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La fin du siècle : de crise en crise...

Le contexte socio-historique

Même si la contestation de Mai 68 s'apaise assez rapidement, elle marque la première des "crises" qui ponctuent la fin du siècle. Le matérialisme, la consommation démocratisée ne constituent plus un idéal, d'autant moins que les crises économiques freinent le développement, tout en imposant une mondialisation qui fait peur autant qu'elle séduit. La société, faisant de moins en moins confiance aux idéologies et aux institutions, cherche d'autres valeurs. Dans cette incertitude, les phénomènes de mode se succèdent et, paradoxalement, l'individualisme s'affiche, ce qui rend difficile la construction d'un panorama cohérent des oeuvres littéraires.

Du Général De Gaulle à Georges Pompidou

En pleine crise de mai 68, alors que des émeutes secouent Paris et qu'une grève générale paralyse le pays, des négociations commencent avec les syndicats : la signature des accords de Grenelle, le 27 mai, conduit à une importante augmentation des salaires, mais la situation ne s'apaise qu'après le grand défilé, qui, le 30 mai, en réponse à l'appel du Président De Gaulle, lui permet de reprendre l'initiative : il dissout l'Assemblée, et les élections législatives, le 30 juin, confortent sa majorité.

Cependant, le pouvoir a été ébranlé, et le "Non" au referendum sur la décentralisation, pour créer des régions puissantes, amène le Général De Gaulle à démissionner en avril 1969.

Georges Pompidou, Président de 1969 à 1974.

L'élection de Georges Pompidou, en 1969, suivie d'une dévaluation du franc, relance l'essor économique, dont bénéficie le monde ouvrier : mensualisation, loi sur le salaire minimum, création d'un actionnariat, extension de la formation professionnelle... Les progrès sont considérables, notamment en matière éducative, dans le logement... , et le niveau de vie s'améliore. Les infrastructures se développent, avec le réseau autoroutier ou la création de l'aéroport de Roissy. La production se rationalise, est mieux planifiée en fonction des régions et des directives de la Communauté Economique Européenne. La mise en service du Concorde, la  réalisation de l'Airbus, le programme spatial "Ariane", illustrent cet essor, et la CEE s'élargit d'ailleurs, par referendum, à la Grande-Bretagne, à l'Irlande et au Danemark.

Mais face à la droite au pouvoir, l'opposition s'organise, aussi bien au centre, avec le Mouvement Réformateur, fondé en 1972 par Jean Lecanuet et Jean-Jacques Servan-Schreiber, qu'à gauche, avec la naissance, au Congrès d'Epinay (1971), du Parti socialiste, dont François Mitterrand devient le 1er secrétaire, suivie de la signature d'un programme commun entre socialistes et communistes.

Cependant, un coup d'arrêt met fin à cette période nommée "les Trente Glorieuses" : la guerre du Kippour, en 1973, entre Israël et une coalition de pays arabes conduit ceux-ci, regroupés au sein de l'OPEP, à décréter un embargo, d'où un choc pétrolier qui va peser lourdement sur l'économie française, avec une hausse des prix de 13%. Il cause aussi indirectement une forte hausse du chômage, et de nombreuses grèves.

V. Giscard d'Estaing, Président de 1974 à 1981. Ph. de J.-H. Lartigue.

La Présidence de Valéry Giscard d'Estaing : 1974-1981

La mort de Pompidou avant la fin de son septennat anticipe l'élection de Valéry Giscard d'Estaing, qui affirme sa volonté réformatrice par des lois symboliques : abaissement de la majorité de 21 à 18 ans, loi permettant l'avortement, soutenue par Simone Veil, démantèlement de l'ORTF, monopole public de radio et de télévision, pour créer sept chaînes concurrentes...

Pour redresser l'économie, des mesures de relance sont prises : le 1er ministre Raymond Barre fait adopter une "politique d'austérité", les prix sont bloqués jusqu'en 1978, la France, en proie à l'inflation, sort du Serpent Monétaire Européen. Mais elles n'empêchent pas de franchir la barre d'un million de chômeurs, ce qui commence à déséquilibrer le budget d'un pays confronté à ce que l'on nomme déjà la "mondialisation".

François Mitterrand, Président de 1981 à 1995.

La Présidence de François Mitterrand : 1981-1995

Ces tensions économiques et le désir d'une liberté accrue expliquent l'élection en mai 1981, de Mitterrand, premier président  de gauche de la Vème République, allié aux communistes.

Le premier septennat

Est rapidement accordée une importante augmentation des salaires et des assurances sociales, permise par une dévaluation du franc et le blocage des prix. Sont aussi votées des lois sociétales significatives, telle la libéralisation des médias, la retraite à 60 ans, et, surtout, l'abolition de la peine de mort. Cependant, cette embellie ne dure guère : dès 1983, le franc est à nouveau dévalué, et une politique de rigueur se met en place.

Sur le plan international, la situation se dégrade sur le continuent africain. Dans le cadre de l'ONU, la France envoie des troupes au Liban, puis, en 1983, au Tchad déclenche l'opération "Manta". Ces conflits rejaillissent sur le territoire français avec des attentats en 1986, perpétrés, entre autres, par la Fraction Armée Révolutionnaire Libanaise. Même l'Etat sort du cadre légal en coulant, en 1985, par une action des Services secrets, le "Rainbow Warior", navire de l'organisation écologiste "Greenpeace". L'écologie s'affirme de plus en plus comme une force politique, et les manifestations de protestation se multiplient.

La 1ère "cohabitation" et ses tensions : 1986-88

L'échec de la gauche aux élections législatives de 1986 inaugure une période politique originale, la "cohabitation" entre un président socialiste et un gouvernement de droite, dirigé par le premier ministre, Jacques Chirac. Pour contourner l'opposition présidentielle, l'article 49/3 de la Constitution, qui dispense d'un vote du Parlement, est systématiquement utilisé. Cette double gouvernance n'est guère favorable au pays : les étudiants manifestent contre la réforme de l'Université, et l'économie, malgré une série de privatisations destinées à renflouer le budget de l'Etat, reste fragile, avec un chômage élevé. A cela s'ajoute la poursuite des attentats qui secouent le pays, fomentés soit par le groupe d'extrême-gauche, "Action directe", soit par des membres de réseaux islamistes.

Le second septennat

Le second septennat de Mitterrand est plus chaotique que le premier. Certes, des réalisations importantes illustrent le rayonnement du pays, avec les inaugurations du Grand Louvre, de l'Arche de la Défense, de l'Opéra Bastille, puis de la Bibliothèque Nationale de France, et les fêtes du Bicentenaire, brillantes. Sur le plan social, la politique menée continue les efforts de redressement économique et de soutien aux "exclus", avec la création du RMI, revenu minimum d'insertion, et de nombreuses lois sont votées pour réformer le fonctionnement de la justice. Mais les tensions politiques restent vives, dont témoignent plusieurs changements de premier ministre, et, surtout, la montée du Front National, dont l'idéologie raciste menace précisément cette unité nationale.

Affiche électorale de 1988.

La politique étrangère est aussi source de divergences, notamment à l'occasion des conflits en Yougoslavie, des bouleversements politiques en URSS ou au Rwanda. En Europe, la chute du mur de Berlin entraîne un immense espoir en une nouvelle Europe, démocratique et ouverte, et conduit au traité de Maastricht, ratifié par référendum en 1992, qui fonde l'Union Européenne autour de trois piliers : une politique économique et monétaire commune, destinée à mettre en circulation l'euro, une politique étrangère et de sécurité commune, et une coopération policière et judiciaire en matière pénale. La convention de Schengen, signée en 1990, ouvre les frontières à la libre circulation pour les citoyens des pays membres.

La 2nde "cohabitation", plus consensuelle : 1993-95

La montée du chômage, la dégradation du budget, les scandales politico-financiers touchant des proches de Mitterrand, entraînent la victoire de la droite aux élections législatives de 1993. Avec Edouard Balladur comme premier ministre débute une deuxième cohabitation, avec un partage des pouvoirs : au président la politique étrangère, au gouvernement la gestion intérieure du pays. Mais la politique libérale, avec une reprise des privatisations et une réforme des retraites, ne fait pas baisser le chômage, et la tentative de réforme scolaire de la loi Falloux échoue. La fin du second septennat est assombrie par la poursuite des scandales, des révélations sur le passé vichyste du Président, que le cancer affaiblit, et les suicides de Pierre Bérégovoy, ancien premier ministre, et d’un de ses conseillers.

La Présidence de Jacques Chirac : 1995-2002

Jacques Chirac, pour intensifier la réduction du déficit budgétaire et de la dette de l’Etat, poursuit une politique de rigueur, qui entraîne des grèves. Sur le plan international, l’engagement diplomatique dans le conflit entre Israël et les pays arabes n’empêche pas, de juillet à octobre 1995, une nouvelle vague d’attentats meurtriers, menés pour la plupart par le GIA algérien, Groupe Islamiste Armé. La reprise des essais nucléaires, elle, est très critiquée, et secoue les milieux écologistes. Le pouvoir est aussi actif militairement, avec la réintégration de l’OTAN, l’intervention en Yougoslavie, et le passage à une armée de métier. Mais il est déstabilisé de l’intérieur, la droite elle-même est divisée, ce qui explique le choix de dissoudre l’Assemblée pour provoquer de nouvelles élections législatives, qui n’ont pas le résultat espéré par le Président : en 1997, la « gauche plurielle » l’emporte, donc une nouvelle cohabitation, avec Lionel Jospin comme Premier ministre.

Jacques  Chirac, Président de 1995 à  2002.

La 3ème "cohabitation", inattendue : 1997-2002

Plus longue que les précédentes, cette cohabitation reste tendue, même si, en politique étrangère, Président et Premier Ministre interviennent conjointement.

Le gouvernement de Jospin profite d’une reprise économique mondiale et de l’abaissement de la durée du travail à 35 heures hebdomadaires, qui amènent une baisse du chômage. Cependant le mouvement écologiste continue sa progression, notamment en raison du naufrage du pétrolier « Erika » qui, en 1999, cause une pollution catastrophique des côtes. Progresse aussi le Front National, dirigé par Jean-Marie Le Pen qui joue sur les peurs face à l’insécurité dans les banlieues et sur le racisme suscité par les attentats : celui de New York en septembre 2001 rejaillit sur les questions que se pose le pays face à son immigration.

Chirac, même si des « affaires »  politico-financières l’ont ébranlé, mène une campagne dynamique pour sa réélection, après avoir, par un référendum en 2000, ramené le mandat présidentiel à 5 ans pour éviter de futures cohabitations en coïncidant avec la durée du mandat des députés. Mais c’est surtout la mobilisation des forces anti-fascistes contre Le Pen, arrivé au 2nd tour, qui assure sa réélection à une très large majorité.

Pour en savoir plus sur cette période  : cliquer sur l'image correspondante.

"C'était la génération Mitterrand" : extrait.

