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Ressorts et fonctions du comique : de l'Antiquité au XX° siècle

Au XIX° siècle : le vaudeville et le théâtre de Boulevard 

Eugène Labiche, Un Chapeau de paille d'Italie, 1851 : acte III, scène 3

INTRODUCTION

 

Le vaudeville a beaucoup évolué depuis son origine, les chansons normandes du « Val-de-Vire », satiriques et souvent grivoises. Mais de cette origine il garde encore, lors de son implantation au théâtre au XIX° siècle, son thème principal, l’adultère, et les couplets joyeux qui la ponctuent. Il est, en effet, le fondement de l’intrigue, comme dans Un Chapeau de paille d’Italie, pièce en cinq actes écrite en collaboration avec Marc-Michel.

Il s’agit de sauver l’honneur de Mme Anaïs Beauperthuis qui, alors qu’elle était en plein rendez-vous avec son amant, a perdu son chapeau, dévoré par le cheval de Fadinard alors que se déroulait sa noce. Il faut trouver absolument le même chapeau, car Monsieur de Beauperthuis est soupçonneux, très jaloux ! Fadinard se sent responsable, et part en quête… mais il va de situation absurde en péripétie ridicule, d’autant plus que partout  le suit tous les invités à sa noce. Après s’être rendu chez la modiste Clara – dont il découvre que c’est une de ses anciennes maîtresses – il se rend, sur le conseil de celle-ci, chez la Baronne de Champigny. Mais celle-ci prépare une matinée musicale où doit se produire le ténor  italien Nisnardi.

Quels procédés comiques Labiche retient-il dans ce dialogue pour soutenir sa satire ?

Pour lire l'extrait

Fernandel dans Un Chapeau de paille d'Italie, film de 1950

Fernandel dans Un Chapeau de paille d'Italie, film de 1950

LE COMIQUE DE SITUATION

Toute la scène repose sur un double quiproquo.

Fadinard, dans la mise en scène de Girogio Barberio Corsetti, à la Comédie-Française, 2012

Le quiproquo de Fadinard

 

Portant sur celui qui l’accueille, il se résout à la fin de l’extrait, grâce à la présentation : « je suis chargé de la remplacer, moi, son cousin, le vicomte Achille de Rosalba. » Il l’avait pris, comme le révèle l’aparté, pour « quelque majordome ». D’où sa réaction quand il découvre son titre, « Un vicomte !… (Il lui fait plusieurs saluts, à part.) Je n’oserai jamais marchander un chapeau de paille à ces gens-là !… », et la répétition de son titre, en signe de respect. Cependant, si le quiproquo est levé par rapport à l’identité du vicomte, il ne l’est pas dans la suite de la conversation, car Fadinard ne peut pas comprendre le bien fondé de la question : « Qu’est-ce que vous penseriez d’une romance intitulée Brise du soir ? » Il en est donc réduit à bafouiller en renvoyant, de façon absurde, la question à son interlocuteur : « Moi ?... mais… Et vous ? »

Fadinard, dans la mise en scène de Girogio Barberio Corsetti, à la Comédie-Française, 2012

Le quiproquo d'Achille

 

