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Ressorts et fonctions du comique : de l'Antiquité au XX° siècle

Un exemple de l'héritage antique

Plaute, Le Soldat fanfaron, III° siècle av. J.-C. : acte I, scène 1

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INTRODUCTION

 

Rome est une cité guerrière, depuis sa naissance, les guerres se sont multipliées. Faut-il alors voir dans le Miles Gloriosus de Plaute, Le Soldat fanfaron, une satire indirecte de la place prise par les soldats dans la vie romaine ? À en juger par les rebondissements de l’intrigue élaborée autour de l’enlèvement de la courtisane dont le héros, Pyrgopolynice, est tombé amoureux, il s’agit plutôt pour Plaute de faire rire son public en multipliant les péripéties qui, toutes, mettent en relief la sottise de son personnage. Cependant, dans la scène d’exposition, c’est bien le caractère de son « vainqueur des tours » que fait ressortir le dialogue avec Artotrogus, « le mangeur de pain », qui vit en parasite à ses dépens.

Quels procédés Plaute met-il en œuvre pour faire rire son public ?

Plaute, Le Soldat fanfaron

LA CARICATURE

Dans les arts plastiques, la caricature consiste à mettre l’accent, de façon exagérée, sur un trait physique caractéristique du sujet, dans un but satirique. La notion est reprise dans la comédie, mais le trait devient essentiellement psychologique, ici porté par le nom même du personnage : ce « vainqueur des tour s», donc un soldat sûr de son aptitude à la victoire.

L'armement : une parodie de l'épopée

Dès sa première réplique, il se hausse aux dimensions d’un héros épique. L’allusion à son « bouclier » rappelle Homère qui dépeignait, au chant XVIII de L’Iliade, celui d’Achille forgé par le dieu Héphaïstos : « Et il fit d'abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d'argent. » Comme celui-là, Pyrgopolynice veut qu’on fasse « briller » son bouclier, et ajoute : « il faut, dans le feu de la mêlée, que son éclat soit plus resplendissant que les rayons du soleil dans un ciel pur, que l’éclat de ses feux éblouisse les regards de l’ennemi. » La répétition d’« éclat », la comparaison au « soleil », l’écho entre le « feu » de la mêlée, au sens figuré, et les « feux » jetée par le bouclier brillant, sont autant d’élément qui rehausse la valeur du guerrier, qui affirme la certitude de sa future victoire.

Philip Rundell, Le bouclier d'Achille, d’après un prototype de John Flaxman, 1817-1821. Sculpture en vermeil, 90,5 x 90,5 x 18. Royal Collection trust

Philip Rundell, Le bouclier d'Achille, d’après un prototype de John Flaxman, 1817-1821. Sculpture en vermeil, 90,5 x 90,5 x 18. Royal Collection trust

Tout comme un héros épique aussi, il s’adresse à son épée, ainsi personnifiée : « Et toi, ma chère épée, console-toi, cesse de te lamenter, et ne perds point courage, s’il y a trop longtemps que je te porte oisive à mon côté. » Ainsi sont amplifiés son impatience de combattre, son amour du combat.

Un héros épique : l'excès de vantardise

Sa vantardise s’accentue encore grâce à  Artotrogus qui le compare au dieu de la guerre lui-même : « Mars, auprès de tes prouesses, n’oserait parler des siennes ni les comparer. » Il lui offre ainsi l’occasion d’un mensonge effronté, à peine atténué par la question , puisque, négative, elle implique la réponse affirmative d’Artotrogus : « N’est-ce pas lui que je sauvai […] ? » En mentionnant le lieu du combat, « les plaines Charançoniennes », il lui donne une valeur historique. Enfin, en augmentant la valeur de son adversaire, déjà par l’ampleur de son nom qui le rend effrayant, « Bombomachidès Clutummystaridysarchès », mais surtout, en le désignant comme le « petit-fils de Neptune », il s’inclut dans des combats auxquels participent les dieux, comme c’était le cas pour les héros dans les épopées d’Homère ou de Virgile.

Exploit de Diomède (Iliade), vers 490 av. J.-C.. Céramique, 45,2 x 51,3. Museum of fine arts, Boston

La feinte modestie

La caricature ressort encore davantage quand il feint la modestie, après s’être vanté ainsi, feinte que signale la didascalie, « d’un air négligent », et l’interjection de mépris qui l’introduit : « Peuh ! tout cela n’est rien. » Le même mécanisme se reproduit à propos de l’« éléphant » dont il aurait « cassé le bras ». Cet exploit lui paraissant trop faible, dans un premier temps, il s’indigne : « Comment cela, le bras ? » Après la correction d’Artotrogus, « Je voulais dire la cuisse », il conclut modestement : « Et encore j’avais frappé mollement. » Il permet ainsi à son interlocuteur de suggérer, par l’énumération, sa force surhumaine, « Si tu avais mis toute ta force, avec ton bras, tu lui aurais traversé le cuir, le ventre et la mâchoire, à cet éléphant. » Le héros peut alors feindre à nouveau la même modestie : « Laissons tout cela pour le moment. »

Le Soldat fanfaron, mise en scène M-Alexandre Cousquert, 2008. Compagnie de l’Homme inconnu

Artotrogus : l'excès de flatterie

Face à lui, Artotrogus lui aussi relève de la caricature, par l’excès de ses flatteries, qui ressort immédiatement du portrait qu’il fait de Pyrgopolynice, avec une énumération qui accumule ses qualités : « un héros fort et fortuné, et beau comme un roi, et un guerrier. » Il nous rappelle ici les éloges adressés aux chefs de guerre romains lors du triomphe. Il entre, lui aussi, dans le jeu du registre épique par la façon dont il dépeint l’adversaire du soldat : « ce guerrier aux armes d’or dont tu dispersas d’un souffle les légions, comme le vent dissipe les feuilles ou le chaume des toits. » La comparaison accentue la puissance du « souffle » de Pyrgopolynice, devenue quasi divine.

Plaute exagère donc tellement, par rapport à une « norme » morale et sociale, à la fois la vanité de Pyrgopolynice et la flatterie d’Artotrogus en écho, qu’il amène son public à rire de leur caractère excessif.

"Le Capitan", le "soldat fanfaron". Gravure du XVII° siècle

"Le Capitan", le "soldat fanfaron". Gravure du XVII° siècle

LA CARICATURE

Mais le rire vient aussi des décalages, qui révèlent la vérité des caractères.

Le comique de mots

Les premiers sont introduits dans le langage même du héros, avec des ruptures cocasses dans le registre épique. Ainsi, l’élan épique de sa première réplique est brisé par sa chute, « tu meurs d’envie de faire un hachis de nos adversaires », qui rabaisse la noble « épée » au travail que pourrait faire le couteau d’un cuisinier, « un hachis » en guise de noble massacre. De même, malgré leur ampleur, les noms cités sont ridicules. Celui du lieu, « les plaines Charançonniennes », dérive, en effet, du « charançon », coléoptère nuisible… Quant au chef ennemi, son premier nom « Bumbomachidès » signifie « celui qui combat en bourdonnant », image comique. Son second nom, outre ses sonorités redondantes, joue sur les contrastes entre son ouverture, qui rappelle l’adjectif signifiant « célèbre », et sa finale, évoquant le pouvoir, tandis qu’en son centre « mistari » renvoie à l’idée de secret et « dys » étant un préfixe marquant un mauvais fonctionnement. Son nom détruit de fait toute la valeur que le héros accorde à ce chef ennemi, et qu’Artotrogus développe dans la réplique suivante.

Les apartés

Le second type de décalage vient des apartés, signalés par les didascalies, illusion propre à la double énonciation au théâtre qui crée une connivence entre le personnage et le public. Ainsi, quand Artotrogus complète sa flatterie « Rien, bien sûr, au pris de toutes les autres prouesses », par l’aparté « que tu n’as jamais faites », il révèle au public son hypocrisie, mais surtout il l’associe à sa tromperie. Dans la suite de l’aparté, la flatterie est clairement démasquée par le lexique péjoratif hyperbolique, renforcé par le serment : « Si jamais on peut voir plus effronté menteur, fanfaron plus vaniteux que mon homme, […] je m’engage à devenir son esclave. » La dénonciation est répétée à la fin de l’extrait : « tous les mensonges qu’il lui plaît d’inventer. » Le public se sent alors supérieur au héros dupé, et cette supériorité se conduit à rire de la naïveté et de l’aveuglement de Pyrgopolynice.

Cuisiner dans la Rome antique. Musée archéologique de Naples

Cuisiner dans la Rome antique. Musée archéologique de Naples

L’aparté devient encore plus comique quand il nous révèle la cause de cette flatterie sans limites, c’est-à-dire le rôle de parasite d’Artotrogus, déjà inscrit dans son nom : « Il n’y a qu’une chose : les olives confites qu’on mange chez lui sont furieusement bonnes. » Le décalage ressort pleinement : tous ces mensonges pour des « olives confites » ! Cette explication est reprise et développée dans un dernier aparté : « C’est mon ventre qui me vaut toutes ces épreuves ; mes oreilles doivent tout avaler pour que mes dents ne s’allongent pas ». Le parasite se présente comme un affamé, guidé par son « ventre », forme de métonymie qui révèle son goût pour la bonne nourriture. Le spectateur ne peut que rire du verbe choisi pour les « oreilles », « avaler », verbe alimentaire qui révèle l’obsession du personnage, tout comme la précision, « pour que mes dents ne s’allongent pas », qui suggère que la faim ferait pousser les dents.

Artotrogus est donc prêt à renforcer toutes les vantardises du soldat pour vivre aux dépens du soldat en satisfaisant sa gourmandise. L’aparté, feinte confidence faite au public, offre au personnage une revanche sur son infériorité sociale et sur sa soumission, qui, là encore, satisfait un désir du public populaire.

CONCLUSION

 

Ce texte permet de mesurer les formes du comique déjà existantes dans l’antiquité, puisque nous pouvons y observer le comique de gestes, que permettront notamment les apartés, le comique de mots, à travers les noms ridicules par exemple, le comique de caractère, vantardise et vanité du soldat fanfaron d’un côté, flatterie démesurée de l’autre.

