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Les métamorphoses de l'héroïne tragique : de l'antiquité au XX° siècle

 Dans l'antiquité : de la soumission à la révolte

Sophocle, Antigone, 431 av. J.-C. : deuxième épisode

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Sophocle

INTRODUCTION

 

La tragédie de Sophocle, Antigone, jouée en 442 av. J.-C., qui lui vaut le succès au concours dramatique à Athènes, est la première des trois pièces dans lesquelles Sophocle s’inspire de la malédiction des Labdacides, avant Œdipe-Roi, en 429 av. J.-C., puis Œdipe à Colone en 401 av. J.-C.

Dans le prologue, Antigone informe sa sœur Ismène du décret promulgué par leur oncle Créon, roi de Thèbes : il a interdit d'enterrer leur frère Polynice, mais d’accorder des funérailles officielles à Étéocle, alors que tous deux se sont tués « de leurs mutuelles mains » dans leur rivalité pour le pouvoir. Ismène refuse de s’associer à la décision d’Antigone : « Adopte l’attitude qui te semblera la plus indiquée », lui déclare alors celle-ci, « Moi, je l’enterrerai. Il sera beau de mourir pour cela. »

Pour en savoir plus sur la malédiction des Labdacides

Après la parodos, entrée du chœur, le premier épisode présente Créon, qui vient de proclamer solennellement son décret, mais un long récit d’un garde lui annonce ce fait terrible : le corps de Polynice a reçu les honneurs funèbres, malgré l’interdiction. Après un stasimon, chant du chœur, le deuxième épisode ramène le garde devant Créon, accompagné d’Antigone : alors qu’ils avaient à nouveau « dégagé le corps qui pourrissait », mais le surveillaient attentivement, ils ont pris sur le fait la coupable. Nous assistons alors au face à face entre Créon et sa nièce insoumise

 

Quelles caractéristiques de l’héroïne tragique cette scène de conflit permet-elle de mettre en valeur ?

LA TOUTE-PUISSANCE DE CRÉON

La vie dans le gynécée

Dans cette scène, Créon affirme fièrement sa toute-puissance, qu’il tire de son double statut, d’homme, face à une jeune fille, et de roi de la cité de Thèbes.

Nous sommes dans la Grèce du V° siècle avant Jésus-Christ, à une époque où les femmes, vivant à l’écart dans le gynécée sauf à l’occasion des cérémonies officielles, doivent se soumettre au pouvoir des hommes. Créon ne peut donc accepter, dans ce contexte, qu’une jeune fille, en plus sous sa dépendance, « dont le sort dépend des autres », ait pu oser braver ses ordres : « Ce n’est plus moi, l’homme, à présent, c’est elle, / Si elle s’en sort, et si on lui donne raison. », explique-t-il au coryphée. C’est aussi cet orgueil masculin blessé qu’exprime, avec un futur de certitude, sa dernière réplique : « tant que je vivrai, aucune femme n’imposera sa loi. »

La vie dans le gynécée
Sophocle, "Antigone" : la colère du roi Créon

Mais c’est encore plus son pouvoir royal qu’il affirme. Au garde, il donne un ordre brutal, « Sauve-toi où tu voudras », l’impératif est utilisé dans un autre ordre, « Faites-la donc venir », et dans son rejet brutal à la fin du texte : « va’ten donc aimer / Les morts ». Nous retrouvons ce ton aussi bien dans sa question indignée à Antigone, « Et tu as osé transgresser mes lois ? », que dans ses affirmations au coryphée, représentant du peuple de Thèbes. Face à lui, il se pose en donneur de leçon, « sache que ces volontés rigides / Sont les premières à s’effondrer », qu’il soutient par deux métaphores, celle du « fer » qui, même « cuit au feu et recuit, / Se brise et se casse », puis celle des « chevaux farouches » aisés à dompter d’un « bout de frein ». Il impose avec force sa certitude : « on peut souvent le constater », « Je sais ».

La colère du roi Créon

Les remarques d’Antigone confirment, d’ailleurs, ce pouvoir « [d]e faire et de dire ce que l’on veut », celui de « la tyrannie », le « tyran » désignant, dans ces temps antiques, l’homme régnant sur une cité. C’est par la peur que ce pouvoir s’impose : « ils ferment leur bouche », souligne la jeune fille en désignant les membres du chieur, citoyens thébains, qui pourraient se révolter, suggère-t-elle, « si la peur ne leur clouait pas la langue. »

C’est enfin ce pouvoir royal qui sert de base à son argumentation pour justifier son décret interdisant de rendre les honneurs funéraires à Polynice. Ne lui appartient-il pas de défendre la cité de Thèbes contre les menaces, donc de lutter contre les ennemis ? Polynice, venu attaquer la ville avec ses alliés pour reprendre le pouvoir à Étéocle – celui-ci pourtant aurait dû le lui rendre, car ils étaient censés diriger à tour de rôle – est donc considéré comme « un traître » : il est mort « [e]n ravageant son pays ; l’autre le défendait. » Et il se montre inflexible, car ce décret doit servir d’exemple à tous : « Un ennemi ne devient pas un ami en mourant. » 

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Mais le pouvoir d’un tyran est fragile, il peut aussi être menacé par des complots intérieurs, par « les intentions cachées […] / De ceux qui manœuvrent dans l’ombre. » Là encore, il doit donc faire preuve d’une implacable autorité, comme contre Ismène : « je l’accuse, elle aussi ». Et c’est aussi ce qu’il reproche à Antigone, « son arrogance en transgressant les lois établies », et le fait qu’ « elle a encore l’aplomb, après l’avoir fait, / De s’en glorifier, et de s’en réjouir. » La reprise de cette accusation, mais au pluriel, contre « les criminels qui, pris sur le fait, / Ont encore l’aplomb de s’en glorifier », prouve bien qu’il considère l’acte de la jeune fille comme un dangereux modèle, qu’il faut immédiatement éliminer.

LA RÉVOLTE D’ANTIGONE

Face à l’argumentation de Créon, qui défend les lois de la cité, Antigone pose un autre système de valeurs. Pour elle, ces lois ne sont que celle d’« un homme, […] un simple mortel », désignation qui en minimise le poids, par rapport aux « lois non écrites et immuables des Dieux ». Elle insiste sur la supériorité des lois divines, qui vient de leur éternité, mise en valeur par les indices temporels : « Elles ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier, / Elles sont toujours en vigueur, et nul ne sait depuis quand elles existent. » Elle souligne également leur valeur en rappelant les dieux qui les ont créées, le dieu suprême, « Zeus », mais surtout ceux qui règnent sur le monde des Enfers, l’au-delà promis à tout mortel : « la Justice qui siège à côté des Dieux infernaux », « Hadès réclame qu’on accomplisse ces rites ».

Benjamin Constant, Antigone au chevet de Polynice, 1868. Huile sur toile, 41 x 33. Musée des Augustins, Toulouse

Benjamin Constant, Antigone au chevet de Polynice, 1868. Huile sur toile, 41 x 33. Musée des Augustins, Toulouse

Cette conception la conduit à placer au-dessus de sa propre vie l’accomplissement de ce devoir absolu, qui incombe d’abord à la famille du mort. C’est ce qui explique qu’elle rappelle à plusieurs reprises ce qui l’unit à Polynice, « un enfant né de ma mère », « un être né des mêmes entrailles », « né du même sang, en effet, d’une même mère et d’un même père », « c’est mon frère qui est mort ». La conséquence logique est donc le peu de poids qu’elle accorde à Créon par rapport à la toute-puissance des dieux : « Je n’allais, pas moi, céder à la crainte qu’inspire un homme, / Quel qu’il soit, et avoir à en répondre devant les Dieux ».

Mais, au-delà de cette argumentation, c’est tout le comportement d’Antigone qui construit sa dimension héroïque.

Festival d'Avignon, 1960 : interview de Vilar,

metteur en scène, et extrait du premier épisode

Nous notons d’abord sa dignité face à Créon. Sa première réplique traduit sa force de volonté face à la menace qui pèse sur elle, avec le redoublement insistant : « J’avoue que je l’ai fait, et je ne nie pas l’avoir fait. » Loin de se chercher la moindre circonstance atténuante, elle se permet même de balayer la question de Créon avec ironie : « Oui : comment aurait-il pu en être autrement ? elle [la proclamation de la loi] était claire. » Cette ironie devient de la pure insolence dans sa première tirade, quand elle atténue le pouvoir de Créon, « Je ne pensais pas que tes proclamations fussent assez fortes », et elle la termine sur une véritable insulte : « il se peut que je sois traitée de folle par un fou. » Elle n’hésitera pas ensuite à le prendre à partie en déclarant qu’il ne doit l’obéissance de son peuple qu’à « la peur ». C’est ce trait de caractère, « intraitable », que relève le coryphée, en témoignant d’une forme d’admiration : « elle ne sait pas céder à l’infortune. »

Plus même que sa force de résistance, elle montre son courage face à la mort. Elle la regarde en face : « Je savais qu’il me fallait mourir – comment l’ignorer ? », « cela ne représente pour moi / Aucune souffrance », affirmation réitérée « ceci n’en représente aucune. » Sans doute la mort est-elle, pour elle, le moyen à la fois d’échapper aux « innombrables malheurs » déjà subis, et celui de récolter une « gloire plus grande » par son acte… D’où son acceptation, d’une brièveté tranchante : « Que veux-tu de plus que ma mort ? / Je suis entre tes mains. »

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Le long passage final de stichomythie confirme la force d’Antigone, qui réplique vers à vers aux questions et aux objections de Créon, sans jamais reculer, pour affirmer les valeurs en lesquelles elle croit : le respect des rites religieux, d’abord, mais aussi la suprématie des valeurs du cœur face à la rationalité du pouvoir politique, à travers l’antithèse : « Je ne suis pas faite pour haïr, mais pour aimer. »

CONCLUSION

 

Inscrite dans le contexte antique grec de l’infériorité féminine, cette scène de conflit, faisant alterner, dans l'argumentation, les tirades et de brèves et violentes répliques, , met en valeur un double aspect de l’héroïne.

         D’une part, elle est victime d’une fatalité, qui la promet, comme son père, à un sort terrible, la mort. Elle sait qu’elle ne peut pas lui échapper, et l’envisage avec une forme de courageuse sérénité.

         D’autre part, c’est précisément cette fatalité qui guide ses choix, ici son insoumission face à Créon, sa résistance. En cela, elle crée un modèle d’héroïnes, dignes, courageuses, refusant de plier face à l’adversité, défendant leur foi et leurs convictions. C’est ce qui explique qu’elle ait inspiré d’autres écrivains, notamment, au XX° siècle, Anouilh, en 1944, qui la rattache à la Résistance contre le pouvoir nazi,   et Brecht, en 1948, qui fait d’elle la source d’une révolte collective contre la tyrannie, mise en parallèle avec la chute du IIIème Reich.

Euripide

Euripide, Électre, 420-416 av. J.-C. : deuxième épisode

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INTRODUCTION

 

Euripide n’est pas le premier à choisir Électre comme héroïne d’une tragédie. Eschyle en avait fait un des personnages des Choéphores (458 av. J.-C.), et Sophocle à son tour compose une Électre, les commentateurs discutant encore pour décider si sa pièce date d’avant ou après celle d’Euripide dont la date reste incertaine.

L’intérêt pour cette héroïne vient de son lien avec la malédiction qui pèse sur la famille des Atrides, et de la chaîne de vengeances qu’elle met en place. Agamemnon, qui a sacrifié sa fille, Iphigénie, pour que les dieux permettent à la flotte grecque qu'il commande de voguer vers Troie, est assassiné, à son retour à Argos, par son épouse Clytemnestre et l’amant de celui-ci, Égisthe. Dans la version d’Euripide, Oreste, condamné à mourir, est sauvé par son vieux gouverneur et emmené en exil, tandis que le couple meurtrier se débarrasse d’Électre en la mariant à un vieux laboureur, la contraignant ainsi à une vie indigne. Mais Oreste revient à Argos

Pour en savoir plus sur la malédiction des Atrides

La famille des Atrides

La pièce s’ouvre sur le prologue où le laboureur présente la situation, avant la parodos, entrée du chœur, puis l’arrivée de l’héroïne. Le premier épisode représente sa rencontre, devant la masure du laboureur, avec Oreste, qui ne se fait pas immédiatement reconnaître.  

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Quelle image contrastée de l’héroïne ce dialogue avec Oreste met-il en place ?

LA LAMENTATION D'ÉLECTRE

Rencontre d'Oreste et Électre sur la tombe d'Agamemnon, cratère de Python, 340-330 av. J.-C., Musée national archéologique de Madrid

Une longue tirade d’Électre occupe toute la seconde partie du passage. Le ton en est donné par la question d’Oreste, qui parle de « maux », de « nouvelles pénibles » et annonce déjà le sentiment de « pitié ». La réponse d’Électre suit un double mouvement, posé en introduction, « mes cruelles infortunes et celles de mon père », répété par « mes malheurs et les siens ». C’est aussi ainsi qu’elle la conclut en évoquant son « cœur malheureux », sa propre tristesse, et sa « tête rasée », en signe du deuil de son père.

Électre distingue trois éléments dans la peinture de ses malheurs, mais tous révèlent une profonde blessure d’amour-propre.

       Il y a d’abord son apparence physique. On reprochait beaucoup, d’ailleurs, à Euripide d’avoir amoindri la dignité propre à la tragédie en représentant des héros en haillons et dans un cadre indigne d’eux, au lieu des nobles palais habituels. Ainsi se présente Électre, en un rythme ternaire : « quels vêtements je porte en cette masure, quelle saleté couvre mon corps, sous quel toit j’habite ».

Rencontre d'Oreste et Électre sur la tombe d'Agamemnon, cratère de Python, 340-330 av. J.-C., Musée national archéologique de Madrid

        Cet état est indigne de son statut de princesse, de même que le mode de vie qui lui est imposé. Elle doit accomplir elle-même les tâches normalement dévolues à des esclaves. Elle est obligée de « tisser à la navette [s]es vêtements », pour ne pas encourir la honte suprême d’aller « nue », et elle insiste : « c’est moi qui aux sources du fleuve vais chercher l’eau. »

        Mais, pire encore, c’est son statut même de femme qui lui a été ôté : « Je ne prends part ni aux fêtes consacrées aux dieux, ni aux chœurs », donc elle est privée des droits accordés à toute femme grecque. Son mariage la place aussi dans une situation ambiguë. Un époux laboureur est, bien sûr, indigne de celle que « son rang » destinait à un plus noble époux : elle était, en effet, avant la mort de celui-ci, fiancée à Castor, le frère de sa mère, union familiale qui ne relevait d’aucun interdit dans la Grèce antique, et, comme elle le rappelle, union prestigieuse puisqu’il fut ensuite « mis au rang des dieux ». Mais elle n’a même pas pu, par son mariage, accéder au statut d’épouse, puisque le laboureur, par respect, n’a pas voulu consommé ce mariage, comme il l’a expliqué dans le prologue : « Oui, je rougirais, ayant la fille d'opulents seigneurs, de l'outrager alors que je suis indigne d'elle de par ma naissance. » La conséquence en est qu’elle se retrouve isolée des autres épouses : « Je fuis, étant vierge, la compagnie des femmes. »

À cela s’ajoute le meurtre de son père : dès le début du dialogue, elle mentionne à propos d’Oreste « les meurtriers de son père ». Comme pour son propre sort, trois aspects sont mis en valeur.

        Il y a d’abord l’irrespect du rituel funéraire habituel. Certes, il a « obtenu en tombeau », mais, en précisant aussitôt : « c’est comme on voudra : il fut jeté hors du palais », elle suggère que  ce tombeau est indigne d’un roi, et, s’il y a un « monument de marbre » – afin, sans doute, de ne pas risquer aussi d’attirer le châtiment sur la ville en effaçant tout souvenir du roi –, son cadavre a été indignement traité. Les négations s’accumulent dans l'énumération du traitement indigne réservé au mort : « sans honneurs, n’a jamais encore reçu de libations ni de rameau de myrte et son bûcher est vide d’ornements. » Pire encore le mort subit des outrages posthumes de la part du meurtrier qui, sans le moindre respect « saute sur le tombeau et lance des pierres au monument de marbre ».

        Électre manifeste un profond mépris envers Égisthe, et se livre à un violent réquisitoire contre lui. Il est dépourvu de toute dignité, puisqu’il se montre « ivre, souillé de vin ». Meurtrier, il n’éprouve aucune honte de son crime, bien au contraire puisqu’il « se montre partout en public monté sur le char même » de « celui qu’il a tué ». Il n’est aux yeux d’Électre qu’un indigne usurpateur, d’où son ironie à propos du titre dont il se pare, « l’illustre, comme on l’appelle ». Elle l’accuse ainsi de s’être approprié une puissance à laquelle il n’avait aucun droit : « quant au sceptre qui commandait à l’expédition des Grecs, il s’enorgueillit de le tenir dans ses mains souillées de sang. » Cette accusation dénonce un véritable sacrilège.

John Collier, Clytemnestre après le meurtre d'Agammemnon, 1882. Huile sur toile. Guildhall Art Gallery, Londres

        Mais Électre réserve sa plus grande colère à sa mère. Au début du dialogue, elle rappelle que celle-ci a directement participé au meurtre d’Agamemnon : « la même hache dont elle frappa mon père ». Mais dans la tirade, ce n’est pas tant sur ce point qu’elle insiste, avec seulement une rapide mention, mais rattaché directement à Égisthe et non à sa mère : « Le sang de mon père noircit encore les murs du palais, putréfié ». Ce qui la révolte davantage semble plutôt être le statut royal dont Clytemnestre tire sa gloire, en décalage avec la misère dans laquelle vit sa fille, souligné par la mise en valeur du pronom « elle ». C’est, en effet, la richesse que son portrait met en relief : « Ma mère, elle, au milieu des dépouilles des Phrygiens, est assise sur un trône ; sur les degrés se tiennent des servantes d’Asie conquises par mon père ; leurs voiles troyens sont attachés par des agrafes d’or. » » Clytemnestre, la meurtrière, bénéficie donc indûment, en toute impunité, des conquêtes effectuées par Agamemnon, et ses servantes, des captives, ont elles-mêmes un sort plus enviable que celui de sa propre fille, une princesse.

Électre ressent donc comme une véritable insulte le sort qui lui a été imposé par sa mère et Égisthe, et il est évident que c’est une importante raison, sinon la raison primordiale puisque placée en premier dans la tirade, de son désir de vengeance. Chez Euripide, c’est d’abord leur propre passion, ici une haine jalouse, qui meut les personnages.