En revanche, celui d’Achille se poursuit tout au long de la scène, puisque Fadinard n’a pas décliné son identité mais seulement le but de sa visite : « je désirerais parler à madame la baronne… » Vu la conversation qu’il vient d’avoir avec la Baronne, « Nous parlions de vous à l’instant !… », il le prend pour le ténor Nisnardi attendu : « ACHILLE, le lorgnant, à part. – Il a bien l’air d’un Italien !… Quel drôle de gilet ! … (Il rit en le lorgnant.) Eh ! eh ! eh ! » Mais, si cette erreur peut paraître logique, son aparté le ridiculise, en révélant son préjugé stupide devant un public qui, lui, sait qui est le personnage.  Ce ridicule s’accentue, puisqu’aucune des répliques de Fadinard ne parvient à le faire douter de cette identité, alors même qu’elles sont en complet décalage. Par exemple, à l’allusion d’Achille au salaire qu’il avait réclamé pour un de ses concerts, le « soulier » d’une femme, « Ah ! mon gaillard ! il paraît que vous aimez les petits pieds ?…, sa réponse alimentaire, «  Aux truffes ? » , avec son air « étonné » que signale la didascalie, aurait dû lever le quiproquo. Or, Achille n’y voit qu’un mot d’esprit : « Ah ! très joli ! … C’est égal, votre histoire de soulier est adorable… adorable !… » Le quiproquo va jusqu’à l’absurde avec le constat d’Achille, « C’est prodigieux, mon cher… vous n’avez pas le moindre accent… », sur lequel il insiste, « Ma parole ! vous seriez de Nanterre… », et c’est sur cela que se conclut la scène, « C’est qu’il n’a pas le moindre accent… pas le moindre !… » À aucun moment, Achille n’a tiré une conclusion de cette invraisemblance.

Nous constatons donc que Labiche ne recule pas, pour maintenir le  comique, devant l’invraisemblance car, dans la réalité sociale, il est évident que Fadinard aurait dû se présenter lui-même, pour répondre au code de la politesse.

LA SATIRE

Cette situation comique met en valeur le caractère des deux personnages : c’est de leur comportement ridicule que vient la satire sociale. Labiche fait ressortir le décalage entre les deux personnages.

L'aristocratie

 

Il fait d’Achille de Rosalba un aristocrate sans manières, tellement sûr de sa supériorité sociale qu’il se permet de traiter avec mépris, par exemple en l’interpellant familièrement par « mon gaillard », celui qu’il croit pourtant être un artiste. Mais c’est, à ses yeux, d’abord un domestique, dont on peut s’acheter les services. Ce n’est qu’à l’arrivée de Fadinard et lorsqu’il le quitte qu’il adopte une formule de salutation plus polie : « Entrez donc, mon cher, entrez donc !... », « Enchanté, mon cher, d’avoir fait votre connaissance… » Cette désinvolture, soutenue par son geste, « s’appuyant sur son épaule », vient aussi d’un autre trait de caractère, sous-entendu dans sa question, « Qu’est-ce que vous penseriez d’une romance intitulée Brise du soir ? ». Il se pose comme un confrère, le traite comme tel, puisque lui-même se flatte de composer musique et paroles, et il n’hésite pas à faire son propre éloge : « C’est plein de fraîcheur… On fait les foins… un jeune pâtre… » Labiche se moque ainsi d’une aristocratie qui tente, dans la seconde moitié du XIX° siècle, de maintenir sa supériorité en s’intéressant aux arts, mais il s’agit plus de se donner un genre « artiste » que d’une véritable culture, vu le contenu démodé de cette future « romance ».

La bourgeoisie

 

Fadinard représente la bourgeoisie que l’essor économique a enrichi : il est rentier. Mais toute la scène souligne son embarras dans ce cadre qui lui est étranger. Les didascalies, très abondantes chez Labiche, le révèlent par de multiples détails, depuis son entrée en scène, « très timidement », suivie de saluts répétés, « embarrassé et s’avançant avec force saluts », « en lui faisant plusieurs saluts », d’autant plus ridicules qu’il croit d’abord s’adresser à un « majordome », et qu’il renouvelle de façon encore plus appuyée quand il découvre le titre de son interlocuteur : « Il lui fait plusieurs saluts ».  C’est aussi cette gêne que traduit le jeu avec son chapeau, « Il met son chapeau sur sa tête et l’enlève vivement », ou son geste de recul devant la familiarité du vicomte : « retirant son épaule de dessous le bras d’Achille. »

