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De l'animal à l'homme, de l'homme à  l'animal
Corpus

 Présentation du corpus 

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L'observation de ce corpus conduit à mesurer son organisation. D’abord, il suit la chronologie, ce qui conduit à mieux mesurer la réflexion sur l’évolution de la relation entre l’homme et l’animal, depuis sa mise en place dans l’antiquité. Ensuite, on montrera la façon dont cette réflexion est formulée en fonction des genres littéraires dans laquelle elle s’inscrit. 

On s’intéressera, tout particulièrement, au rôle joué par l’apologue dans la comparaison entre l’homme et l’animal qui explique leur relation.

 L'héritage antique 

Antiquité

La relation entre l'animal et l'homme 

Dès l’origine de l'humanité, l’homme et l’animal se sont côtoyés, qu’il s’agisse pour l’homme de chasser et de pêcher, puis de l’élever pour s’en nourrir ou de l’utiliser pour des travaux agricoles comme à la guerre, ou, tout simplement d’une simple présence familière. 

Extrait N°1 : Hésiode, Les Travaux et les Jours, fin VIIIème siècle av. J.-C., « L’été » – traduction M. A. Bignan

Lorsque le chardon fleurit, lorsque la cigale harmonieuse, assise au sommet d'un arbre, fait entendre sa douce voix en agitant ses ailes, dans la saison du laborieux été, les chèvres sont très grasses […] Alors repose-toi à l'ombre des rochers, […] choisis pour ton repas des gâteaux de fromage, le lait des chèvres qui ne nourrissent plus, la chair d'une génisse qui n'a pas encore été mère et ne broute que les feuilles des bois, ou la chair des chevreaux premiers-nés. […] Procure-toi aussi un chien à la dent dévorante et ne lui épargne point la nourriture, de peur que le voleur qui dort pendant le jour ne vienne t'enlever tes richesses. Amasse le foin et la paille qui te serviront à nourrir durant une année tes bœufs et tes mulets. Mais ensuite laisse reposer les genoux de tes esclaves et dételle tes bœufs.

L’animal fait partie du paysage, telle « la cigale », dont la description suggère un autre rôle, esthétique : « lorsque la cigale harmonieuse, assise au sommet d'un arbre, fait entendre sa douce voix en agitant ses ailes ». L’animal apporte donc de la joie et de la beauté à l’environnement humain.

« Pâtres et bétail varié », pour illustrer Les Géorgiques de Virgile, Livre III. Folio 44v du Vergilius Romanus, début du Vème siècle. Bibliothèque vaticane.

« Pâtres et bétail varié », pour illustrer Les Géorgiques de Virgile, Livre III. Folio 44v du Vergilius Romanus, début du Vème siècle. Bibliothèque vaticane.

Mais l’essentiel du texte insiste sur l’utilité de l’animal. Il fournit à l’homme son alimentation, « la chair d’une génisse » ou celle « des chevreaux premiers-nés ». Il l’assiste aussi dans ses travaux, les « bœufs » pour le labourage, les « mulets » pour le transport de lourdes charges. Enfin, le portrait du chien montre son rôle de gardien. Cependant, Hésiode, ne s’intéressant qu’à l’aspect pratique des « travaux », ne met pas en avant les sentiments que pourrait éprouver l’homme envers les animaux qui l’entourent.

Extrait N°2 : Homère, L’Odyssée, fin VIIIème siècle av. J.-C. Chant XVII, vers 290-327, « Ulysse reconnu par son chien »

Le Primatice, Le Retour d’Ulysse, entre 1530-1580. Gravure sur cuivre par Jean Chartier, 21,7 x 29,2. Albertina Museum, Vienne 

Il y avait là un chien couché, qui dressa la tête et les oreilles ; c'était Argos, le chien du patient Ulysse, qu'il avait nourri de ses mains, et dont il n'avait pu jouir ; il partit trop tôt pour la sainte Ilion. Auparavant, les jeunes gens l'emmenaient contre les chèvres sauvages, les daims et les lièvres. Mais depuis le départ du maître il gisait sans soins, devant la porte, sur un tas de fumier des mulets et des bœufs, où les serviteurs d'Ulysse venaient prendre de quoi fumer le grand domaine. Là donc était couché le chien Argos tout couvert de poux. Alors, quand il reconnut Ulysse qui était près de lui, il agita la queue et laissa retomber ses deux oreilles ; mais il n'eut pas la force de venir plus près de son maître. Celui-ci, à sa vue, se tourna pour essuyer une larme […]. Quant au chien Argos, la noire mort le prit dès qu'il eut revu son maître après vingt années.

Le Primatice, Le Retour d’Ulysse, entre 1530-1580. Gravure sur cuivre par Jean Chartier, 21,7 x 29,2. Albertina Museum, Vienne 

Contrairement à Hésiode, à plusieurs reprises Homère mentionne le lien qui unit l’homme à un animal familier, son cheval par exemple, ou un chien, tel Argos, celui d’Ulysse, qui, pendant vingt ans a attendu son maître et est seul à le reconnaître à son retour, s’autorisant alors à mourir. Ce passage définit bien le double rôle d’un animal familier. Bien sûr, il garde une utilité pratique, ici la chasse : « les jeunes gens l'emmenaient contre les chèvres sauvages, les daims et les lièvres ». Mais il souligne aussi la relation réciproququi se crée entre l’animal et l’homme. Les réactions d’Argos prouvent sa fidélité : la joie, quand « il agita la queue », du retour d’un maître qu’il n’a pas oublié, et l’acceptation de la « noire mort ». Parallèlement, l’extrait montre le chagrin d’Ulysse, qui « se tourna pour essuyer une larme », en constatant l’état pitoyable de son vieux chien, abandonné de tous depuis son départ.

La réflexion philosophique 

Cette relation amène les philosophes à s’interroger sur la nature de l’animal en le comparant à l’homme. Ils essaient de définir les formes d’intelligence animale et les facultés qui en découlent. Leur objectif est de déterminer, à partir de là, la relation "morale" entre l’homme et l’animal : s’ils sont dotés de raison, d’une « âme », ne devons-nous pas les considérer comme des frères ?

La philosophie d'Aristote

Ainsi, Aristote, dans la continuité de ses prédécesseurs, Empédocle, Héraclite, Démocrite…, après avoir classifié les espèces animales à partir d’observations précises, établit ainsi une échelle de la Nature, plaçant au sommet l’espèce humaine, puis, au plus bas, les plantes et, enfin, les êtres inanimés. Les animaux, eux, sont classés en fonction des organes dont ils disposent, depuis les quadrupèdes vivipares jusqu’aux mollusques à coquilles. Chaque espèce se développe pour préserver sa vie, dans son environnement.

L’originalité d’Aristote est d’attribuer une « âme » à tout être vivant, qu’il soit végétal ou animal : c’est son principe vital, ce qui l’anime. Mais cette « âme » diffère selon les espèces : les plantes n’ont qu’une « âme nutritive », tandis que les animaux ont, eux, une « âme sensitive », avec, pour l’homme, une spécificité ajoutée, une « âme intellective », car il est capable, à partir d’une sensation, de construire un concept. Cette faculté de penser immortalise l’homme, seul être vivant à pouvoir accéder à une transcendance.

Le classement des êtres selon Aristote

Le classement des êtres selon Aristote

Extrait N°3 : Aristote, Parties des animaux, IVème siècle av. J.-C., livre IV

Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné de loin l’outil le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir t pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir.

Dans cet extrait, Aristote s’oppose à ceux qui jugent l’homme inférieur aux autres espèces animales : pour lui, au contraire, il est supérieur par l’organe exceptionnel dont il est doté, la « main ». Elle représente, en effet, une multitude d’« outils » à elle seule, que cet « être le plus intelligent » peut utiliser pour « acquérir le plus grand nombre de techniques » et pour se défendre par « de nombreux moyens ». Aristote affirme donc qu'à la fois par cet organe exceptionnel, la main, et par l’intelligence qu’il sait mettre en œuvre pour agir, l’homme est bien au sommet de l’échelle des êtres.

La représentation littéraire 

Les observations sur les caractéristiques des animaux et sur leur mode de vie a conduit à leur attribuer des traits humains, à les comparer au fonctionnement de la société humaine, en les mettant en scène dans des fables, forme d’apologue : le récit et les discours de la fable conduisent à une morale. L’animal devient alors un modèle pour l’homme, ou, inversement, un exemple à ne pas suivre. 

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 Gustave Doré, estampe, 1876 : pour illustrer « Le Milan et le Rossignol », réécriture de la fable par La Fontaine 

Extrait N°4 : Ésope, Fables, VII°-VI° s. av. J.-C., 8, « Le Rossignol et l’Épervier »

Un rossignol perché sur un chêne élevé chantait à son ordinaire. Un épervier l’aperçut, et, comme il manquait de nourriture, il fondit sur lui et le lia. Se voyant près de mourir, le rossignol le pria de le laisser aller, alléguant qu’il n’était pas capable de remplir à lui seul le ventre d’un épervier, que celui-ci devait, s’il avait besoin de nourriture, s’attaquer à des oiseaux plus gros. L’épervier répliqua : « Mais je serais stupide, si je lâchais la pâture que je tiens pour courir après ce qui n’est pas encore en vue. »

Cette fable montre que chez les hommes aussi, ceux-là sont déraisonnables qui dans l’espérance de plus grands biens laissent échapper ceux qu’ils ont dans la main.

Ésope a emprunté cette fable à un récit d’Hésiode. Il en reprend les deux animaux, mais sans véritablement les dépeindre. Au discours indirect, il prête la parole au plus faible des deux oiseaux, une argumentation rationnelle à partir d’une réalité du monde animal : le besoin de nourriture. Mais la réplique de l’épervier, sans violence ni cruauté, introduit la morale, nettement posée à la fin, « Cette fable montre que chez les hommes aussi… », en dépassant la seule idée de se nourrir. Ésope propose aux lecteurs une sagesse prudente qui rappelle le proverbe : « Un ‘‘tiens’’ vaut mieux que deux ‘‘tu l’auras’’. »

La part animale en l'homme

Parallèlement, cette reconnaissance d’une parenté entre l’animal et l’homme a amené à une autre représentation, bien différente : reconnaître la part animale qui existe en l’homme, et la mettre en valeur jusqu’à imaginer des êtres hybrides, des "monstres" pour illustrer ce mélange. Ils sont très nombreux dans la mythologie, tels les demi-dieux rustiques, associés au culte de Dionysos, les satyres au corps humain, mais avec des jambes de bouc, des oreilles allongées et pointues, des cornes recourbées et une queue.

 Jean-Baptiste Coriolan, « Sature », in Monstrorum Historia d’Ulisse Androvandi, 1642. Université d’Oklahoma

De même, pensons au Minotaure, monstre né de l’union entre la reine Pasiphaé, épouse du roi de Crète Minos, et un taureau.

 Jean-Baptiste Coriolan, « Sature », in Monstrorum Historia d’Ulisse Androvandi, 1642. Université d’Oklahoma
 Le combat de Thésée et du Minotaure 

Pour éliminer le monstre, le héros grec Thésée pénètre au cœur du labyrinthe où le roi Minos a fait enfermer le Minotaure.

À la fin, il arriva dans un espace ouvert, au centre même du labyrinthe, et la hideuse créature apparut à ses yeux.

Oh ! mes amis, quel horrible spectacle ! Sa tête seule armée de cornes le faisait ressembler à un taureau. Le reste de son corps rappelait à peu près la structure de cet animal, quoiqu'il marchât sur ses jambes de derrière. Si on le considérait d'un autre côté, c'était tout à fait une forme humaine. Mais l'ensemble composait un être réellement monstrueux. […]

[L]e Minotaure, se tournant subitement, aperçut Thésée et abaissa ses cornes aiguës, comme fait un taureau furieux quand il s'apprête à fondre sur son ennemi. En même temps, il poussa un mugissement formidable dans lequel il y avait comme des éclats de voix humaine, mais qui se brisaient et restaient inarticulés en passant par la gorge de cette bête furieuse.

Nathaniel Hawthorne, « Le Minotaure », Le Livre des merveilles, 1852, traduction

 Le combat de Thésée et du Minotaure 

Dans sa reprise du récit mythologique, Nathaniel Hawthorne met en évidence à la fois l’horreur de cette « hideuse créature », et le mélange en elle de la dimension animale et de la « forme humaine ». Même sa voix fait ressortir ce double aspect, avec un « mugissement formidable dans lequel il y a avait comme des éclats de voix humaine ».

POUR CONCLURE

Ce double mouvement, l’animal représentant l’homme ou, inversement, l’animalité présente en l’homme, s’inscrit profondément dans la littérature.

Nous le retrouvons par exemple dans la Rome antique, au Ier siècle dans les fables de Phèdre par exemple, qui explique, dans le prologue du livre II, ce qu’il doit à Ésope et l’importance du modèle animal : « Le genre d’Ésope est tout en exemples, et on ne doit y chercher que le but de ses fables : corriger les erreurs des hommes, et exciter en eux une vive émulation. » De même, dans Les Métamorphoses d’Ovide, les récits des transformations de l’homme en animal, repris de la mythologie, illustrent cette part animale en l’humain, comme chez Apulée, dans son roman aujourd’hui intitulé L’Âne d’or, le héros Lucius, un jeune aristocrate que sa maîtresse a transformé en âne par accident : toutes ses aventures pour trouver des roses qui doivent lui rendre sa forme humaine sont autant d’occasions de découvrir les horreurs des pulsions érotiques, voire criminelles. qui animent les hommes.

Couverture du livre V des Fables de Phèdre, édité à Leyde, Pays-Bas,1745

Couverture du livre V des Fables de Phèdre, édité à Leyde, Pays-Bas,1745
Séraphin-Médéric Mieusement, « la chimère-dragon », photographie, 1892.  Façade ouest de Notre-Dame de Paris

Avec la prépondérance de la dimension chrétienne, le moyen âge prolonge cette représentation contradictoire. Les recueils d’ysopets (ou isopets, ainsi nommés d'après Ésope), très nombreux, par exemple, reprennent la stratégie de l’apologue, chaque récit conduisant à une moralité. Les aventures racontées dans Le Roman de Renart (entre 1170 et 1250) proposent, à travers les animaux caricaturés, une satire féroce de la société féodale, des abus des puissants, de leurs injustices, mais aussi ridiculisent les excès des moines ou des pèlerins…

Enfin, célébrant les exploits des saints, les récits hagiographiques symbolisent par l’animal, tel le dragon vaincu par saint Georges, les vices des hommes, les forces démoniaques qu’ils portent en eux. C’est ainsi que s’interprètent aussi les gargouilles des cathédrales : face aux statues des saints, leur forme monstrueuse est destinée, par leur fonction pratique d’évacuation des eaux usées, éloigner de la maison de Dieu, les forces maléfiques toujours menaçantes, en mettant aussi en garde les fidèles contre toutes les tentations qui les habitent.