Les crises économiques et leurs corollaires, le chômage et l'exclusion, pèsent lourd sur une société qui recherche d'autres valeurs que le travail et la seule consommation et qui hésite entre ouverture sur le monde et repli sur soi.

La complexité des disciplines scientifiques, qui s'internationalisent, les rend de plus en plus hermétiques au public non-initié. Mais les recherches, et les progrès techniques induits, fascinent, tout en posant de nouvelles questions.

Après 68, les philosophes entrent dans l'ère de la contestation. Une nouvelle génération veut briser les dogmatismes, la science ouvre un vaste champ de réflexion, et un thème prend une importance croissante : l'altérité.

Les arts

Les remises en cause sociales rejaillissent sur les arts : ils réaffirment leur liberté et se combinent souvent entre eux. Mais si certains artistes s'autorisent encore bien des audaces, d'autres refusent les excès du modernisme.

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B. Delais, "Histoire secrète des cohabitations", 2010, LCP cliquer sur le lien pour voir le document intégral.

Autour de l'immigration : F. Chergui, "La marche de l'égalité et du racisme en 1983".

etourSteScArts

Les écrivains, quel que soit le genre littéraire pratiqué, vont rester longtemps marqués par la contestation de Mai 68, et mettre en pratique, tant dans la forme que dans le fond de leurs oeuvres, le slogan alors lancé : "L'imagination au pouvoir".

Mais, peu à peu, ils délaissent la dimension idéologique chère aux auteurs "engagés", pour plonger dans des contenus plus intimistes, ou aborder, à travers les mythologies collectives, la question des liens nouveaux à créer entre moi, autrui et une société en quête, elle aussi, de valeurs plus profondes. Nous allons essayer, malgré le manque de recul et le foisonnement des productions, d'en dresser un panorama le plus cohérent  possible.

Pour aller directement à l'analyse du genre ou du mouvement littéraire : cliquer sur le bouton / l'image / l'intitulé.
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L'OuLiPo
La B.D.

La poésie de mai 68 à la fin du siècle

Il est aisé de constater que la plupart des recueils de poésie est publiée à compte d'auteurs : les éditeurs savent bien que ces ouvrages ne se vendent guère... Mais faut-il pour autant en conclure que la poésie, si l'on excepte son expression dans la chanson, n'intéresserait plus les lecteurs ? La réponse est négative, à en juger par la multiplication des revues spécialisées, parmi les plus connues L'action poétique, fondée dès 1950, Change, qui paraît de 1968 à 1972, Possibles, à partir de 1970, TXT, lancée à la même époque par Christian Prigent, ou Poεsie, dirigée depuis 1977 par Michel Deguy... Et la liste ne cesse de s'allonger, de même que la publication de "Manifestes", autant de points de vue divergents sur l'écriture poétique et les fonctions de ce genre littéraire.

L’OuLiPo donne un parfait exemple de la volonté des poètes d’accorder une place essentielle à la “forme”, considérant la poésie d’abord comme un jeu sur le langage. Certes, une opposition entre « poètes du signifiant » et « poètes du signifié », qui, eux, s’attacheraient davantage au « sens », est artificielle, dans la mesure où le désir de découvrir un nouveau pouvoir des mots ne peut se faire indépendamment de tout contenu, et où l’expression d’un sentiment, d’une opinion… s’appuie forcément sur un langage spécifique. Cependant, elle traduit ce qui, pour chaque poète, représente sa préoccupation majeure et, surtout, ces deux "catégories" facilitent une classification en cette fin de siècle foisonnante.

Les membres de l'OuLiPo

Les  membres de l'OuLiPo, réunis à Boulogne chez F. Le Lionnais, 1975. BnF, Arsenal.

Assis, de g. à d. : I. Calvino, H. Matthews, F. Le Lionnais, R. Queneau, J. Queval, C. Berge - Debout, de g. à d. : P. Fournel, M. Métail, L. Etienne, G. Perec, M. Benabou, P. Braffort, J. Lescure, J. Duchateau.

Définition et objectifs de l'OuLiPo

L’OuLiPo, "Ouvroir de Littérature Potentielle", est fondé conjointement en novembre 1960 par Raymond Queneau, écrivain passionné de littérature, et François Le Lionnais, scientifique passionné, lui, de littérature. Autour d’eux se regroupent des auteurs que rapproche leur volonté de faire de l’écriture une recherche permanente, en s’imposant des contraintes qu’il s’agit ensuite de surmonter pour faire naître « le plaisir du texte ».

Deux « manifestes » de Le Lionnais, publiés dans OuLiPo, la littérature potentielle en 1973, précisent les refus de ce mouvement, notamment de l’inspiration et de l’émotion, et ses objectifs, nés des apports de la linguistique, de la sémiotique et du structuralisme : « Toute une gamme de structures, plus ou moins contraignantes, a fait depuis l’invention du langage l’objet de multiples expériences. L’OuLiPo a la conviction, très forte, qu’on pourrait en envisager un plus grand nombre. » Voici une définition posée plaisamment dans le site officiel del'OuLiPo.

"Qu'est-ce que l'OuLiPo ?"

 

OULIPO  ? Qu’est ceci  ? Qu’est cela  ? Qu’est-ce que OU  ? Qu’est-ce que LI  ? Qu’est-ce que PO  ?

OU c’est OUVROIR, un atelier. Pour fabriquer quoi  ? De la LI.

LI c’est la littérature, ce qu’on lit et ce qu’on rature. Quelle sorte de LI  ? La LIPO.

PO signifie potentiel. De la littérature en quantité illimitée, potentiellement productible jusqu’à la fin des temps, en quantités énormes, infinies pour toutes fins pratiques.

QUI  ? Autrement dit qui est responsable de cette entreprise insensée  ? Raymond Queneau, dit RQ, un des pères fondateurs, et François Le Lionnais, dit FLL, co-père et compère fondateur, et premier président du groupe, son Fraisident-Pondateur.

Que font les OULIPIENS, les membres de l’OULIPO (Calvino, Perec, Marcel Duchamp, et

autres, mathématiciens et littérateurs, littérateurs-mathématiciens, et mathématiciens-littérateurs) ? Ils travaillent.

Certes, mais à QUOI  ? A faire avancer la LIPO.

Certes, mais COMMENT  ?

En inventant des contraintes. Des contraintes nouvelles et anciennes, difficiles et moins diiffficiles et trop diiffiiciiiles. La Littérature Oulipienne est une LITTERATURE SOUS CONTRAINTES.

Et un AUTEUR oulipien, c’est quoi  ? C’est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ».

Un labyrinthe de quoi  ? De mots, de sons, de phrases, de paragraphes, de chapitres, de livres, de bibliothèques, de prose, de poésie, et tout ça…

Les créations de l'OuLiPo

Les Oulipiens s’emploient donc à imaginer des contraintes, de toute nature, tantôt mathématiques, par exemple « la méthode S+7 » où chaque nom d’un texte est remplacé par le 7ème nom suivant dans un dictionnaire pré-choisi, tantôt alphabétiques – un poème avec emploi d’une seule voyelle, d’une seule consonne – tantôt spatio-temporelles, tels ces poèmes dont les règles de création répondent aux étapes d’un trajet de métro, tantôt sonores, comme ce « Poème pour bègue » de Jacques Lescure : « À Didyme où nous nous baignâmes/les murmures de l’Ararat/cessaient de faire ce rare ah !/leçon sombre où brouiller les âmes.[…] » ...

Les contraintes : site de l'OuLiPo, très complet, avec des exemples. 

Le site de l'OuLiPo
Perec, "Alphabet pour Stämpfli"
Perec, "A Claude Bergé"

G. Perec, Beaux Présents, Belles Absentes, 1994.

"Alphabet pour Stämpfli"

"A Claude Berge"

Queneau, "La Cimaise et la fraction"

R. Queneau, " La Cimaise et la Fraction", 1973.

Queneau, "Cent mille milliards de poèmes"

R. Queneau, Cent mille milliards de poèmes, 1961.

Les "Oulipiens"

Le premier des Oulipiens est Raymond Queneau (1903-1976), avec Cent mille Milliards de poèmes, paru en 1961, recueil composé de 10 sonnets, dont chacun des 14 vers d'un sonnet rime avec le vers correspondant des autres. Comme chaque vers forme un tout, sans enjambement, il est, par le jeu des découpages, permutable avec son équivalent, qui en respecte aussi la structure grammaticale. On arrive dont à une sorte de"poésie combinatoire".

Le doyen du groupe, Jean Lescure (1912-2005), qui s'est aussi intéressé au théâtre et à la peinture, a considérablement enrichi, depuis son invention du "S + 7", les possibilités de contraintes. Par exemple, dans son recueil Drailles (1968), figurent les "poèmes carrés", fondés sur quatre mots, répétés en variant l'organisation syntaxique (Cf. Exemples ci-dessous)

Jacques Roubaud (né en 1932)
Lescure, "Poèmes carrés"
Lescure, "Poèmes carrés"

À foule qui se ferme sable sombre

Au sable ferme la foule sombre

Sombre, ferme, foule le sable

Foule ferme où sombre du sable

J. Lescure, "Poèmes carrés", Drailles, 1968.

Feuille de rose porte d’ombre

Ombre de feuille porte rose

Feuille, porte l’ombre d’une rose

Feuille rose à l’ombre d’une porte

Toute rose ombre une porte de feuille

Perec, "Alphabet, cent soixante-seize onzains hétérogrammatiques"

G. Perec, Alphabet, cent soixante-seize onzains hétérogrammatiques, 1976.

Georges Perec (1936-1982) est surtout connu pour ses romans, dont La Disparition (1969), fondée sur la technique oulipienne du "lipogramme", ici l'exclusion, sur 316 pages, de la voyelle "e". Mais il a aussi composé des poèmes en jouant sur des contraintes (Cf. Exemples ci-dessus), et, notamment, sur les combinaisons de lettres. Dans le recueil Alphabet, cent soixante-seize onzains hétérogrammatiques (1976), la contrainte consiste à choisir 10 lettres et une onzième prise dans les 16 restantes. Puis, dans une matrice de 11 x 11, ces lettres sont alignées, de façon à n'apparaître qu'une fois par ligne et à former un texte intelligible, lu de gauche à droite et de haut en bas. Avec les lettre E S A R T U L I N O, sont nés les 176 onzains, tel celui ci-contre : "Un soir, le fatal tournis effleura ton sinus folâtre : il troua en sifflant, rusé, oisif, l'outre nasale. Tour influent ! Soif, râle : le tarin soufflé, sorti à nu." Même technique, avec des variantes, dans La Clôture et autres poèmes, en 1980, fondé sur la série ESARTNULOC accompagnée d'une lettre "joker" pour chaque poème, et qui intègre aussi des poèmes créés à partir d'une seule consonne.

Stéphane Dugowson, entretien avec Roubaud, ENS, mars 2014.  

