Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, II, 5, 1935
Pour lire la scène
Les études de Jean Giraudoux (1882-1944) l’amènent à voyager à travers l’Europe, puis à effectuer un séjour aux États-Unis, et à visiter le Canada. Il choisit alors de passer le concours des chancelleries, le réussit en 1910, et entreprend une carrière diplomatique, interrompue par sa mobilisation en 1914. Blessé en 1915, il rejoint le ministère des Affaires étrangères, mais l’expérience de la guerre a fait de lui un ardent pacifiste. Ses différents postes ne font que conforter ce rejet de la guerre, qu’il exprime dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, pièce jouée en 1935, une réécriture du mythe homérique.
La belle Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris, est l’enjeu de la guerre qui menace entre les Grecs, qui réclament son retour, et les Troyens, qui veulent la garder. Face à l’admiration sans limites que lui vouent tous les Troyens, Demokos, le Géomètre, les vieillards et même le roi Priam, l’acte I de La guerre de Troie n’aura pas lieu montre les efforts des pacifistes, à la tête desquels Hector, pour empêcher la guerre. L’acte II doit donc permettre de « fermer les portes de la guerre », et Hector confirme cette marche vers la paix en convainquant Busiris, expert en droit international, de changer de jugement et de se prononcer en faveur de la paix. Il lui reste à accomplir un rituel avant la fermeture des portes, prononcer le discours aux morts.
Comment Giraudoux, à travers le comportement et le discours d’Hector, construit-il une dénonciation de la guerre ? Pour répondre à cette question, nous suivrons les étapes du passage.
1ère partie : Le refus initial d'Hector (des lignes 2 à 9)
Les arguments des bellicistes
Les premières répliques du passage montrent le conflit entre Hector et les bellicistes, le Géomètre, Demokos, et Priam, une évidente allusion aux nombreux discours prononcés devant les monuments aux morts après la première guerre mondiale.
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En lançant l’idée que ce discours sera utile à Hector, « Cela te fera réfléchir… », le Géomètre souligne l’importance du patriotisme. Il ne faut pas que les morts soient morts pour rien, célébrer leur mémoire est une façon de leur rendre hommage, et il espère qu’ainsi Hector, à son tour, comprendra que l’honneur exige de défendre sa patrie.
Le monument aux morts de 14-18 à Moulins
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Le roi Priam est dans son rôle en rappelant, lui, la tradition : « La cérémonie le comporte. Le général victorieux doit rendre hommage aux morts ».
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Ne pas le faire serait, comme le juge Demokos, « irresponsable », car Hector refuserait alors d’assumer son rôle de chef.
Les arguments d'Hector
Ses arguments rappellent ceux avancés par Andromaque face à Priam, dans l’acte I, scène 6 : ceux qui sont vivants ont « déserté » la mort, selon elle. Ainsi, quand les vivants rendent hommage aux morts, « c’est un plaidoyer hypocrite pour les vivants, une demande d’acquittement », c’est-à-dire une façon de se donner bonne conscience alors qu’ils sont, en réalité, coupables d’être vivants. Une autre allusion ironique, celle à « la spécialité des avocats », était claire pour le public contemporain : Poincaré, président du conseil et avocat, inaugurait, chaque dimanche des années d’après-guerre, un monument aux morts en prononçant un discours. Hector joue aussi sur le reproche d’être « irresponsable », lancé par Demokos. Sa réplique, « Hélas ! tout le monde l’est, les dieux aussi ! », est à la fois tragique et ironique. À ses yeux, personne ne veut s’avouer responsable de rien, ni les hommes qui rejettent la faute d’un drame sur les « dieux », ni les « dieux » qui, eux, renvoient donc les hommes à leur liberté de décider de leurs actes. Pour Giraudoux, les guerres dépendent bien des décisions humaines.
Le discours de Clémenceau à l'Assemblée pour célébrer la victoire, le 11 novembre 1918
Pour voir l'inauguration par Poincaré d'un monument aux morts à Toul
2ème partie : Le discours aux mourants (des lignes 9 à 24)
Les arguments d'Hector
L’anaphore de la conjonction « Et » qui introduit chaque exemple semble unir les combattants à travers la pitié d'Hector pour eux : il tente de les réconforter au moment de l’agonie. Ces trois exemples mettent en parallèle :
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les horreurs de la guerre, à travers l’image des blessures infligées dont la peinture laisse imaginer la souffrance : « l’éventré dont les prunelles tournaient déjà », « celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne », et l’« écuyer dont le bras gauche pendait et dont fuyait le dernier sang ».
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la profonde compassion d’Hector, amplifiée par le choix du discours direct, le lexique qui rappelle le langage familier des combattants dans les tranchées, « mon vieux », et le déterminant possessif, « mon petit écuyer », marque d’affection.
Sauver un camarade blessé : capture d'écran du documentaire La Bataille de la Somme, 1916
Cette compassion est si profonde que la petite Polyxène partage son émotion par sa question : « Il est mort aussi, le petit écuyer ? » La réponse d’Hector, décrivant cette mort, « Il a soulevé la main droite. Quelqu’un que je ne voyais pas le prenait par sa main valide », rappelle celle de Roland dans La Chanson de Roland : « Il offre son gant droit à Dieu, Et saint Gabriel le prend de sa main. » Mais Giraudoux, par ce terme « quelqu’un » efface la dimension religieuse de l’épopée pour privilégier l’image du mourant, paisible.
La réaction critique de Demokos, « Notre général semble confondre paroles aux mourants et discours aux morts », de même que l’incitation de Priam, « Ne t’obstine pas, Hector. » forme un saisissant contraste avec la fraternité dont fait preuve Hector. Les bellicistes semblent indifférents à la mort des soldats…
La valeur de la vie
Au moment même où la mort s’impose, ce que le discours exprime aussi est la volonté de vivre des mourants, qu’Hector va conforter, pour y répondre « à leur dernière minute de vie, alors qu’adossés un peu de biais aux oliviers du champ de bataille, ils disposaient d’un reste d’ouïe et de regard ». Chacune de ses paroles tente de les rassurer : « ça ne va pas si mal que ça… » dit-il au premier ; en lançant une moquerie au deuxième « Ce que tu peux être laid avec ce nez fendu ! », il lui donne le sentiment que sa blessure n’est pas si grave, de même qu’à l’écuyer auquel il parle de sa « chance de [s]’en tirer avec le bras gauche. » C’est un véritable hymne à la vie que propose Hector par la métaphore finale : « leur faire boire à chacun une suprême goutte à la gourde de la vie. C’était tout ce qu’ils réclamaient. Ils sont morts en la suçant… » Pour lui, porte-parole de Giraudoux, la seule réponse à l’horreur de la guerre, à la mort, est de défendre à tout prix la vie.
La mort de Roland à Roncevaux. Gravure coloriée par Verico
3ème partie : Le discours aux morts (des lignes 25 à 53)
Entrecoupé par les interventions critiques de Demokos et de Priam, il se fait en deux temps.
Inauguration du monument aux morts de Lanrenan, 17 septembre 1922
Le premier discours
Hector y manifeste à nouveau l’importance du simple fait de vivre.
D’une part, son exorde insiste sur le néant des morts, par le parallélisme de l’apostrophe lyrique initiale, négative, « Ô vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas », auquel répond la double injonction : « écoutez ces paroles, voyez ce cortège. » Giraudoux souligne ainsi l’aspect dérisoire de tels discours. Pour lui, les « vivants » les font, en fait pour eux-mêmes, pour donner un sens à la guerre faite au prix de tant de morts. En les interpellant, Hector montre que les morts, eux, se moquent totalement des discours de victoire : « Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n’est-ce pas ? » Le discours d'hommage est donc, comme il l’a dit précédemment, « un plaidoyer hypocrite pour les vivants », d’où son aveu, qui l’implique personnellement : « C’est ici que j’ai honte. »
Cela explique aussi sa volonté de démythifier le mot « victoire », par son ironie dans le chiasme qui oppose les « vainqueurs vivants » aux « morts vainqueurs » : « Je ne sais si dans la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde ». L’anachronisme de la « cocarde » souligne l’allusion à l’actualité de la première guerre mondiale : quel sens le fait d’être vainqueur peut-il avoir quand on est mort ?
La cocarde, une preuve de patriotisme
D’autre part, à l'inverse, il met en valeur la supériorité du fait de vivre, en ôtant, par son insistance, toute valeur à la victoire : « Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde, ce sont leurs yeux. » Il énumère ensuite tous les actes qui renvoient à la vie, dans des phrases rythmées traduisant le bonheur de vivre, le plaisir des sens : « Nous voyons le soleil. Nous faisons tout ce qui se fait dans le soleil. Nous mangeons. Nous buvons… Et dans le clair de lune ! Nous couchons avec nos femmes… »
Mais la dernière phrase du discours, « Avec les vôtres aussi… », sonne comme une provocation, déplacée dans un discours qui devrait rester solennel, et irrespectueuse envers les morts, informés de l’infidélité de leurs épouses. Il provoque ainsi la colère de Demokos, « Tu insultes les morts, maintenant ? », preuve que, pour lui, seul compte l’hommage formel. Il ne comprend pas qu’Hector, en réalité, plaint profondément ces morts, ce que sous-entend sa question ironique : « Vraiment, tu crois ? » De même, quand Demokos reprend, « Ou les morts, ou les vivants », il en reste à l’idée d’hommage aux morts, que les vivants trahiraient en s’appropriant leurs épouses, tandis qu’en répliquant, « Il y a une différence », Hector en revient à ce qui seul compte à ses yeux : d’un côté la mort, de l’autre la vie. La mort est pour lui l’échec absolu, et rien ne peut justifier la guerre.
Le second discours
L’exorde
Son introduction est symétrique à celle du premier discours, une façon de réaffirmer la toute-puissance de la vie en introduisant deux autres sens, après la vue et l’ouïe l’odorat et le toucher : « Ô vous qui ne sentez pas, qui ne touchez pas, respirez cet encens, touchez ces offrandes. »
Le cœur du discours : une amplification de la démythification
Hector poursuit son effort de démythification, mais de façon plus directe car il ne s’en prend plus à la notion de victoire, mais à l’usage qui veut que les morts à la guerre, devenus ainsi des héros, aient une supériorité morale absolue, comme si la mort au combat effaçait toutes les fautes. C’est ce que conteste avec force Hector, par son insistance : « Puisque enfin c’est un général sincère qui vous parle, apprenez que je n’ai pas une tendresse égale, un respect égal pour vous tous. » C’est cette idée que développent les antithèses suivantes : « la même proportion de braves et de peureux », « vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d’une cérémonie, les morts que j’admire avec les morts que je n’admire pas. » En dénonçant l’hypocrisie des discours aux morts, en refusant de faire de la mort « au champ d’honneur », comme on le disait à l’époque de Giraudoux, un critère de jugement, c’est encore la valeur de la vie qui est mise en évidence : elle seule permet de juger un homme.
Son refus suivant vise la mort non-naturelle, celle qui relève d’un acte humain, qu’il s’agisse de la guerre, où elle serait « la récompense aux héros », de la peine de mort « comme châtiment » à un coupable, ou de l’exécution du déserteur, « comme expiation au lâche ». Les superlatifs et la violence lexicale traduisent toute l’indignation du personnage, en fait celle de Giraudoux, profondément pacifiste : « la guerre me semble la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains ». Par les horreurs qu’elle provoque, elle est, en effet, « sordide », et « hypocrite » car elle permet aux hommes de ne pas chercher l’égalité parmi les vivants, au sein de la société. Finalement, l’homme se sert de la guerre pour masquer son incapacité à améliorer sa façon de vivre en la rendant plus juste.
La péroraison
Conformément aux règles de l’art oratoire, le discours se conclut par la péroraison, introduite par la conjonction conclusive, « Aussi », une longue phrase éloquente qui doit permettre l’adhésion des auditeurs, qui sont ici censés être les morts. Par sa construction, cette phrase forme une période :
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D’abord une interpellation sur un double rythme ternaire qui insiste, par le lexique et l’anaphore de la négation « sans », sur le néant des morts, auxquels il ôte toute perspective de gloire posthume : « vous absents, vous inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, vous sans repos, sans être ».