Le Soldat fanfaron, mise en scène M-Alexandre Cousquert, 2008. Compagnie de l’Homme inconnu

Le Soldat fanfaron, mise en scène M-Alexandre Cousquert, 2008. Compagnie de l’Homme inconnu

De plus, la comédie s’enrichit de l’implication du public dans la situation, qui oblige ici le parasite à duper celui dont il profite, le range du côté du trompeur, à son plus grand plaisir. L’exposition crée ainsi un horizon d’attente : qui triomphera dans la comédie ? Celui qui se dit  capable d’exceptionnels exploits ? Ou bien le trompeur qui parviendra à tirer profit de son talent ?

Maître Pathelin

Un exemple de farce médiévale

La Farce de Maître Pathelin, œuvre anonyme vers 1454

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Au XIII° siècle, nous constatons une renaissance du théâtre comique, qui prend des formes diverses, notamment celle de la farce. Ce genre littéraire contraste fortement avec les « miracles » et les « mystères », joués sur les parvis des églises pour illustrer des épisodes bibliques ou de la vie des saints. Inversement, les farces, sont jouées sur les tréteaux de la foire, et souvent à l’époque du Carnaval. Comme cette période, héritage des Saturnales romaines, dans la farce tout est permis : la remise en cause des normes et des valeurs, l’inversion de la hiérarchie sociale, les excès. Le seul but est de déclencher le rire.

La Farce de Maître Pathelin

La Farce de Maître Pathelin, œuvre anonyme dont la date est incertaine (1454 ? 1465 ?) mais publiée en 1489, est une des plus connues, avec de nombreuses traductions. Celle que nous proposons ici est réalisée à partir de celle faite par Fournier en 1872, mais en la corrigeant à partir du texte original, notamment pour rétablir les passages que ce traducteur avait cru bon de, pudiquement, supprimer, et pour ajouter les signes de ponctuation, absents dans le manuscrit.

Le personnage central, comme l’indique son titre, est un avocat, personnage alors redouté vu le fonctionnement de la justice, lente, arbitraire et, surtout, corrompue car au service de ceux qui pouvaient payer « les épices », c’est-à-dire verser des avantages à ceux qui la rendaient. Mais dans cette farce, tout s’inverse, car Maître Pathelin n’a plus de clients : ruiné, il décide alors, malgré quelques craintes de son épouse Guillemette, de se servir de sa maîtrise du langage pour ses achats. Ainsi, à la foire, il achète à un drapier six aunes de drap, en lui promettant de le payer quand il se présentera à son domicile.

Cependant, il n’a pas la moindre intention d’honorer sa promesse, et élabore une ruse dans laquelle il implique Guillemette : « En malade je me couche,/ Et quand il viendra vous direz:/ « Ha ! parlez bas ! » et gémirez,/Faisant la plus dolente mine./« Las ! direz-vous, le mal le mine/Depuis six semaines, deux mois ! » Il s’agit donc de monter une véritable comédie, comme il le précise pour l’encourager  : « et tous deux jouons si bien/Qu’il ne s’aperçoive de rien. »

Comment les personnages mis en scène dans ce dialogue contribuent-ils à provoquer le rire du public ?

LA VICTIME

Sa naïveté

Il n’est nommé que par sa fonction, « Le drapier », représentant donc cette classe de marchands, bourgeoisie qui progresse économiquement au Moyen-Âge, mais qui reste inférieure, sur le plan du statut, à un avocat, en raison de l’éducation de celui-ci et de sa participation au fonctionnement d’une institution, la justice.

Sa première réaction devant l’information donnée par Guillemette, « Il est si gravement malade, est une marque d’étonnement, « L’est-il vraiment depuis que tout à l’heure / Il est revenu de la foire ? », et ce n’est que dans un second temps qu’il conteste plus fortement : « Par saint Jean, vraiment, je crois qu’il y est allé/Du drap que je vous ai vendu à crédit/Il m’en faut l’argent, maître Pierre. » Mais il reste encore fort respectueux, en l’interpellant par son titre « maître Pierre », et, face au jeu des deux complices, s'avère totalement désarmé.

Une obsession monomaniaque

Le passage, en effet, ne présente aucune réelle argumentation de sa part ; il se contente de répéter sa demande d’argent, en gradation, car sa seule obsession de commerçant est de se faire payer ce qu’il a « vendu à crédit ».

Si, dans sa première réclamation, la somme due n’est pas précisée, très vite le chiffre est cité, selon la double monnaie alors en cours, et il revient comme un leitmotiv tout au long de l’extrait : « Il me faut neuf francs ou six écus. », « mes neuf francs », « il me faut neuf francs, tout rond », ultime insistance. L’aspect obsessionnel se traduit par la reprise, mais dans un tout autre sens, du verbe « rendre » employé par Pathelin. Quand ce dernier déclare, à propos de l’effet produit par les médicaments, «  ils m’ont fait tout rendre », il évoque ses vomissements, alors que le drapier ne pense qu’à son remboursement en ripostant « Non, par l’âme de mon père,/Mes neuf francs ne sont point rendus. » Le lecteur ne peut que rire de cette reprise, qui, comme l’explique Bergson dans Le Rire, transforme un être humain en une sorte de robot.

La foire au bourg. Illustration médiévale

La réclamation évolue, dans un second temps, puisque, devant l’absence de réponse, la seule solution ne peut être que la restitution de la marchandise. D’abord, il la pose comme une simple alternative, en forme de menace avec le futur de certitude et l’indice temporel : « J’aurai mon drap avant de sortir/Ou mes neuf francs ! » Mais sa reprise est bien plus insistante dans une phrase nominale, « Six aunes de drap, maintenant ! », et par la question qui fait appel au sens de la justice de ses interlocuteurs : « Dites, est-ce une chose convenable,/Par notre foi, que je les perde ? »

L’obsession se traduit aussi par la gradation dans l’implication de la religion. La première affirmation du drapier est, en effet, soutenue par l’implication d’un saint, « par saint Jean », puis il fait référence à « l’âme de [s]on père », donc au monde de l’au-delà. Une étape est ensuite franchie avec le serment « par ce dieu qui me fit naître », recours à dieu lui-même, mais, si, dans cette formule, « dieu » reste encore neutre, il devient le support d’une menace de colère et de châtiment divins dans « que dieu en ait mauvaise fête ! » La formule suivante, « par notre foi », tente, elle, de mettre ses interlocuteurs dans son camp, faisant appel aux vertus chrétiennes. Son dernier appel s’adresse enfin à la puissance concrète de l'Église sur terre, dont, bien que la phrase reste syntaxiquement inachevée, nous comprenons, par l’expression « bon gré », qu’il demande l’appui. Mais quel poids a réellement la religion, puisque la demande du drapier ne reçoit aucune réponse ? N’est-elle pas, finalement, qu’une accumulation de formules vides ?

Outre le comique de caractère, les répliques du drapier font aussi ressortir la satire sociale et  religieuse propre à la farce.

LES TROMPEURS

Le rôle de Guillemette : du théâtre dans le théâtre

Son époux lui a demandé clairement d’être sa complice, en jouant un rôle devant le faux malade. C’est ce qui explique, au début de l’extrait, l’inquiétude qu’elle feint devant le délire de son mari à travers ses questions multipliées : « Pourquoi vous démener ainsi ?/Êtes-vous hors de votre sens ? », « Mais qu’est ceci ? N’avez-vous pas honte ?/Et par dieu, c’est trop remuer ! » Elle joue ensuite sur la dramatisation, avec la reprise de l’interjection « Hélas ! », propre au registre tragique, et l’insistance sur l’état du malade, qu’elle rend pathétique : « Il est si gravement malade », ou, encore plus à la fin du passage, avec la répétition, « Hélas !  le pauvre chrétien a assez de malchance./Il y a onze semaines, sans relâche,/Qu’il reste là, le pauvre homme. »

Maître Pathelin et Guillemette

Maître Pathelin et Guillemette

L’objectif de cette mise en scène est triple.

         En premier lieu, il s’agit de nier l’achat, d’où son feint étonnement par sa reprise interrogative de l’affirmation du drapier, « De la foire ? », et l’indice temporel à la fin, « il y a onze semaines, sans relâche ».

        Mais le plus important est de se débarrasser du créancier, ce que signale un aparté, reconnaissable, malgré l’absence de didascalie, par l’abandon du discours direct et la généralisation dans la malédiction qu’elle lance : « Que par le cou soient pendus/De tels gens qui sont si gênants ! » Elle aussi recourt à la religion pour le renvoyer, mais le respect – la religion interdit d’invoquer le « nom de dieu » dans un serment – dont elle fait preuve, ne masque pas la violence du rejet : « Allez-vous en, au nom des diables,/puisque ce ne peut être au nom de dieu ! ».

      Le dernier élément de ce jeu de dupe consiste à inverser la culpabilité : ce n’est plus Pathelin qui est coupable d'escroquerie, mais le drapier qui l’agresse pour réclamer son dû. D’où ses accusations, interrogations au lexique violent, « N’est-ce pas une honte/De lui tuer ainsi la tête ? », « Comment pouvez-vous être si brutal ? », ou l'exclamation faussement indignée : « Hélas ! Comme vous torturez cet homme ! »

Le spectateur, qui, lui, est au courant de la ruse, ne peut que prendre plaisir à voir se mener, si habilement, ce jeu d’actrice qui change l'injustice en justice, et inversement.

Le comique de la ruse de Maître Pathelin

Dans cette mise en abyme, scène de théâtre dans le théâtre, le rôle principal est celui du personnage éponyme, qui doit jouer le malade gravement atteint de façon crédible.

Ainsi, l’extrait s’ouvre sur ses appels désespérés à son épouse, et ses reproches, déjà révélateurs de son état : « Viens me couvrir,/Viens çà. Qui t’a prié d’ouvrir/Cette fenêtre toute grande ?/En avais-tu besoin, truande ? » Il feint ensuite le délire, rendu cocasse par le discours rapporté, les visions incohérentes et les ordres absurdes : « Ôtez ces gens noirs : Marmara,/Carimari, carimara/Amènez-les-moi, vite, amènez-les. », « Tu ne vois pas ce que je sens,/Voilà un moine noir qui vole !/Prends-le vite, et mets-lui une étole./Au chat ! au chat ! Comment il monte ! » Malgré l’absence de didascalie, nous pouvons imaginer la gestuelle de l’acteur, ses intonations, jeux scéniques propres à renforcer l’illusion.