Séraphin-Médéric Mieusement, « la chimère-dragon », photographie, 1892.  Façade ouest de Notre-Dame de Paris

XVII-XVIII° s.

 Un tournant : les XVIIème et XVIIIème siècles 

La question de la relation entre l’homme et l’animal se renouvelle au XVIIème siècle, aussi bien dans la philosophie que dans les œuvres littéraires : elle traduit le désir de remettre l’homme à une place plus juste, tantôt en lui ôtant son sentiment de supériorité par la revalorisation de l'animal, tantôt en jouant sur l’anthropomorphisme animal pour accentuer un discours critique sur l'homme et sa société.

La réflexion philosophique 

Extrait N°1 : Montaigne, Essais, II, 12 : « Les hirondelles »

Si, depuis longtemps, l’habitude a été prise de rabaisser l’homme – et, dans le monde chrétien, pour le ramener à la foi – la réflexion va plus loin quand elle insiste même sur les facultés exceptionnelles des animaux, comme le fait Montaigne à propos des abeilles ou des hirondelles dans l’« L’Apologie de Raimond Sebond » (Essais, II, 12).

Les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement, et choisissent-elles sans discrétion de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d’une figure carrée, que de la ronde, d’un angle obtus, que d’un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets ? Prennent-ils tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? […] Nous reconnaissons assez en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous, et combien notre art est faible à les imiter. Nous voyons toutefois aux nôtres plus grossiers, les facultés que nous y employons, et que notre âme s’y sert de toutes ses forces : pourquoi n’en estimons-nous autant d’eux ? Pourquoi attribuons-nous à je ne sais quelle inclination naturelle et servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ?

La multiplication des questions rhétoriques interpelle le lecteur, de façon à l’amener à conclure que, pour confectionner leurs ouvrages, les animaux sont capables de « juger ». Ils choisissent, « avec discrétion », en discriminant les avantages et les inconvénients, donc de façon rationnelle, puisqu’ils envisagent les causes et les conséquences, « les conditions et les effets » de leurs choix.

Parallèlement à cette revalorisation de l'animal, dans le livre III des Essais, Montaigne précise sa pensée en revenant sur cette double nature des hommes : « Ils veulent se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes : au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. »  (« De l’expérience », 13)

Extrait N° 2 : Blaise Pascal, Pensées, « Preuves par discours », II, fragment 7

Montaigne annonce ainsi la pensée de Pascal restée célèbre : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »  (Pensées diverses, III, fragment 31) Il souligne ainsi la coexistence en l’homme d’une dimension supérieure, qui le rend capable de transcendance en le rendant capable de s’élever vers Dieu, et d’une part matérielle, qui le rabaisse vers les désirs les plus vils. Il développe ce contraste développé dans « Preuves par discours ».  

Nul autre n’a connu que l’homme est la plus excellente créature. Les uns, qui ont bien connu la réalité de son excellence, ont pris pour lâcheté et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d’eux-mêmes; et les autres, qui ont bien connu combien cette bassesse est effective, ont traité d’une superbe ridicule ces sentiments de grandeur, qui sont aussi naturels à l’homme. Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns. Voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à lui ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez le suivre. Haussez la tête, hommes libres, dit Epictète. Et les autres lui disent : Baissez les yeux vers la terre, chétif ver que vous êtes, et regardez les bêtes dont vous êtes le compagnon. Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? Quelle effroyable distance ! Que serons-nous donc ?

La construction de cette pensée marque nettement l’opposition entre « les uns » et – ceux qui considèrent que « l’homme est la plus excellente créature » – et « les autres » qui soulignent sa « bassesse ». Face à cette opposition, Pascal interroge alors son lecteur : « Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou aux bêtes ? » Pour Pascal, rien ne sert de flatter l’homme en louant sa grandeur, ni de le rabaisser à tout prix ; mieux vaut qu’il accepte sa double nature, en ranimant ce qui le distingue de l’animal, sa possibilité d’accéder à la foi. Il conclut, dans une autre « pensée » : « Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. »

Extrait N°3 : René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, Vème partie

Sa démarche procède à l’inverse. Il s’emploie, par sa théorie dite de « l’animal-machine », à refuser le rapprochement entre l’homme et l’animal pour accentuer la supériorité de l’homme, sa rationalité.

Le point de départ de la réflexion de Descartes est l’observation des statues parlantes ou mouvantes qui commencent à apparaître sur les scènes de théâtre, dans les pièces dites « à machines ». Apparaissent aussi les premiers automates.

[C]eux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. […]

[O]n peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable, qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout.

Il compare ces « machines » au corps de l’animal, tout en reconnaissant sa plus grande complexité. D’où l’idée qu’il serait impossible d’imaginer une « machine » qui se confondrait réellement à de « vrais hommes », car deux spécificités assurent la supériorité humaine.

La première spécificité humaine est le langage, car seul l’homme peut l’élaborer « pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence ». Certes, il cite des animaux qui peuvent « proférer des paroles », tels les pies ou les perroquets, mais ils « ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ». D’où la seconde spécificité humaine, l’importance de la « raison », « un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres ». C’est elle qui fait que l’homme agit « par connaissance », et non, comme les animaux, « par la disposition de leurs organes ».

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Le canard, automate de Vaucanson (1709-1782) 

L'animal familier aux XVII° et XVIII° siècles

L'animal revalorisé : le "siècle des Lumières"

Si, pendant longtemps, l’animal, même domestique, n’a été considéré qu’en fonction de son utilité, la place qu’il occupe dans la société et le lien entre lui et l’homme évoluent peu à peu, dès le XVIIème siècle dans les classes sociales privilégiées, et surtout au XVIIIème siècle. Par exemple, les chiens se multiplient dans les familles bourgeoises, et un sentiment de proximité, d’affection même, est alors revendiqué. Au « siècle des Lumières », en effet, même si la « raison » reste la faculté dominante, avec le sensualisme de Locke ou de Condillac la philosophie accorde une importance croissante à la sensibilité. L’idée que les hommes se définissent plus par leurs sensations et leurs sentiments s’étendent, en fait, à l’animal, qui n’est plus alors considéré comme une simple "machine", et doit donc être traité avec bienveillance.

Extrait N°4 : Condillac, Traité des animaux, 1755, 2ème partie, conclusion

La pensée de Condillac reprend l’image des bêtes donnée déjà par Montaigne, mais qu’il prolonge en s’opposant directement à Descartes : « Ce ne sont pas de purs automates, elles sentent. » Il fonde ainsi la relation entre l’animal et l’homme sur la prévalence de la sensation :

La faculté de sentir est la première de toutes les facultés de l’âme ; elle est même la seule origine des autres, et l’être sentant ne fait que se transformer. Il y a dans les bêtes ce degré d’intelligence, que nous appelons instinct ; et dans l’homme, ce degré supérieur, que nous appelons raison.

Le plaisir et la douleur le conduisent dans toutes ces transformations. […] Mais chaque espèce a des plaisirs et des peines, qui ne sont pas les plaisirs et les peines des autres. Chacune a donc des besoins différents ; chacune fait séparément les études nécessaires à sa conservation ; elle a plus ou moins de besoins, plus ou moins d’habitudes, plus ou moins d’intelligence.

C’est pour l’homme que les plaisirs et les peines se multiplient davantage. Aux qualités physiques des objets, il ajoute des qualités morales, et il trouve dans les choses une infinité de rapports, qui n’y sont point pour le reste des animaux. Aussi ses intérêts sont vastes, ils sont en grand nombre, il étudie tout, il se fait des besoins, des passions de toute espèce, et il est supérieur aux bêtes par ses habitudes, comme par sa raison. […]

Mais, quoique le système de ses facultés et de ses connaissances soit, sans comparaison, le plus étendu de tous, il fait cependant partie de ce système général qui enveloppe tous les êtres animés ; de ce système, où toutes les facultés naissent d’une même origine, la sensation ; où elles s’engendrent par un même principe, le besoin ; où elles s’exercent par un même moyen, la liaison des idées. Sensation, besoin, liaison des idées : voilà donc le système auquel il faut rapporter toutes les opérations des animaux.

Condillac, Traité des animaux, 1755

Mais il reconnaît tout de même à l’homme une double supériorité, « des qualités morales », d’une part, et le développement de sa raison, dont il fait l’éloge : « le système de ses facultés et de ses connaissances [est]t, sans comparaison, le plus étendu de tous ». Malgré cette affirmation, il insiste sur l’intérêt d’étudier le monde animal : « Il serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n'était pas un moyen de connaître mieux ce que nous sommes. » Il établit tout de même une réserve : « il ne faut pas s'imaginer qu'en nous comparant avec eux, nous puissions jamais comprendre la nature de notre être : nous n'en pouvons découvrir que les facultés ».  Il n'y a donc pas d'absolue équivalence entre l'homme et l'animal.

Extrait N° 5 : Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, article « Bêtes »

Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. ?

Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre : cet oiseau fait tout de la même façon. Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant tes leçons ? Le serin à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?

Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.

Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.

Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.

Voltaire va encore plus loin dans sa critique de Descartes, le « machiniste » questionné à la fin de l’extrait, et il établit une véritable égalité entre l’animal et l’homme, auquel il ôte même la supériorité de la parole élaborée. Mieux encore, en qualifiant les hommes de « barbares », il met en avant la supériorité de l’animal dans sa dimension sensible, voire affective, telle celle du « chien qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ».

Fable

Jean de La Fontaine : l'animal dans les fables 

Le monde animal chez La Fontaine

« Je chante les héros dont Ésope est le père », écrit La Fontaine au début de la « Dédicace à Monseigneur le Dauphin » qui ouvre son premier recueil de Fables (1668), rendant ainsi hommage à l’auteur grec qui a formalisé le genre de la fable. Dans son œuvre l’animal occupe donc une place primordiale mais en marquant un double mouvement, l'observation de l'homme ramène à l'animal : « voyant de quelle sorte / L’homme agit et qu’il se comporte / En mille occasions comme les animaux » (XI, 16), tandis que celle de l’animal ramène aux comportements de l’homme : « Ne reconnaît-on pas en cela les humains ? » (X, 14) Il peut ainsi à la fois construire sa critique et proposer une forme de sagesse.

Ainsi, La Fontaine pratique l’anthropomorphisme : ses animaux vivent et pensent comme des humains, s’invitent à des repas, à des obsèques, concluent des alliances et participent à des procès, et, bien sûr, se flattent et se mentent. Pour ce faire, Il s’inspire de l’image traditionnelle, héritée de l’antiquité et née de l’observation populaire, par exemple la ruse du renard ou la férocité du loup. 

Selon la formule exprimant  les objectifs du classicisme, "placere et docere", il cherche à plaire au lecteur, à le faire sourire en poussant ses portraits jusqu’à la caricature : il associe notamment un trait physique au comportement ridiculisé. Le gonflement de la « grenouille » sert, ainsi, de support à son envie d’enfler pour devenir « aussi grosse que le bœuf »,  et la blancheur de l’agneau suggère son innocence face au loup cruel.

Tel est ce chétif animal 
Qui voulut en grosseur au Bœuf se rendre égal.

J'oppose quelquefois, par une double image, 
Le vice à la vertu, la sottise au bon sens, 
              Les Agneaux aux Loups ravissants, 
La Mouche à la Fourmi, faisant de cet ouvrage 
Une ample Comédie à cent actes divers, 
              Et dont la scène est l'Univers. 

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Sabatier, "La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf " (Fables, I), 1995. Timbre-poste

Le caractère de l'homme

L’autre objectif, instruire ses lecteurs, est atteint en lui faisant observer, sous les traits de l’animal, les défauts humains, avec deux catégories dominantes. D’un côté, il y a « [t]ous gens d’esprit scélérat », les méchants avec leur désir de richesse (« Nous nous laissons tenter à l’approche des biens. », VIII, 7), leur égoïsme, leur cruauté poussée souvent jusqu’à l’extrême car ils peuvent tuer sans pitié, comme le Loup. Face à eux, les naïfs, souvent victimes de leur imprévoyance comme la cigale ignorance, voire de leur sottise, qui parlent à tort et à travers… La Fontaine se masque  aussi lui-même sous l’animal, telle la cigale avec ses chants insouciants dans son rôle de poète par exemple, ou, au contraire, délivrant sa sagesse sous les traits de « l’hirondelle » ou de la « guêpe ». 

E.Phosty, « La cigale et la fourmi », estampe d’Épinal, 1895

L'image de la société

Les animaux reproduisent aussi l’organisation des "ordres" au XVII° siècle, sous la monarchie absolue. La noblesse s’y montre avec « le lion », le Roi, ses soldats, figurés par « le loup », et ses courtisans : renard, chien. Les riches en général, appartenant à la bourgeoisie aisée, sont eux aussi très présents : le corbeau, le bœuf, le « mulet du fisc », les fourmis, les frelons… Enfin interviennent les plus pauvres des sujets du roi, souvent dans la paysannerie : la cigale, les ovins, la génisse, le rat des champs, les mouches à miel, les oisillons… Tous sont les opprimés, les vaincus. D’où ce résumé : « Jupin pour chaque état mit deux tables au monde. / L’adroit, le vigilant, et le fort sont assis / À la première ; et les petits / Mangent leur reste à la seconde. » (X, 6)

E.Phosty, « La cigale et la fourmi », estampe d’Épinal, 1895

Pour conclure

La Fontaine s’inscrit dans le débat philosophique de son temps sur la conception de l’animal, qui interroge aussi sur la relation entre l’animal et l’homme en reprenant la question de l’intelligence animale. Dans son Discours à Mme de La Sablière (IX, 20), il rejette nettement la conception de « l’animal-machine » de Descartes. Mais il n’entre pas encore dans la revalorisation de l’âme sensible de l’animal. Seul l’homme dispose de la pensée abstraite, est capable du raisonnement conceptuel. En faisant de cet « esprit » un « temple », il en fait un attribut quasi divin. Mais, de ce fait, quand l’homme agit mal, quand il trahit cette supériorité dont il dispose, il trahit sa dimension humaine, et il se rabaisse au niveau de l’animal.