John Collier, Clytemnestre après le meurtre d'Agammemnon, 1882. Huile sur toile. Guildhall Art Gallery, Londres

LE DÉSIR DE VENGEANCE D'ÉLECTRE

Ce dialogue révèle le double rôle qu’entend jouer Électre, d’abord en incitant Oreste au meurtre, ensuite en y participant elle-même.

Oreste et  Électre tuant  Égisthe. Amphore de Vulci. Musée de Berlin

Sa première réplique tranche avec la question initiale d’Oreste, « Que pourra faire Oreste, s’il revient à Argos ? » Cette question pourrait se comprendre comme le moyen de mieux connaître la situation au palais avant d’agir. Mais, aux yeux d’Électre, cette question est indigne de ce qui est le devoir absolu de tout fils, d’où la violence de sa riposte indignée, rythmée par l’interrogation et l’exclamation : « Tu le demandes ? Honteuse question ! La mesure n’est-elle pas comble ? » Elle fait donc appel au sens de l’honneur d’un fils par rapport à l’affront subi par son père, et met tout en œuvre pour le stimuler : en évoquant son propre sort, d’abord, puis en mettant sous ses yeux les images du meurtre, la « hache », « le sang [qui] noircit encore les murs du palais, putréfié ». Elle va encore plus loin en rapportant directement le discours ironiquement insultant qu’Égisthe adresse au mort, un défi à l’honneur du fils : « Où est ton fils Oreste ? Près de ta tombe sans doute, le brave, pour la défendre ? ». Il se doit de venger à la fois une sœur accablée de malheurs, et « celui qui l’engendra », formule qui rappelle la force du devoir filial. Le dialogue se termine par la reprise de la notion de honte, qui l’avait ouverte, dans un raisonnement a fortiori, ultime appel à l’honneur : « il serait honteux » de ne pas se hausser à la hauteur des exploits paternels. Si Agamemnon a pu anéantir tout un peuple, comment Oreste pourrait-il ne pas pouvoir tuer « un seul homme », « à lui seul » mais en ayant pour lui l’atout de sa jeunesse et de sa naissance, « né d’un père plus valeureux » ?

Ménélas, Oreste et Électre,  I er s. av. J.-C.? : la reconnaissance

Ménélas, Oreste et Électre,  I er s. av. J.-C.? : la reconnaissance
Le meurtre d'Agammemnon, par Égisthe et Clytemnestre

Cependant, elle ne se contente pas de pousser Oreste au meurtre, elle s’y associe pleinement, se réservant le pire, le matricide. Sa réponse à la question d’Oreste, qui révèle peut-être d’une forme d’hésitation chez lui, « Aurais-tu le courage de l’aider à tuer ta mère ? », est d’une brièveté catégorique : « Oui, avec la même hache dont elle frappa mon père. » Pourtant, un matricide est plus difficile à accomplir que le meurtre d’Égisthe, un étranger, et devrait être plus douloureux, ce qui explique le doute exprimé par la question d’Oreste. Mais aucun doute chez Électre, qui renforce cette affirmation par un serment encore plus terrible, par la violence suggérée : « Que je meure, pourvu que j’égorge ma mère ! »

La longue tirade qui suit prend alors une double fonction. Elle est, bien sûr, destinée à être rapportée à Oreste par celui qui s’est présenté comme un ami. Mais peut-être est-elle aussi un rappel qu’Électre s’adresse à elle-même, pour fortifier son propre courage.

CONCLUSION

 

L’héroïne qu’Euripide met en scène dans ce passage revêt un double aspect.
         C’est à elle que revient la lamentation, rôle traditionnellement réservé aux femmes, celui que lui accordait Eschyle dans Les Choéphores (458 av. J.-C.), tragédie où elle se contentait de mettre au jour son espoir du retour de son frère, sa haine des meurtriers et son triste sort, tandis que l’acte de vengeance était pris en charge par Oreste seul. D’une façon générale, la tragédie antique attribue souvent aux héroïnes féminines, les captives ou celles qui sont promises à la mort, la déploration qui doit provoquer, comme le formule le philosophe Aristote, la pitié du spectateur.

       Cependant, Euripide ne limite pas son héroïne à ce rôle : il lui prête une force combattante, une réelle violence à la fois dans son réquisitoire contre Égisthe, et, encore plus contre sa propre mère. Le public ne peut guère avoir de doute sur sa capacité à assouvir elle-même sa vengeance, en devenant à son tour meurtrière. En cela, et d’autant plus parce qu’elle est une femme dans le contexte grec du V° siècle, elle répond à la seconde exigence d’Aristote : la tragédie doit aussi susciter la terreur du public.

Ces deux sentiments, pitié et terreur, pourront ainsi entraîner la « catharsis », la purgation des passions coupables des spectateurs. 

Sénèque, Médée, 60-65 : exposition

Sénèque

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INTRODUCTION

 

Par sa généalogie, qui réunit les plus puissantes divinités, Médée mérite pleinement sa désignation comme « héroïne », le terme « héros » se liant, initialement, à une nature de demi-dieu. Elle se lie aussi à des forces maléfiques, par ses aïeux, les Titans, sa mère, Hécate, ou sa tante, la magicienne Circé. Ses origines la prédisposaient donc à entrer, elle aussi, dans la mythologie, par les plus terribles exploits, et à s’inscrire dans la littérature. Au théâtre, après avoir été mise en scène par le grec Euripide, en 431 av. J.-C., elle est choisie par le latin Sénèque, qui compose sa Médée entre 60 et 65.

Là où Euripide montrait principalement les conflits, plaçant Médée, face, par exemple, à Créon, roi de Corinthe, qui souhaite donner sa fille Créuse en mariage à Jason et la bannir de sa cité, ou plus directement à Jason, son époux, dont elle a eu deux enfants, Sénèque la montre plus directement en action. Ce philosophe stoïcien souhaite, en effet, au-delà de la magicienne, mette en valeur la femme outragée, afin de montrer comme les passions peuvent s’avérer destructrices. Ainsi, sa tragédie s’ouvre sur un long monologue de Médée.

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En quoi ce monologue répond-il à la fonction traditionnelle d’une scène d’exposition, nous informer sur la situation, mais aussi créer un horizon d’attente ?

L’INVOCATION AUX DIEUX

L’observation de la généalogie de Médée explique à quels dieux elle fait appel pour l’assister dans sa vengeance.

Invoqué dès le début, « Soleil, qui distribues le jour au monde », elle répète son appel au centre du monologue, réservant une place prépondérante à Hélios, dieu tout-puissant, l’aïeul illustre, son grand-père. C’est d’abord un sentiment d’injustice qu’elle exprime, avec trois phrases exclamatives, en gradation : « Le Soleil, père de ma famille, voit un pareil spectacle ! » Elle s’indigne donc en constatant qu’aucun châtiment ne s’abat sur Jason, traître au serment sacré du mariage : ce dieu tout-puissant se montre indifférent, « son char », image mythologique traditionnelle,  « suit  sa route accoutumée dans l’azur d’un ciel sans nuages ! » La dernière exclamation, avec les négations, révèle ce que souhaiterait Médée, qu’il empêche ce nouveau mariage prévu par Jason : « Il ne recule pas, il ne ramène pas le jour en arrière ! » Ainsi s’explique l’appel qu’elle lui lance, avec le redoublement de l’impératif, « Laisse-moi », sa demande de se substituer elle-même à ce dieu.

La généalogie de Médée

Mais il ne s’agit pas seulement de conduire le char pour en modifier la course. Le lexique qui le dépeint, avec « les rênes brûlantes de tes coursiers enflammés », suivi de la phrase qui s’ouvre sur « L’incendie de Corinthe », révèle son intention terrible : elle veut, au-delà de la personne même de Jason, exercer sa vengeance, sur la ville entière dont le roi la rejette. 

Dans l’ouverture de ce monologue, Médée interpelle les autres puissances divines, d’abord parmi les dieux de l’Olympe, en lien avec sa propre situation. Les « Dieux de l’Hymen » sont, logiquement, les premiers nommés, puisque le mariage donne lieu à un serment sacré : parmi eux, le dieu Hymen, lui-même, fils de Bacchus et de Vénus, qui présidait à la cérémonie, suivi de « Lucine », autre désignation de Junon, « gardienne du lit conjugal », étymologiquement rattachée à la lumière qu’apporte le mariage. 

Ludovico Carracci, Histoire de Jason : l’expédition des Argonautes, 1584. Fresque, Palazzo Fava, Bologne

Ludovico Carracci, Histoire de Jason : l’expédition des Argonautes, 1584. Fresque, Palazzo Fava, Bologne

Puis sont cités les dieux qui sont liés à Jason. D’abord, « Minerve qui enseignas à Typhis l’art de diriger le navire nouveau sur les flots obéissants » fait allusion, avec cette déesse à la fois de la guerre et de l’intelligence, à l’expédition de ceux qui furent appelés les « Argonautes », du nom de leur navire, « Argo », partis avec pour chef Jason pour conquérir la « Toison d’or ». Elle a formé le pilote de ce navire, mais la réussite n’aurait pas été possible sans ces « flots obéissants », c’est-à-dire sans la protection de Neptune, « redoutable roi des profondes mers », qui aurait  pu déchaîner une tempête. Médée cherche à persuader les dieux que, par le reniement qu’il prépare, Jason se montre doublement indigne, non seulement de sa promesse de mariage, mais aussi de l’appui de ces dieux qui lui ont permis d’accéder au statut de héros.

Enfin, elle passe de ces divinités, célestes et marines, à l’autre face de sa généalogie, plus sombre, à partir de celle qui lui est souvent attribuée comme mère, « Hécate », d’où sa protestation, « que Médée a le droit d’invoquer ». En la nommant « triple Hécate », puisque cette divinité lunaire règne sur le ciel, la mer et la terre, elle forme une habile transition, introduisant des forces plus inquiétantes : « qui prêtes à de mystérieux sacrifices la lumière favorable ». Cette formule évoque, en effet, les cérémonies qui se déroulent lors des nuits de nouvelle lune, et Hécate est une divinité porteuse de mort. Rappelons que Médée a aussi pour tante la magicienne maléfique Circé, ce qui ne peut que renforcer son « droit » de faire appeler à de telles puissances.

À partir d’Hécate, Médée développe longuement son appel aux forces souterraines, toutes liées au monde des morts, au « chaos de l’éternelle nuit », aux « régions souterraines de l’enfer ». Ce sont ces morts, qu’elle désigne, selon la tradition antique, par le terme « Ombres », mais la précision « impies » signale que ceux qu’elle appelle à l’aide sont celles qui ont été jugées coupables, les criminels. Puis, elle nomme Pluton, le « souverain de ce royaume funeste », adjectif à prendre dans son sens étymologique, « de mort », et son épouse, Proserpine (la Perséphone grecque), qu’il avait enlevée, et avait refusé de laisser repartir jusqu’à l’intervention de Zeus lui-même, d’où la remarque de Médée sur ce « séducteur plus fidèle ». Elle sous-entend ainsi, avec une forme d’amertume, que ces dieux des Enfers ne peuvent que s’indigner de l’infidélité de Jason, donc l’aider à le punir.

Perséphone chez Hadès, médaillon d'un kylix attique, v. -440--430, British Museum

Perséphone chez Hadès, médaillon d'un kylix attique, v. -440--430, British Museum

Représentation des Érinyes - ou Furies à Rome

Il est donc tout naturel qu’elle termine cette invocation par les Furies, avec l’insistance de l’impératif, « Venez », sur un rythme ternaire en gradation, qui lui permet de s’attarder sur elles. Elles sont, en effet, d’abord mentionnées par leur rôle : « déesses qui punissez les crimes. ». Puis leur portrait, reprenant l’image traditionnelle héritée des Érinyes de la Grèce antique, souligne l’horreur de ces trois déesses, Tisiphone, Mégère et Alecto, avec leur « chevelure de serpents en désordre, et des torches funèbres dans [leurs] mains sanglantes ». Enfin, elle rappelle à nouveau le crime commis par Jason, le parjure, d’où l’insistance, « telles que vous parûtes autrefois à mes noces » puisqu’elles devaient punir ceux qui transgressent la loi morale, ici le serment solennel.

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Cette longue invocation joue un double rôle. Elle révèle la colère de Médée contre ces dieux, qui, à ses yeux, ne remplissent pas leur rôle, et, par le rappel de sa généalogie, la puissance dont elle dispose pour, avec leur aide, accomplir sa vengeance.

Représentation des Érinyes - ou Furies à Rome

LA FUREUR DE MÉDÉE

À travers son appel aux dieux, à l’impératif, Médée annonce la forme que prendra la vengeance, posée comme un bénéfice personnel avec le pronom « moi », et ses victimes potentielles, en gradation : « apportez-moi la mort pour cette nouvelle épouse, la mort pour son père et pour toute cette race royale. » Elle associe ainsi la culpabilité d’une rivale, dont elle est jalouse, à celle d’un père, favorable à ce nouveau mariage et qui veut la renvoyer hors de la ville, et élargit sa malédiction, comme fréquemment dans le monde antique, à l’ensemble d’une famille. Plus loin, elle annoncera même « l’incendie de Corinthe », chaque citoyen devant ainsi coupable de laisser se commettre un forfait.

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Au sommet de cette vengeance, elle place Jason, en lui réservant un lexique plus violent : « laissez-moi vous demander un supplice plus terrible pour l’époux. » Elle lance ensuite contre lui, sous une modalité injonctive renforcée par l’exclamation finale, une double malédiction, qui le condamne à une vie terrible. D’abord, par « Qu’il vive, mais pour errer dans des villes inconnues », elle souhaite le condamner au pire châtiment pour un homme de l’antiquité, perdre son identité, sa citoyenneté d’origine, c’est-à-dire la protection des murs et des lois de sa cité, et celle des dieux de ses pères. C’est cet aspect que souligne l’énumération des adjectifs : « pauvre, exilé, tremblant, détesté, sans asile. Le portrait qu’elle fait ensuite de l’exilé est une façon, par opposition, de rappeler à nouveau l’ingratitude de Jason, puisque c’est précisément l’amour de Médée qui lui avait ouvert la porte de la Colchide et permis la conquête de la « toison » : « réduit à regretter mon amour, à frapper deux fois à une porte étrangère comme un hôte fatal », redouté parce que susceptible d’apporter la mort. Regret du passé, angoisse de l’avenir, tel est le sens de cette malédiction. Mais, Médée va encore plus loin, comme le prouve l’emploi du superlatif, « le vœu le plus cruel », en faisant porter sa malédiction – cas fréquent dans l’antiquité – sur sa descendance : « qu’il ait des enfants semblables à lui-même, semblables à leur mère. » Elle suggère par là qu’il paiera, à travers eux, le prix de son ingratitude, de sa perfidie et de celle de son épouse Créuse qui n’hésite pas à « voler » l’époux d’une autre ; il aura donc des enfants dénués de tout sens moral, sans scrupules.

Mais que veut dire Médée par sa dernière remarque : « Oui, je suis déjà vengée, j’ai des enfants » ? Qu’elle peut les emporter au loin, les enlever à leur père, ce qui serait déjà un châtiment ? Le public – qui connaît l’histoire de Médée – pense forcément au pire, à la mort infligée à des enfants innocents pour punir leur père… Est-ce déjà là l’idée qui naît dans l’esprit de Médée, emportée par sa colère ? 

Ludovico Carracci, Histoire de Jason : les incantations de Médée, 1584. Fresque, Palazzo Fava, Bologne

Ludovico Carracci, Histoire de Jason : les incantations de Médée, 1584. Fresque, Palazzo Fava, Bologne

Au cœur de ce monologue, introduite par le connecteur « Mais », cette colère se marque par le passage de l’invocation aux dieux, à une exhortation à elle-même, de ce qui ressemble encore à une lamentation à l’action pleinement assumée : « Mais c’est trop de plaintes et de paroles inutiles. » La fin du passage est donc d’abord destinée à elle-même, à fortifier son âme avant d’agir. C’est ce qui explique la double interrogation soutenue par le pronom « je » et le futur : « N’irai-je pas contre mes ennemis ? N’éteindrai-je pas les torches nuptiales et la clarté du jour ? » La forme négative sous-entend une réponse affirmative. De même, l’impératif confirme ce  désir d’une vengeance personnelle : « bannis toute crainte de femme, et revêts-toi de toutes les fureurs du Caucase », région où se situe la Colchide, terre d’origine de Médée. En même temps, c’était un lieu jugé particulièrement sauvage, avec la montagne où la mythologie situe le châtiment de Prométhée par Zeus, voleur de feu condamné à ce qu’un aigle lui dévore incessamment le foie.

Le terme « fureurs » est donc tout à fait approprié, puisque Médée, faisant ici preuve d’hybris, de démesure, se hausse au-dessus de sa condition de mortelle dans la vengeance qu’elle trame : modifier la course du soleil, « réunir[…] deux mers ».

Mais le mot « fureur » prend aussi le sens de "folie", ce dont témoigne le tutoiement à la fin du monologue, dédoublement intérieur entre le « je » qui reste humain, et ce « tu » qui s’apprête au pire. Il reste, en effet, une part lucide en Médée, une conscience de ses actes traduite par l’énumération ternaire, « je roule dans mon esprit des projets affreux, inouïs, abominables, qui doivent épouvanter à la fois le ciel et la terre. » C’est d’ailleurs pour cela qu’elle se réfère une nouvelle fois à l’appui divin, en évoquant les sacrifices qu’elle devra accomplir : « je porterai comme ma rivale une torche d’hyménée, je réciterai les prières sacramentelles, et j’immolerai des victimes sur les autels consacrés pour ce grand jour. »

Frederick Sandys, Médée, 1866-68. Huile sur bois, 61,2 x 45,6. Museum and Art Gallery, Birmingham 

Pour s’encourager, Médée rappelle ses actes passés, ce qui complète, pour le public, son portrait de redoutable magicienne. Elle a le pouvoir de lire « dans [les] entrailles » des victimes sacrifiées, comme le font les prêtres, les devins. Mais surtout, elle a déjà fourni la preuve de ses pouvoirs : « ô mon âme, si tu sais encore oser, s’il te reste quelque chose de ta vigueur première », lance-t-elle, avant une énumération de ce qu’elle appelle, avec un cruel humour, ses « premiers essais de jeune fille » : « Blessures, meurtre, membres épars et sans sépulture ». Pour que son père,  Æétès, n’empêche pas sa fuite avec Jason et la « Toison », elle avait, en effet, tué son frère, Absyrtos, l’avait découpé en morceaux ensuite semés sur leur route. Elle avait aussi, lors de leur séjour en Thessalie, persuadé les filles de Pélias, sous prétexte de le rajeunir, de tuer leur père, et de faire bouillir les morceaux du cadavre dans un chaudron… Son interrogation qui minimise ce passé,« Qu’est-ce que cela ? », prend alors une force terrible. La série d’injonctions qui suit suggère une violence supérieure, avec les comparatifs : « Je veux que ma colère aujourd’hui soit plus terrible ; femme et mère, il me faut de plus grands forfaits. Arme-toi de fureur, et prépare tout ce que tu as de rage et de puissance pour détruire ; que le souvenir de ta répudiation soit sanglant comme celui de tes noces. »

Frederick Sandys, Médée, 1866-68. Huile sur bois, 61,2 x 45,6. Museum and Art Gallery, Birmingham 

La conclusion du monologue, outre l’emploi d’un champ lexical violent et suggestif,  se ferme sur cette association entre le passé et l’avenir, soulignée par un double chiasme syntaxique. D’abord, le jeu de question-réponse, « Comment vas-tu quitter ton époux ? comme tu l’as suivi », place au centre du chiasme celui qu’elle veut, avant tout, punir, Jason. Puis, dans « tu es entrée dans ce palais par un crime, c’est par un crime qu’il faut en sortir », c’est le « crime » qui se trouve mis en valeur, en donnant ainsi la clé de l’intrigue tragique : le meurtre.