La farce de Maître Pathelin. Théâtre de Nihilo Nihil – 2017 

Le second temps de ce délire repose sur le quiproquo imaginaire, qui vise à mieux persuader du délire en y impliquant le drapier, en faisant semblant de le confondre avec « maître Jean », le médecin, preuve sur laquelle insiste Guillemette à la fin : « Vous voyez clairement qu’il croit /Que vous êtes médecin. » Cela permet à l’auteur de la farce de se livrer à une satire fréquente au Moyen-Âge – et que reprendra Molière – celle des médecins, directement accusés ici : « Ces médecins m’ont tué/De ces potions qu’ils m’ont fait boire./Sans mot dire il faut les croire…/Comme de la cire ils nous travaillent ». 

L'administration d'un clystère . Illustration médiévale

L'administration d'un clystère . Illustration médiévale

 La farce fait ainsi allusion aux traitements alors pratiqués, le « clystère », lavement pour favoriser, croyait-on alors, l’élimination des humeurs malignes, comme d’ailleurs la saignée, les « potions » et les « pilules », peu ragoûtantes, à en croire les plaintes insistantes du malade fictif : « Ces trois morceaux noirs et pointus/Les appelez-vous des pilules ?/Ils m’ont gâté les mâchoires/Pour dieu, ne m’en faites plus prendre,/Maître Jean, ils m’ont fait tout rendre./Ah ! Il n’est rien de plus amer. » Enfin, est évoquée l’observation de l’« urine », grand moyen pour établir un diagnostic : « Et mon urine/Ne vous dit-elle point que je vais mourir ? » Maître Pathelin joue parfaitement, avec l’exclamation tragique et l’imploration divine,  la peur de mourir que peut ressentir un malade : « Hélas ! Pour l’amour de dieu, quoi qu’il arrive,/Que je ne passe point le pas ! »

L'observation des urines. Illustration médiévale 

L'observation des urines. Illustration médiévale 

Parallèlement, cette ruse permet de laisser libre cours aux effets comiques les plus faciles, fondés sur la scatologie : « Ah ! maître Jean, plus dures que pierre/J’ai chié deux petites crottes,/ Noires, rondes comme des pelotes. », « Si vous pouviez ramollir ma merde,/Maître Jean, elle est vraiment si dure/Que je ne sais comment je tiens le coup/Quand elle sort du fondement. » Ces descriptions imagées des effets de sa prétendue constipation provoquent immanquablement le rire du public populaire.

CONCLUSION

 

Cet extrait illustre deux des ressorts, simples, de la farce.

        Le premier est l’élaboration d’une situation feinte, qui permet au trompeur, rusé, de duper le naïf, rendu comique à la fois par une forme de monomanie obsessionnelle et parce que le public rit spontanément de la victime. Il est au courant, lui, de la feinte, et cette supériorité provoque l’amène à rire du plus faible.

            Le second vient de la mise en œuvre du langage propre au théâtre, ici par la vivacité du dialogue qui nous laisse imaginer les jeux scéniques. Mais la farce joue aussi sur les ressorts plus élémentaires, jeux sur les mots, insulte, allusions scatologiques, jusqu’à une grossièreté qui contraste avec la place accordée aux emprunts à la religion.

La société médiévale inscrite dans la farce : le bourg 

La société médiévale inscrite dans la farce : le bourg 

Ces deux éléments permettent la satire, psychologique et sociale, qui vise dans ce passage les médecins, et, de façon générale, les plus puissants. Nous mesurons ici la supériorité de l’avocat sur le commerçant. Son nom servira d'ailleurs à former un adjectif, "patelin", pour désigner un homme d'une hypocrite douceur. Mais la suite de la farce montrera que ce trompeur peut être, à son tour, trompé, par un simple berger qui plus est.

L'Avare

Au XVII° siècle : la comédie de Molière

Molière, L'Avare, 1668 : acte IV, scène 7

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Par son titre même, L’Avare, jouée en 1668, la pièce de Molière s’inscrit dans la comédie de caractère, avec la dénonciation d’un défaut traditionnellement caricaturé au théâtre, l'avarice, depuis les auteurs anciens, tel Plaute avec son Euclion dans l’Aulularia, dont il s’inspire beaucoup, jusqu’aux contemporains, comme Boisrobert dans La Belle Plaideuse (1653-1654), auquel il emprunte quelques péripéties, en passant par la commedia dell’arte italienne, avec son vieillard amoureux ridicule, Pantalone, et ses valets rusés, les zanni.

Dans cette pièce, il met en scène un personnage principal, Harpagon, un vieillard autoritaire qui impose sa volonté à tous ses proches et qui soumet ses enfants, comme l'ensemble de ses domestiques, à la loi de son avarice. Dans ce monologue tiré de la scène 7 de l'acte IV, l'auteur caricature à l'extrême son personnage, pour que les différents procédés comiques fassent ressortir la vérité de sa satire.

Molière, L'Avare

Molière, L'Avare. Mise en scène de Guy Pion , Théâtre de l'Eveil, 2017

Deux actions s’entrecroisent dans L’Avare. La plus importante est la volonté d’Harpagon de se remarier avec Mariane, jeune et jolie orpheline, qui fait de lui le rival de son fils, Cléante, amoureux d’elle. Comme il est de tradition dans la comédie, la valet, La Flèche, se range dans le camp des amoureux. La seconde est le mariage d’Élise, sa fille, avec Valère, entré au service d’Harpagon comme intendant pour arriver à ses fins.

Le projet de mariage d’Harpagon se précise dans les actes III et IV et, face à ce père autoritaire, les deux enfants semblent perdants. Mais l’intervention de La Flèche, qui, dans la scène 6, entre en scène en portant la cassette d’Harpagon, qu’il surveille comme la prunelle de ses yeux, constitue un tournant dans l’action. C’est aussi l’occasion pour Molière de reprendre son modèle, Plaute.

Quels ressorts comiques Molière met-il en œuvre dans ce monologue pour mettre en valeur l’avarice de son personnage ?

LA COMÉDIE DE CARACTÈRE : LA SATIRE DE L’AVARICE

La situation

Toute la pièce a montré l’importance qu’Harpagon accordait à son argent, notamment à sa cassette, dans laquelle il a placée une importante somme et qu’il a enterrée dans son jardin : « Cependant je ne sais si j’aurai bien fait, d’avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille écus en or chez soi, est une somme assez... » (I, 4)

D’où le contraste, inversion de la situation, introduit dans ce monologue, dès le début avec le cri redoublé, « Au voleur ! », entendu de la coulisse comme le signale la didascalie initiale, « criant au voleur dès le jardin » , puis avec l’expression « mon voleur », reprise trois fois. Nous notons aussi la place importante prise par le champ lexical du vol, « on m’a dérobé », « celui qui l’a pris », « on m’a dérobé », « vol que l’on m’a fait », et, à l’inverse, l’insistance sur la restitution : « rends-moi », « en me rendant ».

Enfin, la répétition de l’adjectif possessif, « mon argent », qui revient comme un leitmotiv, ou de « mon voleur », révèle le sentiment de possession du personnage, dont l’identité semble se confondre avec la fortune qu’il possède. Privé de fortune, il est donc privé d’identité, d’où son affirmation : « j’ignore […] qui je suis », « tout est fini pour moi ». Le seul fait de « ven[ir] sans chapeau » est significatif de son bouleversement : il a perdu tout sens des convenances et de la dignité propre au bourgeois qu’il est.

La personnification de l'argent

Cet amour excessif de l’argent est accentué par la façon dont Harpagon le personnifie, en l’interpellant familièrement, comme nous le constatons dans l’énumération exclamative. Elle s’ouvre sur une interjection propre au tragique, « Hélas ! », et l’adjectif répété, « pauvre », oxymore cocasse vu qu’il s’applique à l’argent, en fait l’objet du sentiment de compassion, comme s’il était humain, jusqu’à sa désignation qui l’humanise clairement : « mon cher ami ! » Il est d’ailleurs placé au centre du chiasme qui suit, par le jeu des pronoms personnels, à l’image de ce qu’il représente pour le héros : « on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé […] ». Ainsi humanisé, il peut alors être associé à des sentiments humains, dans la gradation ternaire : « mon support, ma consolation, ma joie » D’où la conclusion, qui signale sa valeur affective exceptionnelle : « Sans toi, il m’est impossible de vivre. »

L'appel à la justice

Un vol implique tout naturellement de faire appel à la justice, d’où, au début du monologue,  la double exclamation, encore très générale, mais déjà double  puisqu’elle passe de l’institution terrestre à la dimension céleste : « Justice ! Juste ciel ! ». Mais, chez Harpagon, cet appel dépasse toute mesure quand il envisage, comme c’était habituel au XVII° siècle, de « faire donner la question », c’est-à-dire de faire torturer les suspects pour qu’ils avouent.

La colère d'Harpagon. Mise en  scène de Didier Benoin, Théâtre de Nice, 2003 

La colère d'Harpagon. Mise en  scène de Didier Benoin, Théâtre de Nice, 2003 

        Une première énumération montre que son avarice détruit même les liens familiaux, mais surtout un égarement proche de la folie, puisqu’il s’implique dans les suspects : « je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. » Il sombre ainsi dans un véritable délire paranoïaque.

        La seconde énumération, accentuée par l’injonction, « Allons vite », traduit sa perte de tout sentiment humain, puisqu’il est prêt à tout : « des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux ! » Sa réaction devient totalement démesurée, jusqu’à une ridicule menace de suicide : « Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. » Toutes les valeurs morales, toutes les normes sociales se trouvent ainsi effacés par l’avarice extrême du héros.

L’EXAGÉRATION COMIQUE

Illustration pour L'Avare, acte IV, scène 7 

Le comique de gestes

Les comédies de Molière comportent peu de didascalies, puisque Molière en dirigeait lui-même la mise en scène, uniquement celles indispensables au lecteur.