Fadinard, joué par Bruno Guillon pour France 2

Fadinard, joué par Bruno Guillon pour France 2

Son aparté initial montre qu’il ne se sent absolument pas à sa place chez la baronne, allant jusqu’à prêter un discours en sa défaveur, souligné par les exclamations, aux « portraits de famille » : « je ne sais plus ce que je fais… ces domestiques… ce salon doré… (Indiquant la droite.) Ces grands portraits de famille qui avaient l’air de me dire : « Veux-tu t’en aller ! nous ne vendons pas de chapeau !… » Tout ça m’a donné un trac !… » De même, un nouvel aparté , « Je n’oserai jamais marchander un chapeau de paille à ces gens-là !… »  illustre l’écart social qui reste important à l’époque de Labiche, tout en se moquant de ce bourgeois maladroit et un peu benêt.

Sa parole, enfin, est révélatrice du sentiment d’infériorité qu’il ressent, avec les points de suspension qui marquent ses hésitations, car il ne sait comment adapter son langage à ce milieu. Les apartés montrent, en effet, un registre de langue familier, tels « Tout ça m’a donné un trac ! » ou « Ah çà ! qu’est-ce qu’il me chante ? », qui contraste avec ses efforts pour trouver des formules de politesse élégantes. Mais elles sont rendues ridicules, car excessives. Par exemple, « Monsieur… j’ai bien l’honneur… de vous saluer… » est inadapté pour un « majordome », tout comme sa façon de formuler sa demande : « Pardon… s’il n’y a pas d’indiscrétion, je désirerais parler à madame la baronne… », réitérée deux fois maladroitement. Il ne sait pas non plus comment répondre à un compliment : « Oh ! vous me flattez… » est ridicule pour répondre à la remarque d’Achille, « vous n’avez pas le moindre accent… », qui aurait dû lui paraître absurde. Enfin, sa réponse spontanée à la question « il paraît que vous aimez les petits pieds ?… » soutient elle aussi la satire. En répondant « Aux truffes ? », il révèle le matérialisme d’une bourgeoisie, souvent représentée comme uniquement préoccupée de bons repas.

CONCLUSION

Aucune classe sociale n’est épargnée dans le théâtre de Labiche, même si le but premier du vaudeville est de divertir le public. Mais, c’est sur « le bourgeois » qu’il concentre le plus ses flèches : « Je me suis adonné presque exclusivement à l’étude du bourgeois, du « philistin » ; cet animal offre des ressources sans nombre à qui sait le voir. Il est inépuisable. C’est une perle de bêtise qu’on peut monter de toutes les façons... », reconnaît-il. Fadinard en offre un parfait exemple dans ce dialogue qui touche déjà à l’absurde.

Pour voir un  extrait : mise en scène de René Lafforgue, 1957

La mise en scène joue aussi un rôle essentiel dans le vaudeville, comme le révèlent les nombreuses didascalies. D’une part, elle joue sur le réalisme des décors qui illustrent, à eux seuls, la classe sociale par une surabondance de détails, mais aussi des costumes, qui doivent contribuer à la caricature des personnages. D’autre part, outre la vivacité des couplets chantés, souvent cocasses, les multiples quiproquos et les jeux sur les mots exigent de maintenir un rythme rapide. C’est ce rythme endiablé qui caractérise également le vaudeville.

Georges Feydeau, On purge bébé !, 1910 : acte I, scène 1

Feydeau

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

La première pièce de Georges Feydeau, Tailleur pour dames, jouée en 1886, lui vaut le succès, mais aussi l’approbation de Labiche. Il en est l’héritier, s’inscrivant lui aussi dans le genre du vaudeville. Mais le vaudeville évolue,à la fin du siècle, en supprimant la musique et les couplets chantés. Ainsi, les comédies de Feydeau sont plutôt désignées par l’expression plus générale de « Théâtre de Boulevard ». Cette expression vient du lieu où, à la fin du XVIII° siècle, se sont ouvertes des salles consacrées à des mélodrames et à des pièces destinées à un public populaire, le Boulevard du Temple à Paris, à l’origine, puis les Grands Boulevards. C’est la Belle Époque qui donne aux comédies de mœurs du théâtre de Boulevard leurs lettres de noblesse, en offrant à la bourgeoisie un miroir où elle peut se contempler… et rire de ses propres défauts,  caricaturés.