Comme Le Lionnais, Roubaud est aussi un mathématicien, qui a mis ses connaissances dans ce domaine et son intérêt pour l’informatique au service de l’écriture sous « contraintes » propre à l’OuLiPo. D’ailleurs, en 1981, il a aussi fondé, avec un autre Oulipien, Paul Braffort (né en 1923), l’Atelier de littérature assistée par les mathématiques et l’ordinateur (ALAMO). Trente et un au cube (1973), recueil de 31 poèmes de 31 vers chacun, sur 31 pages, donne un bon exemple de ses recherches, en permettant d’observer également l’influence exercée sur lui par la poésie japonaise, ici le « tanka », formé de 5 vers impairs, respectivement de 5-7-7-5-7 syllabes : cela correspond non seulement au nombre de syllabes dans chaque vers, mais même à l’organisation du nombre de vers dans des « strophes » à l’intérieur de  chaque poème. Déjà en 1967, le recueil  E  ("epsilon") montrait l’influence du jeu de go, tel « Go. 151 » (Cf. Texte ci-dessous), nommé « sonnet en prose », qui rappelle la structure d’une partie de go : les choix lexicaux et rythmiques, après le verre qui se brise dans la première strophe, reprennent les couches de ce même verre, devenu liquide dans la deuxième, enfin miroir dans la troisième.

verre fusain verre averse cotre cassé où fut caillou fut lait débordé en d'épaisses vitres terreau des échardes d'aiguilles humus de tessons nova des glaces qui volèrent s'achemina vers cette couche crissante s'abîma verre vantail voile verre vosge du verre au long des nasses de charbon ici l'envers au triangle canal triage et stère de bois

courbe plain-pied du verre causse de verre tarot litres décousus grenat grenaille bruns pont en poudre paon transparent verre qui s'y couche qui prend ce lit qui trébuche se mêle sous ces draps quand la pluie qui se couche fait face à l'opaque trop long chemin émietté de la lumière qui verreétendue sur une unique dalle intacte plate débarquée de la péniche kiel 60 qui descendit comme un bouchon le long d'imprévisibles fibrilles de voies d'eau avec laine ciré noir soie verte soyeusement sur verre âcre s'éveillant de la pluie d'août au plafond moins bas du ciel

sur le gravier de verre chaud soudain d'un morceau de soleil au bleu de hauteur contre l'étoffe de verre raide le bras nu le poignet sans mouvement et regarde entre deux lattes du caisson de planches regarde le miroir infracassable pour ballons pour flocons ou nuées la proche et niaise eau boueuse l'ourcque

 

J. Roubaud, "GO. 151", E (Epsilon)

Cette même tendance, le rôle fondateur accordé aux nombres, se retrouve dans ses nombreuses œuvres en prose, un cycle de trois romans, La Belle Hortense (1985), L'Enlèvement d'Hortense (1987) et l'Exil d'Hortense (1990), mais aussi, ce qu’il appelle son « Projet », sous forme autobiographique, "récit, avec incises et bifurcations, Le grand incendie de Londres (1989) que prolonge La Boucle (1993)". Cela explique sans doute aussi son goût pour la poésie médiévale, pratiquée par troubadours et rhétoriqueurs, dont les règles jouent sur les chiffres. Ainsi, dans son recueil Quelque chose noir, paru en 1986 après le décès de son épouse, il imite la « sixtine » devenue, chez lui, « neuvine », plus complexe : neuf sections (suivies d’une dixième, vide, intitulée « Rien », en guise d’ « envoi », pour illustrer la mort) de neuf poèmes, chacun de neuf « strophes », elles-mêmes de neuf « vers ».

Ainsi Roubaud aime  jongler avec les mathématiques, tout autant qu’il se plaît à égarer son lecteur, comme dans cet autre héritage de l’époque médiévale, Graal théâtre, en 1977, ou Graal fiction, en 1977 : l’énigme, pour être résolue, passe par de nombreuses références livresques, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, « fantomatiques » avec des auteurs inexistants, des textes inventés, des cotes de bibliothèques imaginaires...

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Poésie

Les poètes du "signifiant"

Beaucoup de poètes pourraient reprendre à leur compte cette affirmation de Bernard Noël (né en 1930), poète, essayiste, romancier et critique d’art : « La langue naît d'une rupture : elle n'en peut plus tout à coup d'être au service de ses références, de les nommer, de les refléter. La langue française est naturellement soumise au signifié : elle doit fournir des preuves, détailler des comptes, fixer des règles, donner la représentation. Mais soudain, rupture, et non pas générale, rupture dans une bouche particulière, qui devient le lieu d'origine de la révolution. »

Une poésie "visuelle"

Parmi ces explorateurs de toutes les ressources du langage, plusieurs s'intéressent plus particulièrement au graphisme, pour arriver à une poésie plus visuelle, comme l'avait déjà entrepris Guillaume Apollinaire avec ses calligrammes, ou le poète belge, Christian Dotremont (1922-1979) qui, sous  l'influence des surréalistes, expérimente une nouvelle écriture. Le traçage y joue un rôle essentiel, et il invente la notion de "logogramme", forme visuelle inédite appliquée à chaque invention verbale.

C'est dans cette recherche que s'inscrivent Jean-Luc Parant, Jean Tortel, Michel Vachey, et Denis Roche.

Jean-Luc Parant (né en 1944)

J.-L. Parant, exposition "Mots et Merveilles"

Ses textes, sans séparation typographique, s’organisent autour de la répétition (mots répétés, avec des variantes),  ou autour du nombre de lettres. Ses textes sont souvent en rotation, en « boucles » autour d’un thème obsessionnel, les « yeux » et leur forme ronde, qu’on retrouve aussi dans les « boules » multipliées dans son œuvre de sculpteur.

Lui-même explique la naissance du premier de ses recueils, Les Yeux, publié en 1976 :  « J’ai écrit des textes sur les yeux parce que j’écrivais et que je n’avais pas à m’arrêter aux bords de la page et que je continuais à écrire sur la table et que, ne sachant pas m’arrêter, j’ai commencé à écrire dans les marges de mes pages, je me suis échappé à gauche et à droite, en bas et en haut, près devant dans le jour. Je n’ai plus écrit avec ma main, je n’ai plus caressé le dos de mes pages, j’ai écrit avec mes yeux, j’ai regardé la face de mes pages, j’ai vu leurs marges, j’ai tellement mis et remis de couches de mots que le livre est devenu une image, que le livre a finalement pris la forme d’yeux intouchables. »

Parant, "Mots et Merveilles"
Parant, "Mots et Merveilles"
Parant, "Mots et Merveilles

Pour découvrir d'autres oeuvres de Parant : cliquer sur le lien. 

J.-L. Parant, exposition "Mots et Merveilles"

Jean Tortel (1904-1993)

Les titres de trois des recueils de Tortel, Limites du regard (1971), Les Solutions aléatoires (1981) et Arbitraires Espaces (1986), semblent illustrer ses recherches, d’abord sur une mise en page qui laisse des blancs entre les fragments de phrase, donnant l’impression d’un texte troué. Il joue aussi sur la ponctuation, tantôt supprimée de manière aléatoire, tantôt, à l’inverse, en utilisant le point qui force l’œil à s’arrêter alors même que la création poétique, elle, se poursuit : la syntaxe se trouve ainsi brisée, perturbée, et le texte est comme éclaté.

Ce que je vois, où je suis.       Quelques monstres

Apprivoisés peut-être                      J’entre

En cette matière.                        Opaque mais.

 

Grillagée.

J. Tortel, Limites du regard, 1971.

Lui-même caractérise ainsi son travail poétique : « la notion de limite […] sous-tend perpétuellement ma poésie […] ça me fait du mal, cette notion d’intemporalité. D’éternité, d’illimité. […] c’est pourquoi j’attache une très grande importance à la structuration, […] à coup sûr physique, corporelle d’une écriture. »

ll fait jour et là

Certes clair.           Couleurs justes,

Rayons, mouvements

Parfois sublimes. L’ordre

Est clair.                     Mais c’est faux.

J. Tortel, Limites du regard, 1971.

Michel Vachey (1939-1987)

M. Vachey, La Langue slave, extrait, 1973.

L’œuvre poétique de Vachey adopte une typographie vraiment atypique. Par exemple, dans Coulure/ligne (1970), il laisse ses textes « couler » en unités parsemées le long d’une page, ou, inversement, il les agglutine au bas d’une page en des lignes épaisses et compactes. Dans Caviardages, ouvrage paru en 1971, il prend cette pratique au sens propre, en raturant, pour réécrire par-dessus ou dans les interstices. Il explique plus précisément son fonctionnement dans la revue Quaternaire (n°7)

Plus aucun mot à-moi. Montage de fragments de phrases découpés dans la presse. Effets poétiques fortuits non surréalistes désamorcés par l'ironie latente. Idée que la poésie n'est plus dans la poésie mais intriquée dans n'importe quel texte comme sa possibilité d'existence et de mort. Rupture plus nette dans le discours métaphysique-sentimental de la poésie moderne-traditionnelle. […]

Cette pratique se retrouve dans La Langue slave (1973), où le poème devient collage de fragments sans liens, hétéroclites, dans lequel l’œil du lecteur se perd. Le poème se confond alors avec l’art du plasticien.

Vachey, "La Langue slave"
Denis Roche (né en 1937)

« La Poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas », tel est le titre, provocateur, d’une section du recueil de Roche, Le Mécrit (1972), au titre lui aussi évocateur de sa volonté de détruire le langage poétique traditionnel, de briser tous les codes de l’écriture. Pourtant, quatre recueils précèdent cet ultime recueil, qui marque l’arrêt de toute production poétique, dont Forestière amazonide (1962) et Éros Énergumène (1968). Parallèlement à son activité de poète, Roche se consacre à l’édition, en tant que membre du comité directeur de la revue Tel Quel, puis directeur littéraire aux éditions Tchou, de  1964 à 1970, enfin, aux éditions du Seuil, il dirige les collections de littérature contemporaine "Fiction & Cie" et "Les Contemporains". Faut-il voir dans cette activité éditoriale la source de ses recherches sur la mise en page, ou bien l’importance qu’il accorde au « visuel » s’explique-t-elle par son autre passion, à laquelle il se consacre à partir de 1972, la photographie, fondant en 1980, avec Gilles Mora, Bernard Plossu et Claude Nori, les Cahiers de la photographie ?

Roche, "Le Mécrit"

D. Roche, Le Mécrit, extrait, 1972.

La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’ existe pas, même devenue familière comme il n’ 

Est pas possible. Et cette phrase avec un cric et 

Des pelures ––––––– avec le porc frais / Tout univoque 

Tout comme fracturé devant moi, devant mon impro- bable (pour la dernière fois) imagination, il 

Y a la vitupération des parasites du clan poétique 

La main des plus cérémonieuses, roulades d’herbi- 

Vores, somme toute, semble dire celle que j’ai 

Promenée hier matin de plaisir en plaisir de chair 

Et de plaisir d’aimer en plaisir d’être.