Médée s'apprêtant à tuer ses enfants. Fresque. Musée national d'archéologie, Naples

CONCLUSION

 

Il convient de ne pas oublier que le public romain connaît bien la mythologie, et que l’héroïne de Sénèque a déjà une réputation bien établie, de magicienne et de criminelle. C’est un rappel de cet héritage mythologique que lui fournit ce monologue qui sert d’exposition à la tragédie. Crée-t-il vraiment un horizon d’attente ? Le public sait déjà comment Créuse mourra, que l’incendie ravagera Corinthe, que Médée s’envolera dans les airs sur un char ailé, et, surtout, que « femme et mère » elle tuera ses enfants pour punir l’époux infidèle. Le public n'attend donc pas tant, donc, l’intrigue que la façon dont Sénèque va la construire, ce que sa pièce mettra en valeur.

Médée s'apprêtant à tuer ses enfants. Fresque. Musée d'archéologie, Naples

Or, ce monologue, nous donne déjà quelques indications. Déjà, Sénèque n’a pas choisi une « simple princesse » ou une reine, comme dans la plupart des tragédies antiques, mais une femme qui, au lieu de déplorer son sort, ou une lourde fatalité, assume pleinement ses liens avec le monde des dieux, et revendique même les plus terribles d’entre eux pour implorer leur soutien. De plus, la vision du sang et des flammes, récurrente dans l’extrait, et la mention insistante des « crimes » mettent en place une nouvelle image de l’héroïne tragique que sa « fureur », due, non plus à une force supérieure, mais avant tout à son amour-propre blessé, transforme en la plus terrible des meurtrières.

Mise en scène de Jorge Lavelli, 1967 : extrait du dénouement

 La tragédie au XVII° siècle

Corneille

Pour en savoir plus sur le baroque et le classicisme

On se représente souvent le XVII° siècle à partir d'images d'ordre, de symétrie, d'équilibre et d'harmonie... C'est oublier que le siècle s'ouvre avec le mouvement baroque,  bien éloigné de telles notions. À l’époque où Corneille écrit ses premières pièces, sous Louis XIII, la littérature est encore exubérante, les règles qui viendront plus tard la contraindre ne sont pas encore posées, l'imagination s'affirme libre, et, sur le modèle du "baroque" italien, s'autorise tous les excès. C’est au moment où Louis XIV fortifie la monarchie absolue que s’élabore la doctrine classique au théâtre, dont Racine offre le plus bel exemple. 

Pierre Corneille, Médée, 1634 : acte I, scène 4, extrait

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Par sa généalogie, qui réunit les plus puissantes divinités, Médée mérite pleinement sa désignation comme « héroïne », le terme « héros » se liant, initialement, à une nature de demi-dieu. Elle se lie aussi à des forces maléfiques, par ses aïeux, les Titans, sa mère, Hécate, ou sa tante, la magicienne Circé. Au théâtre, après avoir été mise en scène par le grec Euripide, puis par le latin Sénèque, c’est Corneille qui s’empare de ce personnage, pour lui donner une dimension nouvelle, puisque, loin de se présenter seulement en victime, sa Médée affirme aussi la force de son désir de vengeance.

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L'exposition nous a appris que l’héroïne est répudiée par Jason, après l’avoir aidé dans sa conquête de la « Toison d’or » et lui avoir donné deux enfants. Elle est  aussi condamnée à l'exil par Créon, roi de Corinthe et père de Créuse, car il veut donner en mariage  sa fille à Jason. Cette scène est la première apparition de Médée qui, sous l’effet de la jalousie, entre dans une violente colère.

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Comment la double invocation dans cette tirade illustre-t-elle la violence de la passion ?

Mise en scène de Correia, T.N.Nice, 2012 : 1ère partie...

... et seconde partie de l'extrait

UNE FEMME JALOUSE

Dans sa triple interpellation adressée aux dieux, à Jason et à elle-même, Médée exprime d’abord sa jalousie, celle d’une femme blessée dans son amour-propre.

Dès le début, en invoquant les « [s]ouverains protecteurs des lois de l’hyménée », ces « [d]ieux témoins de la foi que Jason [lui] a donnée », l’accusation est lancée. Jason n’a pas respecté sa promesse d’« immortelle ardeur », il l’a trahie, alors même qu’il avait su la séduire : « il vainquit ma pudeur », rappelle-t-elle. D’où la violence du lexique qui désigne la faute de ce « perfide époux », avec, en écho les termes « parjure » et « injure », qui forment une rime riche, et l’exclamation indignée, « Jason me répudie ! », suivie d’une interrogation pour amplifier sa trahison : « Et qui l’aurait pu croire ? »

Jean-François de Troy, Jason jure un amour éternel à Médée, 1742-43. Huile sur toile, 56.5 x 52.1 cm.  National Gallery, Londres

Mais, loin de vivre cet abandon comme une douloureuse épreuve, Médée ne se résigne pas à une lamentation. Elle tente, au contraire, d’impliquer les dieux dans sa révolte. C’est, en effet, dans un temple que se conclut un mariage, et les dieux sont des « garants », « pri[s] à témoin » de ce qui a valeur sacrée, et s’avère à présent « un faux serment ». Ce sont donc les dieux eux-mêmes que Jason insulte ainsi, d’où l’appel que leur adresse Médée avec ses impératifs : « Voyez de quel mépris vous traite son parjure / Et m’aidez à venger cette commune injure. » Elle va jusqu’à les braver en remettant en cause, par la double négation, leur toute-puissance et leur fonction divine : « S’il me peut aujourd’hui chasser impunément, / Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment. » Notons ici l’entrecroisement des pronoms qui associent étroitement l’insulte qu’elle a subie et celle infligée aux dieux.

Jean-François de Troy, Jason jure un amour éternel à Médée, 1742-43. Huile sur toile, 56.5 x 52.1 cm.  National Gallery, Londres

Dans un second temps, c’est l’ingratitude de Jason qui la révolte. Elle rappelle tout ce qu’elle a accompli pour lui : « Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême », annoncé par « le servir ». Les interrogations oratoires se multiplient, pour souligner l’indignité d’un tel comportement, d’abord avec un parallélisme : « S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ? » Puis vient une anaphore en gradation : « Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ? / M’ose t-il bien quitter après tant de forfaits ? » La progression du lexique, de « peut » à « ose » et de « bienfaits » à « forfaits », à la rime, renvoie au souvenir de l’expédition des Argonautes, partis conquérir la « Toison d’or », exploit accompli grâce à l’aide de Médée, tombée amoureuse de Jason. Elle détaille d’ailleurs, après un nouveau cri d’indignation, « Quoi ! », cet appui apporté, en gradation : « Mon père trahi, les éléments forcés, / D’un frère dans la mer les membres dispersés ». Corneille se réfère ici à la mythologie : sans Médée, Jason n’aurait pas pu résister à son père, le roi Æétès, gardien de la « Toison d’or », ni braver les flammes lancées par le dragon qui protégeait le trésor, ni, enfin, échapper à la poursuite du roi furieux. Pour cela, elle avait tué son frère Absyrtos, puis avait répandu les morceaux de son corps découpé. Aucun regret, aucun remords chez Médée, bien au contraire ! Elle tire gloire de ses actes, ceux d’une femme amoureuse, et reproche à Jason de ne pas lui donner les mêmes preuves d’amour.

Evelyn de Morgan, Medea, 1889. Huile sur toile

Evelyn de Morgan, Medea, 1889. Huile sur toile

C’est donc bien la blessure d’amour-propre qui explique la violence des sentiments exprimés par Médée dans ce monologue enflammé : « courroux », et « colère, allant jusqu’à la « rage », l’amour se changeant alors en « haine ».

UNE HÉROÏNE  MONSTRUEUSE

C’est d’abord par une partie de sa généalogie que Médée est "monstrueuse". Notons que Corneille élimine, dans son emprunt à Sénèque, toute référence aux nobles « dieux olympiens », Junon, Minerve, Neptune, et surtout le Soleil, son grand-père, pour ne garder que les divinités infernales. Ses périphrases pour désigner celle que les Grecs nommaient Érinyes et les Romains "Furies", insistent, en effet sur leur image terrible : « troupes savantes en noires barbaries », couleur qui suggère les ténèbres souterraines, « Filles de l’Achéron », un des fleuves des Enfers que Charon faisait traverser aux morts avec sa barque. L’énumération qui suit, « pestes, larves, furies », associe ces trois divinités, Mégère (symbole de la haine), Alecto (l’implacable) et Tisiphone (la voix de la vengeance), qui poursuivaient sans trêve les coupables, aux « larves », les âmes des morts, tantôt protectrices, mais qui pouvaient aussi revenir, sous la forme de fantômes hideux, hanter les vivants, et les « pestes », fléaux envoyés pour punir une collectivité. 

Maria Callas, dans Médée, film de Pasolini , 1960 : les imprécations

Maria Callas, dans Médée, film de Pasolini , 1960 : les imprécations

Corneille reprend l’image traditionnelle de ces Furies, les « serpents » enroulés autour de leurs bras et dans leurs cheveux, et les « flammes » des torches qu’elles portaient lorsqu’elles poursuivaient les criminels, mais aussi ceux qui, comme Jason, ne respectaient pas les lois de l’hospitalité ou leur serment. Corneille représente les châtiments qu’elles infligent avec des images de son époque : les « tourments dont vous gênez les âmes » évoque les tortures, alors en usage, les coupables, dans les « cachots », portent des « fers ».

Médée leur adresse une vibrante invocation, en recourant à la modalité injonctive, d’abord avec l’impératif («  Sortez », « Laissez-les », « faites trêve aux enfers », « apportez-moi ») puis avec un souhait longuement développé au subjonctif. Mais en les interpellant par la formule « Fières sœurs », et en précisant « Pour mieux agir pour moi », elle s’identifie à elles, en revendiquant, par son statut de magicienne maléfique, le même aspect monstrueux : « si jamais notre commerce étroit / Sur vous et vos serpents me donna quelque droit ».

C’est une véritable malédiction qu’elle lance dans cet appel, d’abord « la mort de [s]a rivale, et celle de son père ». Sa jalousie contre Créuse s’unit ainsi à la révolte contre Créon, qui veut la bannir de Corinthe. Mais c’est surtout à Jason qu’elle réserve sa vengeance : « Quelque chose de pis pour mon perfide époux ». Comme le faisait Sénèque, elle le condamne à l’exil, le pire des sorts dans le monde antique, être privé d’identité, de la protection des lois et des dieux de la cité, d’où la description qui énumère les souffrances : « Qu’il coure vagabond de province en province, / Qu’il fasse lâchement la cour à chaque prince, / Banni de tous côtés, sans bien et sans appui, / Accablé de frayeur, de misère, d’ennui,/ Qu’à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse ». Mais, au-delà de cet exil, peine infligée aux coupables dans l’antiquité, il s’agit surtout pour Médée d’interdire à Jason de jamais l’oublier, preuve ultime de son amour blessé, dans un long enjambement : « Qu’il ait regret pour moi pour son dernier supplice / Et que mon souvenir jusque dans le tombeau / Attache à son esprit un éternel bourreau. »

Mais cela ne lui suffit pas encore, et ce monologue est aussi une exhortation que Médée s’adresse à elle-même. C’est ce qui explique que, comme pour se fortifier dans l’action, tout en menaçant directement Jason, violemment interpellé, elle rappelle ses « forfaits », son « audace » ses crimes passés : « Tu t’abuses, Jason, je suis encore moi-même. » En liant étroitement, par un chiasme syntaxique, le passé (« ce que fit mon amour ») au futur (« Je le ferai par haine »), elle construit une gradation dans sa cruauté monstrueuse. Comme chez Sénèque, elle minimise, en effet, ce passé, « Des crimes si légers furent des coups d’essai », « un faible apprentissage », pourtant effroyable, pour amplifier sa vengeance à venir : « Qu’un forfait nous sépare, ainsi qu’il nous a joints, / Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnages, / S’égale aux premiers jours de notre mariage ». Le public du XVII° siècle, connaisseur en mythologie, sait très bien quel fut le crime suprême de Médée, son double infanticide. Il comprend donc l’horrible image qu’elle dépeint : « Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père / N’est que le moindre effet qui suivra ma colère », allusion au meurtre de son frère Absyrtos, qui annonce celui des enfants. L’anaphore d’« Il faut » à la fin de l’extrait, comme pour renforcer sa résolution, la montre triomphante dans sa violence meurtrière : «  Il faut bien autrement montrer ce que je sai / Il faut faire un chef-d’œuvre ».  Placer ainsi son honneur dans la mort d’enfants innocents achève de façon terrible le portrait de cette héroïne.

Eugène Delacroix, Médée ou Médée furieuse, 1836-38. Huile sur toile, 260 x 165 . Palais des Beaux Arts, Lille

CONCLUSION

 

Comme il est le plus souvent de règle pour les auteurs du XVII° siècle, la tragédie emprunte à l’antiquité à la fois ses personnages, ici Médée, mais aussi tout un contexte : ici le monde du sacré, les dieux, l’image des Enfers… Cette héroïne, contrairement aux personnages que Corneille aime emprunter à l’antiquité romaine, lui permet d’unir l’image, profondément humaine, d’une femme jalouse, qui se sent trahie par celui qu’elle aime et qu’elle a aidé, et qui veut se venger de cet abandon, à celle d’un monstre, prête aux pires horreurs pour se venger, et qui s’en vante. Elle offrira à Créuse une tunique enduite d’un onguent maléfique : dès que celle-ci l’enfilera, elle sera dévorée par les flammes. Ensuite, elle égorgera les deux enfants qu’elle a eus avec Jason, puis s’envolera « en l’air dans un char tiré par deux dragons », Corneille composant ainsi une « pièce à machines », tandis que l’époux, ainsi brisé, se suicide. S’il ne montre pas la mort des enfants, les morts de Créuse et les suicides de Créon et de Jason s'effectuent sur scène.

Carle Vanloo, Mlle Clairon en Médée, 1759. Huile sur toile, 79 x 59. Fondation des châteaux et jardins prussiens de Berlin-Brandebourg

Carle Vanloo, Mlle Clairon en Médée, 1759. Huile sur toile, 79 x 59. Fondation des châteaux et jardins prussiens de Berlin-Brandebourg

Nous sommes donc encore loin des règles du théâtre classique, notamment celles de la bienséance qui réclamaient de ne pas montrer la mort. L’héroïne elle-même,  avec ses excès meurtriers, partagée entre sa fureur vengeresse et, à d’autres instants dans la pièce, son sincère amour de mère, rattache encore Corneille au mouvement du baroque. Quant à son monologue, empreint de violence et d’images sanglantes, il est propre à provoquer davantage la terreur que la pitié, alors que, selon Aristote, la tragédie se caractérise par ces deux sentiments suscités dans le public.

Mise en scène de Correia, T.N.Nice, 2012 : le dénouement

Racine-Tx.1

Jean Racine, Andromaque, 1667 : acte III, scène 8

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Andromaque, épouse d’Hector, n’apparaît que brièvement dans le chant VI de l’Iliade d’Homère, alors qu’avec son fils, Astyanax, dans les bras, elle fait ses adieux à Hector qui part combattre Achille, combat fatal. On la retrouve dans une autre épopée, l’Énéide de Virgile, composée entre 29 et 19 av. J.-C., captive mais épouse fidèle, rencontrée par Énée au cours de son errance.  

[…] aux portes de la ville, dans un bois sacré, près du cours d'un faux Simoïs, Andromaque offrait un repas rituel et des présents funèbres ; elle versait une libation aux cendres d'Hector et invoquait ses Mânes près d'un tertre vide recouvert de gazon verdoyant, qu'elle avait consacré avec deux autels, pour venir y pleurer.

Virgile, Énéide, Chant III

Racine se souvient de ces deux images dans sa pièce, sa troisième, qui lui vaut un immense succès. Mais il s'inspire surtout des deux tragédies d’Euripide, Les Troyennes, datant de 415 av. J.-C., pour les lamentations des captives, parmi lesquelles Andromaque. Mais, dans cette pièce, Astyanax est déjà mort, immédiatement après la chute de Troie, « précipité du haut des tours » de la ville. 

Hélas ! cruelle alternative, choix affreux! Malheureuse si je choisis, non moins malheureuse si je ne choisis pas ! […] Moi qui ai vu le corps sanglant d'Hector traîné à un char, Ilion devenue la proie des flammes, moi-même réduite à l'esclavage, et traînée par les cheveux dans les vaisseaux des Grecs ; et à peine arrivée à Phthie, contrainte d'épouser le meurtrier d'Hector. En quoi donc la vie peut-elle me plaire? Où tourner mes regards? sur ma fortune présente, ou sur ma fortune passée? Il me restait un fils, l'œil de ma vie : ils vont le tuer, pour satisfaire leur caprice. Non, je ne sauverai pas ma vie misérable aux dépens de la sienne : le seul espoir qui me reste est de le conserver : ce serait une honte à moi de ne pas mourir pour mon fils. Venez, je quitte cet autel, je me livre à vous, frappez, égorgez, chargez-moi de chaînes, livrez-moi au dernier supplice.