On purge bébé ! , jouée en 1910, est, comme souvent les pièces de Feydeau, courte, onze scènes en un acte. Elle intègre les trois thèmes qui caractérisent le vaudeville, l’adultère – avec le trio des Chailloux, le couple et le « cousin », amant de Madame –, les affaires, car Follavoine, porcelainier, espère devenir le fournisseur officiel de l’armée française… en pots de chambre, et les disputes conjugales d’une famille bourgeoise. La cause du conflit est la constipation de « bébé », Toto âgé de sept ans, que sa mère veut absolument purger mais qui refuse avec obstination d’avaler le breuvage.

La scène d’exposition, dans une comédie, a pour rôle, traditionnellement, d’introduire le cadre spatio-temporel, les personnages et l’action, tout en séduisant le spectateur dont l’intérêt doit être éveillé. Cette ouverture de la comédie remplit-elle ce rôle ?

Pour voir un  extrait : mise en scène de René Lafforgue, 1957

LA FONCTION D’INFORMATION

Le rôle du décor

 

Il y a loin de l’indication vague des comédies de Molière, « Une place à Paris » ou « Un salon », à cette longue didascalie initiale qui présente au lecteur le décor. Le XIX° siècle, en effet, voit la naissance de la « mise en scène », tel qu’on l’entend aujourd’hui, et, à la fin du siècle, notamment grâce à l’influence d’Antoine et de son Théâtre Libre, « metteur en scène » devient un métier à part entière. La didascalie initiale s’adresse autant à lui, auquel Feydeau impose ses exigences, qu’au lecteur que l’auteur invite à imaginer un cadre précis. On appelle « dramaturgie du quatrième mur » cette  volonté d’abattre le « mur » entre la scène et les spectateurs pour créer l’illusion, leur faire croire qu’ils peuvent pénétrer dans le secret des familles.

Sont d’abord posées les limites du plateau de scène, « pan coupé, à gauche », « pan droit à droite », et les ouvertures : « Au premier plan, à gauche, porte donnant sur la chambre de Follavoine. Dans le pan coupé de gauche, porte donnant chez madame Follavoine. Au fond, au milieu, porte donnant sur le vestibule. » Sont ainsi suggérés à la fois le cadre familial et l’ouverture sur l’extérieur, symbolisée aussi par «  À droite, tenant la presque totalité de ce côté du décor, une grande fenêtre à quatre vantaux ».

Décor de Michel Fresnay pour la mise en scène de Jean-Christophe Averty à la Comédie-Française, 1991

La volonté de réalisme se traduit enfin par les détails précis sur l’ameublement, par exemple « une bibliothèque vitrée, ou grillagée, avec chaque battant tendu d’un plissé de taffetas » ou la fenêtre avec « brise-bise et rideaux »,  jusqu’au plus petit accessoire, tel « un panier à papier », et les objets mentionnés. Mais, si certains sont forcément perçus par le spectateur dans la salle, comme «  sur la table, des dossiers, livres, un dictionnaire, des papiers épars », d’autres ne lui sont pas destinés mais indiquent au metteur en scène comment organiser sa mise en scène, par exemple dans la parenthèse, « (le battant gauche de la bibliothèque de droite doit être fixe ; c’est derrière ce battant que seront placés dans ce meuble les deux vases de nuit, de façon à ce qu’ils soient invisibles au public lorsqu’on aura à ouvrir la bibliothèque) »,

Décor de Michel Fresnay pour la mise en scène de Jean-Christophe Averty à la Comédie-Française, 1991

C’est aussi le cas ans l’« Avis » final, avec les infinitifs qui donnent des ordres très précis, « Derrière la toile de fond du vestibule, placer perpendiculairement une planche [...], et insérer entre, des « pains » de fonte placés sur le tranchant de façon à opposer un corps dur à l’envoi des vases de nuit »ou, de façon plus discrète pour la « boîte contenant des rondelles de caoutchouc » ou « Dans le tiroir de droite par rapport à l’acteur, une boîte avec des pastilles de menthe ».