Comme c’–– –––––– satin et dire qu’odieux je suis comme taillis Comme épineux, comme étoile de mesure, comme étang 

A phrases décharnées ou ventrues, malades de toute 

Manière. En-cas pour la charogne qui écrit qui dit 

Qu’elle est et qu’on doit regarder tout ça se 

Faire. Mais à hisser le vert des régimes 

Outre comme il se devait vers le courant d’en bas 

Toi et moi on se fout des enfantillages

D. Roche, Le Mécrit, extrait, 1972.

c'est en train devenir tout doucement L'

endroit où si longes s'appliquent étreint les motS

que je fais ici pourrir __ comme la lumière du jouR

Ou c'est comme B. Constant qui commence à émer-Ger

de ce canon à la lisère d'un bois de pins, ou filL

dans une belle gerbe de lumièresur cette calA-

mité de moitié avec toi de l'écriture ___ marée Q

ui monte qui vient l't'lécher le haut des cuisseS

Les rochers deviennent d'un gris pâle tandis quE

sous la pluie battante vous vous rendez à ce L

ieu de promenade qui entre les plis du canon

+ "aient perdu toute trace de mousse", eT

+ "les arbres clairsemés empruntéS"

J'ai mis les 3 ( _________ )(donc :          ) psque tout d'un couP

il m'semblait que cette parole devenait grise C

omme on aurait dit aussi que B. Constant, suG-

urgi _________________________ mulet, ô selle terreuse et tertrE

repère pour entrer dans un petit parc d'herbeS.

D. Roche, Le Mécrit, extrait, 1972.

Ses textes font, en effet, exploser la syntaxe, par tous les moyens possibles : blancs ou glissements typographiques, jeu sur les polices de caractères, voire, comme dans Le Mécrit, caractères étrusques, mots arbitrairement coupés ou élidés, avec des majuscules disposées au hasard, calligrammes, collages de textes hétérogènes, jusqu’à des lettres reçues, insertion de devinettes, d’énigmes, passages barrés ou raturés…Au lecteur donc de décrypter l'écriture.

Éclats et révoltes

Le mouvement de Mai 68 conforte la volonté de révolte que laissait pressentir la décennie, nourrie des audaces du surréalisme mais aussi influencée par la « beat generation » américaine, le non-conformisme des « hippies » et les éclats du « rock ». Alliant désinvolture, violence et humour, ces jeunes poètes s’insurgent, hors de toute idéologie, de toute « avant-garde », contre la société de consommation, contre toutes les valeurs dites « établies », conformément aux tracts de Mai 68. Le poème devient un cri de protestation. Avec cette différence qu’ils veulent « porter une parole » susceptible de transformer les mentalités et, par-delà, le monde, eux aussi déconstruisent le langage, dont ils font le premier instrument de leurs révoltes. Nous retiendrons quatre d'entre eux : Pélieu, Biga, Messagier et Bulteau.

Claude Pélieu (1934-2002)
Pélieu, "Infra-noir"

Chez Pélieu, traducteur de W. S. Burroughs, un des auteurs de cette « beat generation », on retrouve, par exemple dans Jukeboxes (1972) ou Tatouages mentholés et cartouches d’Aube (1973), l’Amérique de la vitesse, de la musique au rythme heurté, celle qui fascine tout autant qu’elle se trouve rejetée pour son impérialisme capitaliste… S’y  étant installé dès 1963, il en adopte même les techniques, telles celle du « cut-up », découpage d’un texte en fragments aléatoires, ensuite réarrangés. L’espace et le temps se trouvent bousculés, des images étranges jaillissent, comme ces hallucinations dues aux drogues hallucinogènes.

Pélieu, "Tatouages mentholés et cartouches d'Aube"

Mots d'ordre soumis à l'arrière-plan de l'orgueil de l'hystérie & de la mort

l'Amérique aux mains des robots et des hyènes du Big Business

l'Europe livide bouffie de nourriture navigue entre fourberie anémie & ébriété

les poètes ignorent les rêves de l'enfance courbent l'échine & se transforment en fonctionnaires & en conférenciers

seuls les nouveaux ménestrels chantent & disent

C. Pélieu, Infra-Noir/Le Soleil Noir, 1972.

Roses errant sur les toits de Frisco-roses lumineuses caressant le ciel-tiges de chewing-gum vacillantes, au-dessus de la lampe le gant de crin du rêve exaspère. Gommes gammes et thunes – viscères-œufs coloriés – les choses bougent à deux heures du matin ?

C. Pélieu, Jukeboxes, 1972.

Daniel Biga (né en 1940)
Biga, "KIlroy was here"

Le graffiti, "Kilroy was here", redessiné.

Biga, après quelques actions en marge de l’École de Nice, sa ville natale, est reconnu, grâce à son premier recueil, Oiseaux Mohicans (1966, réédité en 1969), comme un des représentants les plus célèbres de cette contre-culture née de Mai 68. Le titre d’un autre recueil, Kilroy was here ! (1972), révèle le regard porté sur l’Amérique. Emprunté au graffiti que les G.I. américains découvrent au fur et à mesure de leur avancée lors de la libération de la France en 1944, et qu’ils s’amusent à reproduire dans des endroits insolites, parfois difficilement accessibles, il laisse exploser la dérision et affirme avec violence la volonté libertaire de son auteur : « anarchiste dérisoire sans doute irrécupérable bi-sexuel non déclaré je vis dans une mansarde sans eau ni gazon dans mes rêves je pète dans les bureaux des V.I.P. des bombes qui n’explosent jamais Je vis de peu caché et pas content inquiet de comment sera ma mort et ma vie d’ici-là ».

Or, cette vie reflète bien les choix alors « en vogue » : nombreux petits métiers, hasards de voyages à l’aventure, puis enseignement dans une école d’art, à Nice, époque du recueil Moins ivre (1983), au ton moins âpre, suivie d’une rupture pour un « retour aux sources », caractéristique de cette époque où la critique violente du système capitaliste conduit à se regrouper en communautés prônant la liberté absolue. L’Amour d’Amirat (1984) rend compte de cette expérience, mais solitaire pour lui, dans un petit hameau abandonné des Alpes du sud, à la redécouverte de la nature, des vérités terrestres, et de soi-même : « ici à la montagne il n’y a que moi / qui tourne et pète dans mon couchage / il n’y a que moi et le froid / la nuit qui n’en finit pas / l’inondation des souvenirs ». Redevenu enseignant à l’Ecole Régionale des Beaux-Arts à Nantes en 1988, puis président de la Maison de la Poésie de cette ville, il s’intéresse à d’autres formes poétiques, dont naît La chasse au haïku (1998), mais conserve son goût pour la rébellion, voulant rester, encore et toujours un marginal, en quête des « éclairs entrevus » au gré des « stations du chemin », chantant « les joies ordinaires »pour reprendre les titres de recueils respectivement de 1992, 1990 et 1999. Il parvient ainsi à transformer sa révolte en un art de vivre.

Ma direction est le poids du silence

épousant le vacarme du temps

 

révèle le signe dans l'insignifiant

 

creuse dans le tronc la souche la racine

vise précisément

puis le travail accompli lève-toi

et d'un seul regard embrassela vastitude

 

ceci est le mouvement juste

D. Biga, « Fouilles », Stations du chemin-poésie 1983-1987, 1990.

Pour lire d'autres poèmes de Biga : cliquer sur le lien. 

Matthieu Messagier (né en 1949)

Pour sa part, Messagier ne participe pas aux manifestations de mai 68. Mais le recueil, paru en 1971, Manifeste électrique aux paupières de jupes, le fait connaître, en compagnie de Bulteau et de seize autres jeunes poètes, parmi lesquels Jean-Jacques Faussot, Jacques Ferry, Patrick Geoffrois, Thierry Lamarre, Zéno Bianu... Mais, malgré son titre, « Manifeste », l’ouvrage n’a rien d’un écrit théorique, il regroupe des poèmes de jeunes auteurs : leurs procédés d’écriture, leurs choix thématiques, leurs protestations, définissent ce que l’on appelle la « génération électrique ».  Il fonde d’ailleurs, avec Bulteau, « Electric Press », afin de publier leurs ouvrages et ceux de leurs amis, une trentaine jusqu’aux années 2000. C’est encore en collaboration avec Bulteau qu’il fait paraître XXIII poèmes (1996) et Proses bien déprosées (2000). Puis, à partir de 2007, il développe, en parallèle à l’écriture, une œuvre dessinée, originale par les matériaux choisis, sang et salive, rouge à lèvres et vernis à ongles, mercurochrome et bleu de méthylène, graphite…, comme par les formes, idéographes, pluiographes, neigéographes… « J’ai dessiné comme j’ai écrit : en iconoclaste », explique-t-il.

Messagier, "Manifeste électrique aux paupières de jupes"

Sa poésie, en effet, est « iconoclaste », avec des ruptures, aussi bien rythmiques que pour les contenus. Sa déclaration, « Chaque phrase est l’ellipse déchirée de dix autres », traduit cette volonté : la syntaxe est brisée, avec une prédominance pour les phrases nominales, les sonorités se heurtent, comme dans le jazz, et le moindre élan, lyrique, polémique, est aussitôt coupé. Cela donne l’impression d’une accumulation de sensations et d’images, kaléidoscope qui fonctionnerait en accéléré, aussi surprenante que les titres de ses recueils, par exemple Je récitatif de sang (1971) Nord d'été naître opaque (1972),  25 parfums pour un bal à n'os (1994) ou 12 illusions imbriquées, (1994).

Massagier, "12 illusions imbriquées"
Messagier, "Anima chromata"

Messagier, "Le pays de Trêlles" : site officiel, avec de nombreuses oeuvres : cliquer sur l'image. 

M. Messagier, 12 illusions imbriquées, 1994 - édition bilingue : chinois, français.

M. Messagier, Anima chromatica, dessins 2007-2009.

Michel Bulteau (né en 1949)

Auteur expérimental, ou, selon la  formule de son ami W.S. Burroughs « explorateur des régions psychiques encore vierges », c’est ainsi que peut se définir Bulteau, à la fois poète, essayiste, cinéaste et chanteur du groupe « Mahogany Brain », groupe de rock underground, déstructuration totale de la musique – tout comme sa poésie – improvisations, sans oublier le recours aux drogues. De même que la pochette du premier album, sorti en 1971, est noire, en signe de deuil, sa poésie est désespérée, violente et libérée : en témoignent des titres de recueils comme Poème À (Effraction-Laque), en 1972, Sang de satin (1972), ou Venins (1974). Le rêve de Bulteau ? Il répond lors d’une interview pour Les Lettres françaises, en juin 2011, « le mariage mystique du rock et de la poésie ». Il suffit de lire la trilogie New York est une fêteFlowers (d’après Warhol), en 1989,  À New York au milieu des spectres (2000) et la Reine du pop (2003) – pour mesurer ce qu’a pu représenter pour le jeune poète la découverte de l’effervescence artistique de cette ville, en 1976. Sa poésie, comme ses films, prolonge toutes les transgressions alors affirmées.