Euripide, Andromaque, vers 426 av. J.-C.

C’est à l’autre tragédie, Andromaque, créée vers 426 av. J.-C., que Racine emprunte l’idée du chantage, imposé, non pas par Pyrrhus, mais par Ménélas, le père d’Hermione, épouse légitime de ce roi, jalouse parce qu’il a déjà pris Andromaque comme concubine. En l’absence de Pyrrhus, celle-ci a caché l’enfant et s’est réfugiée dans le temple de Thétys, asile sacré. C’est pour l’en faire sortir que Ménélas la menace : « « Sors donc au plus tôt du temple de la déesse ; si tu meurs, ton fils échappera à la mort; mais si tu refuses de mourir, je le tuerai. L'un de vous deux doit perdre la vie. » Aucun réel dilemme chez Euripide, elle accepte aussitôt et c’est Pelée, l’aïeul de Pyrrhus, qui les arrache à la mort.

Nous mesurons donc les transformations apportées à cet héritage par Racine, homme d’un XVII° siècle où les sentiments amoureux sont mis en valeur, bien loin du contexte grec où les captives subissaient la loi implacable de l’homme auquel elles étaient remises. Il imagine une chaîne passionnelle, plaçant aux côtés d’Hermione Oreste, qui l’aime, mais elle-même aime son fiancé, le roi Pyrrhus, qui la rejette car il vaut épouser Andromaque, qui se refuse à ce mariage par fidélité absolue à son époux Hector.

C’est à la fin de l’acte I que Pyrrhus formule clairement sa menace : « Le fils me répondra des mépris de la mère ; / La Grèce le demande, et je ne prétends pas / Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrat. » Hermione est au centre de l’acte II, car, devant le rejet d’Andromaque, Pyrrhus décide de l’épouser au grand désespoir d’Oreste. L’acte III s’ouvre sur la suite de l’intrigue amoureuse autour d’Hermione, mais rien ne se résout, car Pyrrhus, d’abord décidé à ce mariage, revient sur cette volonté, et une longue tirade, dans la scène 7, renforce son chantage tout en révélant son amour : « Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends. / Songez-y : je vous laisse ; et je viendrai vous prendre / Pour vous mener au temple, où ce fils doit m’attendre ; / Et là vous me verrez, soumis ou furieux, / Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux. »

fin de l'acte III, mise en scène de M.Mayette, aux chorégies d'Orange, 2011

C’est ce qui explique que Céphise, la confidente d’Andromaque, la pousse, au début de la scène 8, à conclure un mariage qui montre que Pyrrhus, par amour pour une princesse vaincue qu’il est prêt à élever au rang de reine tout en s’opposant aux Grecs qui veulent éliminer Astyanax, « dément ses exploits » de vainqueur de Troie. Dans ce passage, Andromaque lui répond, en lui exposant le cruel dilemme qui la déchire.

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Comment Racine met-il en scène le dilemme tragique, cruel conflit intérieur ?

LES RÉCITS ET LEUR FONCTION

Deux récits, au passé simple, sont introduits au centre de chacune des deux longues tirades d’Andromaque, le premier sur la chute de Troie, le second sur les adieux entre elle et son époux Hector. Racine recourt ici à l’hypotypose, figure de style qui consiste à décrire une scène de façon si précise qu’il nous semble la voir.

La première peinture est lancée par l’impératif redoublé, « Songe, songe », repris sur un rythme binaire quelques vers plus loin : « Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants ». La répétition de ce verbe souligne la force obsessionnelle de ces images, cauchemar incessamment revécu par l’héroïne. De même, les autres verbes à l’impératif, « Figure-toi », « Peins-toi » soutiennent cette visualisation d’un tableau, dans lequel Andromaque elle-même s’inclut : « Pyrrhus vint s’offrir à ma vue », en montrant son affolement, « Andromaque éperdue ».

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Cette description, qui relève a priori de l’épopée, s’inscrit ici dans le registre tragique, mis en valeur par le contraste entre le malheur des vaincus et le gros plan sur le vainqueur, Pyrrhus.

Le récit de la chute de Troie place au premier plan le thème de la mort, déjà figurée par la reprise du terme « nuit » avec la mise en parallèle, à la rime, des adjectifs, « cruelle » et « éternelle », qui révèle le double sens de ce mot : c’est, bien sûr, la « nuit » où les Grecs, sortant du cheval, ruse d’Ulysse pour leur permettre de pénétrer dans la ville, celle où ils massacrèrent et incendièrent la ville ; mais cette « nuit » est aussi le néant de la mort, les ténèbres pour les victimes.

Alexandre Cabanel, La mort de Priam,  1844-45. Huile sur toile marouflée sur bois, 32 x 41. Musée Fabre, Montpellier 

Les images terribles se succèdent alors, avec un élargissement progressif. Avec « tous mes frères morts »,  Andromaque évoque d’abord sa famille, les cinquante fils, nés de différentes épouses que la mythologie attribue au roi Priam, dont « le sang » couvre leur meurtrier. Elle reprend ainsi la vision sur laquelle s’ouvre la tirade, avant même le récit rétrospectif : « […] son père, à mes pieds renversé, / Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé. » La couleur rouge imprègne ce tableau, avec les participes présents qui semblent reconstituer l’action sous nos yeux, mais nous entendons aussi les bruits, « les cris des mourants ». Enfin, une double métonymie, Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants », exprime la cruauté de ce « carnage », en en restituant l’atmosphère. L’ensemble est résumé par « ces horreurs », dans un vers scandé par des sonorités violentes, le [p], le [d], me [R] : « Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue. »

Alexandre Cabanel, La mort de Priam,  1844-45. Huile sur toile marouflée sur bois, 32 x 41. Musée Fabre, Montpellier  

Pierre-Narcisse Guérin, La dernière nuit de Troie, 1830. Huile sur toile, 435 x 630. Musée des Beaux-Arts, Angers. 

Cette vision horrible, qui crée un écho entre les « cris des vainqueurs » et les « cris des mourants », est encadrée par le portrait de Pyrrhus. Les couleurs mettent en relation le cadre et le personnage : « […] Pyrrhus, les yeux étincelants ? / Entrant à la lueur de nos palais brûlants ». Il est, par les participes présents adjectivés, assimilé à la violence du feu qui se déchaîne. Puis Andromaque s’attarde sur ce souvenir, récréé, sur ce qu’elle nomme, avec une ironie amère, les « exploits » de Pyrrhus. Elle met en évidence sa force brutale par l’inversion, « de sang tout couvert », ou, pire encore, quand il piétine les morts, dépourvu de tout respect pour eux : « Sur tous mes frères morts se faisant un passage ».

Le triple présentatif, « voilà », en anaphore, révèle la fonction dramatique

de ce premier récit : il complète le portrait d’Andromaque tout en justifiant avec force son refus d’épouser Pyrrhus, l’odieux assassin des siens.

Voir une analyse du tableau

En opposition à Pyrrhus, le second récit est centré sur l’époux mort, Hector. C’est un souvenir plus intime, « Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme ? », qui, plus qu’une adresse à Céphise, est une plongée en elle-même, comme le prouve le verbe introducteur : « Je m’en souviens ». Ce dialogue avec elle-même, sur le ton d’une lamentation tragique, marquée par l’interjection « Hélas ! », est si intense qu’il l’amène à un discours rapporté direct, souvenir de la scène homérique. Mais Racine efface l’image d’Astyanax pour insister sur le triangle familial, formé par l’époux, la mère et l’enfant, en entrecroisant les pronoms personnels : « Je te laisse mon fils », « S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi », « Montre au fils à quel point tu chérissais le père ». Ce discours rapporté se fonde sur l’injonction, « je prétends », « Montre », il prend donc valeur de testament, justifiant, outre l’amour de l’épouse et de la mère, la fidélité de l’héroïne.

Joseph Marie Vien, Les adieux d’Andromaque à Hector, 1786. Huile sur toile, 420 x 320. Musée du Louvre, Paris

Joseph Marie Vien, Les adieux d’Andromaque à Hector, 1786. Huile sur toile, 420 x 320. Musée du Louvre, Paris

Ces deux récits mettent ainsi en évidence la détresse de l’héroïne tragique, enfermé dans une double fatalité. Celle du passé, la guerre, lui a pris sa ville, son époux, et a fait d’elle une captive. Mais, pire encore, il y a la fatalité promise dans l’avenir en raison d’un odieux chantage.

LE DILEMME TRAGIQUE

Il se construit en trois étapes, qui marquent les mouvements de la conscience déchirée.

La première est un refus de ce mariage imposé, souligné, après le récit, par la reprise indignée de « Voilà », et le brusque retour au présent : « Enfin voilà l’époux que tu me veux donner. » Cette déclaration nous rappelle le second rôle de la confidente dans la tragédie classique : outre que son écoute permet à l’héroïne de faire connaître au public ses sentiments, elle est aussi, dans la solitude à laquelle celle-ci est réduite, une conseillère. Le refus est nettement formulé à la fin de la première tirade, par la négation renforcée : « Non, je ne serai point complice de ses crimes. » Ce vers, à lui, seul, pose les deux raisons qui le justifient, « ses crimes », c’est-à-dire ce que représente Pyrrhus pour une Troyenne, et « complice » : l’accepter pour époux serait à la fois renier son peuple et cautionner le criminel dans sa victoire. D’où ce premier désir, marque d’une résignation : après tant d’épreuves, Andromaque préfère accepter le destin, ce que traduit le souhait au subjonctif : « Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes. » Quand on a tout perdu, à quoi bon lutter ? C’est ce que suggère cette phrase de désespoir, la mort des derniers survivants – car Andromaque n’imagine pas de survivre à son fils – point d’apogée du tragique : « Tous mes ressentiments lui seraient asservis. »

Mais, dans un deuxième temps, un revirement intervient, dû à l’intervention de Céphise, révélatrice d’un autre rôle encore de la confidente : comme une sorte de double, elle ramène l’héroïne à la conscience, au réel : « Hé bien, allons donc voir expirer votre fils. / On n’attend plus que vous. Vous frémissez, Madame ? » Par cette injonction, elle concrétise la perspective de la mort d’Astyanax, le verbe « voir » étant d’ailleurs repris par Andromaque. Au début de sa tirade, dans son premier cri d’horreur, « Quoi ? Céphise, j’irai voir expirer encor / Ce fils […] », le mot fils étant ensuite répété en anaphore, l’idée reste exprimée au futur, mais, après le récit, dans « Et je puis voir répandre un sang si précieux », le choix du présent montre que cette mère visualise la scène, dépeinte ensuite dans son cruel accomplissement : « Le fer que le cruel tient levé sur ta tête ». La réalité de cette image du sacrifice est telle qu’elle interpelle directement les deux participants, Pyrrhus d’abord, apostrophé par l’exclamation « Roi barbare ! », puis Astyanax.»

Andromaque et Céphise, mise en scène de Muriel Mayette aux Chorégies d’Orange, 2011

Au moyen des interrogations oratoires qui se succèdent, puis de l’anaphore insistante de la conjonction « Et », marquant ici la conséquence du discours d’Hector exprimant ses dernières volontés, sont posés les deux arguments qui soutiennent ce refus de voir mourir son fils. Il est le dernier souvenir de l’époux aimé, sa « seule joie et l’image d’Hector », avec l’adjectif « seule » amplifié par la prononciation du [e] muet. Mais il est aussi d’un « sang si précieux », avec une diérèse qui souligne l’importance de sa survie. Descendant d’un prince troyen, il pourrait devenir leur vengeur, et c’est d’ailleurs cette crainte qui pousse les chefs grecs à réclamer sa mort à Pyrrhus. Enfin, face au « roi barbare », cette mère insiste longuement sur l’innocence de l’enfant : « faut-il que mon crime l’entraîne ? / Si je te hais, est-il coupable de ma haine ? / T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ? / S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ? »

La violence du dilemme se traduit par la redondance du connecteur d’opposition, « Mais cependant », et le nouveau choix, se sacrifier en acceptant la proposition de Pyrrhus pour sauver son fils, est posé avec encore plus de force que le premier par le redoublement des négations : « Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir. »

Pierre-Narcisse Guérin, Andromaque et Pyrrhus, 1810. Huile sur toile, 342 x 457. Musée du Louvre, Paris

Pierre-Narcisse Guérin, Andromaque et Pyrrhus, 1810. Huile sur toile, 342 x 457. Musée du Louvre, Paris

Mais la scène se termine sur de nouvelles hésitations, sur un rythme qui s’accélère ensuite, avec des alexandrins brisés. Déjà, un revirement s'opère entre l’impératif résolu, « Allons trouver Pyrrhus », immédiatement démenti par un recul dans le second hémistiche du vers : « Mais non, chère Céphise, / Va le trouver pour moi. » Cela permet de mesurer toute la haine de l’héroïne pour le vainqueur, dont la vue même lui est odieuse, haine confirmée par les points de suspension qui interrompent le message à transmettre, l’acceptation du mariage, mot qu’elle n’a même pas la force de prononcer : « Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort… », « Hé bien ! va l’assurer… » L’enfant seul est ici mentionné. De plus, elle tente encore de reculer, de nier la réalité dans ses deux interrogations : « Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ? / L’amour peut-il si loin pousser la barbarie ? » Céphise, au contraire, continue son effort pour la ramener au réel, en prononçant clairement ce qu’Andromaque ne peut dire : la « furie » de Pyrrhus, la « foi » que représente le mariage.

Nous retrouvons alors un aspect plus traditionnel de l’héroïne tragique, directement emprunté aux œuvres d’Euripide, la lamentation, scandée par les exclamations lyriques : « Ô cendres d’un époux ! ô Troyens / ô mon père ! / Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère ! » Paradoxalement, les impératifs de cette fin de scène n’expriment plus que les doutes, en gradation. Nous passons de « Allons trouver » à « Va le trouver pour moi », puis à « Dis-lui » et à « Va l’assurer », mais sans que le message ne soit exprimé hautement, pour arriver aux deux derniers « Allons » qui ne marquent que l’absolue irrésolution : en reprenant l’image de Virgile, « Allons sur le tombeau consulter mon époux », l’héroïne révèle non seulement la force de son amour pour son époux défunt, mais aussi son enfermement dans un dilemme, insoluble puisque ce n’est qu’à un mort qu’elle peut demander de l’aide.

Bardin, Andromaque et Astyanax au tombeau d'Hector, vers 1779. Huile sur toile, 86 × 63. Musée Magnin, Dijon

CONCLUSION

 

Cette scène, qui présente le dilemme tel que Racine l’a renouvelé, nous offre une double image de l’héroïne tragique, d’une part, celle d’une épouse fidèle et d’une mère aimante, livrée à la lamentation, d’autre part, celle d’une victime impuissante, livré au pouvoir d’un ennemi cruel après avoir vu une guerre horrible détruire sa ville et son peuple, exprimant alors toute sa haine. Faiblesse et force, tel est le double aspect d’Andromaque que nous livre donc Racine. Mais l’opposition entre l’héroïne et sa confidente, qui n’hésite pas à trancher, fait aussi ressortir la grandeur morale d'Andromaque, qui ne peut se résoudre à sacrifier les valeurs éthiques, fidélité conjugale, fidélité aux aïeux et à la patrie, même au prix de la douleur de la perte d’un être cher. Mais la douleur vient précisément de ce que cet être cher représente ces mêmes valeurs éthiques et pas seulement l’amour que peut lui vouer une mère.

Mise en scène de P. Debauche, Théâtre des Deux Rives, Versailles, 2015

Il retrouve ainsi la définition même de la tragédie, posée par Aristote dans La Poétique, les deux sentiments qu’elle doit provoquer dans la public. D’abord, celui-ci doit ressentir de la terreur, ici aussi bien à l’idée du sort passé de l’héroïne, du « carnage » auquel elle a assisté, qu’à celui qui lui est promis, un odieux mariage ou la mort de son fils. Mais, conjointement, il ne peut qu’éprouver  de la pitié devant sa douleur, son impuissance, le sort d’un enfant innocent… La scène crée, de ce fait, un horizon d’attente : quelle solution peut trouver Andromaque pour sortir de l’alternative dans laquelle elle se trouve enfermée ?

Racine-Tx.2

Jean Racine, Iphigénie, 1674 : acte II, scène 2

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

C’est encore à l’Iliade que Racine emprunte le sujet d’Iphigénie, tragédie représentée en 1674, mais, cette fois-ci  le sujet se situe avant la chute de Troie et non pas après, alors que les chefs grecs se sont réunis, sous le commandement d’Agamemnon, roi d’Argos, pour aller rechercher l’épouse du frère de celui-ci, Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris. L’histoire du sacrifice d’Iphigénie s’est inscrite dans la mythologie, notamment grâce à la tragédie d’Eschyle, Agamemnon, datant de 458 av. J.-C. et aux fragments restants des pièces d’Euripide, Iphigénie à Aulis (405 av. J.-C.) et Iphigénie en Tauride (entre 414 et 412 av. J.-C.), puis chez les auteurs latins, notamment dans Les Métamorphoses d’Ovide, en 8.

Nous apprenons, dans la pièce d’Eschyle, qu’un présage s’est présenté aux Grecs, dont la flotte est réunie à Aulis : deux oiseaux, un blanc et un noir on dévoré une hase, femelle du lièvre, et ses petits. Terrible présage, selon le devin Calchas, car la déesse Artémis, qui protège les petits des animaux, ne manquera pas de déchaîner sa colère… Et c’est le cas, un vent contraire empêche le départ vers Troie. Pour apaiser la déesse, un sacrifice est exigé, et Agamemnon se lamente. Après avoir donné l'ordre de faire venir sa fille à Aulis, il change d'avis, mais son revirement intervient trop tard. La reine Clytemnestre et sa fille arrivent au camp des Grecs. C’est aussi à Euripide que Racine reprend la scène de rencontre entre le père et la fille

Timanthe de Cythnos, Le sacrifice d’Iphigénie, entre 10 et 79. Fresque, 138 x 140. Maison du poète tragique, Pompéi 

Cependant, nous ne sommes plus dans l’Antiquité grecque, mais dans le XVII° siècle classique. Impossible d’imaginer une pièce sans le moindre sentiment amoureux,  impossible aussi de conduire à la mort une héroïne aussi innocente que la jeune Iphigénie, impossible enfin, pour la vraisemblance, de faire intervenir la déesse elle-même qui substituerait une biche à la jeune victime, enlevée par elle dans les airs !  C’est ce qui explique l’invention de Racine, le personnage d’Ériphile, une « autre Iphigénie » : « Sous un nom emprunté sa noire destinée/Et ses propres fureurs ici l’ont amenée. », explique Calchas au dénouement. Et celle-ci peut mourir puisque, amoureuse d’Achille auquel Iphigénie est promise, elle met toute sa jalousie à l’œuvre pour nuire à sa rivale. Racine s’en explique d’ailleurs longuement dans sa Préface, pour justifier le changement apporté au mythe :

J'ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage de Pausanias, parce que c'est à cet auteur que je dois l'heureux personnage d'Ériphile, sans lequel je n'aurais jamais osé entreprendre cette tragédie. Quelle apparence que j'eusse souillé la scène par le meurtre horrible d'une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu'il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma Tragédie par le secours d'une Déesse et d'une machine, et par une métamorphose qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ?