Nous agissons tout autrement,
La volonté nous détermine,
Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine ;
Je sens en moi certain agent ;
Tout obéit dans ma machine

À ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même. […]

Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
L'impression se fait. Le moyen, je l'ignore :
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;

Conte

L'animal dans les contes 

L'anthropomorphisme

Comme dans les fables, l’animal est humanisé pour illustrer les défauts et les comportements humains. Par exemple, dans Les Contes de ma mère l’Oye, recueil manuscrit de Charles Perrault paru en 1695, le héros du « Chat botté » accompagne le héros et, par sa ruse, et l’aide à accomplir ses exploits. Inversement, dans « Le petit chaperon rouge », nous retrouvons l’image traditionnelle du loup prédateur et cruel : il représente ici la nature bestiale de l’homme, son désir sexuel pour les jeunes filles innocentes. Tous les animaux des contes soutiennent le merveilleux, jusqu’aux plus fabuleux, tels les dragons, souvent présents, ou la licorne, animal monstrueux dans Le vaillant petit Tailleur » (1812) des frères Grimm : sa victoire contre elle permet au héros d’épouser la fille du roi.

Illustration du manuscrit « Le Chat botté », 1695. Morgan Library and Museum, New York

Illustration du manuscrit « Le Chat botté », 1695. Morgan Library and Museum, New York
Walter Crane, illustration de « La Belle et la Bête », 1874. Gravure

L'homme animalisé

Mais le merveilleux propre au conte construit l’image inverse : victime d’un sort, l’homme est transformé en animal, comme dans « La Belle et la Bête » de Mme Leprince de Beaumont, publé en 1756 dans Le Magasin des enfants. Cette métamorphose est, le plus souvent, le châtiment d’un vice, et tout l’objectif du conte, à fonction morale, est d’amener sa rédemption, son retour à l’état humain. L’animalisation est donc vécue comme une dégradation, dont le personnage, qui conserve par ailleurs des qualités humaines, peut souffrir. 

Walter Crane, illustration de « La Belle et la Bête », 1874. Gravure

Dites-moi, n’est-ce pas que vous me trouvez bien laid ? Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir ; mais je crois que vous êtes fort bon. Vous avez raison, dit le monstre ; mais outre que je suis laid, je n’ai point d’esprit : je sais bien que je ne suis qu’une bête. On n’est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela. Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car tout ceci est à vous ; et j’aurais du chagrin si vous n’étiez pas contente. Vous avez bien de la bonté, lui dit la Belle ; je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur ; quand j’y pense, vous ne me paraissez plus si laid. Oh ! dame oui, répondit la Bête, j’ai le cœur bon, mais je suis un monstre.

L’animalité est donc une épreuve, que l’homme doit surmonter en apportant la preuve de ses qualités d’esprit, de cœur et de ses valeurs morales, autant de signes de la supériorité de l’homme sur l’animal. C’est ce dont témoigne le dénouement de « La Belle et la Bête ». 

Quelle fut sa surprise ! la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu’un prince plus beau que l’Amour, qui la remerciait d’avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s’empêcher de lui demander où était la Bête. — Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m’avait condamné à rester sous cette figure, jusqu’à ce qu’une belle fille consentît à m’épouser, et elle m’avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n’y avait que vous dans le monde, assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère. 

Le dénouement n’explicite pas la raison de « l’enchantement » subi par la Bête. Mais les études sur les contes, notamment celles de Bruno Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fées (1976), soulignent que les animaux permettent d’aborder des sujets tabous, l’inceste par exemple dans « Peau d’âne » de Perrault, et, de façon plus générale tout ce qui relève de la sexualité, des désirs et des peurs enfouis dans l’inconscient : « Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu'exige notre passage de l'immaturité à la maturité. », qui permet de découvrir « le tumulte intérieur de notre esprit, sa profondeur et la manière de nous mettre en paix avec lui et le monde extérieur ». Finalement, est-ce l’animal ou l’homme qui est le plus bestial ?

Voltaire

Voltaire, Dialogue du chapon et de la poularde, 1763 : du début à "… qui ne m’importent guère." 

Pour lire le texte 

Le siècle des Lumières développe l’esprit critique sous toutes ses formes, ici un dialogue, représentatif de l’insolence de Voltaire (1694-1778), qui lui a valu, dès 1717, un premier séjour à la Bastille, puis de multiples poursuites : exils, censure… Il illustre aussi son combat constant contre le fanatisme religieux : de 1762 à 1765, il s’est engagé dans de multiples affaires, pour soutenir Calas, Sirven, Le chevalier de La Barre, Lally-Tollendal…

Ce court dialogue, avec l’échange de questions et de réponses, rappelle les dialogues entre Platon et ses disciples, et leur rôle, la maïeutique, « l’accouchement des esprits », mais aussi la fable, en donnant la parole aux animaux. Comment l’animal soutient-il la dénonciation de l’homme ?

Le dialogue : une mise en scène de théâtre 

La poularde et son rôle

Le dialogue s’ouvre sur sa plainte, qui dépeint l’horreur des souffrances subies, énumérées sur un ton indigné : « Une maudite servante m’a prise sur ses genoux, m’a plongé une longue aiguille dans le cul, a saisi ma matrice, l’a roulée autour de l’aiguille, l’a arrachée et l’a donnée à manger à son chat. Me voilà incapable de recevoir les faveurs du chantre du jour, et de pondre. »

Les questions

Par ses questions, elle joue le rôle de la personne ignorante et naïve, fréquemment présente chez Voltaire – pensons à Candide, à l’Ingénu…  – et, plus généralement, au XVIIIème siècle, à l’image des Persans de Montesquieu. Cette stratégie amène le lecteur à poser un regard neuf sur une réalité si habituelle qu’il ne la remarque plus. Ainsi, elle cherche une logique au comportement humain : « Eh bien ! quand nous serons plus gras, le seront-ils davantage ? », « c’est donc pour que nous ayons une voix plus claire qu’on nous a privés de la plus belle partie de nous-mêmes ? » La modalité interro-négative, « Ces scélérats n’ont donc point de remords ? », révèle son étonnement : elle attend une réponse positive, qui ne viendra pas.

Les exclamations

Les exclamations, soutenues par des interjections et un lexique violemment péjoratif choisi, mettent en évidence la cruauté humaine : « Quoi ! », « Eh bien ! », « Nous manger ! ah, les monstres ! », « Quels abominables coquins ! je suis prête à m’évanouir. Quoi ! on m’arrachera les yeux ! on me coupera le cou ! je serai rôtie et mangée ! » De même, à la fin du dialogue, elle exprime avec colère son sentiment d’injustice : « Mais moi qui suis paisible, moi qui n’ai jamais fait de mal, moi qui ai même nourri ces monstres en leur donnant mes œufs, être châtrée, aveuglée, décollée, et rôtie ! Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ? »

Au-delà de l’exagération qui fait sourire, ses réactions représentent celles que Voltaire attend de son lecteur en lui imposant ce regard distancié quand il élargira le thème de la cruauté envers les animaux à celle des hommes entre eux.

Le chapon et son rôle

Associant sa plainte (« Hélas ! ») à celle de la poularde, il joue, lui, le rôle du maître, de l’initiateur. Il est celui qui sait, d’où le ton didactique qu’il emploie pour expliquer, « c’est pour nous engraisser, et pour nous rendre la chair plus délicate. », « Oui, car ils prétendent nous manger. », « sachez », avec l’impératif qui le place en position de supériorité. Il est, en effet, celui qui a reçu une instruction : « c’est que j’entendis ces jours passés, près de mon poulailler, raisonner deux abbés italiens à qui on avait fait le même outrage afin qu’ils pussent chanter devant le pape avec une voix plus claire. » Il s’agit de ce que l’on nomme alors des castrats, très prisés à l’Opéra et dans les chœurs religieux. Mais Voltaire fait aussi allusion aux collèges, fréquemment tenus par des jésuites, qui jouaient ce rôle d’enseignants, rappelé de façon récurrente par le chapon : « les deux abbés dont je vous ai parlé disaient… », « J’ai entendu dire à mes deux abbés… », « Mes deux abbés disaient… »

Monde humain et monde animal

Le recours à des animaux permet à Voltaire de rendre son dialogue comique, déjà par le choix des volailles, qui ne sont pas, traditionnellement, considérées comme les plus intelligents des animaux, alors qu’ici il les fait raisonner.

Il tire aussi un effet comique de l’entrecroisement entre le monde animal et le monde humain, mêlés dans une même phrase.

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Cet amalgame, propre à l’apologue, montre bien que le monde animal représente, en fait, celui des hommes.

Mais le comique naît aussi de l’inversion hiérarchique entre l’humain et l’animal. Dans un premier temps, le chapon met les hommes, qualifiés péjorativement, au niveau de l’animal : « ces animaux, qui sont bipèdes comme nous » ; puis il va plus loin, en les jugeant avec mépris selon ses propres critères : « qui sont fort au-dessous de nous, puisqu’ils n’ont point de plumes ». Par cette inversion, outre son rôle comique, Voltaire rappelle à quel point nos jugements sont relatifs, subjectifs, dictés par notre propre nature, et démythifie l’orgueil humain.

La dénonciation 

L’Arrestation et exécution du maréchal d’Ancre, les 24 et 25 avril 1617. Eau-forte en 6 vignettes, BnF

L’Arrestation et exécution du maréchal d’Ancre, les 24 et 25 avril 1617. Eau-forte en 6 vignettes, BnF

La barbarie de l'homme

La torture

Les deux volailles décrivent longuement les tortures qu’elles ont subies, ou vont subir, et le chapon dénonce, sur un ton pathétique, la cruauté humaine et son « état déplorable » : « Hélas ! ma bonne, j’ai perdu plus que vous ; ils m’ont fait une opération doublement cruelle : ni vous ni moi n’aurons plus de consolation dans ce monde ». De même, en évoquant son sort, la poularde définit les humains comme « une espèce si perverse ».

Mais, derrière ces cruautés, il faut lire celles infligées aux hommes : ils « en ont usé ainsi fort souvent avec leurs semblables ». Ainsi, est mis en évidence le parallélisme entre la cruauté envers les animaux, et celle envers les humains.

Est d’abord mentionnée l’atteinte physique sexuelle. À la suppression de la « matrice » de la poularde et à la castration du chapon répond le sort des castrats : « les hommes avaient commencé par circoncire leurs semblables, et qu’ils finissaient par les châtrer ».

Puis à « ils nous crèvent les yeux », fait écho l’image, amplifiée, pour les hommes : « tous les empereurs chrétiens et grecs ne manquaient jamais de crever les deux yeux à leurs cousins et à leurs frères ; que même, dans le pays où nous sommes, il y avait eu un nommé Débonnaire qui fit arracher les yeux à son neveu Bernard. » Voltaire se sert d’exemples historiques – et des plus hauts personnages – avec un recul dans le temps par prudence pour contourner la censure.

Enfin, « rôtir » les volailles est mis en relation avec les bûchers humains : « Mais pour ce qui est de rôtir des hommes, rien n’a été plus commun parmi cette espèce. Mes deux abbés disaient qu’on en avait rôti plus de vingt mille ». Voltaire suggère ainsi le cannibalisme, dont plusieurs cas ont été signalés en France lors des guerres de religion au XVIème siècle.

Le cynisme

Mais, pour rendre cette cruauté encore plus odieuse, s’y ajoute le cynisme du comportement humain qui s'amuse de cette cruauté. Déjà, il correspond à une « fête » et, comme pour l’auto-da-fé, que Voltaire décrit dans plusieurs de ses contes, c’est une cérémonie solennelle : « On nous apporte devant eux dans une large pièce d’argent ». Le chapon développe ensuite l’éloge, l’« oraison funèbre », en une énumération, qui contraste plaisamment avec la brutalité de la chute : « et voilà notre histoire dans ce bas monde finie pour jamais. » L’hypothèse de la poularde, confirmée par le chapon, pousse à l’extrême cette dénonciation du cynisme : « Je parie qu’en nous dévorant ils se mettent encore à rire et à faire des contes plaisants, comme si de rien n’était. » Mais, pire encore que l’indignation de la poularde, est le fait que le chapon présente tous ces actes comme normaux, par des formules neutres : « c’est leur coutume », « ils sont dans l’usage de faire », ou, accentué par la formulation négative, « rien  n’a été plus commun parmi cette espèce ».

Intolérance et fanatisme religieux

La principale dénonciation vise la religion, et est mise en place progressivement. Déjà, à propos du « jour de la fête », comment ne pas penser à la fête chrétienne de Noël où sont consommés poulardes et chapons ? De plus, toute l’explication est portée par la parole des « deux abbés », rapportée par le chapon : elle s’inscrit donc d’emblée dans le contexte religieux. Notons aussi que, dans la citation de l’exemple, les « empereurs chrétiens » sont nommés les premiers. C’est enfin cette dimension religieuse que suggère la question de la poularde, « Ces scélérats n’ont donc point de remords ? », notion à mettre en relation avec le commandement biblique, « Tu ne tueras point ».

Cependant, Voltaire, directement impliqué dans les conflits religieux de son époque, depuis le fonctionnement de l’Inquisition, contre les juifs notamment, jusqu’aux persécutions contre les protestants après la révocation de l’Édit de Nantes, reste prudent dans la phrase qui donne la clé de l’accusation, l’intolérance religieuse : « Mes deux abbés disaient qu’on en avait rôti plus de vingt mille pour de certaines opinions qu’il serait difficile à un chapon d’expliquer, et qui ne m’importent guère. »

Cette affirmation d’indifférence, conduisant à un rejet total, renvoie au choix de Voltaire, le déisme, c’est-à-dire la foi en un dieu créateur, indépendamment des dogmes, des rites, de la théologie, des pratiques religieuses qui ne sont que des sources de conflits cruels.

Bernard Picart, Diverses manières dont le Saint Office fait donner la question, 1707. Gravure, Biblioteca National, Madrid
Procession de l’inquisition espagnole entrant à Goa, 1783. Estampe

Procession de l’inquisition espagnole entrant à Goa, 1783. Estampe, 

CONCLUSION

Ainsi, Voltaire présente dans ce dialogue une vision fort pessimiste de l’homme qui, sous l’apparence d’une civilisation raffinée, apparaît pire qu'un animal, porteur d’une barbarie toute primitive. L’animal sert ici une dénonciation récurrente dans l’œuvre de Voltaire, celle de l’intolérance et du fanatisme religieux, dont témoigne aussi le billet laissé à sa mort : « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition. »

Le choix des deux animaux, propre à l’apologue, donne à ce dialogue un ton léger, alors même que leur situation est dépeinte de façon pathétique. C’est le burlesque, traiter sur un ton propre à faire sourire le lecteur, un sujet grave, puisque, derrière les animaux, se cachent les comportements humains. Par son objectif satirique, Voltaire parodie, en fait, les dialogues philosophiques, tels ceux de Platon. 