Manifeste électrifié

Manifeste-rectum

Manifeste de brumes

Manifeste-manipulations

Manifeste incrusta

Manifeste de tous

Manifeste-point

Manifeste quotidien

Manifeste épongeant la mascarade

Manifeste-hystérie

Manifeste du crime

Manifeste dans la peau

Manifeste d'alarme

Manifeste-catacombes

Manifeste de la poussière

Manifeste-Mississipi de bananes

Manifeste de bouches

Manifeste et crachats

Manifeste étrange de survie

Manifeste traîné en creux

Manifeste-lance-flammes

Manifeste de l'enfance

Manifeste sous votre peau

Manifeste accéléré d'or

Manifeste et gesticule

Manifeste de l'oeillade

Manifeste-tympans

Manifeste empoisonné de lieux

Manifeste de la haine

Manifeste sous l'ongle

M. Bulteau, Manifeste électrique aux paupières de jupes, extrait, 1971.

M. Bulteau, Smooth sick lights, avec "Mahogany Brain", 1976.

Bulteau, "New York est une fête"

M. Bulteau, Some cocktail suggestions, notes pour "Mahogany Brain", 2010.

Bulteau, "Some cocktail suggestions"

Les poètes du "signifié"

Roche
Vachey
Tortel
Parant
Pélieu
Biga
Messagier
Bulteau
Revue "Tel Quel", 1974

Tel Quel, "En Chine", N° d'automne 1974.

La revue Tel Quel, fondée en 1960 sous la direction de Philippe Sollers et qui déclarait « vouloir mettre la poésie à la plus haute place de l’esprit », cesse de paraître en 1982. Mais elle a solidement enraciné l’idée que les poètes sont des « écrivants », et que la pratique poétique est inséparable d’une réflexion sur la langue elle-même.

Prend le relais une autre revue, toujours sous l’égide de Sollers, L’Infini. Son titre illustre l’autre tendance qui parcourt la poésie : dire l’homme, ses doutes et ses espoirs, dire l’univers dans lequel il se meut, ou voudrait se mouvoir. L’exploration du langage, toujours bien présente, à travers maladresses, hésitations et remises en cause, permet, en effet, de percevoir le monde et les limites de l’homme : « Je ne cesse pas d’entendre quelque chose qui respire en avant de moi dans la nuit », écrit le poète suisse Philippe Jaccottet. C’est de ce « quelque chose », indéfinissable, que les « poètes du signifié » partent en quête, empruntant des voies diverses pour tenter de le saisir.

Revue "L"Infini", n°1

L'Infini, N° 1, hiver 1983.

En quête d'une langue qui donne sens...

Nourris des mouvements d’avant-garde et de leurs recherches autour de la langue, plusieurs poètes refusent de s’y laisser enfermer ; leur exploration du langage se veut d’abord la quête d’un sens, une nouvelle poésie à fonder.

Christian Prigent (né en 1945)

De 1969, date de sa fondation, avec Jean-Luc Steinmetz, jusqu’en 1993, Prigent, poète, mais aussi auteur d’œuvres de fiction, anime la revue TXT, dans la lignée des recherches entreprises par le groupe de Tel Quel. Mais, s’il admet, comme il l’énonce dans Écrit au couteau (1973), que la poésie est « l’exigence de trouver un langage », il ne s’agit pas pour lui de se limiter à cela : toutes les manipulations sur le langage ont pour but de « ménager les chances d’apparition d’un sens ‘‘inouï ’’». ‘‘Inouï ’’, mais pas en dehors de toute littérature pré-existante. Prigent refuse, en effet, de faire table-rase du passé : « […] l’affirmation «avant-gardiste» ne consiste pas à faire table rase de la bibliothèque. Elle consiste plutôt à tendre une sorte d’arc électrique entre le plus vivant dans l’ancien (Rabelais, par ex., donc) et le moins apaisé du contemporain (soi-même écrivant dans l’espace encore non balisé) […]», explique-t-il dans un entretien, en décembre 2006, avec F. Thumerel reproduit dans le site « Libr-critique » ; ce qu’il met du reste en pratique dans ses nombreux essais sur la littérature comme sur la peinture.

Pour lire Prigent, le site des éditions P.O.L. : cliquer sur le lien.

Prigent, "La Femme dans la neige"

C. Prigent, Femme dans la neige, 1970

C. Pennequin, Portrait de Christian Prigent.

Il précise par ailleurs : « La littérature se fait avec des mots. Tout part donc de là. Et y revient. Sauf que dans ce parcours, quelque chose d’autre est impliqué : quelque chose qui vient comme altérité, justement. » (cité in R.-M.Allemand, « Christian Prigent : la distance et l’émotion ») L’objectif est donc bien le jaillissement du sens, en réponse aux interrogations sur soi et sur autrui, aussi multiples que le révèlent les titres de ses recueils : Femme dans la neige (1971), Paysage avec vols d'oiseaux (1982), Une élégie (1983), Une leçon d'anatomie (1990) ou L'âme (2000).

D'autres poèmes à découvrir : cliquer sur le portrait.

Marcelin Pleynet (né en 1933)

Autre « TelQuelien », Pleynet, secrétaire de rédaction de  la revue pendant de nombreuses années. Mais, lui aussi, dans la volonté d’utiliser l’écriture poétique, dans sa fonction originelle de chant incantatoire,  pour dire les illusions des normes, sociales, historiques, littéraires, celles des mythes ou des croyances personnelles : « La grande élégie doit tout dire », affirmation affichée en titre du recueil paru en 1986, pourrait aussi devenir « doit tout démasquer » pour rendre compte de son œuvre. De même, le sous-titre de Stanze (1973), « Incantation dite au bandeau d’or », rappelle cette fonction originelle de la poésie. S’appuyant sur des modèles tels Homère, et Virgile, Lucrèce ou Dante, ce recueil, prévu en 9 « chants » - dont 4 sont publiés – met en scène des personnages allégoriques, par exemple le Moine, le Singe, le Bandeau d’or…, et la cosmogonie chinoise se mêle étrangement aux allusions aux temps modernes, en passant par le rappel des cinq modes de production selon le marxisme…

Pleynet, "Stanze"

Les voix s’entrecroisent donc, comme dans Fragments du chœur-vers et proses (1984), toujours en quête de « [c]ette pensée qui nous quitte », intitulé d’un des poèmes :  

" heureux le souffle passant ces lèvres

et l'amour au souffle emporté

      et bénissant par la pensée

      les lettres qui signifient le corps

      [...] brûlant de la pensée"

a san giovanni e paolo

distribution des indulgences

une femme voilée se penche

et le choeur reprend

 

l’amour n’a pas d’aile

il brûle de bêtise

entre les colonnes d'or

 

craft dirige un te deum

pour les obsèques de stravinsky

l’esprit s’accroche à la musique

si tu savais

si tu savais comme le ciel nous entoure

                                                 [là-haut

————————————————————

de mémoire

tu roules sur moi

comme un bateau plus vite

tu brilles dans mes yeux

lâchés sur toi comme des chiens

et je t’entends encore gémir

comme un garçon

dans la lente montée sur les marches 

                                            [des eaux

—————————————————–

miroir et masque

le temps s’échoue

sur ce fond de lumière et d’or

où bougent les marées [...]

C. Prigent, L'Amour vénitien, extrait, 1984

Dominique Fourcade (né en 1938)
Dominique Fourcade

En 1961 paraît le premier recueil de poèmes de Fourcade, suivi de trois autres recueils en 1966, 1969 et 1970, puis il marque une pause de treize ans. Quand il reprend l’écriture, il trouve sa pleine originalité. Ce sont d’abord des essais, sur des peintres tels Matisse, Degas, Cézanne ou Pollock, qui le conduisent à essayer de transposer les techniques picturales dans l’écriture poétique, puis à l’enrichir encore par les emprunts à la musique.

Pour découvrir D. Fourcade, le site des éditions P.O.L., avec de nombreux textes à lire : cliquer sur le portrait.

Étrange mélange alors, déjà entre les langues, français et l’anglais, car Prigent est bilingue, auxquelles s’ajoutent néologismes, mots rares, onomatopées… Et le rythme se module sans cesse : « Mon corps contemporain - le corps de mon poème est un corps de baleine, dont la forme change selon son contenu ; selon la profondeur et la vitesse, auxquelles il se configure avec intelligence et productivité ; également selon le type de son appareil propulseur. C'est le corps d’une ligne. C'est le corps d'une laisse. Cela n'a rien d'original : c’est, précisément, le corps d'un contemporain. » Tantôt recours à une prose poétique, à ces « laisses », strophes faites de longues phrases non ponctuées, comme pour reproduire l’élan de la création, par exemple dans le "1er poème fang yi" (Cf. Logo ci-dessous), tantôt, comme dans Rose-déclic, paru en 1984 (Cf. Texte ci-contre) ou Xbo (1988), par des fragments jetés sur la page, par les instantanés d’une écriture « accélérée », ponctuée parfois de pages blanches : « je voudrais abréger, abréger encore, jusqu'à faire tout tenir sur un point de volupté minuscule dont la durée serait modulable à l'infini, point de douleur et de communication absolues, le plus intense point linguistique du monde, à partir duquel repenser toute la durée de l'amour », écrit-il dans Outrance Utterance et autres élégies, paru en 1990, titre qui reproduit parfaitement l’alliance entre la forme adoptée, et le fond, l’expression « élégiaque ».

Jour bleu épais pétale de toi

Sers une amortie si c’est possible

Rose frein

Rose bombe à neutrons

Que tu bloques sur sa tige en même temps que tu l’accélères et qu’il se déchaîne fort brutale rose de toutes les simultanéités

Rose éclabousse d’urine rose des comme et des comme et des ainsi que

Rose-déclic des comparaisons précises machine à vertiges (qui montent de cette incorruptible comparabilité de tout maintenant au sein du réel)

Rose à répétition

Rose nuit sur le monde j’appuie d’instinct j’appuye sur la pédale pour une lecture plus vite

Question que je ne puis réprimer tu guides ma main vers le bouton du siège éjectable

Pourquoi

D. Fourcade, Rose-déclic, extrait, 1984

Pour lire 3 autres poèmes : cliquer sur le logo.

Les "héritiers"

Certains poètes choisissent, eux, de s'inscrire dans la continuité des courants littéraires qui ont marqué leur jeunesse, tout en leur imprimant leur marque personnelle, en accord avec les quêtes entreprises en cette fin de siècle.

