’il se fond dans la masse des soldats qui font face au danger.
Un paysage sinistre
Il souhaite faire partager son jugement au lecteur en développant une description péjorative de cette région des Flandres où se déroule la guerre. Nous y retrouvons la représentation des tranchées, qualifiées, comme souvent, de « bourbiers », et l’accumulation des négations renforce l’image d’un lieu sinistre, déserté par toute vie humaine : « qui n’en finissent pas », « où les gens n’y sont jamais », « qui ne vont nulle part ». Le paysage semble ainsi reproduire l’errance aveugle illustrée par le titre, un « voyage au bout de la nuit ».
À cela s’ajoute l’analogie établie entre ce décor et la guerre elle-même à travers l’image provoquée par « le vent », soutenue par l’allitération en [ f ] : « les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous ». La nature semble ainsi contribuer à l’œuvre accomplie par la guerre. Le dégoût de la « campagne » se confond avec celui de la guerre : « c’est à pas y tenir ».
La description du décor (des lignes 1 à 6)
Une absurdité (des lignes 6 à 15)
Dès la fin du premier paragraphe, l’absurdité de la guerre est mise en évidence, en montrant que les hommes se tirent dessus, mais cela semble n’avoir aucun sens : « Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts. » L’antithèse souligne à quel point la mort devient le fait du hasard.
Au sommet de la hiérarchie, le portrait du colonel illustre cette absurdité, avec les exclamations qui soulignent son absence de toute logique : « Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! », alors même qu’il est entouré de morts. Le qualificatif mis en valeur et la comparaison animale hyperbolique lui ôtent toute dimension humaine. La dénonciation de cet héroïsme insensé s’élargit encore par le parallélisme établi entre les deux armées : « Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? » Cela conduit à la qualification périphrastique violente de la guerre : « cette imbécillité infernale ».
L'image des combattants (des lignes 17 à 24)
Cela conduit naturellement le personnage à une vision cauchemardesque des combattants, introduite par l’oxymore « deux millions de fous héroïques » que complète l’énumération, rendue insistante par la polysyndète et l’amplification parodique de l’expression traditionnelle, « être armé jusqu’aux dents » : « et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ».
Jacques Tardi, Voyage au bout de la nuit, 1988. Bande dessinée
La longue phrase qui suit, sans verbe conjugué et exclamative, par sa structure même, illustre cette impression de folie, avec l’antithèse, « Avec casques, sans casques », et l’accumulation des modes de déplacement variés : « sans chevaux, sur motos », « en autos », « volants », pour terminer de façon dramatique avec « à genoux ». À cela s’ajoutent les jeux sonores, comme « tirailleurs, comploteurs », qui associe l’appellation réelle d’un combattant à une désignation péjorative, ou, pour les bruits, « hurlants », « sifflants », « caracolant », « pétaradant ». L’énumération glisse des participes pris comme adjectifs qualificatifs (d’où leur accord au pluriel) à des participes fonctionnant comme des verbes, pour signaler leurs actions. Un contraste est ainsi marqué entre ces attitudes de guerriers héroïques, manifestant ouvertement leur présence, voire leur force, et les comportements de fuite qui les encadrent dans la phrase, les transformant en lâches fuyards : « creusant, se défilant […] enfermés sur la terre, comme dans un cabanon », avec la comparaison qui renvoie aux cellules des asiles où l’on enfermait les fous.
Ce rythme atteint son apogée à la fin de la phrase, avec l’amplification que produisent la répétition verbale et la gradation : « pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire ». La seconde comparaison, renforcée par les comparatifs hyperboliques eux aussi en gradation, complète l’horreur par l’insulte : « plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux !
Ainsi, en reproduisant la colère du narrateur, la description donne l’impression d’une folie générale, qui semble impossible à arrêter : toute noblesse a disparu, pour arriver à l’image finale, « une croisade apocalyptique », préparée par la mention des moyens de transport, allusion aux cavaliers de l’apocalypse dans la Bible.
Le portrait du personnage
Une déshumanisation
Indépendamment du « je » du narrateur-personnage, quand celui-ci se représente en tant que soldat, il choisit plus souvent le pronom « nous », qui l’associe à la masse de ses semblables, voire le « on » indéfini qui le déshumanise encore davantage. Dans cette vision de la guerre, les seuls humains autour du narrateur, les soldats, se retrouvent d’ailleurs transformés en des morts par l’image : « tout en nous entourant de mille morts. On s’en trouvait comme habillés ».