Mais le lecteur, à partir du texte lui-même, peut imaginer le jeu de l’acteur, ses déplacements, ses gestes, ses mimiques. La brièveté des phrases, la multiplication des exclamations et des interrogations, signalent le rythme accéléré de ce monologue. Plusieurs indices spatiaux renforcent encore le désordre de l’esprit du personnage : « Où courir ? Où ne pas courir ? », « N’est-il point là ? n’est-il point ici ? », « De quoi est-ce qu’on parle là ? […] Quel bruit fait-on là-haut ? » Nous pouvons imaginer la façon dont l’acteur se place sur le devant de la scène en tendant ostensiblement l’oreille, ou bien ses « regards » rendus insistants par la litote : « Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons » De même, nous pouvons imaginer la façon dont les gestes de l’acteur peuvent progressivement mimer la gradation, « je me meurs, je suis mort, je suis enterré », et le contraste brutal sur le verbe « ressusciter » dans la phrase suivante.

Illustration pour L'Avare, acte IV, scène 7 

En revanche, une didascalie dépeint le geste qui traduit le mieux l’égarement du héros : « Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. » Harpagon bascule ici dans un véritable délire, en n’étant plus capable de reconnaître sa propre personne.

Le comique de mots

Dès le début du monologue, Molière introduit un glissement du thème du vol à celui de la mort, puisque le cri « Au voleur ! » devient aussitôt « à l’assassin ! », « au meurtrier ! ». La suite inverse ce glissement, avec la gradation sur un rythme ternaire : « je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge », de plus en plus violente et concrète, qui se termine, dans une symétrie syntaxique parfaite, « on m’a dérobé mon argent. » Cette même dimension tragique, qui fait du vol un acte fatal, se retrouve dans l’accumulation des négations qui, toutes suggèrent la mort : « tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait ; je n’en puis plus ». 

Le désespoir d'Harpagon, mise en scène de Jean-Philippe Daguerre, 2016

Cela s’accentue dans le jeu temporel qui fait ensuite passer le personnage de l’agonie, « je me meurs », avec le présent immédiat, à « je suis mort », passé composé qui présente  la mort comme réalisée, puis à « je suis enterré », présent passif qui l’installe dans la mort alors même qu’il reste bien vivant ! Le langage touche ainsi à l’absurde. Enfermé dans son délire, le héros n’est plus capable de communiquer de façon rationnelle et cohérente.

L'implication du public

Molière renforce le comique en mettant en place un jeu avec le public, qu’Harpagon accuse en le prenant directement à partie.

       Dans un premier temps, il lui adresse une question, dont il imagine la réponse : « N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n’est personne. »

       Dans un deuxième temps, il interprète, par une série de questions, l’observation des spectateurs, tous inclus dans le pronom « on » indéfini : « Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? » Cela le conduit à une imploration insistante : « De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. »

         Enfin, sa dernière question, « N’est-il point caché là parmi vous ? », inscrit le « rire » du public dans le texte lui-même, le transformant ainsi en un personnage de sa comédie : « Ils me regardent tous, et se mettent à rire. » Le public se trouve finalement dédoublé, entre les spectateurs accusés, par le pronom « ils », et un public auquel il accorde le rôle de témoin et même de juge : « Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. » Molière adopte ici un procédé fréquent dans la commedia dell’arte, qui, en supprimant la frontière entre la salle et la scène, suscite le plaisir d’un public devenu complice puisqu’il sait, lui, qui est le voleur.

CONCLUSION

 

Ce monologue justifie pleinement le nom du personnage, Harpagon, qui vient, étymologiquement du grec * ἁρπαγή (*harpagè) qui signifie avidité, rapacité, en nous dépeignant l’excès de son amour de l’argent, qui touche ici au délire. Pour mettre en scène sa critique psychologique, c’est-à-dire montrer comment l’obsession du héros détruit à la fois son entourage, toutes les normes en usage dans sa société, mais aussi sa propre rationalité, Molière met en œuvre tous les procédés du comique, jusqu’à élaborer une parodie du registre tragique. Il dénonce ainsi les dégâts que peut provoquer une passion monomaniaque, mettant ainsi le rire au service de la morale, ce qui était l’objectif premier de tous les auteurs classiques : "placere et docere", plaire et instruire.

L'Avare, mise en scène de J.-P. Roussillon, 1973

En même temps, par l’implication du public, il nous rappelle que le théâtre est aussi, selon son étymologie, fait pour être « regardé », et qu’il ne prend son sens que dans le partage entre les acteurs sur scène et les spectateurs, surtout qu’au XVII° siècle les gens de qualité pouvaient prendre place sur scène. C’est aussi ce partage, qui, en rangeant ici le public dans le camp du voleur vu l’aspect odieux et ridicule d’Harpagon, permet l’effet qu’Aristote assignait au théâtre, la catharsis, la purification des passions.

Il serait aussi intéressant de comparer le texte initial, celui de Plaute, à sa réécriture par Molière.

EUCLION. - Je suis perdu ! je suis mort ! je suis assassiné ! Où courir ? Où ne pas courir ? Arrêtez-le, arrêtez-l ! Mais qui ? Et qui l'arrêtera ? Je ne sais, je ne vois rien, je vais en aveugle... Où vais-je, où suis-je, qui suis-je, je ne sais plus, j'ai la tête perdue... Par pitié, vous autres, je vous en prie, je vous en supplie, venez à mon secours: indiquez-moi l'homme qui me l'a ravie. (Au public.) Que dis-tu, toi ? Je veux t'en croire : tu as la figure d'un honnête homme. Qu'y a-t-il ? Pourquoi riez-vous ? Je vous connais tous. Je sais que les voleurs sont légions parmi vous; ils ont beau se cacher sous des vêtements blanchis à la craie, et demeurer sagement assis comme de braves gens... Hein, quoi ? personne ne l'a ? Tu m'assassines. Dis-moi, voyons: qui l'a ? Tu ne sais pas ? Ah, pauvre, pauvre malheureux ! je suis mort. Plus de ressource, je suis dépouillé de tout ! Jour déplorable, jour funeste, qui m'apporte la misère et la faim ! Il n'y a pas de mortel sur la terre qui ait éprouvé un pareil désastre. Et qu'ai-je à faire de la vie, à présent que j'ai perdu un si beau trésor, que je gardais avec tant de soin ? Pour lui je me dérobais le nécessaire, je me refusais toute satisfaction, tout plaisir. Et il fait la joie d'un autre qui me ruine et qui me tue ! Non, je n'y survivrai pas.

PLAUTE, Aulularia, acte IV, scène 9

Outre le défaut de son personnage et la situation, Molière emprunte à son modèle plusieurs phrases, notamment celles qui traduisent l’égarement du personnage, l’association du vol à la mort, mais surtout l’interpellation du public, qui, chez Plaute, fait alterner le « vous » collectif à l’adresse individuelle par le « tu ».

Mais Molière a enrichi le texte initial par la place plus importante qu’il accorde à l’argent, car, à la base, la situation n’est pas identique. Euclion est un pauvre citoyen, qui a trouvé un « beau trésor », soigneusement caché dans « la marmite » : le perdre est pour lui terrible, car c’est le retour à « la misère et la faim ! » Harpagon, lui, est un bourgeois, son amour de l’argent est donc d’abord une passion, et c’est ce qui le conduit aux excès de délire qu’imagine Molière.

Pour lire l'extrait

Molière, Amphitryon, 1668 : acte III, scène 6

INTRODUCTION

 

Le mythe grec originel, avec ses nobles héros, le prince Amphitryon, parti en guerre, son épouse fidèle, Alcmène, et l’intervention divine de Zeus, épris de celle-ci, adopte une tonalité épique. Pour pouvoir passer la nuit avec celle qu’il aime, Zeus n’a d’autre ressource que de prendre l’apparence de son époux. Le mythe est tragique aussi puisque, quand son épouse donne naissance à des jumeaux, Héraclès, fils de Zeus, et Iphiclès, le sien, Amphitryon l’aurait fait brûler sur un bûcher malgré ses protestations d’innocence pathétiques, sans une ultime intervention de Zeus qui déchaîne une pluie violente pour arrêter les flammes.

Amphitryon

L’auteur romain, Plaute, reprend le mythe, mais pour en faire une parodie comique. Il imagine, en effet, deux « esclaves », de même apparence comme leurs maîtres, Mercure, à l’origine messager de Jupiter devenu entremetteur à son service, et Sosie, au service d’Amphitryon.

C’est cette innovation que retient Molière dans sa pièce en trois actes, dite « à machines », en raison des apparitions de Jupiter et de Mercure sur scène. Jouée en janvier 1668, cette comédie, en vers, connaît un grand succès, à la fois en raison des quiproquos créés par la ressemblances des deux « époux » d’Alcmène, mais aussi des rencontres entre les deux esclaves, physiquement identiques comme le souligne naïvement Sosie : « Des pieds jusqu’à la tête, il est comme moi fait,/Beau, l’air noble, bien pris, les manières charmantes ;/Enfin deux gouttes de lait/Ne sont pas plus ressemblantes ;/Et n’était que ses mains sont un peu trop pesantes,/J’en serais fort satisfait. » Chacune de leur rencontre devient ainsi l’occasion de dialogues comiques. C’est le cas lors de leur face à face, dans la scène 6 de l’acte III, alors que Jupiter, pour tenter d’apaiser la colère d’Amphitryon qui a découvert l’infidélité d’Alcmène, invite chacun à dîner pour expliquer la vérité. Sosie se réjouit fort à l’idée de bien manger, mais Mercure intervient.

Molière, Amphitryon

Quels effets comiques la confrontation des deux valets met-elle en œuvre ?

LE PERSONNAGE DE SOSIE

Sosie, illustration de la BnF

Il représente le premier type de serviteur hérité de l’antiquité, que nous retrouvons aussi dans la commedia dell’arte, à travers Arlequin notamment, le balourd, paresseux, et ivrogne.

Un bon vivant

L’intérêt premier de Sosie est de se remplir le ventre. Après l’invitation à dîner de Jupiter dans la scène précédente, il a d’ailleurs conclu : « Le véritable Amphitryon,/Est l’Amphitryon, où l’on dîne. » D’où l’insulte imagée de Mercure, « impudent fleureur de cuisine », qui souligne la gourmandise de celui qui se plaît à respirer les bonnes odeurs de la cuisine, propres à éveiller son appétit.

C’est aussi le sens qu’il faut donner à l’injonction qu’il adresse à Mercure : « Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies. » Il en appelle ainsi à la solidarité attendue entre valets, qui devraient se retrouver dans un objectif, à ses yeux, essentiel, « vivre », c’est-à-dire avant tout manger. Là où les maîtres se querellent, font « éclater des jalousies » et des conflits, des « contentions », les valets, eux, n’ont aucune raison de le faire, mais ont plutôt intérêt à s’unir.