Bernard Picart, Diverses manières dont le Saint Office fait donner la question, 1707. Gravure, Biblioteca National, Madrid

Lecture cursive : Voltaire, Dialogue du chapon et de la poularde, 1763 : fin du dialogue 

La question de la poularde, « Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ? », entraîne une longue tirade du chapon, qui permet à Voltaire de développer sa vision du monde animal. Elle reprend les théories philosophiques sur la nature de l’animal, ce qui montre bien que derrière le chapon se cache Voltaire, guidant ses lecteurs pour qu’ils adhèrent à la fois à sa dénonciation et à sa thèse.

Contre Descartes

Voltaire reprend ainsi le débat philosophique, qui remonte à Aristote, et a opposé, notamment au XVIIème siècle, les philosophes autour de la nature des animaux, par comparaison à l’homme. Il choisit nettement son camp, une opposition à la théorie des « animaux-machines » prônée par celui qu’il qualifie péjorativement, « un fou nommé Descartes ». Il dénonce ce qu’il nomme « imagination », et non pas théorie, car elle repose, selon lui, sur une contradiction, admettre que les animaux ont les « mêmes organes » que les hommes mais leur en refuser l’usage : « ne serait-ce pas un outrage à la Divinité de dire que nous avons des sens pour ne point sentir, une cervelle pour ne point penser ? » Mais c’est sur cette théorie que s’appuient ceux qui affirment leur supériorité humaine et se montrent cruels envers les animaux.

La relation entre l'homme et l'animal

Face à cela, Voltaire s’appuie sur deux exemples :

           La religion de l’Inde lui offre l’exemple d’un vibrant éloge, amplifié par une énumération méliorative, du respect accordé à l’animal : « dans un pays nommé l’Inde, beaucoup plus grand, plus beau, plus fertile que le nôtre, les hommes ont une loi sainte qui depuis des milliers de siècles leur défend de nous manger ».

       Le deuxième exemple est celui de Pythagore, de sa « loi humaine », et de son disciple, Porphyre le Pythagoricien, à nouveau avec un éloge dont les exclamations et le rythme soulignent l’enthousiasme : « Ô le grand homme ! le divin homme que ce Porphyre ! Avec quelle sagesse, quelle force, quel respect tendre pour la Divinité il prouve que nous sommes les alliés et les parents des hommes ; que Dieu nous donna les mêmes organes, les mêmes sentiments, la même mémoire, le même germe inconnu d’entendement qui se développe dans nous jusqu’au point déterminé par les lois éternelles, et que ni les hommes ni nous ne passons jamais ! »

En rétablissant ainsi la toute-puissance de « la Divinité », Voltaire met donc à égalité l’homme et l’animal, et conclut, en philosophe du « siècle des Lumières », sur un appel à développer ses connaissances : « Aussi les plus grands philosophes de l’antiquité ne nous mettaient jamais à la broche. Ils s’occupaient à tâcher d’apprendre notre langage, et de découvrir nos propriétés si supérieures à celles de l’espèce humaine. »

Hugo

Victor Hugo, Les Contemplations, III, 1856, "Melancholia", vers 147 à 180 

Pour lire l'extrait 

Le recueil de poèmes, Les Contemplations, publié en 1856, regroupe des poèmes datant d’avant et après l’exil de Victor Hugo à la suite du coup d’État de celui qui devient Napoléon III et qui durera jusqu’à la chute du Second Empire, en 1871. Les six livres du recueil se scindent en deux parties, « Autrefois » et « Aujourd’hui », séparées par l’épreuve si douloureuse pour Hugo, la mort, en 1843, de sa fille Léopoldine, noyée avec son mari lors d’une promenade sur la Seine en bateau.

Daté de 1838 dans le manuscrit, « Melancholia » s’inscrit dans le livre III, intitulé « Les luttes et les rêves ». Ces « luttes » témoignent de l’engagement du poète devant toutes les souffrances qui accablent la société, jusqu’à celles de l’animal des vers 147 à 180. Comment la relation entre l’animal et l’homme conduit-elle à une réflexion philosophique ?

L'image de l'animal 

Son travail

Dans le vers qui ouvre l’extrait, « Le pesant chariot porte une énorme pierre », la charge qu’il porte se trouve accrue par les adjectifs, « énorme » étant même prolongé par le [ Ə ] prononcé devant une consonne tandis que la diérèse sur « chari/ot » semble en reproduire le poids. Au vers 159, la reprise sonore du [ K ],  « sous le  bloc qui l’écrase », illustre aussi l’accablement dû à la lourdeur de la tâche.

Cela explique la mise en valeur des efforts que l’animal doit fournir, d’autant plus pénibles qu’il est entravé par les liens cités, « du mors à la croupière », « les licous », et surtout par « le brancard ». L’appellation « limonier », à partir des deux branches de l’attelage, traduit d’ailleurs déjà ce dur travail. Le rythme reproduit la difficulté des efforts, avec le rejet du verbe « tire », tandis que l’élision du [ Ə ] sur la virgule produit un effet de suspens, comme pour imiter la durée de l’effort. Celui-ci est ensuite accentué par la polysyndète de la conjonction « et », puis répété au vers 149 en tête de l’énumération, dans laquelle Hugo joue sur le rôle du [ Ə ] tantôt prononcé, tantôt élidé devant une voyelle : « Il tire, traîne, geint, tir[e] encor[e] et s’arrête. »

 Un limonier attelé

 Un limonier attelé

William Hogarth, Les Quatre Étapes de la cruauté, 1751, 2ème étape. Estampe

Les coups

Les coups occupent une place essentielle dans le poème. Dès le vers 149, ils sont mis en valeur entre virgules, « et le roulier fouette », comme pour ponctuer les efforts du cheval. Les verbes au présent font de cette scène une hypotypose, elle se déroule sous les yeux du lecteur et l’image terrible, accentuée par la synérèse sur « fouet » (prononcé en une syllabe au lieu de deux), permet de reproduire la vivacité du mouvement : « Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ». Enfin, ils sont amplifiés au fil d’une gradation : « le fouet qui l’assomme » laisse place à une métaphore hyperbolique, « un orage de coups » ; la violence s’accentue encore, « et les coups furieux pleuvent », avec la diérèse (« furi/eux »), et le rejet du verbe à la césure, jusqu’au moment d’apogée, « son bourreau redouble ». 

William Hogarth, Les Quatre Étapes de la cruauté, 1751, 2ème étape. Estampe

Nous observons aussi une amplification de l’instrument utilisé pour frapper. Si le « fouet » est traditionnel, l’anaphore de l’hypothèse, introduite par « si », en donnant l’impression d’une habitude, et la répétition verbale montrent que le roulier n’a même plus besoin d’un objet : « Si la corde se casse, il frappe avec le manche, / Et, si le fouet se casse, il frappe avec le pied ».

Les sonorités, [ K ] et [ p ], scandent ces coups, que l’hypotypose nous fait voir dans toute leur horreur, et entendre : « On entend, sous les coups de la botte ferrée, / Sonner le ventre nu du pauvre être muet ». Ainsi les coups accompagnent l’agonie de l’animal jusqu’à sa mort.

Le récit d'une lente agonie

En prêtant des sentiments à l’animal, en relation avec son état physique, par exemple « le cheval triste a le poitrail en sang », Hugo l’humanise en accentuant le pathétique de cette scène. La « bête effarée » connaît une peur intense, c’est un « animal éperdu ». Sa souffrance est ensuite soulignée par l’énumération des trois adjectifs, « tremblant, hagard, estropié », puis par l’hypallage qui l’humanise : il « [b]aisse son cou lugubre et sa tête égarée ».

L’agonie commence au vers 170, avec le verbe lancé en tête du vers, « Il râle », renforcé par la coupe sur le [ Ə ] prononcé devant une consonne. Les choix verbaux en marquent les étapes, par l’opposition temporelle, « tout à l’heure encore il remuait, / Mais il ne bouge plus », et par l’emploi, à la fin, du présent passif : « et sa force est finie. » Le contre-rejet, sur « son agonie », introduit l’ultime moment, « un dernier effort ».

La mort arrive alors rapidement, en deux vers : « son pied fait un écart, / Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ». La chute est mise en relief, avec le rejet du verbe « Il tombe », avec l’élision du [ Ə ] qui, placée sur la ponctuation, semble illustrer cette chute fatale, brutalement présentée par le résultatif : « et le voilà brisé sous sous le brancard ».

De l'animal à l'homme 

À travers ce tableau pathétique de cette souffrance animale, Hugo propose, en fait, une vision d’ensemble de la société

Le roulier animalisé

Avec l’accumulation des coups, signe de sa violence personnelle, et le terme « bourreau », il peut apparaître comme un monstre.

Mais, en le qualifiant ensuite d’« homme ivre », Hugo introduit une raison à son comportement, qui le disculpe en partie. Lui aussi est un homme exploité, qui effectue un dur travail pendant toute la semaine, et n’a que le dimanche comme jour de repos. Or, ce repos, il le passe à boire, seul dérivatif pour oublier sa propre misère : « l’homme hier buvait aux Porcherons / Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ». La personnification du « vin » sur un rythme ternaire en gradation est une accusation de l’alcoolisme qui sévit alors, et que Zola illustrera, en 1876, dans L’Assommoir

Un ancien métier : "roulier"

Un ancien métier : "roulier"

Mais Hugo va plus loin dans son exclamation, « Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre / L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre ! », où l’adjectif « formidable » prend son sens étymologique, « qui est source de terreur ». La culpabilité s’élargit ainsi à l’ensemble de la société, où règne l’exploitation des plus faibles par les plus forts : les miséreux se vengent de leurs propres souffrances en accablant ceux sur lesquels ils se sentent autorisés à exercer leur pouvoir.

L'humanisation du cheval

Si le roulier a perdu toute son humanité, à l’inverse, l’animal, lui, se trouve humanisé par le narrateur, qui le dote d’une sorte de prescience, d’une conscience de sa mort proche, que traduit l’ordre syntaxique : « Il sent l’ombre sur lui peser ». Il est aussi capable d’une réflexion, cherchant, tel un humain, à comprendre le sens de sa vie – mais en vain, car le parallélisme montre qu’il n’a pas la possibilité de dissocier les causes de son malheur, l’objet, « la pierre » et « l’homme » : « il ne sait pas, / Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme, / Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme. »

La comparaison au « forçat » achève son humanisation, en glissant du monde animal, « qui traîne les licous », au monde humain, « et ne connaît ni repos ni dimanche », ces deux mondes se trouvant reliés par la douleur, « Qui souffre ».

La réflexion du poète

Le narrateur, témoin de la scène, n’est concrètement introduit qu’au vers 168, « On entend », puis au vers 177 : « on voit ». Or, cette intervention introduit une appellation pathétique, « le pauvre être muet », qui fait de lui, non plus un animal, mais un élément de la création, et l’extrait se ferme sur une interjection tragique, « Hélas ! ».

Cela explique qu’à sa mort Hugo introduit une dimension métaphysique, en marquant son lien avec Dieu, non nommé, mais identifiable par la majuscule : « Et, dans l’ombre, […]  Il regarde Quelqu’un de sa prunelle trouble ».  Ce serait, en effet, un blasphème, car cela donnerait à l’animal une âme, réservée à l’homme selon la religion. Mais la vision finale reproduit les conceptions métaphysiques de Victor Hugo. En peignant « [s]on œil plein des stupeurs sombres de l’infini », Hugo lui donne le pouvoir de voir le monde de l’au-delà, avec une formule qui en souligne les mystères effrayants. De plus, dans l’œil de l’animal, le poète décrypte une image saisissante cet « infini / Où luit vaguement l’âme effrayante des choses », une création où tout a une « âme », l’animal tout comme « les choses ».  

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Dessin de Victor Hugo, pour illustrer son récit de voyage

CONCLUSION

Cet extrait est très différent des apologues et de l’essai, car il représente, avec réalisme, une scène à laquelle Hugo a pu assister, et qu’évoque aussi une des lettres d’En Voyage : France et Belgique,  en 1837, écrivant, à propos du conducteur d’une diligence : « Ce n’est plus une créature humaine. C’est un manche de fouet vivant. » Il y témoigne sa pitié pour le cheval, comme, dans d’autres œuvres, pour tout animal souffrant ou rejeté. En fait, l’animal est rapproché de tous ceux qui souffrent, de tous les « misérables » exploités que dépeint « Melancholia », et le rapprochement se fait aussi en sens inverse, par exemple dans « Chose vue un jour de printemps » (Les Contemplations, III), en faisant le récit de la mort d’une mère : « […] Humble, elle a pour mari / Un ouvrier ; tous deux, sans aigreur, sans envie, / Tirent d’un pas égal le licou de la vie. » 

C’est donc la misère qui explique la parenté entre l’homme et l’animal, et c’est aussi cette misère qui les détruit, d’où la colère du poète, qui s’engage alors dans « les luttes ». À cette dimension sociale s’ajoute la dimension métaphysique, un prolongement des débats philosophiques hérités de l’antiquité : pour Hugo, la création entière étant œuvre divine, toute créature a une âme et peut concevoir l’au-delà, tel le crabe qu’il achète à un pêcheur : « Dieu, dans l’immensité formidable de l’ordre, / Donne une place sombre à ces spectres hideux. » (Les Contemplations, V, 22) 

Corbière

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873, "Le crapaud" 

Pour lire le poème 

Tristan Corbière, atteint très jeune d’une maladie osseuse, publie son recueil, Les Amours jaunes, deux ans avant sa mort à l’âge de vingt-neuf ans. Il comporte cent un poèmes, mais passe totalement inaperçu, jusqu’à ce que Verlaine consacre une partie à ce poète dans son ouvrage, Les Poètes maudits, en 1884. Le titre du recueil est déjà, en soi, révélateur, en raison du contraste entre le lyrisme, suggéré par l’image des « amours », alors que la couleur jaune symbolise – si l’on pense à l’expression « rire jaune » – une amertume, une sorte d’ironie grinçante. Quant au « crapaud », il est en général considéré comme un animal répugnant, au chant peu mélodieux. L’observation de l’organisation des strophes, deux tercets suivis de deux quatrains, montre d’ailleurs que Corbière a construit un sonnet à l’envers, première rupture dans la tradition lyrique. Mais quelle relation met-il en place entre cet animal et l’homme ?

Les tercets 

Le décor

L’anaphore d’« Un chant » accompagne un décor qui pourrait être celui d’une promenade romantique, avec les tirets qui suggèrent un dialogue entre deux amants, avec l’invite familière soutenue par l’injonction : « Viens ». Nous y retrouvons, en effet, une atmosphère nocturne, sous les rayons de la « lune », au sein de la nature, avec le « vert » de la végétation et le « massif ».