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Puis, il rappelle l’hypocrisie des vivants, en reprenant le mot d’Andromaque : « ces déserteurs que sont les survivants ». Le recours au rythme binaire amplifie la dénonciation contre ces coupables, parmi lesquels Hector s’inclut : « je comprends qu’il faille en fermant ces portes excuser […] et ressentir », « un privilège et un vol », « ces deux biens, qui s’appellent de deux noms », « la chaleur et le ciel ».
Les deux mots sur lesquels se ferme le discours rappellent tout le prix de la vie, de la simple présence de l’homme dans l’univers.
4ème partie : La fermeture des portes (de la ligne 54 à la fin)
Une conclusion du discours
Par la voix des femmes, de la plus jeune, Polyxène, à la plus âgée, Hécube, les morts semblent donner raison au discours d’Hector. Ils savent, eux, qu’ils sont morts pour rien ; ils savent à quel point la vie est précieuse, et c’est ce qui explique que, contrairement à ce que prétendent les vivants, ils ne veulent pas la guerre et choisissent de fermer les portes, acte symbolique : « Ce sont les morts qui les poussent », « Ils aident, un petit peu », « Ils aident bien, surtout à droite. »
La liesse de la paix : le 11 novembre 1918, l'armistice
L'ironie tragique
La fin du passage souligne la joie des pacifistes par la récurrence du mot « paix » et les phrases exclamatives. C’est le soulagement qui ressort, traduit naïvement par la petite Polyxène, « On se sent bien mieux, n’est-ce pas maman ? », « Moi, je me sens bien mieux. » C’est aussi ce que traduit l’image du Garde, qui renforce l’idée de sécurité ainsi garantie : « Un coffre-fort… »
Mais Giraudoux est aussi l’héritier du théâtre tragique grec. Il connaît le rôle de ce que l’on nomme l’ironie tragique, qu’en 1934, Cocteau explicite dans sa pièce, La Machine infernale : « Pour que les dieux s'amusent beaucoup, il importe que leur victime tombe de haut. » La tragédie antique repose, en effet, sur l’idée d’une fatalité divine qui vient punir "l’hybris", l’orgueil de l’homme qui se croit maître de sa vie, bravant les dieux et dépassant ainsi les limites de sa condition mortelle. C’est cette notion qui se retrouve ici, en brisant l’exclamation joyeuse, « Nous sommes en paix ! », et l’harmonie de la « paix », par la didascalie « La musique des Grecs éclate », irruption brutale de la menace. Pas d’intervention des dieux, cependant : chez Giraudoux, ce sont les hommes, leurs actes qui forgent le « destin ».
CONCLUSION
L’intrigue, déjà inscrite dans le décor de l’acte II, « un monument, les portes de la guerre », impose la présence de la guerre, à laquelle tentent de s’opposer les pacifistes, au premier rang desquels Hector, qui, lui aussi, à sa façon, mène une guerre, mais en faveur de la paix. Les discours dans cette scène conduisent, en effet, à s’interroger : à qui s’adresse réellement Hector ? Aux morts, ou bien, comme tout discours de ce genre, aux vivants ? Sauf que les discours devant les monuments aux morts, à l’époque de Giraudoux, visent à entretenir le patriotisme, et même l’esprit guerrier, donc à préparer la guerre, tandis qu’ici, tout au contraire, c’est la guerre qu’il rejette, porteuse d’une mort insensée, et la valeur de la vie qu’il célèbre.
Guillaume Monin, maquette du décor pour la mise en scène de Louis Jouvet, reprise de la pièce en 1937
Par l’intermédiaire de son personnage, Giraudoux exprime ses propres conceptions humanistes, d’abord son ardent pacifiste Par de nombreuses allusions, il critique avec force son époque qui entretient un patriotisme guerrier, un nationaliste fanatique fondés sur beaucoup d’hypocrisie et de fausses valeurs : elle multiplie les risques d’une nouvelle guerre après la première, si dévastatrice. Enfin, après avoir souligné ses faiblesses, il renvoie l’homme à sa grandeur, c’est-à-dire sa totale responsabilité face à son « destin », qu’il place non plus dans une fatalité extérieure, mais entre ses mains : c’est à lui qu’il appartient de dire « non » à tout ce qui menace la vie.
Robert Desnos, L’Honneur des poètes II Europe, « Le veilleur du Pont-au-Change », vers 1-46, 1944
Pour lire l'extrait
Robert Desnos (1900-1945), après sa participation active, dès 1922, aux recherches des surréalistes, s’éloigne du groupe en 1929 car il refuse tout lien, souhaité par André Breton, avec le parti communiste. Cependant, son travail de journaliste après la première guerre mondiale traduit son engagement politique, un ardent pacifiste, auquel il renonce quand les tensions montent en Europe : il considère alors qu’il faut préparer la guerre pour résister au fascisme.
La défaite confirme son engagement, dès juillet 1942, dans le réseau de résistance Agir. Mais le 22 février 1944, il est arrêté par la Gestapo et déporté, de camp en camp, jusqu’à celui de Theresienstadt (Terezin) en Tchécoslovaquie, où il meurt du typhus le 8 juin 1945.
Le poème « Le veilleur du Pont-au-Change », écrit peu avant son arrestation, a été publié clandestinement sous le pseudonyme de Valentin Guillois en mai 1944 « sous l’oppression » et grâce à « quelques lettrés patriotes », puis paraît dans le recueil d'août 1944 intitulé L’honneur des poètes II Europe, qui fait suite à un premier recueil, diffusé par les Éditions de Minuit, sous ce même titre en 1943. Les deux recueils prônent la lutte contre l’occupant nazi et le régime de Vichy en faveur de la « Liberté », titre d’un poème de Paul Éluard.
Dernière photo de Desnos au camp de Theresienstadt, juin 1945
Dans les 46 premiers vers de ce long poème, qui compte 114 vers libres, Desnos prête la parole à différents veilleurs, dont celui du « Pont-au-Change », en plein cœur de Paris. Comment les images de la guerre soutiennent-elle un vibrant appel à la résistance ?
1ème partie : L'énonciation
Les quatre premiers veilleurs
Avec l’anaphore « Je suis le veilleur », quatre veilleurs prennent tour à tour la parole, au présent de l’énonciation, les deux premiers dans un quatrain, les deux suivants regroupés dans une longue strophe, et se présentent en lien avec le lieu où ils se trouvent.
Les indications spatiales sur la direction de leur regard montrent qu’ils sont positionnés aux portes de Paris, aux quatre points cardinaux : « le veilleur de la rue de Flandre » surveille « vers le nord », celui du « Point-du-Jour » « vers l’ouest », ce que confirme la mention du « viaduc d’Auteuil » mais dans un espace déjà agrandi par la vision du fleuve avec les « vingt-trois ponts à travers Paris », celui « de la Porte Dorée », proche du « bois de Vincennes » « vers l’est », « dans la direction de Créteil », enfin celui « de la Poterne des Peupliers » reçoit le souffle du « vent du sud », et évoque « Plaisance ou Vaugirard ». Tous deux ont une vision encore plus vaste, puisqu’ils évoquent la banlieue. Dans les deux vers qui concluent le dizain, ces quatre points cardinaux sont repris, formant une croix : « Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest ».
"Veilleurs" aux quatre coins de Paris, et le "Veilleur du Pont-au-Change", au centre
Leur rôle de « veilleur » s’exprime par la place accordée aux sensations : « J’entends » répètent les deux premiers, « J’ai entendu » signale le troisième, tandis que le dernier, de façon plus floue », évoque une « fumée âcre / Des rumeurs incertaines et des râles ». Par cette gradation spatiale, leur prise de parole figure une mise en alerte générale, comme s’il s’agissait de protéger la ville.
Le Pont-au-Change, été 42. Photo Roger-Violet
Le "veilleur du Pont-au-Change"
Au vers 19 intervient le discours du « veilleur du Pont-au-Change », dont le titre du poème a signalé par avance l’importance, « [v]eillant au cœur de Paris ». Dans ce lieu central, il peut recevoir tout ce qui converge vers lui à partir de ces quatre points cardinaux. Comme s’il prenait en lui toutes les images transmises, il s’adresse à son tour aux quatre veilleurs, en reprenant l’ordre spatial nord-sud, est-ouest : « Et je vous salue, au seuil du jour promis / Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers, / Du Point-du-Jour à la Porte Dorée. »
Mais, à partir du vers 24, la reprise de la restriction, soulignée par le chiasme, élargit encore son rôle, de même que son « je » personnel s’unit, par le pronom « nous », avec tous ceux auxquels il s’adresse : « Je suis le veilleur du Pont-au-Change / Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris, / Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue, / mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse ». Les quatre points cardinaux sont alors eux aussi élargis, et Paris devient ainsi comme le cœur du monde, vers lequel « [d]es quatre coins de l’horizon » convergent toutes les images, toutes les sensations : « Dans l’air froid tous les fracas de la guerre / Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes. » En parallèle, la reprise ternaire de « Je vous salue », encadrant la dernière strophe, élargit aussi les destinataires de son discours : « Je vous salue vous qui dormez / Après le dur travail clandestin ».
2ème partie : Les images de la guerre
L'importance du bruit
La surveillance se déroulant dans le silence de la nuit, « tandis que dort Paris », tous les bruits se trouvent alors amplifiés : « J’entends passer des avions au-dessus de Paris », « j’entends des explosions », pour les deux premiers veilleurs, « des trains », pour le troisième. Puis, le lexique les regroupe, en dépassant le cadre parisien, avec la formule restrictive du vers 18, accentuée par les sonorités violentes, « Ce ne sont que fracas de guerre », repris au vers 28 : « tous les fracas de la guerre ».
Un bombardement sur Paris, 3 mars 42
À ces bruits qui relèvent des combats, s’ajoutent des bruits humains, d’abord violents : « J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil / Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte. » Les réalités de la guerre et de l’occupation, avec la direction, « vers l’est », permettent d’identifier les trains de la déportation, qui emmènent vers les camps de concentration, tous ceux qui ont été arrêtés, et parmi eux ceux qui ont manifesté leur « révolte ». Le dernier veilleur, lui, donne au bruit perçu, une dimension pathétique, car il semble assourdi et introduit l’agonie : ce sont « Des rumeurs incertaines et des râles ».
Mais, de même que le « veilleur du Pont-au-Change » élargit l’espace au-delà de Paris, il élargit aussi ces perceptions sonores par un parallélisme qui leur donne une double signification, antithétique puisqu’il y a « [l] Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français, / Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler. » L’ordre choisi affirme ainsi l’espoir de vaincre l’ennemi, avec les bruits de la guerre contradictoires qui se mêlent et envahissent le monde : « Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout ».
Des visions de mort
L’impression produite par les bruits est complétée par les autres images, visuelles. Dans ce tableau nocturne, ressort, dans le premier quatrain, la violence des flammes : « un incendie lointain rougeoie dans la nuit », le noir se trouvant accentué par la vision de la Seine qui « se love dans l’ombre ». L’obscurité s’accentue encore avec l’image posée par le troisième veilleur, « le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres », et la répétition de la « nuit », qualifiée de « nuit de tempête » par celui du « Pont-au-Change ». L’impression sinistre est accompagnée par l’odeur, désagréable, d’« une fumée âcre », et par « l’air froid ».