Un peureux

La scène s’ouvre sur la menace de Mercure, avec l’impératif énergique : « Arrête. » La colère de celui-ci se traduit par les interjections, « Quoi ! », « Ah ! », et l’adjectif insultant,  « impudent », c’est-à-dire insolent. La menace de coups est accentuée par le passage au vouvoiement par lequel Mercure montre son sentiment de supériorité : « Je vous ajusterai l’échine. »

Or, Sosie est habitué à être frappé, il est donc prêt à tout pour l’éviter. Il commence par une supplication, « Ah ! de grâce, tout doux ! », reprise avec insistance, « Modère-toi, je t’en supplie. » Son ton se fait tragique, avec l’interjection « Hélas ! », pour attendrir son adversaire, qu’il s’emploie aussi à flatter : « « brave et généreux ami ». Sa peur dévoile toute sa lâcheté, à travers son humiliation progressive. Il accepte d’abord, par un emprunt aux codes sociaux du XVII° siècle, une infériorité : « Du pas devant sur moi tu prendras l’avantage ;/ Je serai le cadet et tu seras l’aîné. » Proposition comique dans la bouche d’un valet, qui, vu son infériorité sociale, ne relève pas de ce code de préséance ! Il se rabaisse ensuite jusqu’au néant, « Souffre qu’au moins je sois ton ombre », mais en choisissant à nouveau le registre tragique dans une exclamation : « Ô cœur barbare et tyrannique ! »

Sosie, illustration de la BnF

La menace de Mercure à Sosie, illustration de la BnF

La menace de Mercure à Sosie, illustration de la BnF

Nous pouvons aussi imaginer les gestes et les mimiques risibles, empruntés au tragique, ainsi parodié, puisqu’il ne s’agit que de coups de bâton et non d’un noble combat. La parodie est soutenue également par le choix de la versification, où l’ampleur solennelle de l’alexandrin contraste avec la familiarité et l’accélération du rythme dans les octosyllabes.

UNE SCÈNE DE CONFLIT

Le jeu sur le thème du "double"

Le décalage entre les deux valets vient de ce que Mercure est parfaitement au courant de la stratégie de Jupiter, ayant pris la forme d’Amphitryon pour posséder Alcmène, alors que Sosie est dans une totale ignorance. Il est donc placé face à son « double » dans une situation qu’il ne peut comprendre. Par le redoublement du nom et du pronom, il donne ainsi une image cocasse de ce dédoublement étrange : « Sosie, épargne un peu Sosie/Et ne te plaît pas tant à frapper dessus toi. » Les deux questions de Mercure, rappel de l’interdiction suivi d’une menace amplifiée par l’emploi de l’alexandrin, lui paraissent forcément absurdes : « Qui de t'appeler de ce nom/A pu te donner la licence ?/Ne t'en ai-je pas fait une expresse défense,/Sous peine d'essuyer mille coups de bâton ? »

Sosie face à Mercure. Mise en scène de Stéphanie Tesson, 2017

Sosie face à Mercure. Mise en scène de Stéphanie Tesson, 2017

C’est ce qui explique la tirade où il tente d’argumenter plus rationnellement, en faisant appel au témoignage public : « Pour Sosie en tous lieux on sait me reconnaître ». Mais il continue à jouer sur le dédoublement, en insistant : « C’est un nom que tous deux nous pouvons à la fois/Posséder sous un même maître. » Cela se traduit  par les parallélismes : « Je souffre bien que tu le sois :  souffre aussi que je le puisse être », ou « les deux Sosies » en écho à « les deux Amphitryons ».

Plus que le comique de caractère, c’est avant tout l’imbroglio créé par l’intrigue qui provoque le rire d’un public, parfaitement informé, lui, de la situation donc placé en position de supériorité par rapport à Sosie.

La stichomythie

Le conflit est accentué par le recours à la stichomythie, un échange rapide, sorte de duel verbal où l’un des interlocuteurs relance un mot employé par l’autre pour marquer son opposition. Ainsi, là où Mercure s’est indigné, « Qui te t’appeler de ce nom/A pu te donner licence ?, Sosie débute sa riposte par « C’est un nom... », puis là où il évoque, « les deux Sosies » ; c’est Mercure qui, à son tour, réplique : « Non, c’est assez d’un seul ». Quand, à nouveau, Sosie suggère, « Je serai le cadet, et tu seras l’aîné », Mercure clôt le débat en affirmant : « je veux être fils unique. »

Ce conflit se retrouve dans les rimes qui soulignent l’opposition : la « licence » que se permet Sosie face à « défense » que lui impose Mercure, le « partage » que refuse Mercure est vu comme un « avantage » pour Sosie, et la volonté de Mercure d’être « unique » est jugée « tyrannique » par Sosie.

Molière joue aussi sur le rythme dans les cinq dernières répliques. Dans les trois premières, l’octosyllabe suit l’alexandrin : sa brièveté met en relief l’opposition. Mais la quatrième ne comporte que deux vers courts, accélération du rythme qui reproduit la peur de Sosie et signe son échec. Le conflit cesse pour laisser place à la prière de Sosie, et l’extrait se ferme en complétant le vers précédent par la négation absolue en trois monosyllabes : « Point du tout. »

CONCLUSION

 

Cette scène est caractéristique du registre burlesque, avec le décalage entre un sujet bas, un valet pris au piège qui risque de recevoir des coups de bâton et tente de s’en défendre, et la noblesse du ton adopté, due à la versification et les emprunts au tragique. C’est un signe de l’habileté de Molière qui, en empruntant une situation à Plaute, « les deux Sosies », pourrait reprendre à son compte l’affirmation de La Fontaine, autre partisan des « Anciens » : « Mon imitation n’est point un esclavage. » Il donne, en effet, un rythme particulier à leur conflit à la fois en jouant sur la longueur des vers et en mêlant la familiarité comique au ton tragique.

Voir la mise en scène de Jean Pignol, 1967

Plaute, Amphitryon, acte I. Gravure, 1518

En même temps, sous les traits de Sosie et de Mercure, il met en scène les valets traditionnels de la commedia dell’arte, les deux types de « zanni », Sosie semblable à Arlequin par son obsession pour la nourriture et sa crédulité, tandis que Mercure ressemble, lui, à Brighella, rusé, sans scrupules, au service des amours de son maître quand il peut en profiter, et toujours sûr de triompher.

Plaute, Amphitryon, acte I. Gravure, 1518

La commedia dell'arte : Arlequin et Brighella

La commedia dell'arte : Arlequin
La commedia dell'arte : Brighella
Le Bourgeois...

Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670 : acte II, scène 4 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

En 1670, quand Le Bourgeois gentilhomme est joué, la Cour n’est pas encore installée à Versailles, mais, autour du roi, les nobles sont déjà devenus des « courtisans » et les « bonnes manières », tout comme les valeurs de « l’honnête homme » se sont imposées auprès, non seulement de la noblesse mais aussi de toute une bourgeoisie enrichie qui rêve de ressembler, aux « gens de qualité ». C’est sur ce thème que porte principalement la satire, à travers le personnage de Monsieur Jourdain que Molière s’emploie à ridiculiser.

Voulant s’élever dans la société, car il souhaite faire la cour à Dorimène, une « belle marquise » dont il est épris, il a pris à son service une série de « maîtres », qui profitent de ce désir, comme le révèle clairement le maître de musique : « Ce nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête. »

Sont intervenus successivement les maîtres de musique et à danser, dans le premier acte, puis, après l’intermède musical qui sépare chaque acte de cette comédie-ballet, le maître d’armes qui tente de lui enseigner l’escrime. Avant que n’arrive le maître tailleur, qui doit lui faire essayer son nouvel habit luxueux, c’est au tour du maître de philosophie de transmettre son savoir à cet élève avide d’apprendre : « j’ai toutes les envies du monde d’être savant, et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étais jeune. » Il propose donc à Monsieur Jourdain de lui enseigner la logique, puis la morale, enfin la physique, autant de matières que l’ignorant ne juge guère intéressantes, trop « rébarbatives » à son goût. Le maître de philosophie lui offre alors de choisir lui-même le contenu de la leçon.

Monsieur Jourdain. Gravure du XIXe siècle, colorisée, d'après Edmond Geffroy. Bibliothèque de l'Arsenal, Paris.

Monsieur Jourdain. Gravure du XIXe siècle, colorisée, d'après Edmond Geffroy. Bibliothèque de l'Arsenal, Paris.

Quelle satire Molière, en combinant diverses formes de comique, met-il en scène à travers ce dialogue ?

DEUX PERSONNAGES CARICATURÉS

Une situation comique

Depuis le début de sa comédie, Molière élabore des situations comiques en mettant face à face son personnage, Monsieur Jourdain, qui a le pouvoir social que donne l’argent, mais est inculte, avec chacun des maîtres, en décalage : ils sont des profiteurs qui ne pensent qu’à exploiter sa vanité parce qu’ils sont dotés de ce savoir qu’il désire acquérir.

Pour voir Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène par Jean Meyer à la Comédie-Française, 1958

Chaque scène, dont celle-ci donne un parfait exemple, est donc construite sur un contraste. D’un côté, un « maître » étale son savoir sur un ton didactique, comme ce début de la leçon d’« orthographe » : « Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres. » De l’autre, l’admiration béate d’un élève, persuadé de la valeur de ce qui lui est  enseigné : « je vous remercie de tout mon cœur. »

Un maître de philosophie ridicule

Alors qu’il vient de proposer à Monsieur Jourdain de lui enseigner la logique, la morale, la physique, le contraste est saisissant avec l’objectif de la leçon réclamée,  « Apprenez-moi l’orthographe », sans rapport avec la philosophie. Pire encore, Monsieur Jourdain lui annonce un autre souhait, encore plus éloigné de cette noble discipline : « Après vous m’apprendrez l’almanach ». Or, l’acceptation du maître (« Très volontiers », « Soit ») révèle qu’il est prêt à rabaisser son niveau d’enseignement, à subir toutes les humiliations, pour prix de ses services.

Un second décalage est introduit entre la demande de Monsieur Jourdain, « l’orthographe » et le contenu de la leçon, une approche phonétique qui serait plus adaptée à un enfant apprenant à parler. À aucun moment n’intervient l’orthographe !