Je puis dire donc que j'ai été très heureux de trouver dans les Anciens cette autre Iphigénie, que j'ai pu représenter telle qu'il m'a plu, et qui tombant dans le malheur où cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d'être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le dénouement de la Pièce est tiré du fond même de la Pièce. Et il ne faut que l'avoir vu représenter, pour comprendre quel plaisir j'ai fait au spectateur, et en sauvant à la fin une Princesse vertueuse pour qui il s'est si fort intéressé dans le cours de la Tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle, qu'il n'aurait pu souffrir, parce qu'il ne le saurait jamais croire.

Racine, Préface d'Iphigénie

Le dialogue entre Agamemnon et sa fille se fait donc en présence d’Ériphile – et de sa confidente, Doris - en laquelle Iphigénie pense avoir une amie.

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Comment l’ambiguïté de l’échange entre le roi et Iphigénie met-il en évidence les ressorts du tragique ? 

DEUX PERSONNAGES EN OPPOSITION

Le portrait de chacun des personnages mis face à face repose sur un contraste, qui permet à Racine d’accentuer leur dimension tragique.

Le roi Agamemnon

C’est, en effet, parce qu’Agamemnon est à la fois roi et père qu’il vit ce terrible déchirement. Son statut de roi est rappelé, à plusieurs reprises, par Iphigénie. Elle l’interpelle par son titre, « Seigneur », mentionne son « rang », tout comme celui sa mère, désignée comme « la reine », et elle insiste, dans une question rhétorique : « À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ? »

L'allégorie de la Renommée, Porte Héré, place Stanislas, Nancy

L'allégorie de la Renommée, Porte Héré, place Stanislas, Nancy

En multipliant les allusions à la situation historique, le cadre guerrier, elle accentue encore sa gloire : « Quel plaisir de vous voir et de vous contempler/Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller ! /Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée/Par d’étonnants récits m’en avait informé ». Le rythme de ces vers, le lexique hyperbolique, la modalité exclamative traduisent cette toute-puissance royale, un « spectacle charmant ». L’image de la « renommée », divinité grecque allégorique, lui accorde la valeur d’un héros et l’élan d’enthousiasme final le hausse presque à l’état de dieu, adoré et respecté : « avec quel amour la Grèce vous révère ! »

Le roi Agamemnon

Cependant, dans son comportement, tout révèle la faiblesse d’Agamemnon. Les trois premiers vers que lui adresse Iphigénie, avec ses interrogations et l’enjambement qui met en relief le verbe « dérobent », « Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements/Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?/À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ? » signalent le jeu de scène : il cherche à éviter la confrontation qu’il redoute. D’où, aussi, la sécheresse de ses répliques, et, surtout, son aparté, où il invoque l’appui divin : « Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ? » Il semble incapable d’assumer son propre choix, et ses répliques se réduisent, au fil de la scène, à de douloureuses exclamations, « Ah ! ma fille ! », « Hélas ! », jusqu’à une véritable paralysie de la parole : « Je ne puis. », « Vous vous taisez. »

Ainsi ce roi, derrière son apparence de toute-puissance, cache en réalité une culpabilité qui lui ôte toute force.​

Chez Iphigénie également, le contraste est significatif.

          D’un  côté, elle exprime toute sa fierté, qui vient de son statut de princesse, « Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père ! », qu’elle revendique sous les yeux de son amie Ériphile : « J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité ». Protéger celle-ci, n’est-ce pas une façon d’affirmer la supériorité que lui vaut le rang de son père ? C’est aussi ce qui explique qu’elle se comporte en fille soumise, manifestant au roi son « respect », son désir de lui obéir : « Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ? »

       Cependant, d’un autre côté, Racine veille à contrebalancer cette rigidité de princesse en lui donnant plus que ne le faisait Euripide, fraîcheur et innocence.

J. Massard, Agamemnon accueille Iphigénie et de son pèreGravure, Bibliothèque de l'Arsenal, Paris

J. Massard, La rencontre d'Iphigénie et de son père. Gravure, Bibliothèque de l'Arsenal, Paris

Il lui prête la spontanéité d’une jeune fille heureuse de son mariage avec un héros jeune, beau et noble, Achille, et, tout simplement, la « joie » de revoir son père, marquée par l’élan de sa première réplique, interrompue par son père, mais aussitôt réitérée, « Que cette amour m’est chère !/Quel plaisir de vous voir et de vous contempler […] ! », et le terme « joie » est repris avec insistance : « Je sens croître ma joie ».​

L’héroïne recréée par Racine ne peut donc qu’attirer sur elle la pitié du public devant le sort qui lui est promis.

LE QUIPROQUO TRAGIQUE

Toute la scène est construite sur le décalage entre le sort terrible qui menace l’héroïne, le sacrifice, connu, bien sûr du roi, son père, mais aussi du public, et l’ignorance d’Iphigénie, propre à susciter la compassion de ce public.

Ainsi, le décalage des sentiments structure toute la première partie de la scène. Racine souligne le bonheur d'Iphigénie, en multipliant, par exemple, la modalité exclamative dans le vibrant éloge de son père, mais aussi par la double mention de sa « joie », jusqu’à sa conclusion : « Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père ! »

De même, ses questions traduisent son incompréhension devant la froideur de son père : « Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?/À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ? » Racine met donc en valeur une naïveté qui ne peut qu’émouvoir le spectateur, qui, lui, est au courant.

Mise en scène de M. Cacoyannis, 1968

Par opposition, c’est la douleur qui ressort des répliques d’Agamemnon, et la raison en est donnée dès sa première réplique : « Eh bien, ma fille, embrassez votre père ;/Il vous aime toujours. », qui efface totalement le statut de roi que vient de rappeler Iphigénie. De même, sa réponse à l’exclamation de l’héroïne, « Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux. » révèle, par son ironie amère, toute la cruauté du sort qui l’accable, injuste pour la jeune fille. Le verbe dans l’affirmation de celle-ci, « J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre » met en évidence une forme d’ironie tragique, qu’amplifie l’aparté qui suit, avec le terme antithétique « son malheur ». Enfin, sa question, « N’osez-vous sans rougir être père un moment ? », ne peut qu’être perçue comme la plus terrible des accusations par Agamemnon. Ce qui le conduit à se sentir coupable, à « rougir », l’attitude que commente d’ailleurs sa fille, « Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ;/Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine », c’est précisément le contraire : il a oublié d’être père pour obéir à l’oracle, et a privilégié sa fonction royale à sa tendresse pour sa fille.

L’héroïne de Racine s’inscrit parfaitement dans le registre tragique, dans la mesure où elle révèle l’illusion des mortels face à leur propre destin, dont ils ne sont pas les maîtres, mais aussi la cruauté des dieux. Ils semblent prendre plaisir à frapper les mortels alors même que ceux-ci atteignent le sommet, de la gloire pour le roi, du bonheur pour sa fille. « D’un soin cruel ma joie est ici combattue », déclare Agamemnon, et l’emploi de la forme verbale passive montre bien l’impuissance de tout homme quand les dieux deviennent ses ennemis.

Cette ironie tragique s’accentue dans la seconde partie de la scène, fondée sur la stichomythie, rapide échange vers à vers où les personnages s’opposent en reprenant les mots en écho. Ici, Racine joue sur le double sens du mot dominant dans chacune des répliques. Le verbe du souhait de la jeune fille, « Périsse le Troyens, auteurs de nos alarmes ! », puisqu’elle attribue les réactions de son père à sa fonction de chef de guerre, est repris, dans la riposte du roi, par le nom : «  Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes. » Iphigénie ne peut que comprendre, dans cette phrase, l’annonce des morts dans le camp grec avant d’obtenir la victoire, tandis que cette « perte » est celle de sa fille, le sacrifice exigé pour que la flotte puisse voguer vers Troie et conquérir la ville. C’est cette incompréhension qui explique le nouveau souhait d’Iphigénie, « Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours ! », alors qu’Agamemnon, lui, inverse leur image : « Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds. » 

Francesco Fontebasso, Le sacrifice d'Iphigénie, vers 1749. Huile sur toile, 46 x 59. Venise, Italie

Francesco Fontebasso, Le sacrifice d'Iphigénie, vers 1749. Huile sur toile, 46 x 59. Venise, Italie

Encore plus tragique est le contraste entre l’impatience d’Iphigénie à propos de ce « pompeux sacrifice », comme toute jeune fille se réjouissant à l’avance d’une belle fête, et le souhait du roi, nouvelle accusation des dieux : « Puissé-je auparavant fléchir leur injustice ! »

La fin de la scène accentue le quiproquo tragique, avec le rythme qui s’accélère : à « L’offrira-t-on bientôt ? », autre signe d’enthousiasme d’Iphigénie, réplique la déploration d’Agamemnon, « Plus tôt que je ne veux. ». La réponse finale à ses questions insistantes, « Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?/Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ? », est terrible par le double sens qu’elle prend. Là où la jeune fille ne peut voir, dans « Vous y serez, ma fille. » que la réponse positive qu’elle souhaitait, le public, lui, mesure la cruauté du choix de ce père qui la voit déjà en victime.

CONCLUSION

 

Ce dialogue répond à la double exigence du registre tragique, provoquer la terreur et la pitié. Racine y accentue, en effet, la faiblesse des humains, victimes de dieux cruels, qui se jouent d’eux, leur font croire au bonheur possible, gloire militaire pour Agamemnon, ou heureux mariage, pour Iphigénie, pour mieux les réduire à néant ensuite. Il nous laisse mesurer la douleur de ce père, et imaginer l’horrible sacrifice d’une jeune fille tendre et innocente.

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Parallèlement, le choix de reprendre cette héroïne permet à Racine de s’interroger sur le sens du sacré : les dieux sont très présents dans le dialogue, soit pour leur rendre grâce, soit pour les implorer leur appui, voire leur clémence. Ils apparaissent tout-puissants, faisant des mortels les jouets de leur volonté. Cependant, les hommes ne sont-ils pas aussi victimes de leurs propres passions ? Agamemnon ne s’est pas opposé à cet oracle, n’a pas renoncé à son rôle de chef de l’armée grecque, il porte donc sa part de culpabilité dans la mort promise à sa fille. Dans ce double aspect, nous pourrions voir un écho du jansénisme de Racine. Agamemnon illustre parfaitement une des passions humaines reprise de saint Augustin dans l’Augustinus (1640) de Jansénius, la "libido dominandi", amour du pouvoir, force de l’ambition et de l’orgueil. Ce sont des êtres qui n’ont pas reçu « la grâce », qui sont encore plongés dans le péché originel, l’amour de soi au lieu de l’amour de Dieu. Ce serait peut-être cette vérité que Racine chercherait à faire éclater aux yeux de son public.

Giraudoux-Tx.1

 La réécriture du mythe au XX° siècle

Le mythe, dans son origine antique, n'appartient pas au temps du public auquel il est raconté, mais renvoie à l'aube de l'humanité. Il a pour but d'expliquer, de justifier l'ordre religieux, moral, social ou politique auquel ce public se soumet. Ainsi, le mythe s'affirme fondateur : c'est la "parole" suprême, celle du destin  supérieur même aux dieux, qui a pour mission de châtier les fautes, notamment l'hybris, et d'empêcher un retour au Chaos originel.

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Mais, lorsque les auteurs de théâtre reprennent les héroïnes des mythes antiques, ce n'est pas pour réitérer un ordre ancien, mais pour questionner leur propre époque. Au XX° siècle la science, en effet, est allée très loin. L'homme a appris à mesurer les lois de la nature, il ne peut plus se contenter du "mythe" et se reposer sur une parole de "fatalité", supra-humaine. Ainsi il s'approprie le mythe: il tombe entre ses mains, devient son histoire à venir, telle qu'il va la construire dans l'avenir, dans le temps historique. Le mythe ouvre alors la voie à de nouvelles interrogations.

Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935 : acte I, scène 6

INTRODUCTION

 

Dans l'ensemble de son œuvre, Giraudoux évacue très vite le monde des dieux, essentiel dans la tragédie antique où ils représentent la douloureuse fatalité. Chez lui, même si, paradoxalement, ils sont très présents sur scène, ils sont sans réel pouvoir. Ce sont bien les hommes qui mènent leur monde. Mais ce monde des hommes est dangereux : sans cesse menacent des conflits de pouvoir, des affirmations qui sont autant de dangers potentiels. Des haines s'affrontent, entre violence et mensonge. Et surtout la bêtise humaine est toujours là, prête à créer l'acte absurde qui fera basculer l'humanité dans le malheur...

Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, les héros antiques ont perdu de leur grandeur, eux aussi se sont banalisés. Ils sont redevenus des hommes ordinaires, avec des préoccupations ordinaires, celles qui correspondent au contexte de l’écrivain, celui de l’entre-deux-guerres, où les efforts des pacifistes tentent d’écarter les menaces croissantes d’une seconde guerre mondiale.

Pour lire l'extrait

Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935

Sa pièce, jouée en 1935, fait aussi écho à l’expérience personnelle de son auteur. Blessé plusieurs fois lors de la Première guerre, il retire de cette expérience une horreur absolue de la guerre. Lorsqu’il reprend, ensuite, sa carrière diplomatique, il porte un regard lucide sur les crises politiques qui déchirent l’Europe, et se range nettement du côté des pacifistes. C’est ce que reflète La Guerre de Troie n’aura pas lieu, titre pour le moins surprenant, le public cultivé sachant parfaitement, par Homère et les auteurs antiques, que cette guerre a fondé à la fois les valeurs du monde grec et un genre littéraire, l’épopée.

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Son originalité est la temporalité qu’il choisit, en imaginant la situation après l’enlèvement d’Hélène, épouse du roi grec Ménélas par le prince troyen Pâris, mais avant les premiers combats des Troyens contre les Grecs, venus reprendre Hélène. Cela pourra-t-il se faire sans une guerre cruelle ?

En savoir plus sur le contexte de l'entre-deux-guerres

L'acte I s'ouvre sur le retour d'Hector, bien décidé, comme il l'affirme avec force dans les scènes 2 à 5, à ne plus repartir en guerre. La scène 6 est une de ces scènes de groupe qui ponctuent la pièce, à la façon du chœur antique, où se croisent ceux qui admirent Hélène et, illustrant l’orgueil troyen, sont prêts  à la guerre, et les pacifistes qui tentent, difficilement, de s’opposer à eux pour maintenir la paix. C’est ce qu’illustre cet extrait, à travers le conflit entre Priam, roi de Troie, et Andromaque, épouse d’Hector.

 

Comment, à travers leur débat, Giraudoux renouvelle-t-il l’image de son héroïne, Andromaque ?

LE DÉBAT ARGUMENTÉ

Deux thèses s’opposent clairement, celle de Priam, qui fait l’éloge de la guerre, et celle d’Andromaque, qui prône la paix.

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Rappelons que Priam est le roi de Troie, père d’Hector, l’époux d’Andromaque, ce qui donne du poids à ses arguments : même s’il s’adresse avec beaucoup de tendresse à sa belle-fille en l’appelant « ma petite chérie », sa parole n’en impose pas moins le respect. Il développe habilement trois arguments.

       D’abord, il explique que la valeur de ses guerriers rejaillit sur tout un peuple, d’une part en permettant sa survie, d’autre part en fondant ses valeurs, en construisant son image. C’est ce que traduit la réponse qu’il apporte immédiatement à sa question oratoire : « Mais savez-vous pourquoi vous êtes là, toutes si belles et si vaillantes ? C'est parce que vos maris et vos pères et vos aïeux furent des guerriers. » Il implique ainsi directement les femmes, les plus susceptibles de refuser la guerre qui tue leurs époux et leurs fils, et les deux adjectifs qu’il choisit, « belles » et « vaillantes » associent l’image traditionnelle de la femme, physique, sa beauté, à une autre valeur, psychologique, sa force, que le départ des hommes à la guerre les obligerait à cultiver. En même temps, son affirmation, sur un rythme ternaire qui remonte le temps, « maris », « pères » et « aïeux », rappelle que les guerres sont, en quelque sorte, de tradition, qu’elles traversent les générations. La guerre serait donc inhérente à la condition humaine.

Le roi Priam, joué par Peter O'Toole. Film Troie de W. Petersen, 2004 

       Son deuxième argument, à partir de cette première idée, se rattache à la philosophie qui, à travers notamment Sartre ou Camus, se développe à l’époque de Giraudoux, le courant de l’Absurde. En présentant péjorativement « la vie » comme « cette occupation terne et stupide », il la montre dénué de sens, puisque, de toute façon l’homme est un être promis à la mort et qui le sait. Comment lui donner sens alors ? À la double hypothèse que pose Priam, négative, répond le lexique mélioratif de son affirmation de l’intérêt de la guerre : « la vie se justifie soudain et s’illumine par le mépris que les hommes ont d’elle ». Selon lui, en dépassant leur peur de la mort, et, surtout, en donnant une cause noble à cette mort affrontée, la défense de la patrie, la protection de leur peuple, les hommes dépassent l’absurde de leur condition mortelle. D’où la dernière phrase de sa tirade, qui sonne comme une maxime impérative, avec l’antithèse des adjectifs : « Il n'y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c'est d'oublier qu'on est mortel. » La guerre, librement assumée par l’homme, lui permettrait de prendre en main son propre destin, se rendant ainsi l’égal d’un dieu.

       Le dernier argument, son  ultime réplique, tire sa force de sa brièveté et de la métaphore : « Ma fille, la première lâcheté est la première ride d'un peuple. » Cette métaphore inverse, en évoquant la « lâcheté » que serait le refus du combat, les termes du premier argument, les adjectifs  « belles » et « vaillantes ». Une « ride » est considérée, en effet, comme le signe, à la fois de l’enlaidissement et de la vieillesse, donc d’un affaiblissement, au niveau d’un « peuple », de son déclin.