Cependant, le lecteur a ainsi un avantage sur le public, car ces précisions indiquent des actions à venir dans l’intrigue : les « rondelles de caoutchouc », des élastiques, joueront forcément un rôle, de même que les « pastilles de menthe », ce qui crée un horizon d’attente, encore plus marqué pour « l'envoi des vases de nuit » avec l’annonce qu’« ils se briseront ».

La présentation des personnages

 

Outre le décor, le contexte nous place immédiatement dans la société bourgeoise avec la bonne, Rose, identifiée par son costume, probablement tout aussi réaliste que le décor, et par son langage : « C’est Madame qui demande Monsieur ». À aucun moment, elle ne se départit de son ton d’obéissance respectueuse : « Bien, Monsieur », « Oui, Monsieur ».

C’est Rose qui introduit l’épouse de Follavoine. Sa première remarque, « Madame est occupée dans son cabinet de toilette ; elle ne peut pas se déranger », nous confirme son statut social de bourgeoise, femme d'intérieur. Mais elle nous annonce un caractère bien trempé.

Le nom de Follavoine, immédiatement découvert par le lecteur, lui donne déjà une dimension ridicule, puisqu’il désigne une plante graminée sauvage tout en indiquant, avec l’adjectif, le grain de « folie » propre aux personnages du vaudeville. Il impose son statut de bourgeois par la domination qu’il exerce sur sa bonne, traduite par le ton qu’il emploie : « avec brusquerie », « Sur le même ton brusque ». Il s’adresse à elle uniquement pour lui donner des ordres, « Eh bien, allez lui demander ! », « Oui ! ça va bien ! allez… Allez retrouver Madame. », et n’hésite pas à la bousculer : « poussant familièrement Rose vers la porte pan coupé. »

Follavoine, un patron autoritaire, mise en scène de Stĕpán Otčenásek, au Théâtre de Dlouhá, Prague

Follavoine, un patron autoritaire, mise en scène de Stĕpán Otčenásek, au Théâtre de Dlouhá, Prague

La relation au sein du couple ne paraît pas particulièrement harmonieuse, vu son refus brutal de se déplacer pour répondre à la demande de sa femme : « Eh bien, qu’elle vienne !... Si elle a à me parler, elle sait où je suis. »Vraiment ? Eh bien, moi non plus ! Je regrette ! je travaille. » Cependant son revirement, « D’abord, quoi ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? », laisse supposer que, dans le couple, ce n’est peut-être pas lui qui commande… Il est plus facile d’exercer son autorité sur une bonne !

LES SOURCES DU COMIQUE

La bonne

 

Depuis les comédies de l’antiquité, les serviteurs occupent une place de choix dans la comédie. Mais il y a loin des valets de Molière, rusés et influents sur l’action, aux domestiques du vaudeville, plus effacés. Ils semblent n’exister que dans leur fonction servile, sans vraiment s’y impliquer, comme Rose vu le ton de ses réponses : « avec indifférence ». Mais c’est surtout sa bêtise que le dialogue fait ressortir, et elle est soulignée par les didascalies : « qui ne comprend pas », « ahurie », « ouvrant de grands yeux », « abrutie ». Ses réponses, soutenues par son langage familier, font rire, car elles sont en total décalage avec la question géographique sur « les Hébrides » : « C’est pas moi qui range ici !... c’est Madame », « Ah ! oui !... c’est dehors », ou « Ah ! ben, non ! non je les ai pas vues. »