De même, le ridicule et le vide de son enseignement sont soulignés à la fin de la scène quand, après avoir essayé tous les ordres syntaxiques possibles pour rédiger le « billet » galant, il conclut que « de toutes ces façons-là », « la meilleur » est « celle que vous avez dite. »

Mais le maître prend soin de préserver l’intérêt de son élève pour faire durer les leçons, gages de son salaire : « Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités. » Sa salutation finale, en réponse à « je vous prie de venir demain de bonne heure », le confirme d’ailleurs : « Je n’y manquerai pas », car ces leçons sont la source de revenu de ce pédant sans scrupules.

La satire de Monsieur Jourdain

Face à lui, les réactions de Monsieur Jourdain font forcément rire le public, notamment ses exclamations extasiées répétées : « Ah que cela est beau ! », Ah la belle chose que de savoir quelque chose ! », « Ah les belles choses, les belles choses ! » S’y ajoute l’hommage qu’il lui rend, « Ah l’habile homme que vous êtes ! et que j’ai perdu de temps ! », pour souligner à la fois son ignorance et sa crédulité. Cette naïveté ressort aussi de la joie qu’il manifeste devant son propre génie : « Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. »

Monsieur Jourdain, mise en scène de Denis Podalydès, 2012

En même temps, il révèle naïvement la vanité qui l’anime dans son désir amoureux, en précisant qu’il s’agit d’« une personne de grande qualité ». En expliquant sa volonté d’écrire des phrases « tournées à la  mode, bien arrangées comme il faut », il exprime tout aussi naïvement son sentiment d’infériorité, source d’un désir de revanche sociale, qu’il obtiendrait en parlant et en écrivant « comme il faut ».

Cependant, parallèlement, ses exigences ne font qu’illustrer l’impossibilité d’échapper à son statut de « bourgeois » car aucune ne vise un réel enrichissement de l’esprit, l’acquisition de la culture « gratuite » propre aux gentilshommes ; elles ont toutes une visée utilitaire, « l’orthographe », pour écrire un billet galant, et « l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a pas », puisque l’on croyait alors à son influence, dans de nombreux domaines. De plus, il fait preuve, dans ce dialogue, d’un entêtement qui ne prouve guère son aptitude à s’instruire. Cela devient cocasse quand, à la proposition « Sont-ce des vers que lui voulez écrire ? », il répond « Non, non, point de vers », puis, à l’alternative « Vous ne voulez que de la prose ? », il insiste : « Non, je ne veux ni prose, ni vers. » Enfin, nous retrouvons ce même entêtement, quand le maître conseille, « Il faut bien étendre un peu la chose », avec son refus : « Non, vous dis-je, je ne veux que ces paroles-là dans le billet ». Ce bourgeois n’a donc aucune des qualités qui lui seraient indispensables pour devenir « gentilhomme ». C’est, en fait, un bourgeois que son argent a habitué à donner des ordres.

POUR RENFORCER LA SATIRE

Pour accentuer la caricature de ses personnages, Molière met en œuvre deux autres formes de comique.

Le comique de mots

Il vise le héros, quand il naît, lui aussi, d’un décalage entre le langage élaboré, jusqu’au pédantisme, du maître de philosophie, et la familiarité populaire de celui de Monsieur Jourdain. Ainsi, le ton didactique dans la tirade initiale du maître est rendu particulièrement solennel : « Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer selon l’ordre des choses », « Et là-dessus j’ai à vous dire, que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu’elles expriment les voix ».  Ce ton contraste avec la simplicité des exclamations enthousiastes de son élève : « Vive la science », « Ah ! mon père, et ma mère, que je vous veux de mal ! »

Le deuxième moment où le rire du public vise le héros vient du jeu avec les mots qui concerne le « billet » destiné à la marquise. D’abord, un décalage est introduit entre ce désir galant et le savoir apporté, la distinction entre les vers et la prose, d’un côté, et l’exemple trivial, d’une familiarité vulgaire qu’évoque Monsieur Jourdain : « Quoi, quand je dis : "Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit ", c’est de la prose ? »

Enfin le spectateur rit, non plus du héros, mais du « maître de philosophie » qui, devant le refus de sa suggestion pour enrichir le « billet » en recourant au langage précieux alors à la mode, se lance dans une série de propositions en tordant la syntaxe dans tous les sens jusqu’à l’absurde. Il se révèle ainsi prêt à tout pour satisfaire un élève inculte… mais riche.

Le comique de gestes

Le texte est dépourvu de didascalies, Molière jouant lui-même le rôle principal et assurant la mise en scène. Cependant, nous savons, par le témoignage de ses contemporains, qu’il ne reculait devant aucune exagération dans la gestuelle et dans les mimiques : « « Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l'on peut dire que dans cette pièce il en change plus de vingt fois », déclarait M. de Neufvillenaine à son propos.  Cela nous est confirmé, par exemple dans La Critique de l'École des femmes où Lysidas y fait allusion à propos d'Arnolphe qui « explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d'yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde » (scène 6). 

Jean Le Poulain dans Le Bourgeois gentilhomme, 1970

Dans cette scène, il y a peu de déplacements : cet aspect a été mis en évidence dans les leçons de danse et d’escrime. En revanche, les mimiques jouent un rôle essentiel, à la fois dans les explications du maître de philosophie et dans leur reprise par l’élève. Le premier peut souligner par un geste les précisions apportées, par exemple pour « la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles », ou « un petit rond qui représente un O ». Chacune de ces mimiques est répétée par son élève, mais avec une exagération cocasse signalée par les répétitions, lors de ses essais pour passer d’une voyelle à l’autre : « A, E, A, E », « A, E, I, I, I ». La caricature atteint son apogée avec la consonne R, car nous imaginons le roulement excessif : « R,R,RA ; R, R, R, R, R, RA »

Michel Galabru dans le rôle de Monsieur Jourdain

Molière renoue ici avec l’art de la pantomime, dont il avait pu mesurer l’efficacité au théâtre de la foire et auprès des comédiens italiens.

CONCLUSION

 

Cette scène de « leçon » propose une satire de la vanité d’une bourgeoisie qui, dans la seconde partie du siècle, s’efforce de ressembler à ceux qui occupent le haut de la société. Ils ont l’éducation et les manières « honnêtes », les bourgeois, eux, n’ont que leur argent. Mais leur désir les met entre les mains de tous les profiteurs. Cela explique que, contrairement au traitement qu’il réserve à certains personnages, tel Tartuffe, violemment blâmés et rendus antipathiques par leur hypocrisie, il n’est pas vraiment agressif ni sévère envers Monsieur Jourdain :  le personnage garde même une dimension un peu attendrissante par sa naïveté. Molière rejoint, en fait, le discours moral d’un La Rochefoucauld sur la « vanité » : «  [...] comme il y a plusieurs sortes de biens qui touchent notre vanité ou notre tempérament, on les suit souvent par coutume, ou par commodité ; on les suit parce que les autres les suivent, sans considérer qu’un même sentiment ne doit pas être également embrassé par toutes sortes de personnes, et qu’on s’y doit attacher plus ou moins fortement selon qu’il convient plus ou moins à ceux qui le suivent. » (Réflexions diverses, XIII « Du Faux »).

L'affiche du Bourgeois Gentilhomme, représentation filmée à la Comédie-Française

L'affiche du Bourgeois Gentilhomme, représentation filmée à la Comédie-Française

L'extrait tire aussi son intérêt de l’articulation des quatre formes du comique, se combinant les unes aux autres jusqu’à toucher à l’absurde, pour les deux personnages : le premier par le vide de ses explications ridicules, le second par sa joie naïve. Le public ne peut que rire, sûr de sa supériorité sur le héros ainsi dupé.

Femmes savantes

Molière, Les Femmes savantes, 1672 : acte III, scène 3 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

En reprenant dans Les Femmes savantes, comédie représentée en 1672, le thème de la Préciosité, avait déjà abordé en 1659 dans Les Précieuses ridicules, Molière va plus loin dans sa critique. Dans sa première pièce, en effet, Cathos et Magdelon n’étaient que de jeunes provinciales, aveuglées par leur désir stupide d’imiter les salons parisiens, et fort naïves en se laissant duper par des valets incultes déguisés en marquis « précieux ». Dans Les Femmes savantes, il aborde la question à un tout autre niveau car, même si Bélise reste ridicule dans son obsession pour les hommes, les autres personnages féminins, Philaminte, la mère, et Armande, sa fille, gardent une certaine forme de noblesse par-delà leurs excès, et elles sont contrebalancées par Henriette, l’autre fille, qui impose son naturel avec bon sens. C’est donc une pièce plus complexe.

Le frontispice des Femmes savantes, 1672

Philaminte tient un salon, à l’image de ces Précieuses qui, telles Madame de Rambouillet et Madeleine de Scudéry, réunissent autour d’elles savants et beaux esprits. Comme elles aussi, elle se pique de science, de philosophie, d’art…, un savoir pas toujours bien assimilé cependant. Car son obsession du « bel esprit » la rend, comme beaucoup de personnages de Molière, aveugle face à la réalité de ceux qui, moins estimables, ne pensent qu’à profiter d’elle, comme Trissotin : il s’est implanté dans son salon pour épouser Henriette, afin d’accaparer la fortune de la famille.

Pierre Brissard, frontispice des Femmes savantes, 1682. Gravure, BnF

L’arrivée de Trissotin nous a fait mesurer cet aveuglement des trois précieuses, qui s’extasient devant ses œuvres poétiques, de façon totalement ridicule car elles ne révèlent aucun réel talent. La satire s’accentue avec l’entrée de Vadius, autre poète sans valeur.

Comment, à travers le conflit entre les deux poètes, Molière démasque-t-il la vérité de ces personnages tant appréciés des précieuses ?

Pour voir Les Femmes savantes, mise en scène par Jean Meyer à la Comédie-Française, 1964

UNE SITUATION COMIQUE

Le passage fait suite à l’entrée en scène de Vadius, et les deux poètes se sont livrés à un éloge mutuel hyperbolique. Il est construit, en trois temps, de façon à faire ressortir le comique des deux personnages mis en scène par une inversion complète de la situation.

L'ouverture du conflit

Une première partie met en place le conflit. L’éloge espéré par Trissotin se trouve, en effet, nié par Vadius qui le critique brutalement : « « son sonnet ne vaut rien ». Mais il en ignore l’auteur, et le public, qui, lui, est au courant et sait que c’est précisément à cet auteur qu’il s’adresse, rit par avance de la querelle qu’il pressent.