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L’argumentation de Priam unit donc une conception militariste traditionnelle, fondée sur une valeur, le patriotisme, à la notion d’Absurde qui se répand dans la philosophie contemporaine.

Andromaque dans le film Troie de W. Petersen, 2004 

Face à lui, Andromaque résiste, l’extrait s’ouvre et se ferme sur son argumentation, elle aussi développée autour de trois arguments, d’une longueur décroissante.

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        Elle anticipe d’abord l’argument de Priam, la guerre comme moyen d’accroître la vaillance, objectif posé en tête de phrase par l’inversion de la subordonnée : « Pour qu'ils gardent leur agilité et leur courage ». La guerre n’est donc pas une nécessité, il existe d’autres activités humaines qui conduisent au même résultat. Comme preuve,  elle recourt à une image, double, reprise ensuite en chiasme dans la double exclamation : « les dieux ont créé autour d'eux tant d'entraîneurs vivants ou non vivants ! Quand ce ne serait que l'orage ! Quand ce ne serait que les bêtes ! » La suite de la tirade développe longuement l’image de la chasse, à travers l’énumération de nombreux animaux, « des loups, des éléphants, des onces », « ces grands oiseaux », « ces lièvres », « un cerf ou un aigle », en mettant l’accent sur une qualité, « la vue perçante », autre façon de réduire les avantages de la guerre. Elle a donc déplacé l’argument de Priam, en ne présentant la guerre que comme une activité physique, et non plus comme la défense de nobles valeurs patriotiques.       

Andromaque dans le film Troie de W. Petersen, 2004 

        Dans son deuxième argument, elle rebondit sur le dernier mot de Priam, « mortel », pour nier son idée que la grandeur d’un peuple viendrait de la guerre : « Ce sont les braves qui meurent à la guerre. » La guerre affaiblirait donc une cité, au lieu de la renforcer

Elle brosse alors un portrait critique des survivants victorieux. Pour elle, cette victoire sur la mort est loin de prouver le dépassement de soi : « Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête, ou s'être agenouillé au moins une fois devant le danger. » C’est donc, soit  le fait d’un destin indépendant des qualités humaines, soit , pire encore, une preuve de lâcheté et non de courage. Elle va jusqu’à insulter directement les survivants : « Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. » 

Le défilé des anciens combattants sous l'Arc de triomphe à Paris  

le défilé des anciens combattants sous l'Arc de triomphe à Paris  

Sa conclusion, sous forme interrogative, « Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux ? » souligne, par l’antithèse verbale entre « gagner » et « perdant », la contradiction de l’argument invoqué par Priam. Aucun accroissement ni de la « force » d’un peuple, quand il a perdu ses meilleurs citoyens, ni de son « honneur » quand, en célébrant les survivants, il ne fait que célébrer la lâcheté.

     Enfin, l’interrogation qui termine l’extrait, « Où est la pire lâcheté ? », joue sur l’opposition entre deux formes de « lâcheté ». D’une part, elle prend le terme dans son sens traditionnel, celui qui soutient l’argument de Priam. Agir pour « assurer la paix », refuser donc la guerre, c’est refuser une valeur commune, le patriotisme, et cela peut s’interpréter comme de la peur, c’est être « lâche vis-à-vis des autres ». Mais, pour Andromaque, il y a une lâcheté « pire », « être lâche vis-à-vis de soi-même ». Réclamer, en effet, la guerre, vouloir la « provoquer », prouverait le manque de courage pour résister aux insultes, aux humiliations, aux provocations d’un ennemi. Ce serait le signe d’une incapacité de vaincre son orgueil, céder à la plus facile des réactions.

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La conception de la bravoure, exprimée par Andromaque s’oppose donc, en tout point, à celle, plus traditionnelle, défendue par Priam.

L’ACTUALISATION DU MYTHE

Nous reconnaissons, dans ce débat, le contexte de l’entre-deux-guerres, politique, mais aussi littéraire, puisque se développe alors un théâtre d’idées, qui met en scène les enjeux historiques.

Les traces laissées par la première guerre mondiale sont encore vivaces, rappelées ici dans l’image des « soldats qui défilent sous les arcs de triomphe ». La tombe au « soldat inconnu » est inaugurée à la date anniversaire de l’armistice, le 11 novembre 1920, sous l’arc de triomphe de Paris, et, deux ans plus tard, il est décidé d’y allumer une flamme qui, en souvenir, brûlerait en permanence. Il est donc bien question d’honorer les morts, mais, par ce moyen, les anciens combattants, encore puissants politiquement, exaltent aussi les valeurs patriotiques, celles que défend Priam, comme les défendait, à l’époque de Giraudoux, le parti dit d’"Union nationale". Il soutiendra, en 1930, la construction de la ligne Maginot, preuve que l’idée de guerre reste ancrée dans les mentalités, de tradition donc puisque les « maris », « les pères » et les « aïeux » ont eu l’Allemagne comme ennemie.

Le tombeau du soldat inconnu, le 11 novembre 1920 

Le tombeau du soldat inconnu, le 11 novembre 1920  

Andromaque dénonce cette mémoire entretenue, en faisant un portrait péjoratif de ces anciens combattants survivants : « Il faut avoir courbé la tête, ou s'être agenouillé au moins une fois devant le danger. » Les « désert[eurs] », ceux qui ont été fusillés pendant le guerre, ne sont donc pas du côté qu’on croit !

La fondation de la Société des Nations. Le Miroir, mars 1919 

Par opposition, il y a tous ceux qui souhaitent que la guerre de 14-18 soit  « la Der des Der », les pacifistes, au premier rang desquels Aristide Briand, qui recevra le prix Nobel de la paix. Cette même année 1920, est fondée la Société des Nations, qui doit garantir le droit des peuples et la paix. Mais les efforts pour éviter une guerre de revanche, les accords et les pactes signés semblent, quand est jouée la pièce de Giraudoux, bien dérisoires, alors même que Mussolini, en 1922, puis Hitler, en 1933, s’emparent du pouvoir, et ne cachent pas leur désir de guerre : l’Allemagne crée son armée, la Wehrmacht, en 1933, et instaure le service militaire obligatoire en 1935. Le maintien de la paix retrouvée semble donc bien difficile ! Or, Giraudoux a lui aussi choisi, comme le signale Andromaque, de « paraître lâche vis-à-vis des autres » pour « assurer la paix ».

La fondation de la Société des Nations. Le Miroir, mars 1919 

Le débat met aussi en scène un nouvel humanisme, à travers cet échange vivant.

Giraudoux a hérité d’une image traditionnelle d’Andromaque, celle que présente l’Iliade, Virgile, puis Euripide, réécrit déjà par Racine. Elle est la veuve éternellement fidèle à Hector, celle qui a connu la mort de son époux, l’horreur de la chute de Troie, la captivité… 

Mise en scène de Louis Jouvet, 1935 : bellicistes contre pacifistes

Elle est donc toute désignée, dans la situation temporelle où la place Giraudoux, l’avant-guerre, pour plaider en faveur de la paix. Notons que ce plaidoyer, qui s’ouvre sur le « nous », puisqu’elle se présente comme porte-parole dans sa prière à Priam : « écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par ma voix. », remet rapidement sa situation personnelle au premier plan : « Chaque fois que j'ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l'ai remercié. Je savais qu'il mourait pour Hector. Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d'autres hommes ? »

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Giraudoux lui accorde ainsi un double rôle.

Mise en scène de Louis Jouvet, 1935 : bellicistes contre pacifistes

       D’une part, elle est, comme beaucoup de personnages féminins dans son œuvre, porteuse des valeurs humanistes : les femmes, qui donnent la vie, ne peuvent que plaider en faveur de la vie ! C’est aussi ce qui explique qu’elle insiste sur l’humanité de l’ennemi, en lequel elle voit d’abord, non l’adversaire, mais «  le cœur de l'ennemi emprisonné dans sa cuirasse », métonymie évocatrice du cœur battant, force de vie. Aucun homme, à ses yeux, ne mérite d’être tué.

    D’autre part, il renouvelle la dimension tragique qu’elle revêtait chez ses prédécesseurs. Le public sait qui est Andromaque, ce que fut son sort. Il ne peut donc qu’être touché par sa volonté de garder son mari. Elle parle au nom de l’amour, héritage antique, expression que Giraudoux renforce par le langage qu’il lui prête. Dès le début de sa prise de parole, c’est le cœur de Priam qu’elle cherche à émouvoir : « Mon père, je vous en supplie. Si vous avez cette amitié pour les femmes… » D’où la réponse de Priam, introduite par « ma petite chérie », le ton qu’il adopte à son tour, dépourvu de toute dureté. Elle multiplie les prières, joue sur la faiblesse traditionnellement prêtée aux femmes, en évoquant « ces lièvres dont nous les femmes confondons le poil avec les bruyères », et sa sensibilité, en faisant directement appel au roi, « Oh ! justement, Père, vous le savez bien ! », contraste avec le ton didactique de Priam. Ses exclamations lyriques, de même que l’énumération des adversaires, « entraîneurs vivants et non vivants », avec les animaux qu’elle évoque poétiquement, accentuent sa force de persuasion. Là où Priam, le roi, homme déjà âgé, recourt à une argumentation essentiellement fondée sur la logique, avec la mise en place d’hypothèses, le jeu des causes et des conséquences, et des formules tranchantes, Andromaque, elle, par sa spontanéité, cherche à émouvoir, à toucher le cœur.

Tichsbein, Les adieux d’Hector et Andromaque, 1812. Landesmuseum, Oldenburg

Tichsbein, Les adieux d’Hector et Andromaque, 1812. Landesmuseum, Oldenburg

CONCLUSION

 

Qu’incarnent ces deux personnages, par leur dialogue vivant ? Le premier, Priam, en jugeant que la guerre est inhérente à la nature humaine, tente de la justifier, en l’associant à des valeurs collectives, la gloire et l’honneur de la patrie. Andromaque, elle, croit en l’homme, à sa place au cœur de la nature, aux valeurs, plus individuelles, du cœur. Le contexte de l’écriture donne un sens très particulier à ce débat, mais, en le déplaçant dans le contexte du mythe, celui de la guerre de Troie, Giraudoux ouvre une réflexion plus vaste sur la guerre, sur les pulsions éternelles qui la provoquent.

Peintre de Diosphos, Athènes, Achille traînant le corps d'Hector, vers 490 av. J.-C. Lécythe à figures noires. Musée du Louvre, Paris

La dimension tragique est maintenue, puisque le public a déjà la réponse, qui nie le titre de la pièce : la guerre de Troie aura lieu, puisqu’elle a eu lieu… Hector mourra, son fils aussi, selon Euripide, ce qui rend bien dérisoire le plaidoyer d’Andromaque. Faut-il y voir une forme de pessimisme chez Giraudoux ? Ou bien est-ce sa façon d’amener son public à s’interroger alors même qu’il est, dans l’entre-deux-guerres, confronté à cette menace ? 

 Lui-même écrit, en 1941, dans son Discours sur le théâtre : « Le spectacle est la seule forme d'éducation morale ou artistique d'une nation. Il est le seul cours du soir valable pour adultes et vieillards, et le seul moyen par lequel le public le plus humble et le moins lettré peut être mis en contact personnel avec les plus hauts conflits, et se créer une religion laïque, une liturgie et ses saints, des sentiments et des passions. »

Cependant, il ne s’agit pas pour lui, de faire ce que l’on a nommé un « théâtre à thèse ». La vivacité du dialogue, le langage dépourvu de sa solennité tragique, conduisent le spectateur à s’attacher à des personnages qui, même s’ils sont encore roi et princesse, sont devenus profondément humains.

Peintre de Diosphos, Athènes, Achille traînant le corps d'Hector, vers 490 av. J.-C. Lécythe à figures noires. Musée du Louvre, Paris

Le cheval deTroie

Pour découvrir différentes mises en scène et leurs analyses

Jean Giraudoux, Électre, 1937 : acte II, scène 10

Giraudoux-Tx.2

INTRODUCTION

 

C’est la quête de vérité qui constitue le fondement même de la pièce que Giraudoux fait représenter en 1937 en animant son héroïne. A-t-elle véritablement laissé tomber son frère, bébé, qu’elle portait, comme le lui reproche Clytemnestre ? Celle-ci a-t-elle un amant ? Quand Électre apprend que cet amant est Égisthe, doit-elle croire à la sincérité de son désir d’épouser la reine pour sauver la cité d’Argos de l’invasion des Corinthiens qui la menace ? Permettre ce mariage ne serait-il pas une nouvelle trahison du roi Agamemnon, laisser les coupables triompher, et une récompense injuste offerte à des citoyens qui n’ont pas cherché à le venger ?

Autant de questions qui se posent à Électre et qui conduisent au dénouement sanglant, après le double récit que fait le mendiant, personnage doté d’une étrange prescience, dans la scène 9 du second acte : celui du meurtre d’Agamemnon par le couple des amants, Clytemnestre et Egisthe, et celui du double meurtre qu’Oreste est en train d’accomplir au moment même du récit, comme si tout était déjà écrit. Toute l’intrigue est accompagnée par les Euménides, symboles de la fatalité qui pèse sur le destin d’Oreste. 

Pour lire l'extrait

Giraudoux, Electre, 1937

Giraudoux a largement modernisé le contexte hérité de l’antiquité. Son « jardinier », souvenir du « laboureur » époux d’Électre chez Euripide, ne l’a pas encore épousée. Il a surtout pour rôle de commenter l’action, notamment par son long « lamento » lors de l’entracte, se rapprochant en cela de la fonction du chœur dans l’antiquité. La pièce introduit aussi le couple du « Président » et d’Agathe, sa femme adultère, contrepoint du couple mythique formé par Clytemnestre et Égisthe, un étrange mendiant, doté de pouvoirs surnaturels, et son amie, la femme Narsès. Ce sont elle, et les mendiants qui l’accompagnent, qui ont délié Oreste, prisonnier dans le palais, lui permettant ainsi d’aller accomplir son double meurtre. Dans la dernière scène, Électre se retrouve  entourée du mendiant et de la femme Narsès, mais aussi des Euménides, alors même que la ville d’Argos brûle. 

Comment Giraudoux, tout en accentuant la dimension tragique, transforme-t-il profondément l’héroïne léguée par ses modèles antiques ? 

UN CADRE TRAGIQUE

Giraudoux se souvient du monde antique dans ce dénouement, qui rappelle le tableau de la chute de Troie, tel que l’évoque, par exemple, Virgile dans le chant II de l’Énéide.

Comment dérouler la liste des massacres et des morts de cette nuit, et avoir assez de larmes pour autant de souffrances ? Une antique cité s'écroule qui durant tant d'années avait été souveraine ; les corps d'êtres morts, sans résistance gisent partout à travers les rues, les maisons, les seuils vénérables des dieux. […] et déjà, à travers la ville, le feu se fait entendre plus distinctement et les tourbillons brûlants des incendies se rapprochent de nous.

Virgile, Énéide, chant II, vers 364 sqq.

Simon de Vlieger, Troie incendiée, 1631. Huile sur toile. Galerie d’art Hoogsteder, collection privée, La Hague

En peignant la destruction d’Argos, il représente d’abord l’incendie. Le cri du serviteur, soutenu par l’impératif et l’exclamation, exprime à la fois sa peur et l’urgence de la menace : « Fuyez, vous autres, le palais brûle ! » L’incendie du palais royal symbolise, à lui seul, la fin des Atrides. Peu à peu, la vision s’élargit, puisque du « palais », nous passons à la ville, personnifiée dans l’exclamation de la deuxième Euménide, qui raconte, au présent, ce qui ne peut pas être représenté sur scène : « La ville meurt ! » La reprise par la femme Narsès à la fin, « La ville brûle », généralise encore davantage par un parallélisme qui rythme un alexandrin  : « et que tout est gâché, que tout est saccagé », prolongé par « et qu’on a tout perdu ».

Simon de Vlieger, Troie incendiée, 1631. Huile sur toile. Galerie d’art Hoogsteder, collection privée, La Hague

Dans un second temps, des images plus brutales illustrent le massacre des habitants, violence renforcée par le rythme des courtes propositions et les verbes au présent, et dont l’horreur forme une gradation : « ceux qui s’égorgent dans les rues », « Les Corinthiens ont donné l’assaut et massacrent », « les innocents s’entre-tuent ».

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La femme Narsès donne ainsi l’impression d’une catastrophe, source de l’angoisse traduite par son interrogation redoublée : « Où en sommes-nous, ma pauvre Électre, où en sommes-nous ? »

L’IMAGE DE LA FATALITÉ

C’est aussi au monde antique que Giraudoux emprunte les Euménides, mais il va bien plus loin que ses prédécesseurs en leur accordant un rôle important dans toute sa pièce.

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Dans l’antiquité, les Érinyes – ou Furies chez les Romains – sont les trois déesses vengeresses, Mégère (la Haine), Alecto (l’Implacable) et Tisiphone (la Vengeance), chargées de punir les coupables de parjure ou de crime d’un châtiment éternel. Elles étaient représentées avec des serpents autour des bras et dans leurs cheveux, et brandissaient des torches enflammées, image de la crainte qu’elles provoquaient. C’est cette crainte qui explique que, pour ne pas prononcer leur nom redouté, on les nommait souvent par antiphrase les Euménides, c’est-à-dire « les Bienveillantes ». Elles étaient absentes chez Sophocle et simplement mentionnées chez Euripide. Chez Eschyle elles apparaissent lors de l’exodos, au moment où se découvrent les deux victimes, Clytemnestre et Égisthe. La folie s’emparait alors d’Oreste, qui proclamait la justice de son double crime, et elles se jetaient sur lui pour le harceler alors qu’il prenait la route de Delphes pour se placer sous la protection d’Apollon.

William Bouguereau, Oreste poursuivi par les Furies, 1862. Huile sur toile, 227 x 278. Chrysler Museum of Art, Norfolk

William Bouguereau, Oreste poursuivi par les Furies, 1862. Huile sur toile, 227 x 278. Chrysler Museum of Art, Norfolk

Or, chez Giraudoux, elles apparaissent, dès l’entrée en scène d’Oreste au début de la pièce, sous la forme de petites filles, a priori peu menaçantes donc, même si nous avons déjà l’impression qu’elles s’amusent à jouer avec la vie des humains, en poussant Oreste à ne pas écouter sa sœur alors même qu’elles miment par avance son crime à venir. Mais peu à peu, elles grandissent, et dans cette scène la didascalie initiale précise : « Elles ont juste l’âge et la taille d’Électre. » Dans la scène, la troisième d’entre elles explique : « « Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre. » Giraudoux leur conserve donc leur symbolisme antique, leur fonction de  « cerner » inexorablement les criminels, comme le marque l’emploi du futur de certitude, et elles amènent Oreste à la folie, comme le montrait avant lui Racine : « Nous ne le lâcherons plus jusqu’à ce qu’il délire ». 