Mais Corbière s’emploie à briser cette image lyrique traditionnelle en créant une atmosphère inquiétante, d’abord par l’ambiance étouffante : c’est « une nuit sans air ». De même, le tiret du vers 2 introduit une double image plus brutale de la végétation, à la fois par le contraste lumineux entre « métal clair » et « vert sombre » et par les formes prises par la végétation, déformée par cette lumière : « — La lune plaque en métal clair / Les découpures du vert sombre ». Notons le choix de la rime riche, aux sonorités plus graves, qui associe « sombre » et « ombre ». De même, l’opposition est marquée entre les allitérations, d’un côté la légèreté du [l], de l’autre les consonnes plus rudes, [k], [t], [d], [p].

La nature au clair de lune

La nature au clair de lune

Une apparition progressive

Dans ce décor, le « chant » laisse apparaître une présence, mais qui reste mystérieuse avec l’emploi de pronoms indéfinis et l’aposiopèse aux vers 1, 5 et 6 comme pour prolonger le mystère : « Ça se tait. Viens, c’est là, dans l’ombre… » Un contraste est ainsi créé entre ce « chant », mis en valeur par sa répétition en « écho » et par la sonorité aiguë, « vif » et « massif » à la rime, et l’impression d’une menace sournoise introduite par l’enjambement : « tout vif / Enterré, là, sous le massif. » Ainsi se forme un nouveau contraste entre la vie, la force du chant, et la mort, avec les virgules qui rompent l’harmonie du « chant ». 

Le premier quatrain 

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Dans ce quatrain, le dialogue se poursuit, de courtes répliques qui opposent les sentiments des deux interlocuteurs.

Le rejet de l'animal

Le mystère est levé en tête de la strophe, par les exclamations, « Un crapaud ! », « Horreur ! », qui l’encadrent la strophe, avec l’écho de la rime avec « peur » et le martèlement de l’allitération en [p]. L’intervention au centre du quatrain, avec l’image du « soldat fidèle », permet de supposer que c’est la jeune fille qui exprime ainsi son rejet, un dégoût.

La nature au clair de lune

La comparaison

Face à cette « peur », le jeune homme se transforme en un chevalier servant, tel l’amant dans l’amour courtois médiéval : « Pourquoi cette peur, / Près de moi, ton soldat fidèle ! » Son intervention se veut d’autant plus rassurante que la question se change, en fait, en une exclamation.

Mais son appel, « Vois-le », en invitant au rapprochement, va plus loin encore par la comparaison de l’animal au « poète », jouant à nouveau sur les contrastes. En tête du vers, l’image du « rossignol » renvoie, en effet, à un chant mélodieux, accompagnant souvent l’amour lyrique. Mais elle est associée à des caractéristiques négatives : l’appellation, « poète tondu », l’enlaidit, d’autant plus que, pour des raisons métriques, obtenir l’octosyllabe exige la synérèse sur « poète », qui se trouve ainsi comme amoindri. La négation, « sans aile », lui ôte aussi toute sa supériorité de poète, celle loué par Baudelaire dans l’image de « l’albatros », enfin l’oxymore le rabaisse dans un cadre répugnant¸ « rossignol de la boue ».

Le second quatrain 

Le second quatrain poursuit le dialogue, en créant à nouveau une rupture, puisque la règle qui veut des rimes identiques dans les deux quatrains n’est pas respectée. Ainsi, le choix des rimes poursuit le contraste.

La glorification du crapaud

L’éloge, « … Il chante. », reprend l’anaphore des tercets, en rappelant aussi l’image mythologique méliorative du poète dans l’antiquité, celle d’Orphée chantant sur sa lyre jusqu’à charmer la nature et Hadès, le dieu des enfers. L’éloge se fait insistant par l’interrogation négative, qui prend à témoin l’interlocutrice : « Vois-tu pas son œil de lumière… » Cette image met en évidence la métaphore de l’œil, expression de l’âme qui s’exprime par la beauté du « chant » lyrique, et le rôle fréquemment attribué au poète par les romantiques et encore chez les symbolistes, voir au-delà les vérités que les hommes ordinaires ne perçoivent pas. 

De l'animal à l'homme

Mais, au cœur du quatrain, la rime embrassée – et deuxième rime riche au milieu des rimes suffisantes – marque nettement le contraste. Le crapaud est objet d’un tel dégoût, accentué par la répétition, « Horreur !! » et la double ponctuation exclamative, qu’il est contraint de se cacher, encore plus profondément, non plus « sous le massif », mais « froid, sous sa pierre », comme s’il disparaissait dans une tombe.

Si le poète entreprend de réhabiliter ce crapaud par sa question, « Horreur pourquoi ? », les points de suspension du vers 12 traduisent le silence de son interlocutrice, confirmé par la négation en tête de vers, « Non », et ce court dialogue s’arrête par le départ de l’animal, le vide se trouvant imité par la ligne de pointillés. Qui lance alors ce salut désinvolte, « Bonsoir » ? Les humains, l’animal ? Le tiret final met en évidence l’explication finale, qui forme une chute, « — ce crapaud-là c’est moi. », brutale en raison du choix de la rime finale vocalique [ou – a]. Cette assimilation illustre le regard amer que le "poète maudit", ainsi rejeté, porte sur lui-même

L'animal, image du poète

L'animal, image du poète

CONCLUSION

Précisément daté dans le manuscrit, « Ce soir, 20 Juillet. », ce poème prend prétexte d’une courte scène pour faire de l’animal décrit une image de l’homme, du poète, en une sorte d’autoportrait. Autoportrait à la fois cruel, vu la peinture d’un animal qui provoque la répulsion, et empreint d’une dérision amère, puisque, derrière cet animal se cache le poète maudit dont la société a « horreur » et qu’elle renvoie à la solitude.

Mais, en jouant sur la subversion des règles de la versification classique dans ce sonnet inversé, en rejetant ainsi l’harmonie propre au lyrisme romantique, en brisant le rythme, Corbière n’affiche-t-il pas, par ses choix esthétiques, sa révolte contre le rejet qu’il subit lui-même ?

Nouvelles

Étude d'ensemble : deux nouvelles d'Émile Zola, "Le Paradis des chats" (1868) et "Une Cage de bêtes féroces" (1867)

Émile Zola s’est affirmé comme le maître du mouvement naturaliste par la construction de son cycle, "Les Rougon-Macquart" : ses personnages illustrent le rôle de l’hérédité en lien avec les milieux sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. Mais Zola a aussi composé de nombreuses nouvelles dès ses débuts comme chef de la publicité chez Hachette. Ainsi, en 1864, il publie un premier recueil, Contes à Ninon, puis plusieurs nouvelles paraissent dans la presse, comme « Une Cage de bêtes féroces », le 31 août 1867 dans La Rue, hebdomadaire littéraire fondé en juin et dirigé par Jules Vallès qui en proclame l’objectif : « Nous voulons être le journal pittoresque de la vie des rues et écrire simplement, au courant du flot qui passe, les mémoires du peuple. » Ces publications de courts récits se poursuivent durant toute sa carrière, comme Nouveaux Contes à Ninon, en 1874, dans lequel il insère « Le Paradis des chats », initialement paru dans La Tribune du 1er novembre 1868. Quel rôle Zola attribue-t-il au monde animal ?

"Le paradis des chats" 

Pour lire la nouvelle 

La structure du récit

Deux courtes phrases introduisent la situation d’énonciation : « Une tante m’a légué un chat d’Angora qui est bien la bête la plus stupide que je connaisse. Voici ce que mon chat m’a conté, un soir d’hiver, devant les cendres chaudes. » Par son personnage devenu narrateur,  Zola prolonge le genre de la fable : le récit de l’animal va introduire une « morale ».

Le schéma narratif se construit en six courts tableaux :

        Le premier pose la situation initiale, l’heureuse vie du chat qui jouit de « la douceur d’un foyer ». Mais il rêve d’une autre vie : « Et je m’ennuyais tout le long de la journée à être heureux. » Ainsi, intervient l’élément perturbateur : il s’échappe par une fenêtre ouverte, et part à la découverte.

        Le deuxième dépeint les joies de cette nouvelle vie : « Tout me parut bon et beau. Une chatte passa, une ravissante chatte, dont la vue m’emplit d’une émotion inconnue. » Il se lie d’amitié avec un « vieux matou » qui va lui servir de guide, mais cet épisode se termine par une première péripétie : « un de mes camarades me mordit cruellement au cou ».

Des chats dans les gouttières

        Les péripéties se poursuivent dans les troisième et quatrième tableaux, en lien avec la quête de nourriture, difficile et dangereuse. Il souffre d’abord du « jeûne prolongé », puis, à la nuit, les regrets l’envahissent : « Que la rue me parut laide ! […] Je me souvins avec amertume de ma triple couverture et de mon coussin de plume. »

         Le cinquième tableau achève cette désillusion, et introduit l’élément de résolution : la décision de retourner retrouver le confort de son foyer. Il invite son compagnon à l’accompagner, mais celui-ci refuse nettement : « Les chats libres n’achèteront jamais au prix d’une prison votre mou et votre coussin de plume. » Son retour pose la situation finale : « Quand je rentrai, votre tante prit le martinet et m’administra une correction que je reçus avec une joie profonde. Je goûtai largement la volupté d’avoir chaud et d’être battu. Pendant qu’elle me frappait, je songeais avec délices à la viande qu’elle allait me donner ensuite. »

Des chats dans les gouttières

        Comme le veut la tradition de la fable, le dernier tableau pose une brève conclusion, qui présente une morale : « Voyez-vous, — a conclu mon chat, en s’allongeant devant la braise, — le véritable bonheur, le paradis, mon cher maître, c’est d’être enfermé et battu dans une pièce où il y a de la viande. / Je parle pour les chats. »

La vivacité du récit

En donnant la parole à l’animal, Zola accentue l’aspect plaisant de son récit, d’abord par le caractère prêté à son personnage, qui, en évoquant sa jeunesse, se juge avec sévérité : « J’étais bien le chat le plus gras et le plus naïf qu’on pût voir. À cet âge tendre, je montrais encore toute la présomption d’un animal qui dédaigne les douceurs du foyer. » De même, tous les épisodes relatés font sourire, car ils reflètent le regard de cet aventurier, par exemple sa découverte de l’amour : « Une chatte passa, une ravissante chatte, dont la vue m’emplit d’une émotion inconnue. Mes rêves seuls m’avaient jusque-là montré ces créatures exquises dont l’échine a d’adorables souplesses. » La nouvelle se présente ainsi comme un conte initiatique : le héros-chat, dans sa quête désespérée de nourriture, découvre la vérité qu’il niait au début : « C’est alors que je compris combien le mou frais est succulent. […] Pendant près de dix heures je reçus la pluie, je grelottai de tous mes membres. Maudite rue, maudite liberté, et comme je regrettai ma prison ! »

Un double sens

Une leçon morale

La rencontre de ce chat « domestique », « gras » à souhait tant il est bien nourri, avec le « vieux matou », qui vit dans les gouttières et se nourrit des ordures, rappelle la fable « Le Loup et le Chien » de La Fontaine, héritage d’Ésope. Ces deux fabulistes se rejoignent dans leur éloge de la liberté : « Autant la faim qu’un collier pesant. », s’écrie le loup d’Ésope, et La Fontaine conclut de même.

Quoi ! Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
   Où vous voulez ?  Pas toujours, mais qu'importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
       Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.

Loup-chieJean Grandville, « Le Loup et le Chien », gravure in Fables de La Fontaine, 1855n.jpg

Jean Grandville, « Le Loup et le Chien », gravure in Fables de La Fontaine, 1855

Une dénonciation sociale

Cependant, le titre du journal dans lequel a d’abord été publiée la nouvelle, La Tribune, si on le lie à ce que Zola proclame dans un article de L’Événement le 2O avril 1866, « Je suis un révolté, moi », nous invite à lire dans cet apologue une dénonciation politique et sociale.

        D’un côté, il met en évidence les difficultés vécues par ces chats des rues, condamnés à la faim. Quand il vole une « côtelette » sur une table de cuisine, le blâme de son vieux compagnon, « La viande qui est sur les tables, est faite pour être désirée de loin », souligne le contraste des conditions sociales : les pauvres ne peuvent que contempler la richesse, qui leur reste inaccessible. D’où le sentiment d’injustice violemment exprimé : « Jamais je ne pus comprendre que la viande des cuisines n’appartînt pas aux chats. »

        Mais, de l’autre, la conclusion de la nouvelle inverse celle de La Fontaine, puisque le chat accepte d'être battu pour obtenir sa nourriture : de retour chez sa maîtresse, le chat se réjouit même d’être battu, en y voyant le juste prix de sa nourriture : « Pendant qu’elle me frappait, je songeais avec délices à la viande qu’elle allait me donner ensuite. » À l’époque de l’écriture, Napoléon III a imposé sa politique autoritaire, mais les révoltes qui ont suivi son coup d’État, en 1851, ont bien cessé : finalement, le peuple accepte de se soumettre à un pouvoir qui lui assure sa subsistance et développe l’économie.  

Ainsi, comme le veut la tradition de la nouvelle, la dernière phrase, « Je parle pour les chats », forme une chute plaisante, qu’il appartient au lecteur de démasquer : en fait, en dépeignant ce « paradis des chats », c’est bien la société humaine, à la fois ses cruautés et sa lâcheté, que dénonce Zola.

"Une cage de bêtes féroces" 

Pour lire la nouvelle 

Cette nouvelle, plus longue que la précédente, met en scène deux « bêtes féroces », un Lion et une Hyène, qui, en s’échappant du zoo, partent dans Paris, comme l’explique le Lion, faire «  un bout de promenade dans la cage des hommes. » Zola dépeint alors un monde inversé dans lequel les « deux honnêtes animaux » découvrent avec horreur la férocité humaine.