3ème partie : L'appel à la résistance
Du cœur du monde au monde entier
Les images illustrent la mondialisation de la guerre, d’abord par le contraste visuel, « ciel couleur de vin blanc et de thé », comme pour ajouter à la boisson française celle typiquement anglaise. Puis vient une longue énumération : « Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang, / D’eau salée, de poudre et de bûchers ». Elle ouvre sur les « quatre coins de l’horizon », en suggérant par la « vanille » les lieux lointains, l’au-delà des mers, où se déroulent les combats. L’allégorie qui ferme cette énumération montre la puissance de cette guerre, transformée en « géante inconnue » qui imprime sa marque, ses « baisers » de mort puisqu’elle répandant, dans sa marche terrible, les massacres : « enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine. »
Mais, en élargissant l’image de la guerre, Desnos place dans le discours du vielleur du Pont-au-Change à deux reprises une promesse de victoire. Elle est déjà suggérée aux vers 21 et 22 , « […] dans la rumeur grandissante / Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi, / Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français », avec l’antithèse qui oppose la peur des agresseurs au succès des alliés, unis dans le combat. De même, en évoquant la mondialisation de la guerre, l’ordre de l’énumération traduit le triomphe de ceux qui résistent, placé en tête du vers 31 : « Victoire, douleur et mort ».
Un acte de sabotage, lors du débarquement en Normandie
L'espoir
Ainsi, la résistance ouvre un espoir, marqué par le vers répété sur lequel se ferme le passage choisi : « Je vous salue au seuil du nouveau matin. » À la fin de cette « nuit » de guerre, l’aube viendra, en effet, car la nuit a permis les actes de résistance de ces « camarades » veilleurs : « Je vous salue vous qui dormez / Après le dur travail clandestin ». L’énumération des destinataires de cette invocation illustre toutes les formes de résistance, depuis la diffusion de l’information jusqu’aux actions destructrices : « Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires, / Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages ».
Cet élargissement à « vous tous qui résistez » est encore amplifié par l’énumération, et la généralisation temporelle qui va des « enfants de vingt ans » aux « vieillards » en passant par les « hommes robustes ».
CONCLUSION
Le début de ce long poème tire son intérêt d’abord de la forme adoptée, ce « salut » adressé par les quatre veilleurs, aux quatre coins de la capitale sur laquelle pèse le couvre-feu imposé par la guerre, qui permet d’en dépeindre les douloureuses réalités. Puis, l'image s’élargit avec la prise de parole du « veilleur du Pont-au Change », s’adressant à tous ceux qui résistent. Ainsi, à partir des voix particulière, Desnos fait entendre les voix plurielles, « les cris » de toutes les victimes mais aussi l’espoir de « victoire » que promet la résistance, à nouveau élargie de la France au monde entier. Le choix de ce discours engagé, au présent, révèle bien le sens du poème, le rôle que Desnos entend jouer : être à la fois un porte-parole de ceux qui souffrent, mais aussi représenter, pour reprendre le titre du recueil, « l’honneur » des poètes résistants par le message lancé, un « honneur » que Desnos paiera de sa vie.
En l'honneur de Desnos, poète engagé. Église de Saint-Merri, Paris, IVème arrondissement
Lecture complémentaire : Robert Desnos, L'Honneur des poètes, "Ce cœur qui haïssait la guerre", 1943
Pour lire l'extrait
Ce poème a été publié le 14 juillet 1943, date symbolique, dans le premier recueil, L’Honneur des poètes, sous une pseudonyme : Pierre Andier (déporté).
La structure du poème
La composition de ce poème en deux strophes souligne l’élargissement de la lutte, comme dans le poème précédent, à partir de l’anaphore initiale, « Ce cœur », qui renvoie au poète, que rejoignent, dans un vers plus ample, « d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant comme le mien à travers la France. » Ainsi, le singulier de la première strophe, « Ce cœur qui haïssait la guerre », répété au vers 14, est repris au pluriel dans la seconde : « ces cœurs qui haïssaient la guerre ».
Cet élargissement est rendu possible par la ressemblance initiale entre le poète et ses compatriotes, marquée par l’imparfait, leur pacifisme, qui se change en volonté de combattre, soulignée par l’écho sonore qui semble imiter le battement de ce cœur : « voilà qu’il bat pour le combat et la bataille ! » L’exclamation et la formule, reprise au vers 3, « Voilà qu’il se gonfle », qui introduisent les verbes au présent, mettent en valeur la brutalité de ce changement, presque étonnant, qui se reproduit à l’identique dans la seconde strophe : « Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs ».
La puissance du cœur
Dans le poème, le cœur revêt une double image, en lien avec le double sens du verbe « battre », répété dans la description et accompagné d’allitérations sonores et de répétitions qui en imitent le bruit : il est à la fois rattaché à la biologie, organe qui fait circuler le « sang » dans le corps, et considéré comme le siège des sentiments. Le premier rôle est illustré au début du poème, par la description : « Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant ». Le second, lui, souligne le changement des sentiments du poète :
Le rappel du passé rattache le cœur à la vie, à son cours naturel, exprimé par la négation restrictive du vers 2 : « Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit », avec un même parallélisme pour la généralisation : « ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit. » Est ainsi signifié le pacifisme, longtemps proclamé par Desnos.
Le présent, au contraire, illustre la force de la colère, accentuée par le zeugma qui fait dépendre du participe présent « brûlant » un terme concret, le « salpêtre », produit utilisé tout particulièrement pour la poudre des explosifs, et un terme abstrait, la « haine ».
Le rythme ternaire des conséquences, introduites par « Voilà », accroît encore la puissance du « cœur », qui détermine la volonté consciente : « il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent », amplifié ensuite par la litote qui traduit l’élargissement spatial, « il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne ». Enfin, la comparaison au « son d’une cloche » donne au battement du cœur une valeur spirituelle, en le démultipliant : « je l’entends qui me revient renvoyé par les échos ».
L'appel à la résistance
L’injonction qui ferme la première strophe, « Écoutez », adresse aux lecteurs, révèle l’objectif du poète, une incitation à la résistance, d’où le champ lexical guerrier : « combat », « bataille », « émeute », « combat ». Cet appel est mis en valeur par le cri lancé avec violence qui généralise l’appel : « tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre : / Révolte contre Hitler et mort à ses partisans ! »
Le poème déroule ainsi une argumentation, qui permet de dépasser le paradoxe de l’évolution du poète, passant du pacifisme à la volonté de combattre. Le connecteur d’opposition, « Mais », qui ouvre la seconde strophe, réconcilie, en effet, l’amour de la vie de « [c]e cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit », à la nécessité de la lutte collective : « Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs, / Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises ». Le terme « besogne », pour qualifier la résistance aux vers 9 et 15, la transforme en une tâche ordinaire, et la réconciliation se poursuit par la réaffirmation de la négation du paradoxe, « Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons, / Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères ».
C’est donc la volonté de « liberté », mot accentué par la majuscule, qui devient le symbole de la vie et d’un espoir, symbolisé, comme le proclamait « le veilleur du Pont-au-Change », par le passage de la nuit à un avenir nouveau : « des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera. » Le poème conclut d’ailleurs sur cette réconciliation qui justifie cette lutte en l’inscrivant, par l’imparfait et l’allusion aux « vieilles colères », dans les luttes historiques du pays qui ont mené à des victoires : « Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit. »
La résistance : l'espoir d'une aube de liberté
Pour conclure
Ce poème correspond parfaitement à la volonté de tous ceux qui ont participé au premier recueil, L’Honneur des poètes, prôner la résistance à l’ennemi au nom d’une valeur suprême, la liberté. Avant de déléguer la parole à d’autres, comme dans « Le veilleur du Pont-au-Change », il choisit ici l’expression lyrique, le « je », mais avec le même élargissement à l’ensemble du pays, et des images qui jouent sur le rythme et les sonorités pour illustrer l’appel au combat.
Écoute : Jean Ferrat, « Nuit et Brouillard », 1963
Pour lire les paroles
Cette chanson est un hommage rendu par Jean Ferrat à son père, mort en 1942 au camp d’Auschwitz, mais aussi à toutes les victimes du nazisme. Son titre « Nuit et brouillard », traduit de l’allemand « Nacht und Nebel », renvoie à un décret du 7 décembre 1941 qui ordonne « la poursuite pour infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation », notamment par l’élimination des résistants, condamnés à mort ou déportés. La double image de cet intitulé montre bien la volonté de faire disparaître ces opposants, à laquelle riposte la chanson de Jean Ferrat, qui fait écho aux vers de Desnos : « J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil / Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte. »
Encadrée par un quatrain dans lequel un chiasme souligne le nombre des déportés et leur image pathétique, la chanson se construit en deux temps :
Il dépeint d’abord ces déportés, et la terreur vécue lors de ce long voyage, qui pour beaucoup, conduit à la mort : « Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage ». Alors qu’il n’« étaient plus que des nombres », « qu’une ombre », Ferrat leur rend leur dignité en leur attribuant un prénom, une foi, et, comme le fait Desnos, une raison de lutte, la liberté : « Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux ». Après le voyage, une strophe est consacrée à l’horreur des camps : « Votre chair était tendre à leur chiens policiers », alors même que l’espoir de liberté subsiste : « En regardant au loin, en regardant dehors ».
Le second temps ramène au temps présent, qui rejette cette histoire dans le passé, en évoquant d’abord les survivants : « Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux ? / Ils essaient d'oublier ». C’est ce même oubli que toute la société cherche à imposer : « On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours ». Mais cet oubli, Ferrat le refuse avec force, d’où sa protestation, « Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ? », pour affirmer sa volonté de résister, précisément, à ce que le nazisme a voulu faire, plonger leurs victimes dans la « nuit », en rappelant leur mémoire : « Je twisterais les mots s'il fallait les twister, /Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez. »
Jean Ferrat s’inscrit donc dans la lignée des poètes engagés, en prolongeant leur lutte par le "devoir de mémoire", l’hommage à rendre aux victimes.
Jacques Prévert, Paroles, « Barbara », 1946
Pour lire le poème
Quand est publié, en 1946, le recueil de Jacques Prévert, Paroles, la poésie s’est déjà profondément transformée, d’abord dans sa forme avec les poèmes en prose, le vers libre, la suppression de la ponctuation et, surtout, l’explosion de l’écriture surréaliste. Mais elle a aussi diversifié ses thèmes, en mêlant les élans de l’amour aux révoltes sociales et politiques. Le recueil illustre cette évolution, à laquelle s’ajoute la principale caractéristique de Prévert, en écho au titre du recueil : un langage oral, qui fait entendre la voix du peuple, tout en retrouvant la musicalité des troubadours.
Yves Montand chante "Barbara"
Pour se reporter à l'explication
Parmi les cibles des attaques de Prévert introduites dès le premier poème de Paroles, il y a, en premier lieu, l’armée, avec ses généraux, qui sème la mort en faisant la guerre. Sa dénonciation est particulièrement violente dans « Barbara ». Comment, à travers les trois moments de ce discours fictif, Prévert met-il en valeur ce que représente la guerre ?
Étude d’ensemble : Marcel Aymé, Le Passe-muraille, 1943
Pour lire les quatre nouvelles
Dans le recueil de Marcel Aymé, composé de dix nouvelles, nous avons retenu les quatre qui se rattachent directement à la guerre. Trois d’entre elles ont été initialement publiées dans des revues, la troisième et la quatrième, « La Carte », le 2 avril 1942, et « Le Décret », le 29 octobre 1941, et la sixième, « Légende poldève », le 2 octobre 1942. Seule la dernière, « En attendant » a été rédigée pour la parution en recueil. Ces nouvelles dépeignent les réalités de la guerre, même si leur intrigue laisse une place importante à l’irréel, notamment dans les trois premières. Après avoir analysé la peinture de la guerre, nous étudierons donc le rôle joué par le fantastique.
Une image réaliste
Ces nouvelles reproduisent le double contexte de la guerre, avec une vision de l’armée, mais surtout, une représentation de la vie des civils pendant l’Occupation.