L'inversion de la situation

La situation s’inverse, en effet, et c’est Trissotin qui prend l’avantage par des répliques violentes. Le recours à la stichomythie, duel verbal où les mots sont relancés d’un personnage à l’autre, parodie les scènes de conflit, car elle est d’ordinaire propre à la tragédie, mais ici les insultes qui rebondissent, la rendent cocasse. La scène s’arrête brutalement par l’intervention de Philaminte, qui laisse supposer qu’ils sont prêts à en venir aux mains... mais elle reprendra dans la suite. Dans cette vive querelle, les épithètes lancées nous rappellent les injures que s’échangent les héros homériques de l’Iliade avant d’aller au combat… mais ici, elles sont en total décalage avec la cause de cette « guerre », un poème.

Louis Hippolyte Poterlet, Dispute de Trissotin et de Vadius, vers 1831. Huile sur toile, 900 x 1170. Musée du Louvre

Louis Hippolyte Poterlet, Dispute de Trissotin et de Vadius, vers 1831. Huile sur toile, 900 x 1170. Musée du Louvre

La rupture

Le moment de la révélation est mis en valeur par l’accélération du rythme : « Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur » entraîne le cri de surprise de Vadius, « Vous ? », et la reprise brutale de Trissotin : « Moi. » Nous imaginons aisément les mines de l’un et de l’autre, Vadius pris dans un piège, Trissotin désireux d’une vengeance.

Dans un premier temps, Vadius multiplie les excuses : « Je ne sais donc comment se fit l’affaire », « Il faut qu’en l’écoutant j’aie eu l’esprit distrait,/Ou bien que le lecteur m’ait gâté le sonnet. » Mais il offre aussi à Trissotin cette occasion de vengeance par sa proposition : « voyons ma ballade. » À nouveau se crée, pour le public, un horizon d’attente, car il pressent une reprise du conflit.

DEUX PERSONNAGES CARICATURÉS

Une satire de la vanité

Les deux pédants ont un point commun, une ridicule vanité d’auteur, qui se croit unique et inestimable.

Le nom choisi pour l'un d'eux, Trissotin, est déjà évocateur par sa construction : il est le « trois fois sot ». En même temps, la sonorité finale confirme son rapprochement avec un adversaire de Molière, l’abbé Cotin, poète précieux et académicien, dont le dramaturge avait, dans le passage précédent, repris presque mot pour mot les poèmes récités devant les dames. Plusieurs témoignages contemporains signalent d’ailleurs que Molière, tout en feignant de ne désigner personne nommément, ne dissimulait guère l’identité de son modèle.

Trissotin et Vadius. Mise en scène d'Eudes Drivet avec la Compagnie Candela, 2015

Trissotin et Vadius. Mise en scène d'Eudes Drivet avec la Compagnie Candela, 2015

Sa première question, posée sur un ton faussement neutre avec l’expression « certain petit sonnet », révèle, en fait son désir d’être flatté, impatient comme le montre la brièveté de la seconde question, en un seul hémistiche : « Vous en savez l’auteur ? » Devant la critique, il se lance dans un éloge argumenté, en gradation.

         Son premier argument invoque la "vox populi", avec un lexique hyperbolique : « Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable. » Mais rien ne dit que ces gens soient réellement capables de juger, et sans hypocrisie. Les répliques se font écho, avec le parallélisme des rimes. À « Et si vous l’avez vu vous serez de mon goût », insistance critique de Vadius, répond la négation catégorique de Trissotin : « Je sais que là-dessus je n’en suis point du tout ».

        Son deuxième augument est de la pure vantardise, avec une inversion qui la renforce : « Et que d’un tel sonnet peu de gens sont capables. » À nouveau, l’exclamation de la réplique de Vadius construit un écho, par la rime : « Me préserve le Ciel d’en fait de semblable ! »

         Son troisième argument pousse à son comble sa vanité, marquée par la rime suivie : « Je soutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;/Et ma grande raison, c’est que j’en suis l’auteur. »

Mais Vadius ne vaut pas mieux que son confrère. Présenté par les cris extasiés des Précieuses, « il sait du grec », il représente un autre poète, précieux et helléniste érudit, Gilles Ménage. Lui aussi est très fier de son propre talent. Devant la critique de Trissotin, « La ballade à mon goût est une chose fade./Ce n’en est plus la mode ; elle sent son vieux temps », il riposte et Molière emploie le même procédé de la stichomythie, avec les rimes en écho. Ainsi Vadius reprend, quasiment mot pour mot, l’argument de la "vox populi" avancé par Trissotin : « La ballade pourtant charme beaucoup de gens. » Il se fait plus agressif dans l’attaque de son adversaire, accusé d’être dépourvu de jugement littéraire valide. Quand Trissotin affirme avec une litote « Cela n’empêche pas qu’elle ne me déplaise », la riposte rebondit, en effet : « Elle n’en reste pas pour cela plus mauvaise. » Il défend donc la valeur de son œuvre.

Une dispute comique

La dernière réplique complète de Trissotin, malgré sa formulation au pluriel qui généralise, formule nettement sa critique d’un adversaire qu’il inclut dans « les pédants ». À partir de là, le duel s’intensifie, mené par Trissotin car c’est toujours lui qui lance les attaques que Vadius se contente de lui renvoyer : « Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas », pour l’accusation de pédantisme, « Fort impertinemment vous me jetez les vôtres » en écho à « Vous donnez sottement vos qualités aux autres. » Les adverbes, si fréquemment employés par les Précieux, sont porteurs des critiques.

L’anaphore de l’injonction « Allez » suggère un comique de gestes : nous imaginons que les deux personnages se poussent l’un l’autre tout en se lançant leurs insultes.

Trissotin et Vadius, mise en scène d'Eudes Drivet, par la Compagnie Candela, 2015

Ces insultes soutiennent, elles aussi le comique. Le lexique est péjoratif, mais en gradation. Traiter un confrère de « petit grimaud » est le rabaisser à l’état d’écolier, et de mauvais écolier puisque « barbouilleur de papier », ce  qui suggère un travail non soigné. De même, traiter un poète de « rimeur » revient à n’en faire qu’un fabricant de vers, sans inspiration, sans valeur, ce que renforce le complément « de balle », terme argotique qui exprime la nullité. Plus sévère encore est l’emploi du terme abstrait, « opprobre », qui, appliqué à un humain, lui attribue une honte extrême, un déshonneur. Enfin, plus imagées sont les deux dernières insultes, « fripier d’écrits, impudent plagiaire », mais elles renvoient à une accusation réelle, lancée notamment à Ménage par l’abbé Cotin dans La Ménagerie, en 1659, à travers une métaphore : « Il sait cueillir les fleurs écloses / Dans tous les parterres d'autrui. » Il veut dire par là que Ménage ne se prive pas de piller d’autres auteurs. Vadius semble à bout de souffle par sa dernière insulte, qui revient à la première puisque qu’un « cuistre » est un homme pédant, ridiculement vaniteux de son savoir. 

Un double visage

Mais ces insultes dévoilent aussi la vérité de ces deux personnages. Tellement imbus de leur personne, ils sont incapables de conserver une forme de dignité, de contrôler la correction de leur langage devant les dames. Ce langage d’ailleurs est de moins en moins élaboré avec une syntaxe qui s’appauvrit peu à peu. Nous sommes loin ici des qualités que réclamaient les tenants de la Préciosité dans leur échange de grossièretés… et que deux poètes devraient être les plus à même de manifester.

Une fois de plus, Molière, par ce conflit, fait apparaître la fausseté, l’hypocrisie, en s’en prenant au milieu littéraire, et nous invite à voir la réalité au-delà des apparences.

CONCLUSION

 

Le rire naît facilement à partir de cet extrait, avec les échanges d’insultes, en décalage avec la personnalité des deux personnages en présence, deux poètes précieux qui devraient s’exprimer dans un langage élégant et distingué. Décalage aussi avec la situation, un salon mondain tenu par des dames et où devraient ce tenir des jeux d’esprit.

Cette pièce intervient alors que Molière a déjà une longue carrière derrière lui, qui lui a valu de très nombreuses critiques de la part du monde des lettres. Il suffit de relire La Critique de l’École des femmes pour constater qu’on lui a reproché notamment un langage grossier, l’irrespect des règles de la bienséance, et ses attaques multipliées contre la Préciosité. Il s’est fait beaucoup d’ennemis, tous ceux qu’il a blâmés dans des caricatures parfois cruelles, avec lesquels il règle ici ses comptes. Sa critique récurrente, sous des formes diverses, vise l’artifice, une hypocrisie souvent dangereuse surtout quand elle est mise au service d’intérêts douteux. Il s’emploie donc à faire tomber les masques pour prôner des rapports humains fondés sur les lois de la « nature ».

Charles Coypel, Trissotin dans le salon des femmes savantes, 1726. Gravure

Charles Coypel, Trissotin dans le salon des femmes savantes, 1726. Gravure

Molière, Le Malade imaginaire, 1673 : acte III, scène 10 

Pour lire l'extrait

Malade imaginaire

INTRODUCTION

 

Le Malade imaginaire est, en 1673,  la dernière comédie de Molière, une comédie-ballet en trois actes puisque chacun d’eux est séparé par un intermède sur une musique de Marc-Antoine Charpentier, puisque, deux ans auparavant, Molière s’est brouillé avec Lully, son compositeur habituel.

Pierre Brissard, frontispice du Malade imaginaire, 1682. Gravure, BnF

Son sujet reste fort traditionnel : un père, Argan, qui aveuglé par son obsession monomaniaque, celle de la maladie, décide, comme avant lui Orgon avec sa fille dans Tartuffe, ou Philaminte avec la sienne dans Les Femmes savantes, de marier sa fille Angélique avec Thomas Diafoirus, neveu de son médecin Monsieur Purgon et lui-même médecin. Une fois de plus, l’obsession conduit à un égoïsme aveugle, nocif à l’entourage familial, mais aussi à une naïveté dangereuse puisqu’elle ouvre la voie à tous les imposteurs : « Est-il possible que […] vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature ? », « Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être toute votre vie enseveli dans leurs remèdes ? », lui demande Béralde, son frère, mais aucun raisonnement n’a de valeur aux yeux face à une obsession irrationnelle.