Cependant, il va plus loin car l’Oreste antique, grâce à l’appui d’Apollon,  trouvait sa délivrance en  se réfugiant à Athènes où le tribunal de l’Aréopage le délivrait en l’acquittant de son crime, alors que, chez Giraudoux, il « se tue ».

Mais surtout Giraudoux dépasse ses modèles dans les paroles qu’elles adressent à Électre, empreintes d’une ironie cruelle. La première Euménide, moqueuse, joue sur le sens même du nom de l’héroïne, qui l’associe à la brillance de l’ambre, à la lumière : l’incendie est « la lueur qui manquait à Électre » La seconde s’exclame, « Te voilà satisfaite, Électre ! », et toute aussi ironique est l’interrogation de la troisième : « Ils renaîtront aussi, ceux qui s’égorgent dans les rues ? » Il explicite aussi ce qu’elles symbolisaient dans l’antiquité, les remords qui hantent les criminels, toujours ironiquement dans la menace lancée à Électre : « Ta conscience ! Tu vas l’écouter, ta conscience, dans les petits matins qui se préparent. » C’est ainsi que la femme Narsès résume leur comportement dans son exclamation : « Elles sont méchantes ! »

Pire donc que les Érinyes grecques, elles déchaînent leur vengeance, non plus seulement sur celui qui a commis le double meurtre, Oreste, mais sur celle qui a entretenu sa haine pendant « sept ans », l’a transmise à son frère, le poussant ainsi au crime, et est même à l’origine de la destruction d’Argos puisqu’elle a empêché Égisthe de mener les troupes au combat. « Désormais, c’est toi la coupable », tel est le verdict de la deuxième Euménide. Plus besoin donc d’accomplir un acte coupable, il suffit de le vouloir pour être jugée criminelle. L’accusation rappelle celle qui pèse sur la plupart des héros de l’antiquité, « Voilà où t’a menée l’orgueil, Électre ! ». Il s’agit ici de l’hybris, de la démesure qui pousse l’homme à vouloir égaler les dieux en décidant seul de son destin, ou, comme ici, en se substituant à eux pour punir des criminels. Mais le châtiment est imaginé par Giraudoux, qui l’associe à celui d’Oreste : « Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre ». Elles en font ainsi un objet de haine pour Oreste, puisqu’il « se tue, maudissant sa sœur. »

Électre et les Euménides, mise en scène de Pierre Debauche par le Théâtre du jour, Agen

Électre et les Euménides, mise en scène de Pierre Debauche par le Théâtre du jour, Agen

L’Électre de Giraudoux n’échappe donc pas à la fatalité, à la malédiction des Atrides, même s’il en renouvelle la forme, en condamnant son héroïne, même si elle n’a pas accompli elle-même les crimes, à une douloureuse solitude.

LE PORTRAIT D’ÉLECTRE

Cette scène de dénouement complète également le portrait d’Électre, profondément modifié par rapport à l’héritage antique, à la fois par sa force de résistance et par l’espérance dont elle témoigne.

L’Électre d’Euripide, même si elle aussi exprimait sa haine pour sa mère et Égisthe, ne participait pas au crime et se montrait le plus souvent accablée par son sort, sur lequel elle se lamentait longuement. Toujours sans être directement associée au double meurtre, l'héroïne de Giraudoux, ressemble davantage à Antigone, revendiquant avec force sa responsabilité et résistant aux Euménides. En réponse à l’exclamation ironique de la première Euménide, elle la reprend fermement : « Me voilà satisfaite. » Elle a, en effet, permis de s’accomplir l’acte sur lequel elle avait fondé son existence, le châtiment des coupables, le couple criminel mais aussi, élargissement que Giraudoux reprend du monde antique, des citoyens qui n’avaient pas cherché à faire la lumière sur la mort de leur roi Agamemnon et avaient donc laissé les meurtriers jouir du pouvoir sur la ville. D’où sa triple affirmation, « J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice ». 

Ingres, Clytemnestre poursuivie par Oreste et Électre, Calque d'après Tischbein, Musée Ingres, Montauban

Ingres, Clytemnestre poursuivie par Oreste et Électre, Calque d'après Tischbein, Musée Ingres, Montauban

En la concluant par l’expression de son sentiment de plénitude, « j’ai tout », elle s’oppose aux négations par lesquelles la première Euménide la condamnait, avec insistance, au néant : « Tu n’as plus rien ! Tu n’as plus rien ! »  Notons d’ailleurs que si les Euménides détruisent les deux premiers acquis affirmés, en la condamnant aux remords et en la privant à tout jamais de l’amour d’Oreste, elles n’interviennent plus après l’ultime reprise : « J’ai la justice, j’ai tout. » 

Dans sa quête de « vérité » sur la mort de son père, rappelée par la première Euménide, et pour rétablir la « justice » – donc en sacrifiant les coupables – Électre a aussi causé la destruction d’Argos, et la mort de bien des êtres qui n’avaient rien à voir avec les Atrides, des innocents. Mais, loin d’admettre cette destruction, elle inverse cette perspective, et lance un cri d’espoir avec un futur de certitude : « Depuis une minute, je sais qu’elle renaîtra. » Le feu destructeur devient un feu salvateur : ne faut-il pas brûler pour purifier ? De même, n’est-il pas parfois nécessaire, pour châtier des coupables, de faire périr des innocents, nouvelle affirmation : « S’ils sont innocents, ils renaîtront. »

Louis Jouvet dans le rôle du mendiant, mise en scène au théâtre de l'Athénée, 1937

C’est dans ce même sens, celui de l’espoir, que vont les dernières répliques de la pièce. Celle de la femme Narsès repose sur une série d’oppositions, qui s’entrecroisent dans sa longue phrase interrogative. D’un côté, il y a les destructions, exposées sur un rythme binaire, « tout est gâché », repris par « tout est saccagé », puis, dans une gradation de rythme ternaire « tout est perdu », prolongé par les images horribles, « la ville brûle » et « les innocents s’entre-tuent ». De l’autre, il y a, soulignés par les connecteurs, des visions posées comme positives : « « l’air pourtant se respire » et « les coupables agonisent » et, surtout, l’annonce qui encadre l’énumération, « le jour se lève », reprise par « un coin du jour qui se lève ». C’est au mendiant qu’appartient la réponse, lui qui, tout au long de la pièce, a fait preuve d’une prescience quasi divine, que confirme d’ailleurs Électre : « Demande au mendiant. Il le sait. » Le dernier mot de la pièce se charge alors de toute sa valeur symbolique, « Cela s’appelle l’aurore. », c’est-à-dire l’espoir d’un nouveau jour, qui serait plus pur que ceux qui ont précédé.

Louis Jouvet dans le rôle du mendiant, mise en scène au théâtre de l'Athénée, 1937

Giraudoux, par cette conclusion, justifie donc les actes de son héroïne, tout en donnant un nouveau sens au mythe. 

CONCLUSION

 

Giraudoux a profondément renouvelé l’image d’Électre que lui avaient léguée ses prédécesseurs, en utilisant, d’une certaine façon, ce que les anciens nommaient la « contamination ». Il a, en effet, conservé les bases du tragique antique, aussi bien par rapport à la mythologie que par son respect du double rôle assigné à ce registre, depuis Aristote : provoquer chez le spectateur la terreur et la pitié. Terrible est le sort ici promis à l’héroïne et à son frère, mais, dans la mesure où ils accomplissent la malédiction qui pèse sur les Atrides, ils peuvent aussi être pris en pitié. Mais, parallèlement, il donne un nouveau visage à son héroïne, en la rapprochant d’Antigone. Il la rend intransigeante par idéalisme, dans son désir de vérité et d’absolue pureté, mais une ville entière en paie le prix. Ne valait-il pas mieux accepter le compromis proposé par Égisthe, le laisser épouser Clytemnestre et régner sur Argos pour mener les soldats à la victoire contre les Corinthiens venus l’attaquer ?

Ces questions, que soulève le comportement d’Électre, inscrivent l’héroïne dans le contexte de cette fin de l’entre-deux-guerres. Les menaces de guerre s’accentuent. Le désir de revanche de la défaite subie lors de la première guerre mondiale est évident. Mussolini a envahi, en 1935, l’Éthiopie, l’Allemagne réarme, et la guerre d’Espagne voit déjà Mussolini et Hitler aider Franco à prendre le pouvoir. Mais la France, elle, n’intervient pas directement, et le débat y fait rage entre ceux qui approuvent  la « politique d’apaisement » pratiquée par les gouvernements successifs pour tenter de préserver la paix, et ceux qui réclament une intervention pour réprimer ces actes condamnés par la SDN, impuissante à agir par elle-même. Faut-il penser, comme Électre, que la justice est une valeur supérieure, qui vaut tous les sacrifices humains ? 

"Electre" de Giraudoux : analyse de la reprise du mythe

Pour en savoir plus sur la pièce de Giraudoux

Sartre

Jean-Paul Sartre, Les Mouches, 1943 : acte II, scène 8

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Cette scène des Mouches de Sartre marque la fin de l’acte II. Oreste est revenu d’exil, sans désir de vengeance, contrairement à sa sœur, Électre, qui entretient sa haine envers le couple meurtrier formé par sa mère Clytemnestre et Égisthe, son amant. La ville d’Argos est infestée par les mouches depuis la mort d’Agamemnon parce qu’elle n’a pas châtié les criminels. Pour les apaiser, les citoyens leur offrent des offrandes et font des cérémonies où ils avouent leurs fautes et expriment leurs remords. Animé par la volonté de rendre la justice, Oreste décide donc de tuer les coupables pour délivrer le peuple. Or, quand il demande à Électre son aide, elle recule, puis, dans la scène 7, en un long monologue, elle exprime sa surprise devant ses propres sentiments : elle ne ressent aucune joie, aucune délivrance face à cette vengeance, pourtant tant souhaitée.

Sartre : exposition virtuelle, BnF

Sartre reprend le mythe des Atrides, hérité de la tragédie antique. Mais, par l’attitude d’Oreste à son retour, il récuse d’emblée toute notion de fatalité. Le mythe n’est pour lui qu’une « situation » dans laquelle l’homme doit fonder son propre devenir. Ce qui intéresse le dramaturge-philosophe n’est donc plus la psychologie, le caractère des personnages mis en scène, mais comment ils construisent leur existence par leurs actes.

Pour en savoir plus sur Sartre et son œuvre

Nous observerons comment, en opposant Électre à Oreste, Sartre accorde à son héroïne une nouvelle fonction tragique.

LA LIBERTÉ D’ORESTE

Elle se mesure par l’opposition établie par Oreste entre ce qu’il était avant son double crime et ce qu’il est après.

​

L’indice temporel, « Hier encore », introduit un passage où Oreste rappelle sa situation antérieure au moyen d’une métaphore filée qui illustre sa vie. Il la représente comme un voyage, une longue errance : « je marchais au hasard sur le terre » sur « des milliers de chemins ». Une énumération dépeint ces chemins, « celui des haleurs, qui court au long de la rivière, et le sentier des muletiers et la route pavée des conducteurs de chars ». En attribuant à chaque chemin un rôle particulier, et une prise en charge, il montre que ces chemins « appartenaient à d’autres », repris par l’affirmation négative : « aucun n’était à moi. » Il image ainsi l’idée d’une vie subie, où l’on décidait pour lui, d’où le fait que ces chemins « fuyaient sous [s]es pas ». Il fait allusion à ses origines, l’héritage des Atrides, à l’exil qui lui a été imposé, à l’éducation qu’il a reçue, enfin à son retour à Argos, qui lui a été dicté par l’oracle d’Apollon. Il n’avait donc pas encore construit sa liberté.

À cela s’oppose sa situation présente, après les meurtres. La scène s’ouvre sur une brève affirmation : « Je suis libre, Électre ». La comparaison qui suit, « la liberté a fondu sur moi comme la foudre », révèle que la liberté n’est pas posée ici comme une valeur préalable à l’action, mais comme ce qui se fonde et se vit lorsque, comme Oreste, l’homme est placé face à un choix, à une décision à prendre. Face aux questions d’Électre, il explicite cette conception de la liberté : « J’ai fait mon acte, Électre, et cet acte était bon ». Mais cet adjectif ne prend pas ici un sens moral ; l’acte est jugé « bon » parce qu’il lui appartient pleinement, que nul ne l’a décidé à sa place, cet acte est la preuve même de sa liberté : « ma liberté, c’est lui. » C’est aussi ce que souligne la mise en valeur du possessif dans « c’est mon chemin », qui s’oppose à tous ces chemins étrangers précédemment cités.

Bernard Daydé, Le crime d’Oreste. Dessin pour le programme des Mouches, mise en scène de Véra Korène, 1951

B. Daydé, Le crime d’Oreste, dessin. Programme pour la mise en scène de Véra Korène, 1951

Mais, au-delà du moment de la décision, c’est aussi l’attitude adoptée une fois l’acte fait qui fonde la liberté. Deux attitudes sont, en effet, possibles. D’abord, refuser d’assumer l’acte, par exemple en en rejetant la responsabilité sur d’autres ou en en éprouvant du remords : ce sera la réaction d’Électre. Oreste, en revanche, l’assume pleinement, en se projetant dans le futur avec une nouvelle métaphore : « je le porterai sur mes épaules comme un passeur d’eau porte les voyageurs. » La comparaison montre l’utilité de l’acte librement décidé : il transforme l’être en un « passeur d’eau », il lui permet de continuer son voyage, sa vie, en franchissant les obstacles. Cela représente, certes, l’acte comme un fardeau : la liberté n’est pas facile. Déjà le choix pouvait être douloureux, ce que suggère la comparaison à « la foudre », et l’acte choisi peut être « lourd à porter ». Mais cette lourdeur est aussi le signe de la force qu’il a fallu mettre en œuvre pour l’accomplir, d’où le parallélisme qui n’est qu’un apparent paradoxe : « plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai ». La dernière difficulté vient de ce que, en décidant de son « chemin », l’homme ne mesure pas toutes les conséquences que peuvent impliquer son choix : « Dieu seul sait où il mène », puisqu’il est impossible de connaître les situations à venir.

Parallèlement, l’acte accompli et assumé est libérateur. Les « mouches », dont Électre rappelle qu’elles sont « les Érinyes, les déesses du remords », ne s’attaquent pas à Oreste. Il semble même ne pas les voir quand sa sœur les évoque, comme le montrent sa question, « Qui ? », et les points de suspension, marques d’une sorte de doute. Sa dernière réplique les écarte définitivement : « Que nous importent les mouches ? »

LA TERREUR D’ÉLECTRE

Les Mouches : Électre soumise à Jupiter. Mise en scène de Charles Dullin, 1943

Par l’interrogation qui suit l’affirmation d’Oreste, « Libre ? », Électre développe une autre conception de la liberté, puisqu’elle-même ne se « sen[t] pas libre ». Il faudrait pouvoir « défaire » ce qui a été fait, explique-t-elle, c’est-à-dire échapper au temps. Nous mesurons aisément l’impossibilité d’un tel retour en arrière. En fait, cet acte, qu’elle a tant voulu, venger son père, elle ne s’y est pas associée, refusant ainsi de l’accomplir en ne le jugeant pas « bon ». Elle n’a vu que l’aspect terrible du crime, sur lequel insiste sa question : « Peux-tu empêcher que nous ne soyons pour toujours les assassins de notre mère ? » C’est, en effet, l’acte accompli qui fixe la nature de l’homme : il ne peut plus échapper à lui-même, ni se donner des alibis… Mais c’est précisément sa nature « criminelle » qu’Électre refuse d’assumer. Du même coup, cela détruit l’image d'elle-même qu’elle s’était construite, la belle image de sa haine, de sa vengeance, comme elle le disait déjà dans son précédent monologue : « Est-ce que je me suis menti pendant quinze ans ? »

Les Mouches : Électre soumise à Jupiter. Mise en scène de Charles Dullin, 1943

Bande-annonce du clip vidéo. Mise en scène d'Éric Ferrand, 2011

C’est donc sur elle que s’abattent les mouches, annoncées par le cri violent  qui exprime sa peur, « Les voilà ! », repris par l’exclamation « Horreur ! » et la question angoissée, « Où fuir, Oreste ? » L’originalité de Sartre est cette transformation animale des Érinyes antiques. Leur représentation est concrétisée par les sensations qui leur sont liées, toutes répugnantes. Sur le plan visuel, « Elles pendent du plafond comme des grappes de raisins noirs » donne l’impression d’une sombre menace suspendue sur l’héroïne ; sur le plan auditif, elles imposent un bruit désagréable, amplifié et continu, avec une nouvelle comparaison, « Écoute le bruit de leurs ailes, pareil au ronflement d’une forge ». Enfin, sur le plan tactile, l’hyperbole « je sentirai mille pattes gluantes sur mon corps » accentue le dégoût qu’elles provoquent

La menace se rapproche, avec un crescendo dans l’horreur. Au début, elles sont encore à distance, « elles se glissent entre les lumières et mes yeux », puis elles avancent, « Elles nous entourent », « elles nous guettent », enfin le futur soutient la certitude de leur attaque : « tout à l’heure, elles s’abattront sur nous ». Parallèlement, nous observons une gradation dans leur taille, que traduit le rythme de la phrase, d’abord la répétition, « Elles enflent, elles enflent », puis la comparaison, « les voilà grosses comme des abeilles », puis, dans l’avenir, « elles nous suivront partout en d’épais tourbillons. »

Mais Sartre enrichit leur valeur symbolique par rapport à son héritage antique. Elles sont, au début, associées aux ténèbres, avec l’importance du champ lexical du noir : « Ces lampes n’éclairent pas », « est-ce qu’il fera toujours aussi noir », « des grappes de raisins noirs », « noircissent les murs », « leurs ombres qui me dérobent ton visage ». Cette couleur renvoie à deux composantes du tragique, la mort mais aussi l’enfer, promis aux criminels. Mais cet enfer est intériorisé, puisqu’elles sont nommées : « les déesses du remords », imposées par la conscience. Le remords intervient d’abord dans la confrontation à autrui : « J’entends ta voix, mais elle me fait mal, elle me coupe comme un couteau. » La violence de la comparaison révèle le rôle d’Oreste : sa seule présence renvoie sa sœur à sa propre lâcheté, à sa propre culpabilité, au mensonge de cette haine affichée qui n’a pas pu se concrétiser. Plus il proclame sa liberté, plus il l’oblige à regarder en face sa propre incapacité à se libérer de la soumission. Il est également le fruit de la confrontation à soi-même : « Je vois leurs yeux, leurs milliers d’yeux qui nous regardent. » Ces  yeux sont la traduction concrète du dédoublement de la conscience, qui se regarde et qui se juge, en démasquant les alibis qu’elle s’était donnés.