Rose, la bonne, mise en scène d'On purge bébé ! pour France-Télévision

Rose, la bonne, mise en scène d'On purge bébé ! pour France-Télévision

Cependant, elles révèlent aussi le difficile statut des domestiques dans les familles bourgeoises. Aucune loi ne les protège, ils peuvent être renvoyés rapidement. C’est ce qui explique le besoin de se défendre d’une éventuelle accusation, implicite dans « C’est pas moi qui range ici !... c’est Madame », son désir de faire plaisir à son patron, suggéré par la didascalie, « voulant avoir compris », ou l’excuse invoquée : « comme pour se justifier. – Y a pas longtemps que je suis à Paris, n’est-ce pas… ? » Nous percevons aussi, dans sa remarque, leur charge horaire, puisque rien n’encadre réellement leur travail : « Et je sors si peu ! » Ainsi, c’est paradoxalement l’absence de conflit qui porte la satire d’une bourgeoisie qui entend bien affirmer sa domination sur les « inférieurs ».

La vanité bourgeoise, mise en scène de Stĕpán Otčenásek, au Théâtre de Dlouhá, Prague

Le retournement de situation

 

La scène s’ouvre, « in medias res », par la recherche de Follavoine dans le dictionnaire, il « compulse son dictionnaire », et se ferme sur la même situation dans son monologue, avec la didascalie finale : « il reparcourt des yeux la colonne qu’il vient de lire. »

Dans le début du dialogue avec Rose, Follavoine affiche sa supériorité, avec un violent mépris pour l’ignorance de Rose : « les Hébrides !… des îles ! bougre d’ignare !... de la terre entourée d’eau... » Mais, face à la réponse de Rose, « De la boue ? », l’explication qu’il donne est déjà totalement absurde avec son opposition entre « beaucoup » et « pas beaucoup » : « Mais non, pas de la boue ! C’est de la boue quand il n’y a pas beaucoup de terre et pas beaucoup d’eau ; mais, quand il y a beaucoup de terre et beaucoup d’eau, ça s’appelle des îles ! » Il joue les savants, mais révèle ainsi sa bêtise.

La vanité bourgeoise, mise en scène de Stĕpán Otčenásek, au Théâtre de Dlouhá, Prague

Mais, en introduisant le « z’ » pour figurer la liaison, jusqu’alors non marquée orthographiquement, Feydeau fait comprendre au lecteur l’ignorance orthographique de Follavoine, renforcée par ses dernières phrases : « C’est extraordinaire ! je trouve zèbre, zébré, zébrure, zébu !… Mais de Zhébrides, pas plus que dans mon œil ! Si ça y était, ce serait entre zébré et zébrure. » De plus, ne se remet pas en cause mais préfère accuser le dictionnaire : « On ne trouve rien dans ce dictionnaire ! » Feydeau se moque ainsi de ce bourgeois vaniteux, doté d’argent mais fort peu instruit.

CONCLUSION

Cette scène d’exposition est représentative du théâtre de Boulevard. Feydeau nous fait entrer immédiatement dans un moment de la vie, a priori ordinaire, d’un couple bourgeois. Rien ne laisse prévoir un événement particulier, une péripétie… tout semble banal… sauf que le héros mis en scène révèle d’emblée son  ignorance et sa bêtise, en décalage avec son statut social, qui rend ridicule la supériorité qu'il affiche. Il ouvre ainsi un horizon d’attente au public, qui pressent que ce décalage soutiendra l’intrigue.

Cependant, il ne s’agit pour lui, ni de donner une « leçon de morale » à son public, lui-même essentiellement bourgeois, ni de formuler une critique sociale nette. Il procède de façon plus détournée, le rire lui permettant de faire ressortir, à la moindre occasion, la bêtise humaine qui se cache sous des apparences flatteuses. Et son public, loin de s’en offusquer, se plaît à cette représentation si caricaturale qu’il peut en rire sans se sentir directement visé.

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