Le personnage a donc le sentiment d’avoir perdu ce qui faisait de lui un homme, son aptitude à décider de son sort, « Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses », avec la mise en valeur de la négation par l’antéposition. Il se retrouve ainsi absorbé dans cette folie collective, incapable de s’y opposer : « À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… »
Jacques Tardi, Voyage au bout de la nuit, 1988. Bande dessinée
La peur
Le seul sentiment que peut encore ressentir le personnage est donc la peur, celui qui n’a pas peur se retrouvant qualifié de « monstre », comme le colonel. La peur est, en effet, le seul sentiment naturel puisque toute logique a disparu, ce que soulignent les multiples questions qui ponctuent le texte. Cette peur est avouée, sans la moindre réticence, et amplifiée : « Dès lors ma frousse devint panique ». Le personnage est donc amené à renoncer au modèle héroïque : « Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi ! »
Une douloureuse lucidité
La peur, suscitée par la violence traumatique du combat, dont la répétition de l’indice temporel, « À présent » traduit l’importance, conduit à essayer de comprendre la situation, en développant une réflexion : « je conçus, pensais-je », je le concevais », ponctuée par les connecteurs logiques, « donc », « dès lors », avec de plus en plus de certitude : « décidément », « sans doute ». Son amertume se charge, dans un premier temps, d’une ironie qui l’associe à ses compagnons : « Nous étions jolis ! » Il prend ensuite pleinement conscience de son erreur : « Décidément, je le concevais, je l’étais embarqué dans une croisade apocalyptique ». Le dernier paragraphe est consacré à l’aveu de sa naïveté, à présent perdue, à travers une image, « On est puceau de l’Horreur », avec la majuscule qui transforme la guerre en une monstrueuse allégorie faisant perdre à chaque soldat sa virginité, son innocence, d’où ses deux questions, en forme d’excuse : « Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir […] ? »
Le jugement final traduit la puissance des forces de mort impossible à mesurer « avant d’entrer dans la guerre » : « Ça venait des profondeurs et c’était arrivé » exprime l’idée que la guerre est la réalisation de la pulsion de mort présente au plus profond de l’inconscient humain, « ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes », trop « fainéante » pour accomplir l’effort de résister pour vivre.
CONCLUSION
Cet extrait inverse donc le modèle héroïque du combattant : la guerre n’offre plus au personnage le moyen d’une épiphanie, l’accession à la dimension de héros, mais devient une expérience horrible, qui l’amène à prendre le contre-pied des valeurs de son temps, le patriotisme, l’héroïsme. La première guerre mondiale a accentué le sentiment de l’absurde dans la philosophie : l’homme doute de sa capacité à maîtriser le monde et à réaliser de réels progrès sur lui-même. Il est donc tout naturel que la littérature reflète ces doutes, et que l’anti-héros remplace le modèle héroïque, démythifié. Le dégoût de la guerre semble avoir entraîné un dégoût de l’homme pour lui-même. Plus rien n’a de valeur, plus rien n’a de sens, sauf le désir de rester en vie à tout prix, d’où la lâcheté que le personnage découvre en lui, avoué sans détours.
Cette destruction du héros s’accompagne d’une destruction du langage qui donne toute sa force à la dénonciation de Céline : un parler vrai, qui reproduit les réflexions qui auraient pu être celles de n’importe quel soldat participant à cette guerre. Mais, en même temps, par l’élaboration des images et du rythme, ce langage qu’un critique littéraire Gaétan Picon considère comme « l'un des cris les plus insoutenables que l'homme ait jamais poussé », accentue encore l’élan polémique de cette dénonciation.
Lectures complémentaires : deux extraits de Voyage au bout de la nuit
Pour lire les deux extraits
1er extrait : la désertion
Ce passage de récit complète à la fois le portrait du colonel, introduit dans le texte expliqué, et celui du personnage-narrateur, son rejet violent de la guerre.
Le colonel
Le dialogue rapporté met en évidence l’insensibilité du colonel qui ne prête aucune attention à la mort d’un de ses hommes, le maréchal des logis « éclaté par un obus », qu’il ne déplore pas ni même ne commente, en ne se souciant que du « pain ».
Mais le discours rapporté du personnage ne le montre pas non plus attristé par cette mort, au contraire. Il s’en réjouit, en y voyant une sorte de vengeance : « ‘‘C’est une bien grande charogne en moins dans le régiment !’’. Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une boîte de conserve. » Pour lui, la guerre a une utilité, débarrasser les soldats de ceux qu’il considère comme « de sacrées ordures ». Il constate alors la façon dont « le messager » et le « colonel » se trouvent réunis, « Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours », et décrit l’horreur de leurs blessures sans la moindre émotion, transformant les humains tués en « viandes », avec une exclamation finale qui traduit sa détestation : « Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c’était arrivé. Tant pis pour lui ! »
Les sentiments du personnage
Le discours rapporté met en évidence l’insensibilité du colonel qui ne prête aucune attention à la mort d’un de ses hommes, le maréchal des logis « éclaté par un obus », qu’il ne déplore pas ni même ne commente, en ne se souciant que du « pain ».