Le parcours

Après l’impression d’ensemble, la « clameur » effrayante de la ville, dans le premier tableau, le deuxième les amène sur une place où se dresse la guillotine : « on lui coupa la tête avec dextérité ». Puis, dans le troisième tableau, ils se retrouvent à la morgue, « ils virent sur de larges dalles des cadavres étendus, la chair trouée de blessures », où l’étalage de chair humaine rappelle la viande qui pend dans une boucherie. En poursuivant leur route, ils découvrent d’autres violences : « des gens avec des épées, qui maintiennent la politesse publique »,  un « fiacre qui passait écrasa un enfant », et des « cavernes empestées au fond desquelles les hommes boivent de grands verres pleins d’une liqueur rougeâtre », ce qui leur donne « la folie du meurtre ». Comme pour annoncer son roman La Curée (1871), les deux animaux découvrent la Bourse, « le théâtre du massacre général » avec « les gémissements des victimes et les cris de joie furieuse des bourreaux ».  Enfin, l’avant-dernier tableau leur fait vivre une émeute, avec des « barricades » : « La fusillade éclate, accompagnée de la voix grave du canon. », d’où leur décision de retourner « se blottir dans une cage vide » et  la conclusion du Lion : « - Ah ! bien ! dit le Lion, on ne me reprendra pas à sortir de ma cage pour aller me promener dans celle des hommes. Il n’y a de paix et de bonheur possibles qu’au fond de cette cellule douce et civilisée. »

En quatre lignes le dernier tableau pose la morale, confirmant l’inversion des mondes humain et animal :

- Ah ! bien ! dit le Lion, on ne me reprendra pas à sortir de ma cage pour aller me promener dans celle des hommes. Il n’y a de paix et de bonheur possibles qu’au fond de cette cellule douce et civilisée.

      Et, comme la Hyène tâtait les barreaux de la cage les uns après les autres :

- Que regardez-vous donc ? demanda le Lion.

- Je regarde, répondit la Hyène, si ces barreaux sont solides et s’ils nous défendent suffisamment contre la férocité des hommes.

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La mise en place de l'inversion

Chaque étape du récit met en valeur à quel point « Une cage de bêtes féroces », titre de la nouvelle, illustre, en fait, non pas le zoo, mais le monde humain. Cette inversion est soulignée dans le premier tableau par les qualités prêtés aux animaux : le Lion et la Hyène, sont qualifiés d’ « honnêtes animaux », puis deviennent des « braves gens », qui se comportent comme d’aimables humains : « après les politesses d’usage, ils se mirent à marcher de compagnie, causant en toute bonne amitié. » Inversement, le discours du Lion, en posant l’inversion de la situation, ridiculise les hommes :

« Voici des années que les hommes viennent, comme des imbéciles, me regarder dans ma cage, et je me suis toujours promis de saisir la première occasion qui se présenterait, pour aller les regarder dans la leur, quitte à paraître aussi bête qu’eux... »

Deux bêtes féroces dans Paris

L’inversion est mise en valeur d’emblée par la description. Quand ils sont  encore dans le zoo, l’atmosphère est lumineuse et paisible : « La matinée était blanche et un clair soleil luisait gaiement au bord du ciel pâle. Il y avait, sous les grands marronniers, des fraîcheurs pénétrantes, les fraîcheurs tièdes du printemps naissant. » Mais, dès qu’ils pénètrent dans Paris, l’horreur s’impose et nous fait plonger dans un monde animal  

À ce moment, Paris, qui s’éveillait, se mit à rugir d’une telle force que la Hyène s’arrêta court, écoutant avec inquiétude. La clameur de la ville montait, sourde et menaçante, et cette clameur, faite du bruit des voitures, des cris de la rue, de nos sanglots et de nos rires, ressemblait à des hurlements de fureur et à des râles d’agonie. 

En jouant sur le décalage produit par le regard des animaux qui imaginent la raison de ce « tapage effroyable », Zola confirme l’inversion : « quelque dompteur les tourmente peut-être. » Ainsi, chaque découverte des réalités humaines va être accompagnée des commentaires horrifiés des deux bêtes, qui animalisent les hommes : « Ils doivent se mordre d’une belle façon, et cela nous fera rire. »

Les horreurs du monde humain

L’inversion se poursuit : là où les deux animaux sont, traditionnellement, représentés comme des carnivores, assoiffés de sang, ce sont à présent les hommes qui sont ainsi dépeints, dotés de réactions animales. Par exemple, face à la guillotine, «  la foule poussa un grognement de satisfaction »,  ce que les animaux interprètent, à leur façon, comme la joie du repas qui s’annonce. Mais « l’on se hâta de l’enlever à l’appétit féroce de la foule, qui hurlait, sans doute de faim », d’où la conclusion de la hyène, qui condamne les humains : « Ils tuent sans faim ». Il en va de même lors de leur visite de la morgue : « – Eh ! que disais-je ! murmura la Hyène, ils ne tuent pas pour manger. Voyez comme ils laissent se gâter les vivres. » Cette inversion fait sourire… mais souligne le fait que le monde humain est, finalement, plus cruel que celui des animaux : eux, au moins, tuent pour se nourrir, les hommes semblent le faire par pure cruauté.

L'omniprésence du sang

Peu à  peu, le sang envahit le récit, d’abord au sens propre, par exemple celui de l’enfant écrasé par un fiacre : « le sang jaillit jusque sur la face du Lion. » C’est alors l’animal qui proteste, avec une hyperbole, « - Mais c’est écœurant ! s’écria-t-il en s’essuyant avec sa patte ; on ne peut pas faire deux pas tranquille. Il pleut du sang dans cette cage. », et la violence d’une métaphore pour qualifier les véhicules : « ce sont là les pressoirs de leur ignoble vendange. »

Mais le sang, à travers des images, illustre aussi d’autres dénonciations, tel l’alcoolisme avec ces « grands verres pleins d’une liqueur rougeâtre qui ne peut être autre chose que du sang », qui incite au « meurtre », l’image de la Seine, qui semble rouge de sang : « Ils y jettent les gens qu’ils assassinent. » Enfin, la Bourse est elle-même transformée en « un abattoir qui doit fournir toutes les boucheries du quartier. »

Le sens de la nouvelle

Cette nouvelle forme un apologue qui rappelle la stratégie narrative des contes philosophiques de Voltaire, où le regard "étranger" du héros, les naïfs Candide et Scarmentado,  ou le Huron, « ingénu », comme celui des Persans de Montesquieu, permet de faire ressortir la dénonciation de la société. Ainsi, ce ne sont plus les hommes qui voient le Lion et la Hyène comme des bêtes fauves, mais ces deux animaux qui sont terrifiés par cette « si farouche ménagerie » humaine : « Les dents de la Hyène claquaient d’effroi, et, tous deux, ils s’avançaient avec précaution, cherchant leur chemin pour rentrer chez eux, croyant à chaque instant sentir les crocs des passants s’enfoncer dans leur cou. »

Zola

Émile Zola, "Une Cage de bêtes féroces", 1867, tableau VI 

Pour lire l'extrait 

L’avant-dernier tableau dépeint la dernière épreuve vécue par le Lion et la Hyène à l’occasion de leur parcours dans Paris,  une émeute qui pousse à l’extrême l’image de la société humaine que découvrent les deux « bêtes féroces ». 

1ère partie :  l’émeute (du début à la ligne 11) 

Une situation brutale

La capitale a connu de nombreuses émeutes au cours des siècles précédents, et la population garde encore en mémoire les journées de résistance, notamment les fusillades du 4 décembre qui ont suivi le coup d’État du 2 décembre 1851 du futur empereur Napoléon III. Elles ont inauguré des années de répression.

Le présentatif qui ouvre le tableau et l’adverbe accentué entre virgules mettent l’accent sur la façon brutale dont naît l’émeute : « Et voilà que, brusquement, il s’élève une clameur sourde » Le présent de narration qui soutient les nombreux verbes d’action juxtaposés, « Des groupes d’hommes armés envahissent les rues, arrachent les pavés, dressent à la hâte des barricades », souligne ce jaillissement soudain. La conjonction de coordination et l’adverbe antéposé au début du troisième paragraphe accentuent encore cette impression d’immédiateté.  De ce fait, aucune explication n’étant donnée, la violence paraît totalement irrationnelle.

Fusillade dans la rue : la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851

Fusillade dans la rue : la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851

L'animalisation de l'homme

Dans ce chapitre, Zola continue à jouer sur l’inversion des mondes humain et animal, en rappelant que, pour le Lion et la Hyène, leur promenade se fait dans « la cage des hommes », et le bruit de l’émeute est assimilé à des « rugissements ». Ainsi, si, au début, il mentionne des « groupes d’hommes armés », ils sont ensuite nommés « bêtes humaines », pour devenir, à la ligne 10, des « animaux ». Tout ce qui relève de l’humanité disparaît alors. Plus de commerce, car « Les boutiques se ferment », plus de conversations : « Les bêtes humaines se taisent ».

L’homme finit par adopter des comportements animaux : ces « bêtes […] rampent le long des maisons, prêtes à bondir », puis brusquement, « elles bondissent » comme le prédateur sur sa proie. Mais la scène souligne une différence entre le monde animal et celui des hommes. Chez les animaux, les combats se déroulent entre espèces différentes, pas au sein d’une même espèce ; les humains, eux, s’entretuent entre eux, se divisant en « deux camps », et, pire encore, ils ne le font pas pour des raisons naturelles, alimentaires, mais y prennent un véritable plaisir : « ces animaux s’égaient un peu à s’égorger en famille. »

2ème partie :  les réactions des animaux (des lignes 12 à 24) 

Une fuite éperdue

Le discours direct du Lion à la Hyène traduit l’effroi de ce fauve, à la fois par les exclamations, l’injonction et le verbe introducteur, « Mon Dieu ! s’écria-t-il, sauvez-nous de la bagarre ! », sentiment repris ensuite avec insistance : « Allons, vite, détalons ». Il avoue sans honte sa peur, « Ne faisons plus les braves », dont témoignent ses réactions physiques : « Pour moi, je l’avoue, j’ai les os gelés d’épouvante. » La description de leur fuite accentue leur peur, « Alors, ils s’enfuirent honteusement et peureusement », avec un lexique qui l’intensifie : « Leur course devint de plus en plus furieuse et emportée ». Deux images accentuent encore davantage leur réaction, « l’effroi les battait aux flancs », avec une comparaison qui fait de cette scène l’apogée de leurs épreuves : « les souvenirs terrifiants de la journée étaient comme autant d’aiguillons qui précipitaient leurs bonds. » Tout fonctionne à l'envers  : c'est à présent l'homme qui terrifie les fauves !

L'inversion des valeurs

Mais cette fuite sous l’effet de la terreur permet de poser nettement l’inversion qui soutient la nouvelle, avec deux « bêtes féroces » qui, finalement, sont plus humaines que ceux que l’on nomme humains : « Je suis bien puni d’avoir cédé à la bête d’envie que j’avais de rendre visite à ces terribles carnassiers. » Les fauves ne sont donc pas ceux que l’on juge tels, d’où l’exclamation : « Que nos mœurs sont douces à côté des leurs ! » L’antéposition de la négation, « Jamais nous ne nous mangeons entre nous », met en évidence l’excès de cruauté des hommes, et la jungle véritable est celle de la ville : « Il nous faut quitter lestement ce pays barbare. »

3ème partie :  la situation finale (de la ligne 25 à la fin) 

Le retour

La nouvelle forme une "boucle" puisque, partis de leur cage au jardin des Plantes, dont la porte avait été « fermée avec négligence », les deux animaux y reviennent avec plaisir : « Là, ils se félicitèrent avec effusion de leur retour. » Leur comportement marque leur soulagement, le sentiment d’avoir échappé à un terrible danger : « ils respirèrent à l’aise, ils coururent se blottir dans une cage vide dont ils fermèrent vigoureusement la porte. » C’est aussi ce que traduit le discours rapporté du Lion, qui reprend l’inversion entre les mondes humain et animal : « Ah ! bien ! dit le Lion, on ne me reprendra pas à sortir de ma cage pour aller me promener dans celle des hommes. »

La cage des hommes

Cette fin du tableau confirme le sens de la nouvelle. Comme à chaque découverte, cette conclusion insiste sur la peur ressentie dans le monde des hommesqui a entraîné leur fuite : ils sont « hors d’haleine, regardant avec terreur derrière eux. » La chute est marquée par le discours direct du Lion. La négation restrictive accompagne le rythme binaire qui insiste sur le constat : « Il n’y a de paix et de bonheur possibles qu’au fond de cette cellule douce et civilisée. » Tout s’est donc inversé : la férocité règne parmi les hommes et non chez les animaux.

CONCLUSION

La nouvelle a une spécificité : elle doit retenir rapidement l’attention, la soutenir par la vivacité de son déroulement, en créant des effets de surprise, notamment à la fin. Or, Zola fait de cette nouvelle un apologue, en choisissant des animaux, personnifiés comme dans les fables, pour formuler une leçon. Cependant, loin d'être l'image des hommes, ces deux animaux  s’en distinguent en jugeant sévèrement les comportements humains qu’ils observent. Ce sont donc les hommes qui se retrouvent animalisés par leurs mœurs féroces, les deux fauves étant eux "civilisés". Zola dépasse aussi les fables parce qu’il ne donne pas à sa nouvelle un sens moral général, mais, comme Voltaire dans ses contes philosophiques, se sert de la fausse naïveté de ce regard décalé pour dénoncer les réalités de son temps : la peine de mort avec la guillotine, l’alcoolisme, les excès de la Bourse, les émeutes réprimées dans la violence…

Vian

Boris Vian, L'Écume des jours, 1947, chapitre LXVIII 

Pour lire le chapitre 

Dans son roman, L’Écume des jours, paru en 1947, Boris Vian met en place l’histoire d’un amour absolu entre Colin et Chloé, mais qui se déroule dans un monde étrange, où la maladie, sous l’image d’un « nénuphar » dans le poumon de l’héroïne permet à l’auteur de nous faire découvrir, en parallèle, les beautés de l’amour et les laideurs de la société. Nous sommes ici dans le dernier chapitre du roman : Chloé est morte, après une longue maladie et malgré tous les efforts de Colin pour la sauver. Il reste seul et désespéré.

Mais l’épilogue efface les personnages humains, pour laisser la place aux animaux, notamment à la souris, introduite dans l’incipit puis présente dans tous les moments-clés du roman, d’abord pour marquer les étapes du bonheur, ensuite pour accompagner la longue descente vers la mort. À la mort de Chloé, elle fuit l’appartement pour se rendre au cimetière où elle observe la douleur de Colin. Quel rôle joue le lien établi par le romancier entre l’homme et l’animal ?

Le monde  animal 

Le dialogue du chat et de la souris

Une relation inversée

Le chat et la souris sont deux animaux présents dans l’imaginaire collectif, et leur relation traditionnelle sert de base au récit. En principe, le chat est toujours là pour manger la souris : le texte fait allusion au début à la bonne nourriture que représente la souris, et aux « dents aiguës », aux « canines acérées » du chat.