Eugène Guillevic (1907-1997)

Ami de Follain, Guillevic a participé pendant un temps seulement à l’École de Rochefort, mais toute son œuvre rend compte, pour reprendre la formule de Bouhier, de ce même désir de « mêler [ses poèmes] aux rythmes de la nature, au bruit des arbres, de l’eau, les mêler à la vie ». En fait, catholique jusqu’à la guerre d’Espagne, date de sa rupture avec l’Église, puis communiste pendant la guerre mondiale, résistant contre le nazisme, avec une nouvelle rupture en 1980, Guillevic n’est pas un « homme d’écoles », ni littéraires, ni idéologiques.

Il est d’abord un homme de sa terre bretonne (Carnac, 1961 ; Du domaine, 1977), un solitaire qui restitue l’atmosphère des pierres, des landes et des eaux, avec lesquelles il semble entrer dans une relation intime, dans son désir d’être « inclus » – titre d’un recueil de 1977 – dans l’univers. Pour cela, il s’efforce de le rendre perceptible par une langue de plus en plus épurée au fil des recueils, une langue simple, presque quotidienne, propre à rétablir les liens, parfois perdus, avec ses semblables.

Jeanne Moreau chante "Aimer" (Chansons pour Clarisse), poème de Guillevic, 1968.

Il te faut de la pauvreté dans ton domaine.

C’est comme ce besoin qu’on peut avoir d’un mur blanchi à la chaux.

Une richesse, une profusion de mots, de phrases, d’idées t’empêcheraient de te centrer, d’aller, de  

                                                        [rester là où tu veux où tu  dois  aller pour ouvrir, pour recueillir.

Ta chambre intérieure est un lieu de pauvreté.

Guillevic, Art poétique, extrait, 1989.

Pour en savoir plus sur Guillevic et son oeuvre : cliquer sur le lien.

- "Esprits nomades", avec de nombreux poèmes à lire ;

- "Poésie et espace chez Guillevic", par C. Guedj, Alliage , n°43.

En somme,

Avec les mots,

C’est comme avec les herbes,

Les chemins, les maisons, tout cela

Que tu vois dans la plaine

Et que tu voudrais prendre.

Il faut les laisser faire,

Par eux se laisser faire,

Ne pas les bousculer, les contrarier,

Mais les apprivoiser en se faisant

Soi-même apprivoiser.

Les laisser parler, mais,

Sans qu’ils se méfient,

Leur faire dire plus qu’ils ne veulent,

Qu’ils ne savent,

De façon à recueillir le plus possible

De vieille sève en eux,

De ce que l’usage du temps

A glissé en eux du concret.

E. Guillevic, Inclus, extrait, 1973.

Jean Tardieu (1903-1995)

Même s’il est surtout connu pour son théâtre, parfois rapproché du mouvement de l’Absurde, Tardieu est d’abord un poète, héritier à la fois des jeux surréalistes et des dérisions de l’OuLiPo – il est ami avec plusieurs de ses membres, dont Queneau – mais irréductible à tout courant défini.

La résistance, à laquelle il a adhéré pendant la guerre, en participant à la diffusion de textes et d’émissions radiodiffusées clandestines, il en fait preuve aussi dans sa poésie. Résistance au lyrisme, car il refuse de prendre au sérieux ce qu’il éprouve, résistance aux normes, car il jongle avec le langage en ne respectant aucune forme pré-établie. Résistance enfin à toute vérité, car il interroge perpétuellement le monde… et lui-même. Ecoutons ses confidences à J.-M. de Montrémy en 1993 : « Vous avez d'un côté un vieux monsieur qui va fêter ses 90 ans en novembre prochain, et de l'autre, un écrivain qui n'a pas beaucoup changé depuis ses 20 ans ; le vieux monsieur regarde écrire l'écrivain, avec une certaine perplexité. Il arrive au vieux monsieur d'être de bonne humeur. L'écrivain, lui, essaie d'interpréter le mieux possible l'angoisse de vivre, comme un pianiste interprète sa musique […] J'ai toujours l'impression que je vais enfin trouver le mot, le vers, la phrase autour desquels je tourne depuis mes 8 ans. »

Tardieu, "Oeuvres"

Pour lire plusieurs poèmes de Tardieu : cliquer sur le logo.  

Tardieu, "La môme néant"

Négation

Pleuvoir n'est pas mentir

Sauver n'est pas dissoudre

Gravir n'est pas renaître

L'ombre n'est pas le cheval

Le regard n'est pas le torrent

Le portail n'est pas la surprise

Le couperet n'est pas la chambre

 

Affirmation

L'ombre c'est pleuvoir

Mentir c'est le regard

La surprise c'est la chambre

Le portail c'est le couperet

Gravir c'est sauver c'est renaître

Je ferai pleuvoir l'ombre

et le regard mentir

quand nos pas dans la chambre

seront le couperet.

J. Tardieu, "Mots sans dessus dessous", L'Accent grave et l'accent aigu, 1986.

Comment ça va sur la terre?

- Ça va ça va, ça va bien.

Les petits chiens sont-ils prospères ?

- Mon Dieu oui merci bien.

Et les nuages ?

- Ça flotte.

Et les volcans ?

- Ça mijote.

Et les fleuves ?

- Ça s'écoule.

Et le temps ?

- Ça se déroule.

Et votre âme ?

- Elle est malade

Le printemps était trop vert

Elle a mangé trop de salade.

J. Tardieu, "Conversation", Monsieur Monsieur, 1951.

A la poudre des jours

profondément mêlées

si mes cendres étaient dispersées,

je serais libre de renaître

invisible et présent

à l’appel d’une voix au signal d’une main.

Nous qui nous sommes tant cherchés

nous serions enfin réunis,

vivants ou non aux larges vagues de ce lac

qui regagne au-delà des gorges

l’or et le son du soleil

 

ouverture sans nom…

J. Tardieu, "La baïa del vento", Da Capo, 1995.

Yves Bonnefoy (né en 1923)

C’est d’abord du surréalisme que Bonnefoy hérite, mais, dans l’écroulement de l’après-guerre, cette démarche autour du seul langage lui paraît rapidement insuffisante, comme il l’explique lui-même dans sa conférence inaugurale au Collège de France (Cf. Extrait ci-contre). Du surréalisme, il garde donc, dès son premier recueil, Du silence et de l’immobilité de Douve, en 1953, le goût des images souvent insolites, mais c’est pour mieux partir en quête du « vrai lieu » : « Ce que je tiens serré n’est peut-être qu’une ombre / Mais sache y distinguer un visage éternel ».

Et cet excès des mots sur le sens, ce fut bien ce qui m'attira, pour ma part, quand je vins à la poésie, dans les rets de l'écriture surréaliste. Quel appel, comme d'un ciel inconnu, dans ces grappes de tropes inachevable ! Quelle énergie, semblait-il, dans ces bouillonnements imprévus de la profondeur du langage ! Mais, passée la première fascination, je n'eus pas de joie à ces mots qu'on disait libres. J'avais dans mon regard une autre évidence, nourrie par d'autres poètes, celle de l'eau qui coule, du feu qui brûle sans hâte, de l'exister quotidien, du temps et du hasard qui en sont la seule substance ; et il me sembla assez vite que les transgressions de l'automatisme étaient moins la surréalité souhaitable, au-delà des réalismes trop en surface de la pensée contrôlée, aux signifiés gardés fixes, qu'une paresse à poser la question du moi, dont la virtualité la plus riche est peut-être la vie comme on l'assume jour après jour, sans chimère, parmi les choses du simple. Qu'est-ce, après tout, que la langue, même bouleversée de mille façons, auprès de la perception que l'on peut avoir, directement, mystérieusement, du remuement du feuillage sur le ciel ou du bruit du fruit qui tombe dans l'herbe ?

Y. Bonnefoy, "La présence et l'image", Conférence inaugurale au collège de France, 2004.

Revue "L'Ephémère"

L’ombre, le vide, l’absence, le néant, autant de figures de la mort qui obsède Bonnefoy, du « désert » évoqué dans Hier régnant désert (1958), pierre nue sur laquelle se fige la « salamandre » ; mais, de même que, dans la légende, la salamandre peut traverser le feu sans mourir, l’image, le Verbe poétique, sont les flammes à travers lesquelles le monde peut se peupler. C’est, en effet, la présence du monde que veut dire l’œuvre de Bonnefoy, à travers toutes ses activités, de traducteur, de professeur, de directeur de la revue L’Éphémère, de 1967 à 1972, dans sa collaboration avec des artistes, par exemple avec Miró dans Anti-Platon (1962), dont l’œuvre graphique soutient alors les mots du poème. « Dans le leurre du seuil », titre d’un recueil de 1975, pourrait signifier la douloureuse conscience du poète face au « leurre » des mots, qui semblent impuissants à exprimer la vérité au-delà du « seuil » de l’existence.

Pour une "introduction" à l'oeuvre de Bonnefoy, une remarquable analyse de J.-M. Maulpoix : cliquer sur l'image...

Bonnefoy-Miro, "Anti-Platon"

Y. Bonnefoy-J. Miró, Anti-Platon, planche, 1962.

Alors le poète s’attache à dire les plus simples perceptions, le bruissement du vent dans l’arbre, le chant de l’oiseau, les murmures de l’enfance… : « Nous regardons le monde et nous voyons l'arbre, la maison, la source,... Mais avant le langage, il y a une sorte de continuité entre l'arbre, la maison et la source : c'est le continu du monde, le fait que les choses existent là en même temps. Cette simultanéité des éléments composant notre univers et qui existe avant le langage, on peut le nommer « le lieu ». Or, dans « le lieu », nous sommes impliqués, nous faisons totalité avec lui. Et la poésie recherche précisément cela : elle est la nostalgie de cette expérience originelle du tout et de l'unité avec le monde »

Pour en savoir plus, l'analyse de Pressnitzer, et des poèmes à lire, in "Esprits nomades" : cliquer sur le logo.

Partout en nous rien que l'humble mensonge

Des mots qui offrent plus que ce qui est

Ou disent autre chose que ce qui est.

 

Odeurs, couleurs, saveurs,

Le même songe,

Colombes dans l'ailleurs

Du roucoulement.

 

Que ce monde demeure

Comme cesse le temps

Quand on lave la plaie

De l'enfant qui pleure.

 

L'un à l'autre ce qu'est

La couleur à  l'ombre,

L'or du fruit mûr à  l'or

De la feuille sèche.

 

Y. Bonnefoy, Les Planches courbes, extrait, 2001.

Les chemins de la foi

À la suite de P. Emmanuel et de J. Grosjean quelques poètes cherchent dans la foi des réponses à leur quête d’une vérité essentielle, ce qui les conduit à porter un regard original sur le monde.