Gustave Doré, Les Furies, 1861.  Dessin pour illustrer L’Enfer de Dante. BnF, Paris

Ainsi Sartre a retrouvé une des bases de la tragédie antique, la terreur qu’elle suscite chez le spectateur, mais c’est, chez lui, une terreur qui n’est plus due à la fatalité, mais que l’homme ne doit qu’à lui-même.

Gustave Doré, Les Furies, 1861.

Dessin pour illustrer L’Enfer de Dante. BnF, Paris

CONCLUSION

 

Sartre a considérablement modifié l’héritage antique, et notamment l’image de l’héroïne, Électre. Oreste, en proclamant sa liberté, en revendiquant le double crime commis, prend le pas sur sa sœur : il a reconquis son unité intérieure, il « est » ce qu’il s’est fait. Situation tragique, certes, mais bien moins que celle d’Électre, qui a refusé l’acte qu’elle souhaitait pourtant. Sa conscience est profondément déchirée entre le « pour-soi », qui refuse de ses considérer comme meurtrière, et le « pour-autrui » qui fait qu’elle est jugée elle aussi meurtrière. Lui-même explique cette transformation : « J'ai voulu traiter de la tragédie de la liberté en opposition avec la tragédie de la fatalité. »(Comodia, 24 avril 1943.)

Mais le sens de sa pièce est aussi à lier au contexte. En 1943, la France est occupée, mais la Résistance devient active. Il appartient donc à chacun de choisir dans quel camp se ranger, choix dont il est impossible de prévoir s’ils mèneront à la délivrance ou à la mort. Les Mouches sont donc la mise en scène du paradoxe que pose Sartre dans « La République du silence » (Situations III, 1949) : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. »

Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu’une police toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avaient le poids d’un engagement.

Jean-Paul Sartre, « La République du silence » in Situations III (1949)

Or, si Oreste va jusqu’au bout de son choix, il en va bien autrement d’Électre, qui représente la lâcheté dont tant de citoyens ont fait preuve pendant l’occupation, en se soumettant et en laissant les autres se salir les mains, ce qui est parfois nécessaire pour conquérir sa liberté. Enfin, Sartre affirmera qu’il a voulu faire une pièce politique afin d’« extirper quelque peu cette maladie du repentir, cet abandon à la honte qu'on sollicitait de nous » (La Croix, 20 janvier 1951). N’est-ce pas de cette maladie que souffre Électre, qui n’a ni la force d’assumer les meurtres, ni celle de résister aux « mouches », aux remords de ne pas avoir agi aux côtés d’Oreste. Dans la suite de la pièce, elle ne pourra que se soumettre à Jupiter, se repentir et en devenir l’esclave, alors qu’en quittant Argos, Oreste délivre la ville puisque les « mouches » la quittent pour le poursuivre.

Une analyse de Michel Leiris : « Oreste et la Cité », 1943

Extrait de Sartre, Un théâtre de situations, 1946

Anouilh

Jean Anouilh, Antigone, 1944 : le conflit entre Antigone et Créon

INTRODUCTION

 

Anouilh, dans son Antigone, suit la trame de l’intrigue héritée de Sophocle, à partir du mythe de la malédiction des Labdacides. Il reprend même une des caractéristiques de la tragédie grecque, en imaginant un « Prologue » dont le dernier paragraphe présente la situation :

Pour lire l'extrait

Elle commence au moment où les deux fils d'Œdipe, Étéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Étéocle, l'aîné, au terme de la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts, et Créon, le roi a ordonné qu'à Etéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.

Anouilh, Antigone, prologue

Jane Pécheur, lithographie. Frontispice d’Antigone d’Anouilh, édition de La Table Ronde, 1945

Jane Pécheur, lithographie. Frontispice d’Antigone d’Anouilh, édition de La Table Ronde, 1945

Mais le rôle de ce prologue est surtout de présenter les personnages, Anouilh guidant ainsi le jugement de son public.

Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aime vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... 

Anouilh, Antigone, prologue

Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place.

Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu'il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée.

Anouilh, Antigone, prologue

Ces deux premiers portraits nous préparent à l’action à venir. Antigone recouvre de terre le corps de Polynice. Arrêtée, elle est conduite par trois gardes devant Créon qui ordonne : « Laissez-moi seul avec elle. » Il lui propose alors de faire comme si rien ne s’était passé, d’éliminer ces trois témoins. Mais le prologue a insisté sur l’impossibilité d’échapper à la tragédie quand  on s’appelle « Antigone ». Elle ne peut que refuser la proposition de Créon : « Pourquoi ? Puisque vous savez bien que je recommencerai. » Elle se dresse devant lui, le provoque tandis qu’il tente de la convaincre.

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Quel sens nouveau Anouilh, en modernisant le caractère des deux personnages hérités de l’antiquité, donne-t-il au conflit qui les oppose ?

Le prologue d'Antigone d'Anouilh. Mise en scène d'André Barsacq, au théâtre de l'Atelier, 1944  

CRÉON, L'HOMME DE POUVOIR

Le prologue d'Antigone d'Anouilh. Mise en scène d'André Barsacq, au théâtre de l'Atelier, 1944  

"L'affiche rouge" : le groupe Manoukian 

La brève réplique de Créon, au début du texte, affirme avec force sa toute-puissance royale : « Je l’avais interdit. » Il est l’autocrate, celui qui édicte la loi, et qui se charge aussi de la faire appliquer : il a fait « proclamer l’édit », et apposer « l’affiche sur tous les murs de la ville. » Nous sommes ici loin du contexte de l’antiquité grecque, et c’est Anouilh lui-même qui nous invite à rapprocher sa pièce du contexte de son temps, l’Occupation allemande : « l'Antigone de Sophocle, lue et relue et que je connaissais par cœur depuis toujours, a été un choc soudain pour moi pendant la guerre, le jour des petites affiches rouges. Je l'ai réécrite à ma façon, avec la résonance de la tragédie que nous étions alors en train de vivre. » Ces « affiches » dénonçaient alors ceux que les occupants qualifiaient de la même façon que Créon qualifie Polynice, « un révolté et un traître ». Créon devient ainsi le symbole de l’oppression allemande. Sa question à Antigone rappelle aussi la menace de mort qui pèse sur celui qui ne respecterait pas la loi, « le sort qui était promis à celui, quel qu’il soit, qui oserait lui rendre les honneurs funèbres ». Pour Créon, la loi a donc une valeur supérieure à la vie humaine, nul ne peut être au dessus d’elle, et l’homme de pouvoir a le droit de tout faire pour qu’elle soit respectée.

"L'affiche rouge" : le groupe Manoukian 

Cependant, et paradoxalement, après avoir affirmé son absolu pouvoir, Créon garde un aspect humain, puisqu’il tente d’empêcher la mort de sa nièce : « j’ai une chance de te sauver ». C’est cette humanité qui conclut aussi sa longue tirade : « Je t’aime bien tout de même, avec ton sale caractère ». Nous notons même sa tendresse, quand il rappelle à  Antigone son enfance  : « N’oublie que c’est moi qui t’ai fait cadeau de ta première poupée. » Ses interrogations initiales prennent alors un autre sens. Plus que de la colère, elles ouvrent une possibilité d’excuser l’acte d’Antigone : si elle ne connaissait pas la loi, elle aurait une excuse. De même sa suggestion que son mobile serait « l’orgueil », affirmée ensuite par la répétition, « l’orgueil d’Œdipe », transforme son geste : il ne serait plus un rejet de la loi, mais la simple bravade d’une jeune fille malheureuse, orpheline, face à son oncle. Mais Créon révèle ainsi sa propre faiblesse. Alors qu’il devrait aller jusqu’au bout pour faire respecter une loi dont il vient d’affirmer la force, il se montre disposé à l’enfreindre lui-même, et à aller très loin pour cela. Sa formule, « je me charge du silence des autres », des gardes qu’il nomme avec mépris « ces trois brutes », ne sous-entend-elle pas qu’il irait jusqu’à les éliminer physiquement ? En fait, Créon se met en contradiction avec lui-même, car il venait d’affirmer avec force « La loi est faite pour toi, Antigone, la loi est d’abord faite pour les filles des rois ! » Il est finalement coupable de l’injustice dont il a accusé sa nièce : « Tu as peut-être cru qu’être la fille d’Œdipe […], c’était assez pour être au-dessus de la loi. », idée reprise avec insistance par « tu as pensé que tu étais de race royale ma nièce et la fiancée de mon fils, et que, quoi qu’il arrive, je n’oserais pas te faire mourir. » En donnant lui-même l’image d’une justice relative aux circonstances, Créon détruit la toute-puissance qu’il affirmait détenir.

En cela Anouilh transforme profondément le personnage que lui ont légué les auteurs antiques. Loin d’être un roi tout-puissant, il devient prisonnier de la loi qu’il a lui-même édictée : « je serai obligé de te faire mourir », explique-t-il à Antigone pour l’inciter à « renonce[r] à cette folie. » Sa toute-puissance n’est, en réalité, qu’un fardeau pour lui, et c’est ce qu’il souligne en opposant sa nature de « prince sans histoire », humain, à celle des Labdacides à laquelle se rattache Antigone, impliquée par le pronom « vous » : « L’humain vous gêne aux entournures de la famille. Il vous faut un tête à tête avec le destin et la mort. »

La façon dont il présente le mythe d’Œdipe est très péjorative, avec l’énumération des composantes du mythe chargée d’ironie : « Et tuer votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela après, avidement, mot par mot. » La métaphore de la boisson qu’il file ensuite inverse complètement la grandeur que l’antiquité accordait aux héros, en les représentant comme des orgueilleux, qui voient dans la mort un signe de supériorité. D’où sa question familièrement ironique : « Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent ? Et comme on les boit goulûment quand on s’appelle Œdipe ou Antigone. » En reprenant le mythe, le sort d’Œdipe à la fin d’Œdipe-Roi, puis dans Œdipe à Colone de Sophocle, il montre qu'à ses yeux, les héros ne sont que des égoïstes et des irresponsables, qui refusent de voir la réalité en face : « Et le plus simple, après, c’est encore de se crever les yeux et d’aller mendier avec ses enfants sur les routes… »

Per Wickenberg, Œdipe et Antigone, 1833. Huile sur toile, 64 x 51. Collection privée

Per Wickenberg, Œdipe et Antigone, 1833. Huile sur toile, 64 x 51. Collection privée

Créon tente de convaincre Antigone

Par opposition, son auto-portrait met en place un autre portrait de l’homme de pouvoir, dépourvu de toute dimension héroïque : « Moi, je m’appelle seulement Créon, Dieu merci. »Il insiste, dans sa description, sur son absence de tout idéal : « J’ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches. » Sa formule « puisque je suis roi » traduit son absence d’enthousiasme, une forme de résignation, que confirme la présentation de ce statut, banalisé : « Ce n’est même pas une aventure, c’est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle, comme tous les métiers. ». Il admet donc ne pas être un héros : « tu dois penser que je suis décidément bien prosaïque. » Quel serait alors son rôle ? Sa réponse l’inscrit dans le quotidien : « j’ai résolu, avec moins d’ambition que ton père, de m’employer à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible. » Ce souhait paraît, à première vue, bien modeste. Mais il renvoie ainsi Antigone – comme son père – à un héroïsme jugé « absurde » : l’homme est mortel par sa nature même, c’est dans « l’ordre du monde », pourquoi alors rechercher cette mort, en anticiper la venue ?

Créon tente de convaincre Antigone

Anouilh a donc enlevé à Créon son absolutisme, ce que traduit déjà le ton de sa voix, ce « murmure » qu’indiquent, à deux reprises, une didascalie. Mais, de ce fait, il modifie aussi la personnalité même de l’héroïne.

LA RÉBELLION D’ANTIGONE

Même si les répliques d’Antigone sont bien plus courtes que celles de Créon, elles sont loin de révéler une forme de faiblesse. Elle est, au contraire, l’incarnation de la résistance, qui se révèle dans son regard, dépeint par l’injonction de Créon : « Et ne me foudroie pas comme cela du regard ».

Anouilh reprend une part de son héritage antique, l’affirmation d’une justice divine, supérieure à la justice terrestre, édictée par les hommes : « Ceux qu’on n’enterre pas errent éternellement sans trouver de repos. » Elle pose ainsi un droit d’essence religieuse, le respect dû aux morts, leur « droit au repos », qu’elle explicite par l’image de la chasse : « Si mon frère vivant était rentré harassé d’une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit… Polynice a aujourd’hui achevé sa chasse ». Mais elle va encore plus loin, en suggérant que l’au-delà est plus important que la vie terrestre : c’est « la maison où mon père et ma mère, et Étéocle aussi l’attendent. » La mort efface donc les critères en usage sur terre, il n’y a plus de « juste » ou d’« injuste », plus de « traître » ou de « patriote », tous les morts sont réunis dans une même égalité, par le droit du sang : « C’était mon frère », proclame Antigone, désignation répétée à la fin de l’extrait. C’est aussi un droit indépendant de toute hiérarchie sociale, puisqu’il s’applique aussi bien à une « fille de roi » qu’à une femme de basse origine, d’où son hypothèse : « Si j’avais été une servante en train de faire la vaisselle, quand j’ai entendu lire l’édit, j’aurais essuyé l’eau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller enterrer mon frère. »

L'hommage funèbre rendu par Antigone : affiche

Anouilh fait donc d’Antigone la porte-parole d’une justice intangible, opposée à la justice doublement relative, à celui qui l’exerce et à celui auquel elle s’applique, qu’avaient révélée les contradictions de Créon.

Le conflit entre Antigone et Créon : mise en scène d'A. Barsacq, 1944

Le conflit entre Antigone et Créon : mise en scène d'A. Barsacq, 1944

Ainsi, face aux déchirements intérieurs du roi, elle montre l’unité qu’elle tire de l’idéal posé comme absolu dès sa première réplique, « Je le devais », immédiatement répété avec insistance, « Je le devais tout de même », puis  en conclusion du passage, « Il faut que j’aille enterrer mon frère que ces hommes ont découvert. » Cet idéal lui donne une force supérieure au risque de mort qui pèse sur elle, d’où ses répliques pleines de certitude : « Oui », « Oui, je le savais », « Non. Je n’ai pas cru cela. » En cela, elle brave Créon, mais est tellement sûre de la justesse de son choix qu’elle ne fait preuve d’aucune violence : elle parle « doucement », « elle lui répond doucement, sans forfanterie. » Là où Créon se montrait prêt à des compromis, Antigone, elle, ne transige pas, « elle ne répond pas », ne prend même pas la peine de répliquer à ses ordres : « Tu vas rentrer chez toi tout de suite, faire ce que je t’ai dit et de taire […] Allez, va ! » Son attitude en arrive à déstabiliser Créon, mais aucune menace ne semble toucher l’héroïne, qui, à sa question « Quel jeu joues-tu ? », réplique tranquillement « Je ne joue pas. »

Là où le roi a pu penser que sa résistance n’était qu’une imitation de l’héroïsme hérité de « l’orgueil d’Œdipe », comme ces enfants qui veulent copier les adultes dans leur jeu, elle affirme donc ce qu’elle est, une résistante.

CONCLUSION

 

Anouilh, en adaptant la scène de conflit héritée de Sophocle, pose une question essentielle : sur quoi fonder la justice, sur quelles valeurs, pour qu’elle ne soit pas relative ni aux circonstances, ni aux hommes qui exercent un pouvoir ? Comment faire pour qu’elle s’impose à tous, sans contestation possible ni compromis ? À travers son héroïne, Antigone, il pose alors un critère : la fonder sur la valeur intangible de la personne humaine, qui a droit au respect, quelle que soit la faute commise, de son vivant mais même après sa mort.

En cela, il donne à sa pièce un sens particulier, qui a pris une résonnance particulière lors de sa première représentation, le 6 février 1944. Son héroïne devient le symbole de la Résistance face aux lois de l’occupant nazi, qui discrimine les juifs, les tziganes, les homosexuels, et qualifie les résistants de « terroristes » alors qu’ils défendent leur idéal de liberté. Elle s’oppose au mépris de la personne humaine que représentaient les exécutions sommaires, les prises d’otages pour faire plier les résistants, les tortures, les rafles et la déportation. Elle apporte aussi la preuve que les Résistants n’étaient pas de jeunes gens qui jouaient à la guerre, qui risquaient leur vie dans un simple désir d’héroïsme, mais des gens convaincus de la justice de l’idéal pour lequel ils luttaient. Enfin, elle illustre, face à Créon, le refus des compromis de ceux qui, pour faire « leur métier », pactisaient avec les occupants allemands, pour tenter de « rendre l’ordre du monde moins absurde ». Pour elle, ce ne sont que des compromis, une forme de lâcheté.  Nous pouvons voir dans ces accusés ceux qui incarnent alors le pouvoir, le gouvernement de Vichy, mais aussi tous ceux qui, par « prosaïsme », privilégient leur confort terrestre à toute défense d’un idéal susceptible de les mener à la mort, tous ceux qu’on appelait alors « les collaborateurs ».

Cependant, la pièce d’Anouilh dépasse largement le contexte de la seconde guerre mondiale. En reprenant Sophocle, en le renouvelant, il montre que les mythes antiques ont encore une valeur intemporelle, et que l’humanisme des auteurs antiques a une force éternelle.

Mais la suite de la discussion entre Antigone et Créon révèle qu’elle ne croit pas vraiment aux rites religieux, et qu’elle est d’accord avec le jugement négatif porté par Créon sur Polynice. Cela nous conduit alors à une autre interprétation de sa révolte. Ce serait celle d’un « je » qui s’affirme dans toute son intransigeance, celui de la jeunesse, convaincue d’avoir raison de refuser les compromis des adultes, de ceux qui font passer « l’ordre du monde » à préserver avant l’accomplissement personnel. Une Antigone qui illustrerait alors le romantisme de la jeunesse, individualiste, face au « prosaïsme » sage des plus anciens, qui s’inscrivent dans une collectivité.

Pour voir la mise en scène de Nicolas Briançon (2003) : Robert Hossein et Barbara Schultz

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