La guerre
Vision del'armée
Dans « Légende poldève », le déclenchement de la guerre rappelle la situation entre la France et l’Allemagne, qui ont déjà connu deux conflits, en 1870 et en 1914-1918. Mais ce déclenchement, reproduisant la violation des frontières, d’abord de Bohême-Moravie, le 15 mars 1939, puis de la Pologne, le 1er septembre 1939, est rendu ridicule :
Depuis longtemps, le peuple poldève vivait en mauvaise intelligence avec son voisin le peuple molleton. A chaque instant, de nouvelles contestations s'élevaient entre les deux grands Etats qui avaient d'autant moins de chances de s'entendre qu'ils avaient raison tous les deux. La situation était déjà très tendue, lorsqu'un grave incident mit le feu aux poudres. Un petit garçon de Molletonie pissa délibérément pardessus la frontière et arrosa le territoire poldève avec un sourire sardonique. C'en était trop pour l'honneur du peuple poldève dont la conscience se révolta, et la mobilisation fut aussitôt décrétée.
À travers le portrait du hussard Bobislas, neveu de l’héroïne, cette nouvelle donne une représentation très critique des soldats mobilisés : « la guerre n'était pour lui que ripailles, ribotes et parties de plaisir et, sous prétexte qu'il allait se faire casser la figure pour les civils, ses exigences à leur égard devenaient chaque jour plus exorbitantes. » Même après leur mort, au moment d’entrer au paradis, leur comportement reste grossier : « Les gradés criaient des ordres, les soldats chantaient, s'injuriaient d'homme à homme et entre formations, interpellaient les civils, plaisantaient les femmes, et beuglaient en chœur de ces chansons obscènes qui appartiennent aux traditions héroïques. »
L'Occupation nazie
La défaite française entraîne, elle, de douloureuses conséquences, d'abord l’exode, évoqué rapidement par le vieillard, premier locuteur d'« En attendant ». Le pays est alors divisé en « zone libre », sous le gouvernement collaborationniste de Vichy, et « zone occupée » par l’armée allemande, ce que rappelle « Le Décret » lors du voyage du narrateur dans le Jura. Mais l’accent est surtout mis sur les conséquences humaines : « Mon frère a été tué à la guerre, mes cousins sont prisonniers », explique une jeune fille dans « En attendant », comme le mari de la jeune femme, intégré dans « un kommando », ou, dans « Le Décret », l’ami du narrateur », qui « travaille dans une ferme », en Silésie.
Paris, ville occupée par les Allemands
Enfin, il est frappant de constater que Marcel Aymé ne mentionne ni la résistance à l’occupant nazi, ni les arrestations et exécutions qu’elle provoque. Quant au traitement infligé aux juifs, à commencer par le port de l’étoile jaune imposé par un décret du 29 mai 1942, et surtout les déportations, il n’apparaît qu’à deux reprises. D’abord dans « Le Carte », Marcel Aymé introduit l’écrivain Céline, en rapportant son antisémitisme, mais de façon critique : « Il disait que c’était encore une manœuvre des Juifs, mais je crois que sur ce point précis, sa mauvaise humeur l’égarait. » Mais la durée de vie accordée aux Juifs « sans distinction d’âge, de sexe ni d’activité, une demi-journée par mois » souligne le fait que seule compte sa religion. Nous en retrouvons une allusion dans « En attendant », mais de façon saisissante puisque, là où les différents locuteurs dépeignent leurs souffrances dans de longs discours, une seule brève phrase suffit à résumer leur situation, « Moi, dit le juif, je suis juif », comme si la répétition suffisait à tout dire, sans qu’il ait besoin de formuler sa plainte, remplacé par un constat d’impuissance puisque son malheur relève de sa seule origine…
Les cartes de tickets de rationnement
Les restrictions
Le mot "restrictions" illustre tous les aspects de la vie quotidienne sous l’occupation, depuis les déplacements, étroitement contrôlés, jusqu’aux horaires, puisque l’Allemagne imposa à la France son « heure d’été » le 14 juin 1940, réalité qui ouvre la nouvelle précisément intitulée « Le Décret », évoquant « l'extraordinaire facilité avec laquelle on avançait l'heure d'été d'une ou deux unités. » Est aussi mentionné l'inconvénient du « blakaoute ».
Mais les restrictions pèsent lourdement sur la vie des civils, avec « la frugalité du repas », rapidement évoquée dans « Le Décret » : « Tu ne vas pas faire un très bon dîner. Ces jours-ci on ne trouve rien. Heureusement, j'ai eu tout à l'heure, chez Brunet, deux œufs et un demi-saucisson. »
Dans tous les domaines, leur vie est réglée par des tickets de rationnement, situation qui occupe une place importante dans les plaintes formulées par tous les clients qui font la queue devant un épicerie dans « En attendant », depuis le vieillard qui prend la parole en premier : « Ce qui m'attend chez moi, c'est pas de feu et tout seul pour manger mon pain, deux cents grammes par jour et pas grand-chose à mettre avec. »
On peut sourire de la vieille dame qui proteste, « voilà plus de quinze jours que je n'ai pas eu de mou pour mon chat. Il s'appelle Kiki. », ou de l’homme qui déplore longuement sa privation de vin : « cent dieux de nom de Dieu de bon Dieu. Qu'on nous donne du vin, j'en peux plus. J'en peux plus! J'en peux plus ! »
File d'attente devant une crèmerie, Paris, 1944
Mais impossible de sourire de la misère qui règne, en imposant la faim, comme le soulignent la « très vieille femme » qui a cassé « deux œufs, des vrais œufs » et répète alors, « Je ne crois plus en Dieu », la vieille couturière, « avec les tickets on ne peut pas manger à sa faim », ou l’enfant qui tremble de peur, « Je viens de perdre toutes nos cartes pain. Ma mère ne le sait pas encore », tandis qu’un autre insiste : « Moi, dit un enfant, j'ai faim. J'ai toujours faim. » La description la plus pathétique est le long discours de la mère de famille, veuve, qui a déjà vu mourir un de ses enfants, « en 1941, après l’hiver rutabaga », emporté par la tuberculose, et voit dépérir les quatre derniers :
Maigres, des pauvres figures blanches, et toujours un rhume ou la gorge, et fatigués, les yeux battus, guère envie de jouer. […] Par-dessus tout ça, mettez pas de chauffage, par le froid, et la semaine passée, le gaz coupé huit jours, rien de chaud à leur mettre dans le ventre. De froid, ils en ont la peau grise, les yeux morts et l'air de nous dire: "Mais qu'est-ce qu'on a fait?" Et les engelures et les crevasses, il faut voir leurs pieds. Des galoches, même avec un bon, ce n'est pas facile d'en trouver à des prix pour nous. Tenez, en ce moment, je n'en ai que trois paires pour les quatre.
La chute de cette nouvelle pousse à son comble cette misère, avec la mort brutale d’une des clientes, « C'était une jeune femme, mari prisonnier, trois enfants, la misère, l'angoisse, la fatigue », pour laquelle il est difficile même de trouver un cercueil.
Le fantastique et son rôle
Un déclencheur de l'action
Seule la première phrase fait sortir la description de la vie sous l’Occupation dans « En attendant » du cadre strict de la seconde guerre mondiale : « Pendant la guerre de 1939-1972 ». Marcel Aymé fait comme si, pour le narrateur, la guerre était finie, tout en laissant planer, vu la date de parution en 1943, la menace d’une terrible durée, alors même que la jeune fille demande, dans « En attendant » : « Vous croyez que la guerre va durer longtemps ? » Dans les trois autres nouvelles, la place de l’irréel est plus fondamentale, car il détermine l’action même, par un déplacement soit spatial, soit temporel.
L'imaginaire est spatial dans « Légende poldève », avec la ville imaginaire « de Cstwertskst » – mais dont le nom évoque les lointains territoires de l’est de l’Europe qui ont connu le début de la seconde guerre mondiale – dépeinte dans la première partie, et surtout, dans la seconde partie avec l’arrivée de l’héroïne au paradis devant saint Pierre et son dialogue avec un archange.
Il relève de la dimension temporelle dans « La Carte », avec l’idée de rationner le temps par des tickets : « Naturellement, il n'est pas question de mettre à mort les inutiles. On rognera simplement sur leur temps de vie. Maleffroi m'a expliqué qu'ils auraient droit à tant de jours d'existence par mois, selon leur degré d'inutilité. Il paraît que les cartes de temps sont déjà imprimées. » Cela se poursuit dans « Le Décret » où, pour délivrer « les peuples du cauchemar de la guerre », un accord international décide que « le temps serait avancé de dix-sept ans ». L’aventure vécue alors par le narrateur rappelle le merveilleux du conte : il s’endort en plein orage dans un abri au sein d’une forêt et, à son réveil, il a la « sensation d’une chute » et se retrouve « assis à même le sol », dans un lieu métamorphosé, et se sent lui-même transformé, d’où sa réaction : « L’enchantement continue », puis la formule de « cercle enchanté ». On a l’impression que Marcel Aymé s’est amusé à inverser la nouvelle fantastique de Washington Irvin, publiée en 1819 dans Le Livre d’esquisses, dont le héros éponyme, Rip van Winkle, s’endort au pied d’un arbre, pour se réveiller avec des vêtements en lambeaux, une épaisse barbe blanche, et découvre, quand il retourne dans son village, qu’il est méconnaissable et que tous ses amis sont morts. Là où le personnage d’Irvin découvre qu’il a dormi pendant vingt ans, c’est le « décret » qui permet à Marcel Aymé de vieillir son narrateur de dix-sept ans, pour jouer ensuite à la rajeunir lors de son sommeil.
Ces nouvelles s’inscrivent ainsi dans la tonalité fantastique, conformément à la déclaration de Mérimée dans une lettre à Édouard Delessert datée du 1er février 1848 : « Il ne faut pas oublier que lorsqu’on raconte quelque chose de surnaturel, on ne saurait trop multiplier les détails de réalité matérielle. C’est là le grand art de Hoffmann dans ses contes fantastiques. » Cette définition du fantastique est confirmée par la formule de Pierre-Jean Castex dans Le Conte fantastique en France (1951), réaliser « l’intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle ».
Le moyen de la dénonciation
Les représentants du pouvoir
Si la guerre affaiblit la population, déportés, prisonniers et tous ceux qui souffrent des restrictions, certains, au contraire, voient leur pouvoir renforcé. C’est ce qui ressort du comportement de Maleffroi, « conseiller à la préfecture de la Seine » dans « La Carte », auquel s’adresse le narrateur pour obtenir « un emploi de portier ou de gardien de musée dans les quarante-huit heures. J'arrive trop tard. Il vient d'accorder la dernière place de garçon de bureau dont il disposait. » Le clientélisme fonctionne alors pleinement, mais parfois à l’inverse, la collaboration, car d'autres se joignent à l’oppression comme « les nombreux agents commis au service d’ordre », chargés d’organiser la remise des « cartes de temps » : ils « nous traitaient avec beaucoup de mépris, nous considérant évidemment comme des rebuts d’humanité », et cela va jusqu’à la violence d’un « coup de pied au cul », constate le narrateur qui fait la queue avec tous ceux jugés « inutiles ». C’est encore plus grave quand, comme dans « En attendant », un « fonctionnaire à son guichet », refuse d’aider à une mère qui essaie de « réclamer un bon de supplément » pour la survie de ses enfants : « Quand il voit du pauvre, il montre les dents. » Même dans le domaine culturel, alors que sont considérés comme des « inutiles » les écrivains et les artistes, Marcel Aymé joue sur le terme d’« immortel », qui qualifie les académiciens, pour souligner la façon dont certains jouissent de leur position pour accabler les autres.
Perruque a été ignoble de suffisance, d'hypocrisie et de méchanceté. Nous étions chez lui une quinzaine, tous des sacrifiés, qui vivions nos derniers tickets du mois. Perruque seul était à part entière. Il nous traitait avec bonté, comme des êtres diminués, impuissants. Il nous plaignait avec une mauvaise flamme dans l'œil, nous promettant de défendre nos intérêts en notre absence. Il jouissait d'être, sur un certain plan, quelque chose de plus que nous.age, par le froid, et la semaine passée, le gaz coupé huit jours, rien de chaud à leur mettre dans le ventre. De froid, ils en ont la peau grise, les yeux morts et l'air de nous dire: "Mais qu'est-ce qu'on a fait?" Et les engelures et les crevasses, il faut voir leurs pieds. Des galoches, même avec un bon, ce n'est pas facile d'en trouver à des prix pour nous. Tenez, en ce moment, je n'en ai que trois paires pour les quatre.