Mais Vian inverse cette relation. C’est la souris qui demande à être mangée, et remercie le chat d’accepter : « Tu es bien bon ». Le chat, lui, semble plutôt réticent : « ça ne m’intéresse pas énormément », « je suis bien nourri », « Moi, ce truc-là, ça m’assomme ».

Le dialogue du chat et de la souris

La souris se trouve donc, de façon quasi comique, obligée d’argumenter pour le convaincre, alors que sa situation est tragique : elle va d’abord faire appel à son appétit, puis à sa compassion, qui le conduit à accepter : « je veux bien te rendre ce service ».

La relation entre l'animal et l'homme

Le chat

Traditionnellement, le chat est le compagnon de l’homme, et non pas la souris. Mais ici le chat reste parfaitement indifférent à la souffrance de Colin, car il est uniquement préoccupé de lui-même, reproche parfois adressé au chat : « Il n’avait pas très envie de la savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient bien élastiques. ». C’est ce que révèlent aussi sa question, « Qu’est-ce que ça peut te faire ? », et sa conclusion, « Je ne comprends pas du tout. »

La souris

Par opposition, au lieu de fuir les hommes, la souris fait preuve de "sympathie", au sens étymologique, en partageant la souffrance de Colin : « C’est que tu ne l’as pas vu. », « je ne peux pas supporter ça », « C’est ça que je ne peux pas supporter. »

Une double tonalité

Cela donne au récit une double tonalité.

       À travers la relation qui unit ces deux personnages Vian maintient la fantaisie, et parvient à faire sourire le lecteur, par le mode d’action de cette mise à mort : il faudra « marche[r] sur [l]a queue » du chat On comprend mieux alors le sacrifice que représente pour le chat cette tuerie, alors qu’il s’emploie tout de même à rassurer la souris : « je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. » Le dialogue entre eux devient comique par la réaction de la souris quand elle met sa tête dans la gueule du chat : « Dis donc, tu as mangé du requin, ce matin. »

        Pourtant, l’atmosphère reste tragique, car c’est tout de même d’un suicide qu’il s’agit, et la fragilité de la souris est soulignée : sa peur (« Ça peut durer longtemps ? »), son « cou mince, doux et gris ». 

La souris dans la gueule du chat

La souris dans la gueule du chat

Le sens symbolique 

La  "peine" de Colin. Film de Gondry

La  "peine" de Colin. Film de Gondry

Le symbolisme animal

La souris, par sa compassion, s’identifie à Colin. Elle comprend le désir de Colin de venger la mort de Chloé, de tuer « le nénuphar » qui représente sa maladie : « il attend qu’il remonte pour le tuer ». Elle pressent aussi sa mort : « Un de ces jours, il va faire un faux pas », « il va tomber dans l’eau. Il se penche trop. » Liée au couple, elle est, en quelque sorte, leur double : sa mort annonce au lecteur celle du héros.
Le chat, lui, ne représente que le moyen du suicide. Il ne croque pas directement lui-même la souris : c’est par un mécanisme de « réflexe rapide » que la sourit périt. Il ne fait cela que pour « rendre service ».donne au récit une double tonalité.

Le reflet du monde humain

En principe, la fable conduit à une " moralité". Mais, dans l’Avant-propos, Boris Vian a déjà signalé son refus de donner des « règles », et son désir de montrer simplement où est la beauté, et « tout le reste est laid ». C’est ce que confirme ce dénouement.

        La beauté est bien ici l’amour, celui de Colin qui ne peut survivre à la mort de Chloé, et celui de la souris pour Colin. C’est un amour absolu, prêt à perdurer au-delà de la mort.

        La laideur est ici le destin en marche, symbolisé par les « onze petites filles aveugles », qui, comble d’ironie, arrivent « en chantant » pour donner la mort. Autre ironie, le lieu d’où elles viennent, « l’orphelinat de Jules l’Apostolique » : nom formé à partir d’un jeu sur les mots entre Julien l’Apostat, empereur romain qui renia la religion chrétienne et « apostolique », qui signifie « héritée des apôtres ». Cette image finale pose une nouvelle révélation d’un nouvel « apôtre », le romancier : les fillettes sont « aveugles », tel Dieu qui reste indifférent devant la souffrance humaine.

Ainsi, la mort de la souris est parallèle à celle de Chloé : deux morts tout aussi absurdes dans l’aveuglement du destin. 

CONCLUSION

Boris Vian retrouve, dans ce dernier chapitre, le procédé de la fable en recourant à des personnages animaux, dotés de la parole et de sentiments. Mais il ne respecte ni la réalité du monde animal, la relation qui, traditionnellement, les unit, ni le registre didactique habituel, qu’il détourne en teintant de comique une scène tragique.

Ce chapitre fonctionne donc bien comme un apologue. Tout en empruntant au réel, Boris Vian a procédé par "distorsion" de la fable, mais, sous la fiction, au lecteur de comprendre que tout est « vrai ». Son objectif : montrer à la fois la beauté de l’amour et, parallèlement son échec dans une société qui lui reste aveugle.​

Vercors

Vercors, Zoo ou l'Assassin philanthrope, 1959, acte II, tableau 9 

Pour lire l'extrait 

Pièce publiée en 1959 et créée le 24 juin 1963 au festival de Carcassonne, Zoo ou l’Assassin philanthrope, est l’adaptation par Vercors de son roman Les Animaux dénaturés, datant de 1952.

Lecture cursive : Vercors, Les Animaux dénaturés, 1952 

Non, mesdames, messieurs les jurés, vous ne pouvez déclarer l’accusé coupable à moins d’être sûrs, absolument sûrs, que l’accusé a tué un être humain, – c’est-à-dire généralement que les tropis sont des hommes. Quitte à surprendre l’honorable représentant de la couronne, nous ne tenterons pas de prouver le contraire. Car ce que nous défendons ici, ce n’est pas le sort de notre personne, qui compte peu. Nous défendons la vérité. Nous ne prouverons pas que les tropis sont des singes, car si nous en étions sûrs, nous n’eussions pas mis à mort un petit être innocent, et offert notre propre cou à l’infamie de la pendaison. Nous y sommes toujours prêts. Mais qu’au moins cela serve à dégager la seule chose qui importe : non ce qui peut paraître soi-disant préférable ou utile, mais ce qui est juste et vrai, et non dans une clarté douteuse, mais qu’il faut éclatante ! Oui, nous voulons bien avoir sacrifié notre vie à celle des tropis, si cela permet de prouver indubitablement qu’ils sont des hommes ; et obliger dans ce cas ceux qui préparent leur esclavage à renoncer à leurs desseins. Mais si ce sont des singes, alors nous proclamons que ce serait un acte infâme de condamner un homme pour la raison incroyable que c’est simplement plus commode ! 

Ce court extrait du roman pose nettement l’enjeu du procès, l’alternative qui soutiendra les débats à travers des témoignages contradictoires : soit « les tropis sont des singes », soit « ils sont des hommes ». De ce verdict dépend la condamnation ou l’acquittement de « l’assassin » accusé, Templemore. Mais son adresse aux jurés le met dans le rôle du « philanthrope », en acceptant le risque de la « pendaison » : « ce que nous défendons ici, ce n’est pas le sort de notre personne, qui compte peu. Nous défendons la vérité. » De cette « vérité », la nature exacte des tropis, dépend en effet leur sort puisque cela tranchera la question de l’esclavage : si les tropis sont des animaux, ils peuvent être réduits en esclavage et servir de main d’œuvre à bas coût, économiquement très rentable donc, s’ils sont des hommes, l’abolition de l’esclavage le rend impossible à leur appliquer.

C’est donc bien à une réflexion « morale » que nous invite cette « comédie ».

Hélène Bruller et Joseph Falzon, un « tropi », 2022. Planche de bande dessinée

Hélène Bruller et Joseph Falzon, un « tropi », 2022. Planche de bande dessinée

Vercors, Zoo ou l'Assassin philanthrope, 1959

Pour la mise en scène de Zoo ou l'Assassin philanthrope au Théâtre de la ville, en 1975, Jean Mercure demande à Vercors d’écrire une nouvelle version, qui prévaut aujourd’hui. Cette œuvre illustre l’engagement humaniste de cet auteur, qui a gardé son nom de résistant adopté lors de la guerre et sous lequel il s’est fait connaître par son premier roman, Le Silence de la mer, paru en 1942, qui témoigne de son combat contre le nazisme, comme la fondation des Éditions de Minuit avec leurs publications clandestines.

Le sous-titre « Comédie judiciaire, zoologique et morale » rend compte, avec humour, de cette pièce, dont les onze tableaux sont largement consacrés au procès intenté au journaliste  Douglas Templemore, qui s’accuse d’avoir tué un bébé, son fils. Mais, né d’une « sorte inconnue d’anthropoïde, récemment découverte en Nouvelle-Guinée », en cage au jardin zoologique, l'enfant est-il un animal ou un humain ? De cette définition dépend la condamnation, ou non, de Templemore…l Mais, pour caractériser les « tropis », encore faut-il pouvoir différencier l’homme de l’animal. Anthropologues, paléontologues, zoologistes et médecins sont appelés à la barre et le débat est vif, jusqu’au onzième tableau, le dernier, qui prépare le verdict.

1ère partie : le géologue (du début à la ligne 18) 

Le reflet du monde humain

La didascalie initiale situe ce tableau dans le « tribunal », une « Cour » de justice britannique, d’où la désignation symbolique du juge, Justice Draper, et son interpellation en anglais, « my lord ». Nous y retrouvons les éléments caractéristiques, la « chaire » du juge, la « barre » où se tiennent les témoins, le « marteau » qui permet au juge de contrôler les débats, et les « objets rituels », qui donnent à la situation une valeur supérieure : ce procès doit poser une absolue vérité, qui prendra la force d’une religion. Comme le veut la règle dans un procès, le juge est dans son rôle : ses questions doivent faire naître, progressivement, cette vérité. 

Une scène de procès, Zoo ou l'Assassin philanthrope, mise en scène de Thierry Beucher, 2016, Cie Min’de Riena

Une scène de procès, Zoo ou l'Assassin philanthrope, mise en scène de Thierry Beucher, 2016, Cie Min’de Riena

Le témoignage

Le « Professeur Kreps » est un  savant, un géologue. En étudiant les « Négritos », nom donné par les Espagnols aux minorités Aytas des Philippines, il a effectué des « observations sur la psychologie des primitifs ». Il est donc un témoin précieux pour déterminer si les « tropis » peuvent leur être comparés, donc être considérés comme des hommes et non des animaux.

 

Le juge revient alors sur un argument posé par Lady Draper dans le tableau précédent : seuls les hommes, des plus primitifs aux plus évolués, ont des « gris-gris », preuve qu’ils « croient en quelque chose »… C’est ce que confirme le témoignage du savant : » C’est-à-dire, voyez-vous, que la première pensée d’un primitif se confond avec la magie. D’où, en effet, gris-gris, totems, tabous, etc. » Nous pouvons voir, dans cette énumération une allusion à l’ouvrage de Freud, Totem et Tabou, paru en 1913, dans lequel l’auteur s’était servi des peuples primitifs pour étudier « l’animisme », une « philosophie de la nature », qu’il présente comme l’état primaire de l’humanité.

Indigènes de Papouasie-Nouvelle-Guinée

Indigènes de Papouasie-Nouvelle-Guinée

De la même façon, en réponse à la question du juge, « Et les animaux ? », cet argument soutient la différenciation catégorique posée par Kreps : « KREPS (riant) : Non. Comment voudriez-vous… Toute pensée, même magique, implique un cerveau capable d’abstraction. » Il retrouve ainsi la conception qui fonde la définition de l’homme sur sa faculté propre, la raison. Mais sa pirouette finale fait sourire, puisque par son jeu sur le mot « bête », il fait preuve d’humour en se rapprochant lui-même, en fait, de l’animal et en se moquant de celui qui, dans la pièce, représente la religion, un bénédictin, le Père Dillighan, nommé « Pop ».

2ème partie : le bénédictin (des lignes 19 à 36) 

Le témoignage

Là où le scientifique, Kreps, a fait de la « pensée abstraite », de la raison, le propre de l’homme, le bénédictin, lui, fort de la religion, ne peut voir sa particularité que dans le fait d’être doté d’une âme. C’est pourquoi, il s’indigne, « Les grands singes, pas capables d’abstraction ! », et il contredit le savant : « Mais, contre récompense, le premier macaque venu vous classera les objets les plus hétéroclites en végétal et en minéral, en noir et en couleurs, en durs et en mous. » Ses questions rhétoriques répétées renforcent les exemples accumulés : « Ce n’est pas l’abstraction, ça ? Et l’orang-outang de Furness qui disait « tea » et qui disait « Papa », ce n’était pas de l’abstraction ? On a même essayé de lui faire prononcer l’article « the ». Ça, c’était de l’abstraction pure. » Ses exemples font référence à l’essai philosophique d’un autre théologien, ethnologue, William H. Furness, Observations sur la mentalité des chimpanzés et des orangs-outangs, publié en 1916. Il apporte ainsi un démenti à la définition qui, depuis Descartes faisant de l’homme un être doté de raison, y associait une autre faculté : le langage. À nouveau, Vercors fait sourire par la réplique ironique du juge à l’échec de l’animal « mort avant [de] parvenir » à prononcer le [th] anglais : « Beaucoup de mes amis français, pourtant assez intelligents, mourront aussi, je le crains, avant d’y arriver… »

L'image de l'animal

Le comique relève aussi du caractère prêté à ce témoin, un religieux. En réponse à la question du juge, « Mais avez-vous connu des singes qui eussent des gris-gris ? », avec une relative au subjonctif pour souligner le doute, la présentation de son exemple est pour le moins plaisante, sa qualification de « guenon charmante » qu’il dote d’une « extrême pudeur », la personnifiant ainsi. Le comportement qu’il dépeint est rendu cocasse par l’euphémisme utilisé : « avant de s’endormir, elle protégeait sa modestie avec une sandale verte dont elle ne se séparait jamais ». En précisant, « mais on ne peut pas appeler ça un gri-gri, non … », il sous-entend que le gri-gri implique une protection magique contre des forces surnaturelles… alors que, pour la guenon, il s’agit seulement d’un refus de nature sexuelle ! Mais sa conclusion rejoint la différenciation affirmée par Kreps : « Et d’ailleurs, my lord, pourquoi voudriez-vous que les animaux portassent des gris-gris ? », à savoir que seuls les hommes portent des « gris-gris » pour se protéger, tandis que les animaux « vivent dans la nature, ils n’en sont pas séparés, arrachés comme nous, et n’ont aucune raison… »

3ème partie : la définition de l’homme (de la ligne 37 à la fin) 

Le lien avec la nature

L’argument de Pop vient d’introduire un élément clé pour différencier l’homme de l’animal, leur lien à la nature : les animaux ne font qu’un avec elle, au contraire des hommes.