C’est ce moyen qu’imagine, dans cette scène, la servante d’Argan, Toinette, qui adopte le rôle d’imposteur pour tenter de lui faire comprendre les défauts des médecins, médecin fictif face à un malade fictif.

Comment, par les procédés comiques mis en œuvre, Molière cherche-t-il à atteindre les cibles de sa satire ? 

LA SATIRE DES MÉDECINS

Honoré Daumier, Le Malade imaginaire, 1860-1862. Peinture sur bois, 26,7 x 35,2. Philadelphia Museum of arts

La vanité des médecins

L’orgueil que leur donne leur fonction les conduit, à affirmer une autorité toute-puissante, sur un ton péremptoire. Molière la ridiculise en passant de l’injonction au malade, « Donnez-moi votre pouls » à celle qui s’adresse au « pouls » lui-même, ainsi personnifié : « Allons, donc, que l’on batte comme il faut. » La caricature s’accentue avec les menaces qu’il lui adresse, comme si le médecin possédait un pouvoir d’intimider le corps : « Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais, ce pouls-là fait  l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. » Molière prête donc à Toinette, déguisée, cet excès de vanité propre, selon lui, aux médecins de son temps.

Honoré Daumier, Le Malade imaginaire, 1860-1862. Peinture sur bois, 26,7 x 35,2. Philadelphia Museum of arts

Même face à la mort, le médecin ne renonce pas à cette assurance vaniteuse. Il n’exprime aucun regret, aucun remise en cause n’est formulée ; il ne pense qu’à sa confrontation future avec des confrères lors d’« une grande consultation », « pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu faire pour le guérir. » L’enjeu reste toujours d’affirmer un savoir supérieur, comme il l’a fait, au début de l’extrait, pour critiquer « Monsieur Purgon » : « Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. » Toute la suite du dialogue semble n’avoir comme but que de le contredire : « Votre médecin est une bête. » D’ailleurs, son mépris  s’étend à tous ses collègues, seul lui-même trouve grâce à ses propres yeux quand il déclare : « Ce sont tous des ignorants. »

Pour renforcer cette satire, Molière adopte un procédé comique, que Bergson, dans son essai, Le Rire (1899 ), définit par une formule, « du mécanique plaqué sur du vivant » : « il y a toujours un arrangement d'actes et d'événements qui nous donnent, insérés l'un dans l'autre, l'illusion de la vie et la sensation nette d'un agencement mécanique ». Les échanges entre les personnages deviennent donc encore plus efficaces quand ils répondent à ce principe par la répétition qui transforme le personnage en une sorte de robot. Ainsi, la répétition exclamative de l’accusation par Toinette, « Ignorant ! », révèle à quel point le médecin est enfermé dans la certitude de sa propre valeur. À cela s’ajoute le pédantisme quand intervient l’emploi du latin, sous forme déclinée, masculin, féminin et neutre, donc sans plus aucun rapport avec le confrère dénigré : « Ignorantus, ignoranta, ignorantum ».

L'incompétence

C’est le deuxième point sur lequel porte la satire de Molière, une ignorance en décalage complet avec leur fierté professionnelle.

Elle se manifeste d’abord dans le diagnostic, lui aussi répété pour accentuer l’effet comique : « Le poumon ». Déjà le diagnostic est asséné avant même qu’Argan ne lui ait énoncé le moindre symptôme, simplement pour contredire ses confrères donc. Mais cela se renforce ensuite puisque tout symptôme évoqué amène le même diagnostic, qu’il s’agisse des « maux de tête », du « voile devant les yeux », des « maux de cœur », des « lassitudes par tous les membres », ou des « douleurs dans le ventre ». Le plus cocasse est quand ce diagnostic tombe alors même que les symptôme disparaissent et que la maladie s’efface, puisqu’Argan explique qu’il a de « l’appétit », apprécie de « boire un peu de vin », et est « bien aise de dormir » d’« un petit sommeil après le repas ».

Toinette en médecin. Mise en scène de Michel Didym, 2017

Toinette en médecin. Mise en scène de Michel Didym, 2017

Mais on retrouve cette même incompétence dans le remède proposé, là encore en opposition à un confrère qui prônait une modération alimentaire, « potage », viandes blanches, « bouillons », « œufs frais » et « pruneaux ». L’on savait déjà, au XVII° siècle, qu’une alimentation trop riche était nocive à la santé, en s’appuyant sur le précepte d’Hippocrate : « De tes aliments, tu feras ta médecine.» Un lecteur du XVII° siècle, habitué aux saignées censées désépaissir le sang, – et encore plus un lecteur contemporain ! – ne peut qu’être choqué des propositions de ce médecin, accentuées par la répétition, « de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande », autant d’aliments lourds, auxquels s’ajoutent des accompagnements, « du gruau et du riz », tout aussi lourds, et des desserts particulièrement riches, « des marrons et des oublies », pâtisseries ancêtres des gaufres.

Quand le médecin précise l’objectif « pour coller et conglutiner », le lecteur ne peut que rire de ces remèdes proposés à un malade qui dit avoir « des maux de ventre », en total décalage ! La même remarque pourrait être faite sur le conseil de « boire [son] vin pur », qui ne risque certainement pas d’empêcher « les lassitudes par tous les membres ».

Rappelons qu’en 1673 cela fait environ 8 ans que Molière a manifesté les premiers symptômes d’une affection pulmonaire qui le fait souffrir de violentes quintes de toux. Faut-il alors voir une auto-dérision dans cette répétition de « Le poumon », et  un règlement de compte envers tous les médecins qui ont échoué à le guérir, une façon d’exorciser les attaques de la maladie ?

LA SATIRE DES MÉDECINS

L'obsession monomaniaque

Comme souvent dans les comédies de Molière, le héros, comme le définit le titre, se définit par une idée fixe, obsessionnelle, la maladie. Il est hypocondriaque, état que le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales dépeint comme « caractérisé par des préoccupations excessives et angoissées du sujet sur son état de santé en rapport avec des sensations subjectives. » D’où le terme « imaginaire » qu’emploie Molière.

Cet état est illustré ici par l’énumération des symptômes à laquelle se livre Argan, qui touchent des points aussi différents que la « tête » et le « ventre », les « yeux » et « les membres », sans la moindre cohérence. 

Le Malade imaginaire à la Comédie-Française, 1968. Mise en scène de Louis Seignier

Le Malade imaginaire à la Comédie-Française, 1968. Mise en scène de Louis Seignier

Cependant, est-il véritablement malade ? Il est permis d’en douter puisqu’il garde son « appétit », son goût pour « boire un peu de vin », et son plaisir d’un « petit sommeil après le repas », en décalage total avec les maux dont il affirme souffrir. Molière, par l’intermédiaire de la servante Toinette, ridiculise ainsi ce « faux malade ».

La naïveté

De plus, le héros est aveuglé par cette obsession – et là encore, c’est une conséquence fréquente dans l’œuvre de Molière de toute idée fixe –, et il devient donc une proie facile pour tous les imposteurs prêts à exploiter sa naïveté

Certes, Toinette a pris soin d’insister sur sa ressemblance avec ce nouveau médecin : « Je ne le connais pas ; mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau, et si je n’étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère, qu’elle m’aurait donné depuis le trépas de mon père. » Mais, à aucun moment il ne doute de ce médecin, alors qu’il aurait pu être frappé, au début de l’extrait, par ses familiarités : « Allons donc », « Ouais ».

 Le Malade imaginaire. Mise en scène de Jérôme Jalabert, avec la Compagnie de l'Esquisse, 2018

Le Malade imaginaire. Mise en scène de Jérôme Jalabert, avec la Compagnie de l'Esquisse, 2018 

Le public, qui, lui, est au courant de la tromperie, ne peut que rire de cet aveuglement qui le place en position de supériorité. Argan ne réagit devant aucune des pires absurdités, qu’elles portent sur le diagnostic, « Le poumon », sur l’attaque de son médecin habituel, « Ignorant ! », ni même sur l’extrême remède, proposé en gradation à la fin du passage pour tenter de le faire réagir et d’ouvrir les yeux sur l’incompétence médicale. Il commence par une première question, déjà surprenante, que nous pouvons imaginer soutenue par un geste : « Que diantre faites-vous de ce bras-là ? » Or, Argan ne manifeste que de l’étonnement devant l’idée de se le faire « couper tout à l’heure », et son opposition reste bien faible devant l’argument pseudo-scientifique avancé : « Oui ; mais j’ai besoin de mon bras. »

La seconde suggestion est encore plus violente, se faire « crever un œil », et l’argument de même nature que le précédent, « il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture », est encore plus absurde. Cependant, là encore, la réponse reste mesurée : « Cela n’est pas pressé. »

Enfin, la dernière remarque du médecin, « cette grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier », ne conduit qu’à une répétition, révélatrice de sa propre peur.

CONCLUSION

 

Comment détromper un homme tellement obsédé par une idée fixe qu’il n’est plus capable d’entendre le moindre raisonnement ? Molière adopte ici un procédé traditionnel, introduire, par le biais d’un déguisement, du théâtre dans le théâtre pour amener l’aveugle à ouvrir les yeux. Mais, si Argan joue parfaitement son jeu de malade imaginaire, il ne démasque pas Toinette, malgré tous les excès, jusqu’à l’absurde, introduits dans son rôle de médecin. Rien ne laisse donc véritablement présager un changement chez le héros.

Voir les scènes 1 à 10 de l'acte III. 

Mise en scène de J.-L. Cochet à la Comédie-Française 

La satire de Molière est donc double ici. Il y a celle, déjà habituelle au moyen âge, dirigée contre les médecins, pour critiquer leur pédantisme, leur vanité due à leur seul titre et non pas à une réelle compétence. Mais il y a surtout celle de ce chef de famille, « malade imaginaire », qui est prêt à marier sa fille contre sa volonté pour avoir un gendre médecin à son service, et qui impose sa tyrannie à l’ensemble de la maisonnée. Cette scène représente donc également, comme souvent dans les comédies de Molière, une revanche d’une servante, fort mal traitée et insultée, contre un maître qu’elle tente, de ramener dans la voie du bon sens. Mais pour cela, au plus grand plaisir du public, elle en fait son jouet et le ridiculise.

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