Les profiteurs de guerre
Mais il y a pire encore, car les restrictions entraînent un "marché noir", dont certains tirent un important bénéfice. C’est ce qu’illustre « La Carte » où, très rapidement, les plus pauvres cherchent à vendre leurs tickets de vie, tel cet « ouvrier malade, marié et père de trois enfants » afin de « pouvoir nourrir sa famille. » Or, si, le 12 avril, le narrateur refuse dans un premier temps, et ne lui achète un ticket qu’à contre-cœur, se comparant à un « ogre de légende un de ces monstres de la Fable antique, qui percevaient un tribut de chair humaine », un mois plus tard, le marché noir s’est considérablement développé :
Des démarcheurs visitent les pauvres et les persuadent de vendre quelques jours de vie afin d'assurer à leurs familles des moyens de subsistance complémentaires. Les vieillards réduits à la retraite du travailleur, les femmes de prisonniers sans emploi sont également des proies faciles. Le cours du ticket s'établit actuellement entre deux cents et deux cent cinquante francs.
Les scrupules du narrateur finissent alors par disparaître, et, sous l’alibi hypocrite de profiter de ce temps supplémentaire pour travailler « d’arrache-pied », dès le 16 mai il achète « cinq tickets », puis dix le 12 juin…
De ce fait, ceux qui ont de l’argent peuvent échapper aux contraintes de la guerre, ce qui accentue la colère des pauvres contre les « richards », dénoncés avec violence dans « En attendant » par la mère de famille : « Pendant que mes enfants meurent de faim, pour ces cochons-là, c'est des œufs à vingt francs la pièce, viande à tous les repas, beurre à quatre cents francs, poulets, jambons à s'en faire éclater le gilet. Et les habits, et les souliers, et les chapeaux, leur manque rien, soyez tranquilles. Les riches, ils mangent plus qu'avant guerre, ils se forcent même à manger, peur d'en laisser aux malheureux. »
Ainsi, Marcel Aymé pressent les représailles de l’après-guerre :
Marchez, la guerre, ça durera pas toujours. Quand les Allemands ils partiront, on aura des comptes à régler. Tous ceux qui auront la gueule fraîche et le ventre sur la ceinture, on aura deux mots à leur dire. Pour chacun de mes gosses qu'ils m'auront assassiné, il m'en faudra dix. A coups de galoche dans la gueule, que je les tuerai, et je mettrai du temps, je veux qu'ils souffrent. Les cochons, ils ont le ventre plein quand ils viennent nous causer honneur, loyauté et tout le tremblement.
Le triomphe du cynisme
Finalement, la guerre, non seulement révèle la part la plus sombre de l’homme, mais en favorise toutes les manifestations.
« La Carte » en donne de nombreux exemples, telle la jeune femme, Lucette Roquenton, qui tire profit de la disparition ponctuelle de son vieil époux pour se jeter dans les bras du narrateur… que cela ne gêne guère d’ailleurs, bien au contraire ! De même, ce narrateur, qui, au début de son journal, trouve, à propos de la « carte du temps », que « cette mesure serait assez juste », s’indigne quand il apprend qu’il sera lui-même concerné : « À la rigueur, j'aurais compris que la mesure s'appliquât aux peintres, aux sculpteurs, aux musiciens. Mais aux écrivains ! Il y a là une inconséquence, une aberration, qui resteront la honte suprême de notre époque. Car, enfin, l'utilité des écrivains n'est pas à démontrer, surtout la mienne, je peux le dire en toute modestie. »
Ainsi, face aux risques induits par la guerre, l’égoïsme prend le pas sur toutes les valeurs morales, et même un évêque, Mgr Delabonne, en arrive à cautionner l’achat des tickets aux plus pauvres…
Le cas extrême est la peinture proposée dans « Légende poldève » où la guerre en arrive à inverser toutes les valeurs admises. Déjà, elle permet à Bobislas, le neveu de l’héroïne, de donner impunément libre cours à ses vices :
Son audace et son insolence ne connurent presque plus de bornes. En attendant de marcher au combat, la guerre n'était pour lui que ripailles, ribotes et parties de plaisir et, sous prétexte qu'il allait se faire casser la figure pour les civils, ses exigences à leur égard devenaient chaque jour plus exorbitantes. Il n'y avait, en la ville, femme ou fille sur laquelle il n'osât porter le regard et la main, les poursuivant et les pressant jusqu'à l'église et dans leurs maisons mêmes, puisant sans vergogne dans la bourse d'un père ou d'un époux terrifié, détroussant au besoin les passants sous couleur de les faire contribuer à la défense du pays.
Hervé Mialland, aquarelle, illustration de "Légende Poldève" : recopiage du manuscrit
Mais la seconde partie de la nouvelle va encore plus loin, puisqu’il obtient le droit d’entrer au paradis alors qu’il est refusé à sa tante, pourtant parfaite chrétienne. Et cette parfaite chrétienne, indignée de ce traitement, accepte finalement l’aide de son neveu, malgré quelques scrupules : « Quand on a derrière soi toute une vie consommée dans la recherche des perfections chrétiennes, c'est une honte bien cuisante de devoir son salut à un sacripant souillé des péchés les plus noirs. » Scrupules vite effacés, même après avoir été admise sous prétexte d’être « la catin du régiment », comme le souligne la chute de la nouvelle : « Mlle Borboïé dévora dans un sanglot cette humiliation suprême mais, la seconde d'après, elle n'y pensa plus, car elle était déjà entrée au Royaume de Dieu, où les pourquoi et les comment ne signifient plus rien du tout. »
Une réflexion sur l'espace et le temps
Mais le fantastique conduit aussi à une interrogation pour le moins paradoxale en 1943, en plein cœur de la guerre : par les contraintes qu’elle impose elle amène l’écrivain à s’interroger sur ce qui emprisonne l’homme, donc sur les limites de sa liberté.
Une représentation de l’au-delà
Le fantastique lui offre ainsi le moyen de dépasser les limites de l’espace, comme dans « Légende poldève », où il projette son lecteur dans un au-delà imaginaire, un paradis, certes, mais qui ne ressemble en rien à l’image qu’en fait, sur terre, la religion. Elle se trouve inversée : le paradis est refusé à la vieille fille chrétienne, ouvert à tous ceux qui ne respectent aucune des valeurs morales. Quelle valeur accorder alors à tout ce qu'enseigne la religion ?
« La Carte »
C’est encore plus flagrant dans la réflexion sur les limites imposées à l’homme par le temps, posée dans la conclusion de « La Carte » par la théorie d’Yves Mironneau, « le célèbre philosophe » : « Il m'a expliqué que chaque individu vit des milliards d'années, mais que notre conscience n'a sur cet infini que des vues brèves et intermittentes, dont la juxtaposition constitue notre courte existence. » Le temps n’aurait donc plus seulement une valeur objective, mesurable, mais serait conçu par la conscience, qui en ferait une durée subjective, et Marcel Aymé retrouve ici toute la conception de Bergson. Mais il la pousse à l'extrême, à partir d'une conscience "collective". Dans cette nouvelle, la valeur du temps se retrouve en fait niée, puisque la durée de vie est socialement décrétée en fonction d’un jugement sur l’utilité de chaque citoyen, d’où cette vie réduite pour les vieillards, les femmes qui ne travaillent pas, et même les artistes… dont l’activité n’entre pas directement dans un cadre économique… »
« Le Décret »
La réflexion s’approfondit dans « Le Décret », avec la double manipulation du temps, d’abord avancé, projetant le narrateur dans l’avenir, en 1959, puis reculé pour revenir au temps objectif, 1942/ La dimension philosophique est introduite dès le début de la nouvelle, avec l’idée qu’abolir le temps serait une libération :
Dans les conseils de gouvernements, on parlait beaucoup de temps relatif, de temps physiologique, de temps subjectif et même de temps compressible. Il devint évident que la notion de temps, telle que nos ancêtres se l'étaient transmise de millénaire en millénaire, était une assez risible balançoire. Le vieux et inexorable dieu Chronos qui avait jusqu'alors imposé la cadence de sa faux, perdit beaucoup de son crédit. Non seulement il devenait exorable au genre humain, mais encore il était tenu de lui obéir, de se mouvoir au rythme qui lui était imposé, de marcher au ralenti ou de prendre le pas gymnastique, pour ne rien dire des vitesses vertigineuses à lui rabattre sa pauvre vieille barbe derrière la nuque. Fini le train de sénateur. En vérité, Chronos était bon à empailler. Les hommes étaient maîtres du temps, et ils allaient le distribuer avec beaucoup plus de fantaisie que n'en avait mis, dans sa trop paisible carrière, le dieu découronné.
Or, dans un premier temps, cette libération apparaît positive car, par ce double déplacement temporel, le narrateur réalise deux des rêves humains :
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maîtriser son passé, pas seulement par la mémoire, mais en s’y trouvant réintégré comme si Marcel Aymé dépassait, par le recours au fantastique, le dernier tome d’À La Recherche du temps perdu de Proust, Le Temps retrouvé (1927), titre repris : « j'aurais aimé passer quelques jours dans ce temps retrouvé et, en compagnie de ces pauvres gens attardés dans la première moitié du siècle, revivre pieusement les malheurs de mon pays. »
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connaître son avenir, la fin de la guerre, un nouvel appartement, des enfants déjà adolescents et deux nouveaux arrivés, les livres écrits…
Mais sa réaction s’inverse alors, à l’idée d’un retour en 1942 : « Je me sentais sans courage pour recommencer une existence déjà vécue », car il ne serait plus alors que spectateur de sa propre vie.
Illusion, pensais-je. La jeunesse qui n'a rien à découvrir n'est pas la jeunesse. Avec ce champ de dix-sept années qui s'ouvre devant moi, mais dix-sept années déjà explorées, connues, j'ai plus d'expérience que tous les vieillards de France et de Navarre. Je suis un pauvre vieil homme. Il n'est pour moi lendemains ni hasards. Mon cœur ne battra plus de l'attente des jours à venir. Je suis un vieux. Me voilà réduit à la triste condition d'un dieu. Pendant dix-sept ans, il n'y aura pour moi que des certitudes. Je ne connaîtrai plus l'espoir.
Ainsi, pendant tout un moment, il vit dans un temps double, en fonction de sa conscience : « La veille, j'avais déjà envisagé l'existence simultanée de deux univers décalés l'un sur l'autre de dix-sept ans. J'acceptais maintenant le cauchemar d'une infinité d'univers où le temps représentait le déplacement de ma conscience d'un univers à l'autre, puis à un autre. » Mais peu à peu ses souvenirs s’effacent : ils deviennent « de simples pressentiments » et, s’il ‘essaie de réveiller [s]a mémoire », c’est « toujours en vain »… Il retrouve, finalement, sa prison du temps.
POUR CONCLURE
Contrairement aux textes précédemment étudiés, Marcel Aymé ne montre pas l’horreur des combats, et ne dépeint pas les combattants, se limitant à une brève mention des prisonniers et à deux allusions à la situation des juifs. À aucun moment même n’intervient un conflit entre les soldats allemands et le peuple occupé. Il choisit, lui, de mettre en évidence les conséquences de la guerre sur la vie quotidienne, notamment pour les plus faibles : ils ont faim, froid, sont malades, ont perdu leur travail, connaissent toutes sortes de restrictions…
Sa peinture est rendue d’autant plus saisissante que l’écrivain joue sur une double tonalité. Tantôt le réalisme dépeint la cruauté des situations, jusqu’à donner une image pathétique des souffrances ; tantôt, c’est le fantastique qui crée des ruptures dans le réel. Il devient ainsi à la fois un moyen de dénoncer, souvent chargé d’ironie ou d’humour quand le personnage, tel l’écrivain dans « La Carte » ou « Le Décret », prend du recul sur sa propre situation, mais aussi de faire réfléchir le lecteur sur tout ce qui constitue son aliénation, sociale et morale.
Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, 1949, du début à « … une toute fraîche. »
Pour lire l'extrait
Robert Merle, alors agent de liaison avec l’armée britannique, a vécu la terrible déroute des troupes françaises et anglaises à la fin du mois de mai 1940. Elles se retrouvent encerclées dans une poche, près de Dunkerque, avec comme seul espoir une évacuation par la mer : pour cette "opération Dynamo", des milliers de soldats attendent pendant neuf jours sur la plage de Zuydcoote sous d’incessants bombardements, côtiers mais aussi sur les bateaux venus les secourir : 300 000 hommes seront évacués, mais 35000 seront faits prisonniers, dont l’écrivain, jusqu’en 1943. Son premier roman, qui obtient le prix Goncourt en 1949, est nourri de cet épisode de la guerre, mais aussi, pour ses personnages, de tous les récits de ses camarades en prison.
L’attente de l’évacuation des troupes alliées, opération Dynamo, juin 1940
Le titre est trompeur : il donne l’impression que le récit va raconter les heureux moments d’un temps de vacances…, antithèse avec l’horreur de la guerre décrite. Cependant, les quatre demi-journées qui construisent le roman font alterner les images d’angoisse et de mort avec la fraternité des quatre camarades qui se soutiennent. L’incipit a traditionnellement pour rôle d’informer le lecteur sur l’intrigue tout en retenant son attention : est-ce le cas pour celui-ci ?
1ère partie : Le cadre (des lignes 1 à 6)
La présence de la guerre
Après leur invasion du Luxembourg, de la Belgique et des Pays-Bas, le 10 mai 1940, la progression des troupes allemandes sur le territoire français provoque la déroute des soldats alliés, français, belges et britanniques qui se replient vers le nord. Le 20 mai commence la bataille de Dunkerque, qui conduit au repli des soldats sur les plages pour attendre l’évacuation vers l’Angleterre.
Le chaos de la déroute : film d'Henri Verneuil, 1964
C’est cette déroute qui explique la première description du roman : « les deux files de voitures abandonnées qui, à perte de vue, flanquaient les deux côtés de la rue », parmi lesquelles « une très belle Mercury kaki. Elle avait dû appartenir à un général : elle portait encore un fanion. » Cette première image donne l’impression d’une panique générale, jusqu’au plus haut de la hiérarchie militaire. Est mentionnée aussi la présence de « deux soldats », mais qui ne sont ni de garde ni prêts à une quelconque action, puisqu’ils « dormaient ».
Une atmosphère paisible
Cependant, l’atmosphère d’ensemble tranche cette impression de chaos, déjà par l’image initiale, « Le soleil brillait », celle d’une belle journée qui commence en ce « samedi matin ». Une recherche historique permet de dater ce « week-end », celui du 1er juin. Le personnage, « tout en marchant » ne semble, pour sa part, pas inquiet, se contentant d’admirer la « très belle Mercury ». Enfin, les détails concernant les deux soldats montrent qu’ils font preuve d’une totale tranquillité, se contentant de s’être aménagé un coin confortable pour se reposer, avec un redoublement du verbe « dormir » : « Ils avaient démantelé le dossier du siège avant, l’avaient rabattu en arrière et, étendus de tout leur long sur les coussins, dormaient côte à côte, les mains ouvertes, avec un air de satisfaction profonde. »
2ème partie : Une terrible vision (des lignes 6 à 14)
Le narrateur
La scène tire sa force du choix de la focalisation interne ; elle est décrite par le personnage, Maillat, et ses perceptions : il « entendit un bruit de roues sur les pavés » et c’est « sur sa droite » qu’un « petit charreton, poussé par un biffin débouchait ». Le terme « biffin » est d’ailleurs celui de l’argot militaire qu’il aurait lui-même employé.
Puis le bruit se précise, « Le charreton tourna, grinçant de ses deux roues sur les pavés inégaux ». Enfin, la formule verbale, « laissait voir », indique que le portrait correspond à son regard, d’abord une vision d’ensemble, puis qui devient plus précise au fur et à mesure que le charreton se rapproche du personnage : il « s’engagea dans la rue que suivait Maillat, et arriva à sa hauteur ».
Un portrait horrible
L’image se construit en gradation, d’abord par une vue générale de ce que transporte ce soldat dans le charreton, dans une position qui peut paraître étrange : « Une femme y était étendue, jambes en avant. » Mais ce ne sont que les détails donnés ensuite qui permettent de comprendre que cette femme est morte : « Sa robe, retroussée presque jusqu’au ventre, laissait voir deux cuisses roses et grasses ». Jamais une femme n’aurait adopté consciemment une telle attitude, impudique. Enfin, un gros plan sur son visage accentue la vision de la mort : « La femme avait les yeux fixes et un grand trou noir à la tempe. »
Le transport d'un cadavre : film d'Henri Verneuil, 1964
Mais, la comparaison, en accord avec la position du cadavre, en renforce l’horreur, en rendant la vision répugnante et grossière : ses « cuisses roses et grasses […] à chaque mouvement du charreton, tremblaient dans une espèce de danse obscène. » Le cadavre, inanimé, semble ainsi doté, avec la reprise verbale sous la forme d’un diminutif, d’une sorte de terrible survie : « Ses cuisses n’arrêtaient pas de trembloter à chaque cahot. »
3ème partie : La rencontre (de la ligne 15 à la fin)
La fraternité des soldats
Le récit ne nous donne aucune information sur le lieu où se déroule la scène, et n’apporte aucune précision sur les personnages. Le portrait du « biffin » vient, en effet, de l’observation de Maillat : il « cessa de pousser et, lâchant un des brancards, s’essuya le front. Il était trapu, avec des mains énormes, et des yeux bleus et naïfs dans un visage de boxeur. » Rien n’est dit non plus sur la raison de son transport. Enfin, aucune indication n’est donnée sur Maillat : ni son âge, ni son origine, ni ce qu’il fait en ce lieu… Finalement, le récit introduit le face à face entre deux soldats, en mettant l’accent sur la fraternité qui les rapproche, un même langage familier, et cette demande lancée, « T’as pas une pipe ? », qui reçoit une réponse généreuse : « Maillat lui tendit son paquet. – Prends-en plusieurs. – T’es un pote, dit l’homme. » Deux inconnus, donc, mais qui se comprennent implicitement car ils partagent les mêmes épreuves.
L'image de la guerre
Cet échange introduit aussi une première image de la guerre, en mettant d’abord l’accent sur la tâche terrible qu’accomplit le « biffin », d’abord physiquement fatigante, « il s’essuya le front », puis « s’essuya le cou », « Il cracha dans ses mains, empoigna les brancards, et donna une poussée rageuse. » Mais le récit met encore davantage en évidence à quel point cette tâche est psychologiquement pénible, d’où sa première exclamation : « Tu parles d’un blot ! » On en arrive ainsi à une réaction absurde, la demande d’une cigarette, puis le fait d’en prendre « trois », jugées précieuses puisqu’il « les rangea dans la poche intérieure de sa vareuse. » alors même qu’il conclut : « Moi, remarque, dit-il, j’suis pas fumeur ». La fin du dialogue introduit une ultime image d’horreur, qui rappelle la réalité crue de la mort : les cigarettes doivent masquer le fait qu’« il y a l’odeur » à supporter. Mais, en même temps, le constat final, « Pas celle-là, ajouta-t-il, c’est une toute fraîche. », est terrible car à la fois il transforme un être humain en un morceau de viande, et banalise l’émotion face à la mort car seule compte la gêne suscitée.
CONCLUSION
L’incipit de ce roman, ne donnant aucune indication spatio-temporelle, aucune précision sur l’action ou le personnage présenté, ne répond donc pas à sa première fonction, traditionnelle : informer le lecteur. Cependant, son rôle de retenir l’intérêt est rempli grâce au double choix du romancier : un début "in medias res" qui fait plonger le lecteur directement dans un épisode, et une focalisation interne, qui lui fait voir la scène à travers le personnage, ses perceptions et ses réactions. Cela indique déjà au lecteur la façon dont il va décider de relater la guerre, en juxtaposant des images qui s’opposent à toute vision d’héroïsme, approche qui a d’ailleurs été reprochée lors de l’obtention du prix Goncourt. De ces images, le chaos des « voitures abandonnées », ce transport d’un cadavre auquel aucun respect n’est accordé, ce dialogue fraternel entre deux soldats, ressort, en effet, l’impression qu’ils sont en train de partager une réalité absurde, qu’ils subissent avec résignation, sans le moindre enthousiasme, et même avec une forme d’indifférence.
Lectures cursives : Robert Merle, Week-end à Zuydcoote, 1949, deux extraits
Pour lire les extraits
Premier extrait : "Samedi après-midi"
Le jeu des contrastes
Cet extrait se situe au moment où les troupes alliées, Français et « tommies », surnom des Anglais, ont rejoint la plage pour attendre leur évacuation. Il met en place un contraste, d’une part entre le lieu et le personnage, « un petit vieux tout seul sur une plage », et ce qui l’entoure . Il est « au milieu des soldats », et semble tranquille, ce que souligne l’hypothèse : « Peut-être était-il venu faire sa petite promenade comme tous les soirs, sa petite promenade hygiénique de retraité ? » Alors que les bombardements se succèdent, lui ne semble animé que par une simple curiosité, d’où la seconde hypothèse : « Ou bien est-ce qu’il était venu voir comment ils la faisaient, la guerre ? »
D'une guerre à l'autre
Ce « petit vieux », alors observé par le narrateur, amène le récit à une comparaison à un autre « petit vieux » : « le dernier survivant des cuirassiers de Reichshoffen », un épisode considéré comme glorieux de la guerre contre la Prusse. Le 6 août 1870, alors que les troupes prussiennes sont quatre fois plus nombreuses, les cuirassiers français chargent, acte perdu d’avance qui multiplie les morts. Mais le portrait rapporté donne une image dérisoire de cet exploit héroïque, avec le ridicule du récit et du « petit vieux » : « Il s’agitait follement, le petit vieux. Il faisait des mouvements saccadés et dérisoires de la main droite comme s’il tenait encore un sabre. Il s’agitait tellement qu’on avait peur de le voir se casser et s’effriter d’un seul coup. » Ainsi, face à ce personnage qui est « seul » à revivre cela et « se revoyait encore dans la belle cuirasse étincelante, sabre au clair, en la fleur de ses vingt ans », l’héroïsme se trouve démythifié, car « [l]a salle de cinéma croulait sous les rires ».
Jules Rouffet, La Charge des cuirassés à Reichhoffen, 1902. Huile sur toile, 1,31 x 1,07. Château de Compiègne
La dénonciation de la guerre
C’est par l’intermédiaire de son personnage que le romancier transmet son opinion sur les guerres, accentuée par la suite des exclamations et l’insistance : « Et comme on se passionnait alors ! Que de haine, que d’espoirs, que de mensonges ! Que de sottises ! Et maintenant, c’était fini ! bien fini ! Ça n’avait plus de sens. » Dans un premier temps, il rappelle l’absurdité d’une guerre déjà oubliée : « Ça n’existait plus nulle part. » Mais il l’élargit ensuite à l’idée même de guerre : « Ça n’existait pas plus que la guerre 14-18, que celle-ci bientôt, que toutes celles qui avaient précédé, et toutes celles qui suivront. »
Second extrait : "Dimanche après-midi"
Tandis que les soldats attendent, sous les bombardements, d’embarquer sur les bateaux qui doivent les transporter vers l’Angleterre, mais eux aussi bombardés, le personnage principal, Julien Maillat, rencontre Jeanne, qui a refusé l’exode pour rester dans sa villa et la sauve de deux soldats qui allaient la violer. Tous deux, au milieu de la tempête et des ruines, vivent un bref « week-end » de passion. Comme dans l'incipit, cet explicit, qui ferme le roman, met au centre du récit le héros, Maillat, mais en faisant alterner les focalisations interne, à travers ses sensations rapportées, et omnisciente, avec la restitution de ses pensées.