L’approche de Pop est originale, d’où la question du juge, redoublée, pour lui demander de préciser : « c’est pour ça que l’homme a peur ? » La réponse s’appuie sur un exemple de l’écart entre l’homme et la nature : « Pour avoir peur d’être mouillé, il ne faut pas être dans l’eau. Un poisson n’aura pas l’idée de se munir d’un parapluie. » Cette « distance » entre l’homme et la nature explique à la fois l’usage des gris-gris, car elle est pour lui un « spectacle épouvantable » qui le fait « trembler » ou, au contraire, une source d’émerveillement : l’homme peut « l’admirer, voire […] l’adorer ».

L’argument se fait insistant quand il est repris par le juge, qui, en résumant cette opposition, « En somme l’animal fait "un" avec la nature, tandis que l’homme fait "deux" », dote l’homme d’une « conscience » de sa place dans l’univers dont l’animal est dépourvu. Le débat semble alors résolu : « Eh bien, mon père, nous vous…, mais l’aposiopèse introduit un effet d’attente qui permet à Vercors de le prolonger.

Le comique

N’oublions pas le qualificatif de « comédie judiciaire » dans le sous-titre de la pièce, qui amène Vercors à maintenir le comique en créant un décalage entre la solennité attendue d’un « tribunal » et le comportement des personnages

Ainsi, il brise la solennité attendue de Pop, un religieux bénédictin, d’abord par ses gestes, excessifs, « tout excité » comme s’il venait d’avoir une révélation : « se frappant, d’illumination, les paumes l’une dans l’autre. » S’y ajoute un langage peu approprié à la fois sous la forme d’un juron, « Nom d’un pétard !! », dont, « [c]onfus », il s’excuse lui-même, et par son cri exalté : « L’œuf de Christophe Colomb ». L’expression fait allusion à une anecdote qui raconte qu’au cours d’un repas, un invité aurait minimisé la découverte du Nouveau Monde en présence de Christophe Colomb par cette phrase : « Il suffisait d’y penser ! » Celui-ci aurait alors défié les convives de faire tenir un œuf debout, ce qu’ils ne purent réussir, reprenant alors la phrase après avoir cassé l’extrémité de l’œuf pour y parvenir.

William Hogarth, Christophe Colomb  cassant l’œuf, XVIIIème siècle. Gravure, National Portrait Gallery, Londres 

William Hogarth, Christophe Colomb  cassant l’œuf, XVIIIème siècle. Gravure, National Portrait Gallery, Londres 

JUSTICE DRAPER : Vous avez découvert l’Amérique ?

POP : Non, my lord, c’est vous !

JUSTICE DRAPER : Moi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

POP : L’animal fait « un » avec la nature, l’homme fait « deux » avec elle ! Il s’en est arraché, il s’est… dénaturé !

JUSTICE DRAPER : Ai-je dit tout cela ?  

POP : Non, mais c’est ce que ça veut dire.

L’allusion de Pop, qui amplifie ainsi l’anecdote, renforce le comique par l’échange qui se met alors en place entre lui et le respectable magistrat, qui ne comprend rien à ses réactions. Le juge paraît ainsi totalement dépassé, de même que Minchett, le procureur dont la question prouve l’incompétence : « Et en quoi cela nous avance-t-il ? » Face à eux, le religieux triomphe, avec une exaltation comique : « Ô Sainte Mère, quelle foudre ! 

La résolution des débats

La reprise de la formule, l’homme « s’est … dénaturé », par l’exclamation, accentuée par le présentatif et l’antéposition, « des animaux dénaturés, voilà ce que nous sommes ! », met en évidence le titre du roman dont la pièce est l’adaptation. Le débat affirme donc la supériorité de l’homme sur toute la création : les hommes ont été « [s]ortis de la nature, afin de la comprendre et de la maîtriser ! », ils sont « seuls, de toute la création, à demander des comptes, seuls à [s']insurger contre [leur]gnorance et [leur] état ». Ce don particulier attribué à l’homme permet de concilier les approches religieuse et scientifique, et toutes les controverses philosophiques depuis l’antiquité : « cela explique tout ! Le langage, les religions, les sciences ! L’histoire et la politique ! » D’où l’approbation du géologue, le matérialisme se trouvant réconcilié avec la croyance religieuse : « Ma parole, Pop, voilà bien la première idée raisonnable que je vous entends articuler ! »

CONCLUSION

Cet extrait nous ramène aux titre et sous-titre de la pièce. Elle nous présente un « zoo », celui où ont été placés les « tropis », mais il est permis, face à ce procès souvent ridicule, de se demander si ce « zoo » n’est pas, en réalité, humain, le tribunal lui-même… Car toute la question soulevée par Vercors est bien de différencier l’homme de l’animal, de résoudre la contradiction de l’oxymore : « l’assassin philanthrope ». Si l’homme est un animal, il peut tuer sans scrupules, mais s’il est « philanthrope », il se met, au contraire, au service de l’humanité, prouvant ainsi sa grandeur et sa dignité. 

Mise en scène d'E. Demarcy, 2022 : bande-annonce

Cette contradiction se retrouve aussi dans le jugement qui définit l'homme dans ce passage, des « animaux dénaturés » : si le préfixe péjoratif du participe marque une dégénérescence, il conduit, paradoxalement, à un vibrant éloge des facultés humaines qui lui accordent une supériorité sur la nature.

Il restera à décider si les tropis sont, ou non, des hommes, ce qui sera fait en quelques lignes : tous mangent la viande crue, mais certains, les plus primitifs qui vivent encore dans des grottes, « allument bien du feu sous leurs quartiers de viande, mais ils les retirent sans tarder et les dévorent aussi tels quels ». Ce feu est donc le signe d’un rituel magique, ce qui les rend humains… Le dénouement est alors une sorte de pirouette : le crime précède cette décision officielle, donc l’accusé est « acquitté » car aucune loi ne peut s’appliquer de façon rétroactive.

Conclusion

Conclusion de la séquence 

Réponse à la problématique 

Rappelons la problématique qui a guidé ce parcours : Comment se construit la différenciation de l’homme et de l’animal ?

En prenant comme point de départ l’approche philosophique, et son prolongement aux XVIème et XVIIème siècles, nous avons mesuré comment l’homme s’efforçait de définir ses particularités par rapport à l’animal. Ainsi, tantôt l’animal reflétait sa propre image, mais de façon péjorative, notamment, comme dans les contes et les fables, chez Voltaire ou dans les nouvelles de Zola, où il lui tend le miroir de ses défauts et de ses abus, mais aussi ses désirs et ses espoirs ; tantôt le rapprochement entre eux mettait davantage l’accent sur leur différence, accordant ainsi soit une supériorité à l’homme, soit une égalité entre eux : c’est là tout le débat initié par Montaigne, et prolongé chez Vercors.

Deux positions s’opposent donc.

La supériorité de l'homme

Il lui est accordé une place supérieure dans l’univers, dans la mesure où il est seul doté de raison, ce qui se manifeste dans son langage, dans sa faculté de concevoir des lois, de mettre en place une morale, et est capable de concevoir l’univers dans une dimension métaphysique, donc s’inscrit dans la transcendance, notamment par la religion, qui confirme sa prédominance par l'image de la création divine, par exemple dans la Genèse biblique. 

Michel-Ange, "Création, de l'homme",  1512. Plafond de la chapelle Sixtine, Rome

Michel-Ange, Création, 1512. Plafond de la chapelle Sixtine, Rome

Mais cela implique souvent, au mieux le rejet de l’animal, comme celui du « crapaud » chez Corbière, au pire la violence que l’homme peut exercer lui, comme le « roulier » face au « limonier » chez Hugo.

Rheinhold, « Singe avec crâne », sculpture métal peint, 21 cm. Collection particulière

Rheinhold, « Singe avec crâne », sculpture métal peint, 21 cm. Collection particulière

L'égalité entre l'homme et l'animal

L’évolution se produit au XVIIIème siècle, due à la fois aux recherches scientifiques, par exemple celles de Réaumur sur la digestion ou de Lavoisier sur la respiration, sans oublier le travail de Buffon, et à la philosophie sensualiste. Les unes mettant l’accent sur les équivalences biologiques, l'autre sur la primauté de la sensation sur la raison, rapprochent l’animal, être lui aussi « sensible », de l’homme qui n’est donc qu’une « espèce animale » comme les autres, avec ses propres particularités qui ne sont pas pour autant des gages de supériorité. Il serait aussi absurde de la juger supérieur que de considérer que l’oiseau est supérieur au poisson, ou l’éléphant à la fourmi. S’y ajoute la religion, notamment chez les Quakers anglais, qui, par une relecture de la Bible, affirment que Dieu protège les bêtes et interdit toute cruauté envers eux. 

En quête d'une nouvelle relation 

Le XIXème siècle : un tournant

Le XIXème siècle marque le véritable tournant avec la création du « végétarisme » et la fondation, en 1847 à Ramsgate, de la « Vegetarian Society », pour des raisons où l’éthique se mêle à des considérations médicales. Parallèlement aux lois protectrices qui se mettent alors en place, le « Martin’s Act » en Angleterre en 1822 pour les animaux d’élevage, la loi Grammont en France, en 1850, qui réprime les mauvais traitements en public envers les animaux domestiques, et la fondation, en 1846, de la Société protectrice des animaux, ce rapprochement est poussé à l’extrême quand on en arrive à voter, en 1855, une loi imposant une taxe municipale sur les chiens… et les réactions en disent long sur les difficultés d’établir une relation équilibrée entre l’homme et l’animal, telle cette déclaration dans le Journal pour rire du 22 décembre 1855 adressée ironiquement au chien : « Voici venir le jour fatal où le fisc t’atteindra de ses doigts crochus : tu vas être taxé, tu seras contribuable ! ». 

L'état actuel de la réflexion

Où en est aujourd’hui la relation entre l’homme et l’animal ? Alors que s’est développée la pratique de l’élevage intensif, que s’intensifie la lutte contre certaines pratiques d’abattage ou d’expérimentation animale, et que l’on compte, dans les foyers français, plus de 7 millions de chiens et de 14 millions de chats, sans oublier tous les autres animaux domestiques, la réflexion s’inscrit dans la loi et se modifie : pensons à la création d’un parti politique « animaliste », sur le rôle que l’animal occupe dans l’économie, ou la place qu’il prend dans les réseaux sociaux.

Cela conduira à définir le concept de « spécisme », fondamental dans le domaine de l’éthique animale, posé en 1970 par le psychologue britannique Richard D. Ryder, et sa conséquence, l’antispécisme, développé par le philosophe australien Peter Singer, qui a prôné le mouvement de « libération animale » dans un essai de 1975. Il fait lui aussi de la « capacité à souffrir […] la caractéristique déterminante qui donne à un être le droit à l’égalité de considération ».

Plaire et instruire

L’adverbe « comment » qui introduit la problématique conduit à s’interroger que les stratégies des écrivains pour transmettre leur opinion à leurs lecteurs. Cela implique de les convaincre en faisant appel à leur raison par une argumentation structurée, soutenue par des exemples, mais aussi de les persuader, en touchant leur cœur, par les sentiments et les émotions suscitées.

Or, si les essais philosophiques, par leur rigueur, adoptent souvent une démarche complexe – ce qui limite forcément leur accès à des lecteurs initiés – il en va tout autrement dans les fables, les contes, les nouvelles. Ceux-ci suivent le principe hérité de l’antiquité, « placere et docere », c’est-à-dire « plaire et instruire », en recourant notamment à toutes les formes de l’apologue : l'analogie animale leur permet, en effet, de divertir les lecteurs, de les amuser en mettant en œuvre les procédés du comique, gestes, langage, caractère et en les faisant témoins de situations qui peuvent être cocasses par le décalage créé. Mais, derrière des textes accessibles à tous, se cache la réflexion sur la façon dont l’homme peut porter en lui une part animale, dégradante, ou, inversement, mesurer pleinement sa différence. C’est ce qui ressort, par exemple, du dialogue de Voltaire, Le Chapon et la Poularde, ou des nouvelles de Zola. Enfin, notons que, quand Vercors adapte son roman, Les Animaux dénaturés, pour le théâtre dans Zoo ou l’Assassin philanthrope, il souligne l’apport du théâtre : joué en public, illustré par des comédiens, l’opinion de l’auteur se voit concrétisée et sa transmission gagne ainsi en vivacité et en efficacité.  

Pour une étude détaillée

Lecture cursive : Peter Singer, Le Mouvement de libération animale, traduit de l’anglais par David Olivier, 2004 

Pour lire l'extrait

LUn militantisme actif

La première phrase du texte, « Ceux qui vivent de l’exploitation des animaux sont maintenant sur la défensive », introduit l’idée qu’il existe aujourd’hui un militantisme actif en faveur de la cause animale, comparée à la lutte contre l’esclavage. Ainsi les deux premiers paragraphes s’élève nettement contre toutes les formes de violence exercée contre les animaux et pose la thèse de l’auteur, soutenue par des exemples d’« action directe » : « nous avons tort de traiter les animaux comme de simples choses, à notre disposition pour n’importe quel usage, que ce soit pour notre divertissement dans la chasse ou comme outils de laboratoire pour tester tel ou tel nouveau colorant alimentaire. » 

L'exigence d'une réciprocité éthique

Mais Singer s’interroge, dans la seconde partie de l’extrait, sur le recours à la violence souvent choisi prises par le militantisme et s’en inquiète.

  • D'un côté, il reconnaît que la population approuve le militantisme jusqu’à présent ; elle juge que des interventions parfois brutales pour libérer les animaux ou dénoncer des pratiques odieuses sont justifiées, même si elles ne respectent pas les lois : « l’action illégale peut être le seul moyen qui reste pour aider les animaux et pour obtenir des informations et des preuves sur ce qui se passe ».
  • Mais il insiste sur le fait de ne pas répondre à la violence contre les animaux par une violence contre les hommes. Cela finirait par être contre-productif, par créer « un climat dont les animaux eux-mêmes finiraient par être les victimes. »

Il conclut donc sur une exigence de réciprocité éthique : accepter de faire souffrir un humain sous prétexte qu’il le mérite, faisant lui-même souffrir des animaux, ce seraitse rabaisser à son niveau. Ce serait donc le meilleur moyen de déconsidérer une cause juste : « Le mouvement de libération animale est basé entièrement sur la force de son implication éthique. Il ne doit pas abandonner sa position de supériorité morale. »

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