Christian Gabriel/le Guez Ricord (1948-1988)

Le parcours de ce poète qui, comme Rimbaud, écrit un premier recueil – qui lui vaut le prix Paul Valéry – à dix-sept ans, est marqué par une tension entre l’extrême douleur et l’extase absolue. Extrême douleur du déséquilibre psychiatrique, source d’internements ponctuels en hôpital psychiatrique, avec des recueils tels La Monnaie des morts (1979) ou Du Fou au bateleur, composé avec P. Coudray, son psychiatre, entre 1976 et 1980, jusqu’à la mort précoce par surdose de médicaments ; extase absolue, lors d’une première révélation, en 1969, à Notre-Dame de La Garde à Marseille, puis lors d’un séjour à Patmos, la vision d’une double identité, d’où vient le prénom qu’il s’attribue, « Gabriel/le » pour conjuguer masculin et féminin.

De là naissent Maison Dieu, La Tombée des nues et Les Heures à la Nuit, composant le recueil Le Cantique qui est à Gabriel/le. Il dit les déchirures intérieures, l’ivresse d’un principe féminin fait d’amour et de lumière, la quête à la fois charnelle, spirituelle et mystique de la plénitude. Dialogue avec son ange – dessiné dans les marges des manuscrits –, voix et visions mêlées, de la Vierge ou de l’Apocalypse, il compose, outre de nombreux poèmes publiés dans diverses revues, deux autres recueils, publiés à titre posthume, L'Annoncée et La Couronne de la Vierge. Il y retrouve l’élan mystique des versets claudéliens, inventant une forme dont Bernard Mialet, éditeur testamentaire de son œuvre posthume, explique qu’elle vient du spectre de l’hydrogène, l’atome le plus simple et le plus répandu dans l’univers : 21 syllabes par vers, 21 vers par page, rythme inhabituel et qui heurte l’oreille, mais qui veut reproduire la présence exubérante de la vie : " Oui, je viens vers toi, et le sais-tu, tandis qu'ils brisent les anneaux de réflexion, / Jusqu'à l'énervation, je te dis le temps nouveau, le corps verbal, l'oeil affranchi, / Mais ai-je au vrai maudit le silence des images et plus que toi désiré, / En ce jardin des larmes où les allées appellent une mémoire insensée, / Ô Adolescence ô ! Que vienne la mort prendre celui qui n'a aimé qu'en vain... "

I

Je crois

en

La Passion

La Mort

La Résurrection

L’Exaltation et l’Ascension

de

la Matière,

notre Mère

II

Je crois

dans le jugement

et

le couronnement

pour la noce

et

le banquet

de

la création

III

Je crois

au Triomphe

à la Transfiguration

de

tout ce qui aura été,

l’univers transparu

dans

la Vierge Marie

C. G. Guez Ricord, "Pour une lettrine du nom de Marie", in Fonts nuit, n°2, 1976.

Je n’ai plus connaissance sinon du seul silence qui là-bas m’a reconnu

J’aurais vécu en est le nom car je sais les noms de cette nuit qui est l’épair

Du ciel ici quand je te parle de guérir comme l’on meurt dans la mort de l’autre

Qui était l’étendue, le nom même des choses que l’on n’a pas connues

Or vois les salles d’ombre, le gréement disparu, le guet des parélies perdues,

Ô maîtresse d’armes, je te dirai le cœur et le doute du cœur, d’autres preuves,

L’ancienneté du cœur, le miroir sur la table, le vin servi pour ce temps mort,

Et la grève de laves qui portera ton nom, ce qui est là, hasards, chimères,

Pour la mort que nous sommes à ce miroir, et l’orbe blanche où tu m’attends très blanche

Sous la lampe de fièvre parmi les autres qui te nient alors que tu n’es pas,

Or vois la courbure que le rêve anime dans le gel et le bleu des ogives

Et tout ce tremblement de l’âge qui nous guette, que je dois à ce qui sera

Puisque l’ailleurs n’est plus que l’immobile, l’attente de ce qui est, cette mise,

La forêt de jadis, de jamais plus, la manne de lèvres qui ont murmuré :

Est-ce ici que le rêve s’achève ? Que s’altèrent les îles de nos deux corps

C. G. Guez Ricord, Le Cantique qui est à Gabriel/le, 1968-1988.

C. G. Guez Ricord, Dessin, sans titre. 1982, encre noire sur papier, 9 x12. Coll°privée.

C. G. Guez Ricord, Ange bleu, dessin. 

C. G. Guez Ricord, Annonciation, dessin, encre noire sur papier. Coll° privée.

Jean-Pierre Lemaire (né en 1948)

Soutenu par Jaccottet et Grosjean, Lemaire commence  à publier dans les années 80, parallèlement à ses fonctions d’enseignant au lycée Henri IV, et il obtient, en 1999, le Grand Prix de Poésie de l’Académie française. Depuis Les Marges du jour, en 1981, jusqu’à L’intérieur du monde (2002), en passant par Visitation (1985) et L'Annonciade (1997), c’est la contemplation de l’univers d’abord, animaux, arbres et fleurs, bruissement du vent et chants d’oiseaux,  qui soutient sa foi, un univers qu’il voit aussi peuplé d’âmes, celles des disparus, celles des saints qui ont su se donner totalement. Il y a du divin dans les paysages, il y a du divin dans l’homme, Lemaire s’emploie à dire, en toute simplicité, ce mélange du sacré au profane.

Pour lire d'autres poèmes : cliquer sur le texte.

Pour en savoir plus, l'analyse de Piguet, « L'évocation du miracle dans quelques poèmes de Jean-Pierre Lemaire. », Transversalités N° 106 : cliquer sur l'image.

J. P. Lemaire, "Les yeux du coeur", texte manuscrit, in  Qui vive, 1981. 

Quand il t’est donné de voir cette vie

non plus seulement sous le ciel

mais comme à travers lui (tu devines alors l’existence

d’un second ciel en transparence et même parfois d’un troisième)

tu peux supporter le cri du peuplier

les yeux des offensés et ta propre histoire

comme si la mémoire à cette profondeur

prenait la couleur de la miséricorde

de même que l’air devient bleu…

J.-P. Lemaire. Les Marges du jour,  extrait, 1981.

Il n’y a pas de solitude

                                                            Judith Chavanne

 

La porte dans le ciel qui se refermait

avec le retour du temps ordinaire

reste entrebâillée ; un vent léger passe

entre les iris, incline vers nous

l’ombre du noyer, les fleurs de l’acacia

plus lumineux au crépuscule,

rend presque traduisibles

les strophes du merle.

Depuis le cimetière au bord de la forêt,

les morts entendent le babil

de leurs descendants devant le décor

de la vieille maison ; la tête du cerf,

au-dessus du fusil et de la gibecière,

garde les yeux ouverts,

voit s’écarter après un siècle

le labyrinthe obscur des branches.

 

Il n’y a plus de solitude.

 

J.-P. Lemaire, "Après l'ascension"

Alain Bosquet (1919-1998)

Bien des hésitations avant de classer Bosquet dans cette catégorie, car lui-même ne s’est jamais défini en lien avec la foi, bien au contraire. Et pourtant… que nous dit ce titre d’un recueil poétique de 1977, Livre du doute et de la grâce ? Ou cet autre titre, Le Tourment de Dieu, en 1987, dans la préface duquel il écrit : « Je suis athée. Dieu me tente : je ne sais si c’est dans ma chair, mon esprit ou mon verbe. Je ne puis l’accepter et, le rejetant, perçois comme un remords » ? Ainsi, si Bosquet n’est certainement pas un poète « chrétien », nous sommes en  droit de considérer que, dans sa quête de réponses, il interroge aussi le sacré.

Dans son œuvre romanesque, Une mère russe (1978) dans la trilogie Les Trente Premières années, Bosquet rend compte, à travers le personnage de Tolia, des épisodes tumultueux de son existence de jeune russe exilé, et des circonstances historiques traversées, notamment pendant la 2nde guerre mondiale. Très tôt engagé dans la Résistance, il est d’abord, en 1941,  secrétaire de rédaction du Journal Officiel de la France Libre, puis il combat militairement : dans l’armée américaine, il se retrouve en Irlande, puis à Londres, enfin participe au débarquement en Normandie et accompagne l’armée jusqu’à Berlin.

Sa poésie, elle, s’attache davantage à un itinéraire intérieur, « émerveillement, amour des étoiles, désir d’être ailleurs, capture d’un idéal, granit de l’angoisse », explique-t-il dans la préface de Sonnets pour une fin de siècle (1980). Ces dieux, qu’il refuse, parfois avec violence (Cf. Extrait ci-contre), il les remplace d’abord par la création et ses merveilles. Mais surtout, il se met lui-même à la place d’un dieu créateur en accordant au Verbe poétique la force du Verbe divin. Ce pouvoir – en dehors de toute religion définie – lui permet d’atteindre une forme de transcendance, en dépassant les limites assignées à la condition humaine.

Pour en savoir plus, et lire d'autres poèmes : cliquer sur le logo.

Ultime paradoxe de Bosquet… son écriture, qui hésite entre la tradition et la modernité, héritée du surréalisme. Tantôt, en effet, il recourt au vers libre, et multiplie les images surprenantes, le choc de réalités qui se heurtent, comme dans les textes brefs de Poèmes, deux (Les Notes) qui rassemble 100 Notes pour une solitude (1970), Notes pour un amour (1972), Notes pour un pluriel (1974) ;  tantôt il revient à l’alexandrin et au sonnet (Sonnets pour une fin de siècle, 1980) mais, si le rythme est élaboré, il ne se soucie pas de la rime.

- Dites donc, un poète, à quoi ça sert ?

- Ça remplace les chiens par des licornes.

- Dites donc, ça n'a pas d'autres talents ?

- Il apporte le rêve à ceux qui n'osent pas rêver.

- Vous trouvez ça utile, dites donc ?

- Quand il veut, il persuade les comètes de s'arrêter quelques moments chez vous.

- Il trouble l'ordre, dites donc, ce type-là !

- Pas plus qu'un vol de scarabées, pas plus qu'un peu de neige sur l'épaule.

- Il est bon pour l'hospice, dites donc !

- Il le transformerait en palais de cristal, avec mille musiques.

- Qu'on le conduise à la fosse commune, dites donc, ce poète.

- Alors décembre se prolongera jusqu'à la fin de juin.

A. Bosquet, Je ne suis pas un poète d'eau douce, 1977.

Je n'aime pas les dieux.

Les prophètes m'agacent.

La seule vérité, je la veux dans les mots et dans la chair : le jeu des uns, l'aveuglement de l'autre.

L'absolu, je le tiens pour suspect.

Je nie le songe : un fleuve est un seau d'eau qui coule,

et l'arbre dans sa boue ne peut rien contre moi. Étant mortel comme le chien et le soupir, je le proclame et n'en fais pas une leçon :

juste un devoir de propreté.

Je suis vivant sans y voir de miracle, et m'apprête à mourir imperturbable et dur.

J'ordonne que

Bouddha

s'étrangle dans son rire et que, simple saumon,

Moïse plonge entre les flots de la mer Rouge, cependant que la

Croix se défait de son

Christ.