L'approche de la mort
Le roman se termine sur un bombardement, mis en valeur par les sensations auditives évoquées, « Un sifflement prodigieux descendit sur eux », « Il y eut un fracas inhumain ». En revanche, la dernière vision de Jeanne, « tout près […] ses yeux noirs, immenses et traqués, fixés sur lui », disparaît aussitôt : « Il ne voyait plus rien. », « Il fit un effort pour la voir, mais ne réussit pas. »
Seules deux facultés physiques subsistent encore :
le toucher, progressif : « Il voulut faire remonter sa main gauche le long de l’épaule de Jeanne jusqu’à sa tête », « Sa main recommença à avancer, et arriva jusqu’au cou de Jeanne », « Sa main avançait très lentement sur la nuque de Jeanne. Elle avançait avec une lenteur inexplicable, pouce par pouce. » Mais cette sensation aussi finit par être impossible : « Au-dessus du menton de Jeanne elle n’avança plus. » Et finalement, même le toucher lui devient étranger, comme si son corps ne lui appartenait plus : « Sa main lui paraissait très lointaine, à peine à lui. C’était étrange d’avoir une main si loin de soi. »
une respiration de plus en plus difficile, à partir de la première sensation, comparée à une noyade : « Maillat sentit le lit se dérober sous lui et descendre dans le vide. Il ouvrit la bouche comme un nageur qui se noie ? » Vient alors un étouffement, lui aussi progressif : « Sa poitrine était prise comme dans un étau. », « Sa poitrine était serrée et ligotée plus fort. Il respirait difficilement ».
De même que l’incipit avait montré le cadavre d’une femme, l’explicit montre lui aussi la mort, d’abord par la destruction du corps.
Le tragique
Mais la lenteur de ce récit met en valeur un contraste, entre la force de vie que porte en lui l’homme, et la réalité de cette mort, ce qui accentue la tonalité tragique de cet épilogue.
En restituant par le narrateur omniscient les pensées de son personnage, Robert Merle fait ressortir son désir de vivre, d’abord par la façon dont, spontanément, il se rassure : « Dieu merci », pensa-t-il, « la bombe n’est pas tombée sur la maison. C’est le souffle qui l’a jetée par terre. » Il se rassure, face à son incapacité physique, par la persistance de sa faculté de raisonner, « Il lui semblait que sa pensée était très lucide », malgré la double mention d’un « trou », tandis qu’il cherche à comprendre la situation : « "Qu’est-ce que c’est ?" pensa Maillat. Sa pensée avait quelque chose de net et de métallique qui le rassurait. "Je suis très calme", pensa-t-il. », affirmation répétée quand il constate la présence d’une « poutre » et se rassure en répétant : « Mais c’était du bois tout simplement, là, sous sa main gauche. Une arête vive, deux arêtes. Mais c’était une poutre tout simplement. Il répéta plusieurs fois en lui-même : "Mais c’est une poutre, tout simplement." » Son dernier élan est donc celui d’une lutte, dans une ultime action de survie rapportée dans le monologue intérieur au discours indirect libre : « Une poutre ? Une poutre sur la tête de Jeanne ? Non, non, ne pas s’affoler surtout, rester calme. Eh bien, mais c’était bien simple. Il allait se lever et retirer cette poutre. C’était bien simple. Il n’allait quand même pas rester couché ainsi dans le noir jusqu’au soir. Il allait se lever, voilà tout. »
Le dernier paragraphe illustre toute la dimension tragique de la mort, d’abord reproduite dans sa dimension physique, en poussant à l’extrême, avec la répétition verbale, la sensation de chute précédemment évoquée : « L’instant d’après, la terre s’ouvrit sous lui, et il se mit à tomber dans le vide. Il tombait comme au fond d’un puits, entre deux parois de terre verticales. Elles filaient autour de lui à une vitesse folle. Il tombait en rejetant la tête en arrière pour voir le ciel. » C’est aussi le corps qui effectue les derniers mouvements, ultime preuve du désir de vivre : « Il jeta les bras autour de lui », « Sa main s’accrocha à une motte de terre qui faisait saillie. Il eut un moment d’espoir frénétique. » Espoir vite déçu : « la terre s’effrita et s’éboula dans ses mains. »
Mais cette plongée, cet enfoncement dans le sol, contraste avec le mouvement inverse, une projection vers l’espace céleste qui, en deux étapes, illustre la mort. D’abord, « Il voyait très loin et très haut au-dessus de sa tête un petit cercle d’étoiles. Déjà elles paraissaient plus pâles. », puis cette vision s’efface : « Il rejeta la tête en arrière et ouvrit les yeux tout grands. Alors, toutes les étoiles s'éteignirent d’un seul coup. » La dernière phrase, qui ôte au personnage toute conscience, marque le refus de lui accorder la grandeur d’une mort héroïque, qui conduirait à prononcer une ultime phrase qui pourrait rester dans l’Histoire : « Et Maillat ne sut même pas qu’il était en train de mourir. »
POUR CONCLURE
Ces deux extraits confirment le pacifisme profond de Robert Merle. Le premier rappelle l’argumentation de Bardamu face à Lola chez Céline : les « héros » sont vite oubliés, ce qui ôte tout sens à la guerre, allant jusqu’à l’effacer de l’Histoire, rejet exprimé dans un autre passage du roman :
C'est évident que je serais plus heureux, si j'y croyais, à la guerre, et à toutes les raisons qu'on me donne pour la faire. Mais je n'y crois pas, c'est tout. Pour moi, la guerre est absurde. Et pas telle ou telle guerre. Toutes les guerres. Dans l'absolu. Sans exception. Sans régime de faveur. Autrement dit, il n'y a pas de guerre juste, ou de guerre sacrée, ou de guerre pour la bonne cause. Une guerre, par définition, c'est absurde.
« Et, moi, je ne crois à rien », déclare Maillat à ses camarades, qui, face à l’attente absurde de la mort en compagnie de ses trois camarades, tente de trouver une réponse dans la relation, si brève, vécue avec Jeanne, comme si elle ouvrait un espoir, un horizon de vie possible. Mais Robert Merle retrouve l’ironie tragique de l’antiquité : face à cet élan vers la vie, la mort vient abattre le héros.
Visionnage : Bande-annonce de Week-end à Zuydcoote, film d'Henri Verneuil, 1964
La bande-annonce s’ouvre sur des critiques élogieuses parues dans la presse à l’époque de la sortie du film. Elle se construit sur un double va-et-vient, entre les images collectives et les scènes individuelles, entre la mort qui menace et s’abat sur tout et « l’espoir » de vivre qui subsiste.
La présentation des principaux personnages est accompagnée des images de guerre, avions qui traversent le ciel, bombardements, sur la musique de Maurice Jarre, dans laquelle la mélodie initiale laisse place au staccato métallique qui semble scander les combats. Cette présentation se déroule sur un fond qui met en évidence le cadre, avec le contraste entre la plage, et les images de guerre.
Bombardements, explosions, flammes des incendies, elles montrent bien que la menace vient alors du ciel, d’où les tirs sur les avions ennemis. Dans cette atmosphère, la présence de la jeune fille, Jeanne, crée une rupture : elle paraît incongrue, mais sa position à la fenêtre, guettant le ciel aux jumelles, illustre le danger qui menace.
La suite de la bande-annonce rapporte des dialogues plus familiers, avec la mise en évidence du personnage principal, Maillat, incarné par Jean-Paul Belmondo, qui présente le contexte, l’enfermement des troupes alliés dans « une petite bande de terre » : elles se retrouvent coincées entre les soldats allemands, appelés ici par leur surnom argotique, « les Fridolins », et la mer où des bateaux viennent les évacuer, situation résumée brièvement : « Encerclée, presque anéantie, une armée lutte contre la mort… » La date s’inscrit en gros plan : « le 1er juin 1940 ». La mise en valeur de Maillat se traduit par la reprise d’un épisode : il déterre du sable un obus non explosé, avec une sorte de désinvolture amusée qui contraste avec la peur de ses trois camarades. Tout se passe comme si, pour lui, combattre la mort était une sorte de jeu.
La dimension collective est ensuite soulignée, avec l’image de la plage surchargée de soldats, tandis qu’un officier anglais tente d’organiser l’évacuation. Une évacuation risquée, puisque les navires sont bombardés, et que, finalement, replonger en mer pour retourner sur le rivage, comme le fait Maillat, semble encore préférable. Dans ce contexte de peur, où l’on voit passer les blessés ou un cadavre poussé dans un charreton, la camaraderie est importante, et une forme de fraternité règne, en raison des difficultés partagées et d’un même langage familier et argotique, y compris dans la bouche d’un curé.
Une nouvelle rupture est introduite par les scènes qui placent face à face Maillat et Jeanne, des scènes de violence, depuis le reproche de lâcheté lancé par Jeanne, puis la lutte du personnage contre ceux qui viennent agresser la jeune fille, qu’il insulte à son tour en la traitant de « garce ». Comment vivre une relation apaisée dans un contexte où triomphent la violence et la mort ?
La fin de la bande-annonce revient à la situation dramatique, résumée par une formule, « Dos à la mer, face à la mort », mais, comme dans le roman, à chaque fois que la mort rappelle sa puissance, la vie continue à s’affirmer, « l’espoir résiste », contraste illustré par la juxtaposition dans le cadre de l’image, de l’affiche publicitaire, qui dépeint dans des couleurs vives, les vacances heureuses à la plage et du soldats, casqué, dans son uniforme kaki. Cette fin fait écho au titre du roman : la phrase prêtée à Maillat, « On vient d’se taper deux cents kilomètres à pied en six jours, ça vaut bien un p’tit week-end, non ? », est suivie de la réalité de « Zuydcoote », les soldats amassés sous les bombardements, avec la multiplication des explosions autour d’eux.
Conclusion : Bilan sur la problématique
Rappelons la problématique qui a guidé l’étude de ce corpus : "Comment les images proposées dans ces textes traduisent-elles le jugement de leur auteur sur la guerre ?"
Deux guerres différentes
Le choix des deux guerres mondiales est, bien évidemment, limitatif, car le XXème siècle a connu aussi des guerres coloniales, telles celles d’Indochine, de 1946 à 1954, et d’Algérie, de 1954 à 1962. Sans oublier celles auxquelles la France a participé par application des alliances, par exemple au Rwanda (1990-1994) où le pays a apporté un soutien au gouvernement rwandais ou dans les Balkans, en ex-Yougoslavie (1991-2001).
Mais le choix des deux guerres mondiales a permis de mettre en évidence deux images bien différentes :
La première guerre mondiale, aussi appelée "La Grande Guerre", a vu se dérouler de violents combats, les combattants se faisant face en France dans les tranchées pendant quatre ans, mais aussi sur les mers et dans les airs, avec les débuts de l’aviation, les premiers bombardements, ou le recours au gaz toxique. À l’armistice, le bilan est désastreux, 9 millions de morts, 7 millions d’invalides et 350000 disparus, une classe d’âge décimée donc, auquel s’ajoutent les destructions et la ruine économique. Mais son horreur a été telle qu’elle a conduit à un immense espoir : être "la Der des Der", avec la création de la Société des Nations destinée à maintenir la paix. Mais, parallèlement, les conditions du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919, la modification des frontières alors induite, portaient en germe la perspective d’une nouvelle guerre.
La seconde guerre mondiale fait suite à la brève parenthèse de la période qualifiée d’"années folles", une volonté d’oublier la guerre, alors même que progressivement montent les périls d’une nouvelle explosion. Mais, en France, la "drôle de guerre", malgré des combats violents, conduit à une rapide défaite, et la guerre devient alors une longue occupation qui pèse sur la vie des civils, amène la déportation de tous ceux considérés comme des indésirables, juifs, tsiganes, communistes…, tandis que se développe une autre forme de combats, menés par les réseaux de résistance.