Mais le discours rapporté du personnage ne le montre pas non plus attristé par cette mort, au contraire. Il s’en réjouit, en y voyant une sorte de vengeance : « "C’est une bien grande charogne en moins dans le régiment !". Il avait voulu me faire passer au Conseil pour une boîte de conserve. » Pour lui, la guerre a une utilité, débarrasser les soldats de ceux qu’il considère comme « de sacrées ordures ». Il constate alors la façon dont « le messager » et le « colonel » se trouvent réunis, « Ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours », et décrit l’horreur de leurs blessures sans la moindre émotion, transformant les humains tués en « viandes », avec une exclamation finale qui traduit sa détestation : « Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c’était arrivé. Tant pis pour lui ! »
2ème extrait : la dénonciation du patriotisme
Cet extrait marque l’achèvement de l’expérience guerrière du personnage, qui se retrouve interné dans un hôpital psychiatrique. Nous y retrouvons l’aveu de sa « peur », mais dans un dialogue qui, en l’opposant à la jeune américaine avec laquelle il a une liaison, argumente pour justifier son refus : « je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans ».
Une opposition catégorique
Le discours rapporté est une affirmation, face au consensus de tous ceux qui acceptent la guerre, d’un choix personnel, mis en valeur par l’insistance sur le « je » et la multiplication des négations : « Je ne la déplore pas moi... Je ne me résigne pas moi... Je ne pleurniche pas dessus moi... Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. » Cet ultime refus fait de la guerre une réalité contre nature car elle remplace la pulsion de vie par l’acceptation de la mort par patriotisme.
Soldats blessés (Céline : 3ème à partir de la gauche) à l’hôpital du Val de Grâce, décembre 1914 : au verso, « Vue de héros en décadence »
Une argumentation contradictoire
Le point de vue patriotique : Les réactions de Lola illustrent le point de vue patriotique alors majoritaire, qui admet la guerre sans la moindre contestation, au nom de la défense de la « Patrie », terme souligné par la majuscule : « Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger... » Elle aussi accumule les négations, mais sans réel argument, puisqu’elle se contente d’insultes violentes : « Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat... » Le personnage, d’ailleurs, n’exprime aucune révolte face à son jugement, qu’il adopte même pour se qualifier « fanfaron de [s]on honteux état », avec l’antéposition qui accentue le blâme : « Méprisable elle me jugea, définitivement. » La conclusion logique de son opposition est la rupture sentimentale, sur laquelle conclut le passage : « Elle résolut de me quitter sur-le-champ. […] elle ne m’embrassa pas. »
Le patriotisme, carte postale,1914
Le refus de la guerre : Refuser la guerre est d’abord s’affirmer en tant qu’individu, affirmer le choix, comme le dit avec insistance le personnage, de « ma mort à moi », c’est-à-dire d’une mort qui ne soit pas une destruction totale par le feu : « Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme... C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres... Des cendres c’est fini !... » D’où sa déclaration rendue catégorique par la négation restrictive : « Il n’y a que la vie qui compte ».
Son argumentation s’emploie ensuite à ôter toute valeur au patriotisme, qui transforme les soldats en héros : « Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! » Par les questions rhétoriques lancées à son interlocutrice, Il fonde son argumentation sur un exemple : « Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent Ans ?... Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?... Non, n’est-ce pas ?... Vous n’avez jamais cherché ? » Ses comparaisons, poussées jusqu’à la grossièreté scatologique, traduisent la néantisation de ces prétendus héros, réduits à de vulgaires déchets : « Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin ». Ce même exemple de la « guerre de Cent ans » amène à ôter tout sens aux guerres, y compris à celle alors qualifiée de « Grande guerre » qui « sera complètement oubliée », objet uniquement de quelques querelles d’historiens « érudits ».
Allant plus loin encore, c’est une image très péjorative de la nature des hommes et de la société qui sous-tend cet argument, comme s’il s’agissait de choisir la guerre, donc la mort, par incapacité de donner véritablement sens à la vie : « C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres ».
Pour conclure
Ces extraits confirment le regard très négatif que porte Céline sur la guerre, dont son personnage dénonce toute l’horreur en mêlant les images de violence à une insensibilité qui semble lui ôter toute dimension humaine. Le contraste est flagrant entre cette description, froide et insensible, et, sans aller jusqu’à l’héroïsation privilégiée par d’autres écrivains, les portraits qui mettent en valeur la fraternité et les émotions partagées au sein des armées. Il met ainsi en scène un narrateur-personnage qui, en refusant toute adhésion au patriotisme, offre l’exemple de ce que l’on nomme un "anti-héros", dépourvu des qualités traditionnellement reconnues, force physique, courage, sens moral et assumant le mépris que lui vaut son opposition aux valeurs reconnues par la société. Les descriptions, les dialogues, l’argumentation sont soutenus par le style violent adopté par Céline pour affirmer la nullité, l’absurdité de tout héroïsme.