Les explications et les lectures complémentaires montrent que la littérature reflète cette différence :
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L’image de la première guerre mondiale met l’accent sur les souffrances des soldats, sur l’horreur des combats et les morts qui se multiplient.
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Pour la seconde, les textes montrent davantage les souffrances des civils pendant l’Occupation nazie, l’opposition entre la collaboration et la résistance, avec un vibrant appel à la lutte contre l’occupant nazi.
Deux visions contrastées
Mais la seconde guerre mondiale a aussi vu des romanciers choisir la collaboration, comme Robert Brasillach, qui exalte le fascisme et l’antisémitisme, propagandiste virulent Je suis partout, fusillé en 1945. C’est parce qu’il partage cette fascination pour l’héroïsme guerrier du fascisme que Pierre Drieu La Rochelle fait ce même choix, mais il refuse l’exil à la Libération et se suicide. Enfin, la violence observée dans Voyage au bout de la nuit de Céline, son dégoût de la guerre, sa rage contre tous les « honnêtes gens », le conduisent à soutenir l’idéologie nazie, qu’il considère comme une « protection de la race blanche », et à afficher son antisémitisme. Exilé à la libération, il est arrêté en 1945 au Danemark, et condamné lors d’un procès par contumace, avant d’être amnistié en 1951.
G. Heller, lieutenant allemand, P. Drieu La Rochelle, et R. Brasillach, au retour du congrès des Ecrivains Européens, (octobre 1941)
Les images proposées par les écrivains dans ce parcours font ressortir deux conceptions opposées, mais qui, parfois, peuvent coexister…
La grandeur de l'homme
Paradoxalement, puisqu'elle amène la mort, la guerre révèle ce que l’homme porte en lui de meilleur :
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Dans les textes qui soulignent l’héroïsme des soldats, les écrivains célèbrent le courage, physique et psychologique, dont ils font preuve, la façon dont ils acceptent de risquer la mort au nom de la défense de la patrie, et la fraternité qui, face aux dangers, les unit. Même dans ceux qui ne dépeignent que la vie des civils pendant l’Occupation, apparaissent le dévouement d’un mari à son épouse, le combat d’une mère pour sauver ses enfants, autant de comportements altruistes, généreux.
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Dans les textes parfois plus critiques, les auteurs montrent que certains ne se résignent pas, que l’homme porte en lui une force de vie et d’espoir : il se range alors, par altruisme du côté des plus faibles, des opprimés, et entreprend de résister au nom d’une valeur supérieure : la liberté.
Une dénonciation
Cependant, même dans les textes qui célèbrent l’héroïsme peuvent être introduites des critiques de ce qu’illustre la guerre.
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Certains dénoncent l’absurdité des guerres, provoquées pour des raisons dérisoires, comme dans « Légende poldève » de Marcel Aymé, et justifiées par l’appel au patriotisme, l’héroïsme, des valeurs mensongères qui n’ont, comme seul objectif, que de donner un sens à une mort absurde.
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Beaucoup dépeignent toutes les horreurs qui signent les barbaries dont l’homme, mu par la haine, est capable : au combat, la guerre détruit les valeurs morales, enlève à chacun sa dignité sous l’effet de la peur, le seul but étant de tuer pour survivre.
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Enfin, la guerre donne une nouvelle ampleur à tous les dysfonctionnements de la société. D’un côté, elle fait ressortir l’incompétence des hommes de pouvoir, qu’ils soient militaires, envoyant les troupes à la mort, ou exercent une fonction au sein du gouvernement, du plus haut au plus bas de la hiérarchie sociale. De l’autre, sont mis en valeur les abus de ceux qui tirent profit de la collaboration avec l’occupant allemand, pour échapper à une contrainte, voire pour un gain de carrière ou matériel.
Les armes des écrivains
Une inspiration personnelle
La biographie des écrivains étudiés montre que tous, de près ou de loin, ont fait l’expérience de la guerre, qu’il s’agisse des combattants ou des résistants, et se sont engagés, de façon générale, dans la vie de leur époque, par exemple en tant que diplomate comme Giraudoux, ou que journaliste. C’est cette expérience qui nourrit leurs œuvres, en donnant un accent de sincérité à la fois aux images dépeintes et aux sentiments exprimés, jusqu’à la parole directe, chez Péguy par exemple.
Le rôle des personnages
Quel que soit le genre littéraire choisi, nous avons pu constater que les récits tirent leur force des personnages mis en scène auxquels la parole est le plus souvent déléguée.
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C’est particulièrement flagrant au théâtre, où la parole s’incarne dans le personnage, comme s’il se trouvait sur une tribune, ce qui permet aussi d’introduire une argumentation, comme nous l’avons observé dans l’extrait de La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux.
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Même la poésie, tel l’extrait de « Chant de l’honneur » d’Apollinaire, peut imiter le théâtre en introduisant un dialogue qui permet de renforcer les discours. C’est aussi la stratégie mise en œuvre dans « Le veilleur du Pont-au-Change » de Desnos, où les prises de parole qui se succèdent accentuent la vision d’ensemble et l’appel à la résistance.
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Enfin, le roman offre l’avantage de pouvoir faire alterner des passages de description ou de portrait avec des discours rapportés. Le lecteur dispose ainsi d’une image plus complète des réalités, inscrites dans l’espace et dans le temps, et concrétisées par un personnage, tandis que les dialogues accentuent l’effet de réel, par exemple par la reprise du langage propre à telle ou telle catégorie sociale, comme le fait Marcel Aymé dans « En attendant ».
À cela s’ajoute le choix de l’énonciation.
Parfois le narrateur, alors dit homodiégétique, participe directement à l’action racontée, et le récit, pris en charge par le « je » – ou un « nous » collectif, voire un « on » plus distancié –, se charge de vérité. C’est aussi le cas quand il n’est qu’un simple témoin, hétérodiégétique, ce qui lui offre tout de même la possibilité d’un commentaire, comme dans « Barbara » de Prévert. Dans ces conditions, le récit en se présentant comme une « chose vue » ou une « chose entendue », semble plus objectif, et un jugement posé peut ainsi davantage influencer le lecteur.
Dans un récit à la troisième personne, les textes étudiés ont joué sur l’alternance entre l’omniscience du narrateur, qui, doté d’une sorte de don d’ubiquité, peut tout voir, tout savoir, et même pénétrer la conscience des personnages, et la focalisation dite interne, qu’on a pu, par exemple, observer dans Week-end à Zuydcoote, où tout est vu par le personnage, Maillat, ressenti par sa conscience. Le récit devient alors plus subjectif, mais aussi donne l’impression d’une sincérité, propre donc à émouvoir le lecteur.
Les tonalités
Le thème retenu, l’image de la guerre, ouvre le choix d’une vaste palette de tonalités, parfois un choix unique, tel le registre polémique adopté systématiquement par Céline, ou l’horreur tragique chez Barbusse ou Dorgelès. Parfois, il se permet de combiner les tonalités : par exemple, chez Péguy comme, à un moindre degré, chez Apollinaire, l’épique s’associe à des élans pathétiques. Chez Giraudoux, c’est par l’ironie ou l’humour que se crée la rupture par rapport aux images pathétiques, tandis que Desnos ou Prévert mêlent une expression lyrique à la violence polémique. Chez Robert Merle aussi, le pathétique est brisé par la banalité, voire la familiarité du réel, mais peut aussi se rapprocher, comme dans l’épilogue, d’une vision qui ne serait pas déplacée dans une épopée, pour illustrer l’instant de la mort.
Enfin, nous avons pu observer, chez Marcel Aymé, les particularités du fantastique où l’irréel, brusquement inséré dans le réalisme, soutient la satire de la guerre et la dénonciation de la perte des valeurs morales.
Écoute : Deux chansons, deux images contrastées
Pour lire les paroles
Joseph Kessel et Maurice Druon, "Le chant des partisans", 1943 : chantée par Yves Montand, 1974
Après l’appel à la résistance lancé de Londres, le 18 juin 1940, par le général de Gaulle, la résistance s’est peu à peu organisée. Les artistes participent ce mouvement, telle Anna Marly, la musicienne d’origine russe qui a composé, fin 1942, au moment de la bataille de Smolensk, la musique et les paroles en russe de ce qui s’appelle alors « La marche des partisans ». En 1943, sur des paroles françaises de Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon, elle prend le titre de « Chant des partisans ».
Appel à la résistance à l’occupant nazi, elle est devenue le symbole des appels à la résistance, d'où sa reprise par Yves Montand en 1974 lors d’un concert en faveur des réfugiés chiliens ou, à Jérusalem, en 1987, pour soutenir le combat des refuzniks, auxquels l’URSS refuse de rejoindre Israël.
La première strophe résume le contenu de la chanson avec une double métaphore, des vers 1 et 2, reprise en chiasme à la fin, qui met en valeur la terrible situation du pays occupé : « Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ? / Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu’on enchaîne ? ». Elle est suivie d’un appel à la lutte collective, associée à une promesse de défaite : « Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes… » Ces deux thèmes sont développés au cœur de la chanson, avec une évocation de la « misère » qui justifier la lutte armée, et l’énumération des formes qu’elle prend et des armes employées. Le choix des termes, « Ami », « camarades », « compagnons », souligne la fraternité qui unit ces résistants, soutenus par l’espoir et la certitude de conquérir la liberté : « Demain, du sang noir séchera au grand soleil sur les routes./ Sifflez compagnons, dans la nuit la liberté nous écoute… »
Boris Vian, "Le déserteur", 1954
Si le patriotisme a pu être affirmé par de nombreux artistes lorsqu’il s’agissait de libérer la France de l’occupant nazi, c’est, au contraire, l’antimilitarisme qui est exprimé à l’occasion des guerres coloniales.
En témoignent les douze quatrains du « Déserteur », chanson composée par Boris Vian avec Harold Berg, en 1954, alors que se termine la guerre d’Indochine mais que commence celle d’Algérie.
La chanson
La chanson, formée d'hexasyllabes, se présente comme une lettre, adressée à « Monsieur le Président » par un homme qui vient de recevoir son ordre de mobilisation, dans laquelle il formule avec force son refus : « Je ne veux pas la faire / Je ne suis pas sur terre / Pour tuer des pauvres gens ». Sa volonté de « déserter » est justifiée, dans les quatre strophes centrales, par une énumération de toutes les souffrances déjà subies. La chanson se termine par un élargissement du rejet : le personnage annonce sa décision de partir « [s]ur les routes de France », pour inciter la population à suivre son exemple et à déserter : « Et je dirai aux gens / Refusez d'obéir / Refusez de la faire / N'allez pas à la guerre / Refusez de partir »
Pour lire les paroles
La chute du poème a beaucoup choqué, car elle donnait l’image d’un gouvernement prêt à donner la mort pour imposer la guerre. Ainsi quand le chanteur Mouloudji enregistre, le premier, la chanson en mai 1954, sa diffusion est interdite à la radio jusqu’en 1962, fin de la guerre d’Algérie.
Mais elle aussi prend une force symbolique, chantée lors des marches pacifistes contre la guerre du Vietnam aux États-Unis, ou en 1991 contre la participation occidentale à la guerre du Golfe.
L'objection de conscience
Boris Vian relance, en fait, la question de l’objection de conscience, qui s’est affirmée pendant la première guerre mondiale par une lettre également, adressée au gouvernement militaire de Paris par Louis Lecoin, militant anarchiste, en novembre 1916, condamné à la prison. Gracié en 1920, il fonde l’Union pacifiste de France, et une lutte pour le droit à l’objection de conscience alors que, lors des deux guerres mondiales, ceux qui sont considérés comme déserteurs sont fusillés. La guerre d’Algérie voit se développer encore ces refus, punis de peines de prison. Ce n’est qu’en1963 qu’est créé un statut officiel de l’objecteur de conscience, mais difficile à obtenir, d’autant plus que toute information sur ce sujet est interdite. Le nombre des objecteurs reste donc limité : on en compte 15000 en 1997 quand est supprimé le service militaire obligatoire.