A. Bosquet, Sonnets pour une fin de siècle, 1980.

Écrire son poème, est-ce une trahison,

comme devant la mise à mort d'un innocent

on détourne les yeux ? Aligner quelques mots

qui lâchent le réel pour un gramme d'azur,

est-ce dresser un paravent contre le monde

affolé dans son bain, parmi l'écume noire ?

Traiter sa fable favorite en libellule

par-dessus la rivière, est-ce oublier le pain

qui manque à l'homme ? Remplacer le vrai printemps

par un printemps verbal aux toucans invisibles

qui sont peut-être un peu de feu, est-ce insulter

notre nature ? Aimer une voyelle blanche

comme on aime sa fille, est-ce être dédaigneux

de notre amour universel, qui nous saccage ?

A. Bosquet, "Défense du poète", Sonnets pour une fin de siècle, 1981.

Une poésie "minimaliste" ?

Au rebours des avant-garde et en refusant ce qu’ils considèrent comme les facilités du lyrisme, plusieurs poètes se retrouvent dans un même désir de chercher « le sens » à travers une poésie qu’on peut qualifier de « minimaliste », qui se veut, comme le dit l’un d’eux, Emmanuel Hocquart, « modernité négative ». Il s’agit de limiter la parole poétique au réel, au plus simple et plus objectif réel, donc de limiter la langue à une écriture neutre : « "Travailler le blanc. Le pousser. Lui donner des mots. Une table. Une main. Des objets de l'autre clarté. Dans la définition. » écrit Claude Royet-Journoud dans son recueil Les objets contiennent l'infini (1984). Pour représenter un tel choix, nous retiendrons trois noms.

Anne-Marie Albiach (1937-2012)

Pour une analyse de Mezza Voce : cliquer sur le lien.

La revue qu’elle a fondée et animée, avec Michel Couturier et Claude Royet-Journoud, Siècle à mains, avec 12 numéros, de 1964 à 1970, accorde une large place à cette tentative d’une poésie qui refuse les métaphores, les jeux sonores, telles les allitérations ou les assonances, pour se concentrer sur l’essentiel, l’exigence de l’écriture, avec ses interruptions, ses silences, ses blancs. En témoignent des recueils comme Flammigère (1967), État (1971), Mezza Voce (1984) ou cet extrait de Figurations de l’image (2004).

le récit serait aveugle

les spasmes de l’oracle      structure

dans le travail des couleurs

la marge astreint le cercle

sur la terre les indices

dans une liquidité parfaite

                                 où se dédit

la langue

le coeur au rythme de la dénégation

la lumière renoue avec la faiblesse

                                        dans l’énoncé antérieur

le corps du délit s’abstrait à l’horizon

terme pris en défaut 

accusation motrice de l’air empli de gestes

dédiés à l’étreinte

                        le sujet s’amenuise 

A.-M. Albiach, « La ligne      la perte », extrait, Figurations de l’image, 2004.

Claude Royet-Journoud (né en 1941)

Lui aussi s’emploie à ôter à la parole poétique tous ses ornements pour qu’elle puisse exprimer une plus grande vérité de la création, jusqu’à la réduire à quelques mots, expliquant, dans La Notion d’obstacle :

« il taira

le retour de la préposition

devant le chiffre

 

la mainmise du neutre

quand le corps est une phrase à venir. »

Cette volonté de « mainmise du neutre » est illustrée par une autre phrase : « Dire ce bras est de chair, je trouve cela plus émouvant que la terre est bleue comme une orange ». La métaphore est donc refusée, pour privilégier la parole nette, brute. Une tétralogie forme son œuvre principale : Le Renversement (1972), La Notion d'obstacle (1978), Les objets contiennent l'infini (1983) et Les Natures indivisibles (1997) dont les titres représentent bien le choix d’une poésie qui vise à faire jaillir « l’infini » de la lutte du poète pour arriver à une langue débarrassée des « obstacles ».

Trois poèmes de Royet-Journoud à écouter : cliquer sur le lien.

Emmanuel Hocquart (né en 1940)

L’écriture de Hocquart semble hésiter entre poème et récit (Cf. Extrait ci-dessous), par exemple dans Album d’images de la villa Harris (1978) ou Les dernières nouvelles de l’expédition sont datées du 15 février 17… (1979) : « Tel fut mon art : de brusques contrastes entre un prosaïsme trivial et de nostalgiques élans de l’âme ; la rapidité des changements de ton, l’emploi d’une langue familière qui ne s’interdisait pourtant pas les emprunts érudits, les réminiscences mythologiques, le recours aux abstractions. » (Le Cap de Bonne Espérance, 1988). Mais c’est toujours sur elle-même que cette écriture s’interroge, même dans un recueil qui porte un titre aussi lyrique que Les Élégies, paru en 1990 : le réel offre au poète des images, « un catalogue périmé des amours, de l’histoire et des livres » qu’il suffit de relever pour arriver au « moi », mais sans se livrer au moindre élan lyrique, sans exprimer le moindre sentiment.

Pour lire "Elégie 5" d'E. Hocquart : cliquer sur le lien.

Entretien d'E. Hocquart avec B. Pivot, "Apostrophes", mars 1978.

Le vent, quand il couche l’herbe dans le vent, quand elle brille sous lui d’un éclat plus terne, l’épouvantail est au milieu du chant. Vertical et creux sur la terre, il garde une part de l’air. Il est cette figure du vent dans la chute italique des vêtements d’emprunt qui tombent en pièces. Il penche au milieu de ce qui se tient debout. Les arbres, un mur. Lui, une idée creuse que traverse la peur.

 

Il me fut autrefois interdit d’écrire penché. C’est peut-être de là que mon corps s’est incliné au lieu de l’écriture; et de là que je suis resté voûté au milieu de ce qui se tient droit - les lettres d’un alphabet romain. 

 

Il fait du vent. L’ancienne grammaire dit que le vent est sujet réel.

Il sujet apparent. »

E. Hocquart, Une Journée dans le détroit, 1980.

Vers un nouveau lyrisme

Mais les recherches des « poètes du signifiant », de même que les tentatives pour accorder la première place à la parole poétique pour faire sens, n’ont pas fait disparaître le lyrisme ; il a seulement été mis en veilleuse pendant un temps, mais il renaît dans le dernier quart du XXème siècle. Il est totalement impossible de rendre compte de façon exhaustive du foisonnement de cette période, où le lyrisme cherche de nouvelles formes d’expression. Nous essaierons uniquement de dégager quelques différentes directions privilégiées, en évoquant rapidement ceux qui les ont illustrées.

 

Dire les lieux, dire le monde

Certains choisissent de décrire : observant « l’espace du dehors », leur regard permet alors d’éclairer « l’espace du dedans », ce qu’ils éprouvent, ce que leur suggèrent ces lieux parcourus.

 

Pierre Oster (né en 1933)

Très tôt, Oster est soutenu par les plus grands, Jouve, Paulhan, Arland, Saint-John Perse, Roche… qui l’aident à prendre toute sa place dans le monde de l’édition, notamment au comité de lecture du Seuil. À partir de 1971, il signe ses œuvres Oster-Soussouev, en reprenant au masculin le nom de son épouse, façon de suggérer ce qu’il lui doit sans doute. Mais c’est du monde entier qu’Oster se met à l’écoute, dans sa poésie, d’un univers à ses yeux signifiant la place de l’homme, ce qui donne à ses vers une dimension métaphysique.

Il s’oppose ainsi au désespoir qui parcourt les poèmes de ses contemporains : « On veut aujourd’hui qu’il y ait art de l’absurde dans le rapport de l’homme au monde ; à mes yeux, l’absurde serait plutôt dans l’excessive beauté de l’unité de la création », déclare-t-il dans Solitude de la lumière, en 1957.

La mer, qui couvre l’univers à la façon des moissons,

Qui s’attarde avec force autour de ce chêne immobile,

La mer, qui triomphe et mugit, fait de la lune une île…

Au seuil du bois obscur où je suis à la fois chasseur et prisonnier,

Je connais, un instant, qu’à ma droite un renard regagne son charnier.

Le bruit d’un combat dans la campagne accroît ma vigilance.

L’écho répercute l’appel qu’un oiseau nocturne me lance

Du haut d’un arbre mort soutenu par un mur de torchis !

Et c’est le même appel lorsque je dois bondir et lorsque je franchis

Le seul chemin dans le ciel noir que n’ait foulé aucune bête !

Je traverse des champs. Je traverse le ciel. Je renverse la tête…

Une fleur ronde et sauvage a brûlé tout au bord d’un ravin.

Plus qu’aux feuillages je sacrifie à la chaleur du Corps divin !

J’ai deviné Vénus…

 

P. Oster, « Dix-neuvième poème », La Grande année, 1964

Pour lire P. Oster, "La terre" :  cliquer sur le lien.

Découvrir P. Oster : "Portrait d'un poète" par lui-même.

Prigent
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Bosquet
Royet-Journoud
Albiach
Hocquart
Chédid

Pour une analyse du recueil et de nombreux liens : cliquer sur l'image.

Réda
Andrée Chédid (1920-2011)

Auteur aussi de nombreux romans, dont La Maison sans racines (1985) et L’Enfant multiple (1989) où elle évoque la guerre au Liban, son pays d’enfance – elle a quitté très jeune son pays natal, l’Égypte – et, à travers les paysages orientaux qu’elle déroule sous nos yeux, les couleurs, les odeurs, nous percevons à la fois sa nostalgie, et ses interrogations. Quels liens l’homme tisse-t-il avec le monde qui l’entoure, avec les autres, différents et pourtant si semblables ? Quel prix donner à la vie quand elle se révèle si précaire ?

J'ai des saisons dans le sang

 

J'ai le battement des mers

J'ai le tassement des montagnes

J'ai les tensions de l'orage

La rémission des vallées

 

J'ai des saisons dans le sang

 

J'ai des algues qui me retiennent

J'ai des hélices pour l'éveil

J'ai des noyades

J'ai des leviers

 

J'ai des entraves

J'ai délivrance

J'ai des combats

J'ai fleur et paix.

Chédid, "Les saisons du sang".

Comme ces villes percluses d'éternité

Cités enduites de sables qui masquent et perpétuent

l'insondable existence

de tant de peuples éteints

Nos vies s'apaiseront

La mort amortissant leurs stridences

leurs affres et leurs jubilations

L'avenir paraphera de quelques signes de quelques légendes tous nos destins enfouis

Puis la mémoire se fragmentant égrènera de fragiles souvenirs entraînés vers l'océan des temps abolis.

A. Chédid, "Comme ces villes".

Pour lire d'autres poèmes d'A. Chédid : cliquer sur les logos.

Bernard Delvaille (1931-2006)

Quartiers insolites

trains qui roulent sur les passerelles de fer

La paille des après-midi brûlantes

Cours maussades    rumeurs pauvres

Un cheval essoufflé tire des barriques noires

le chant des vitriers

Cour Saint-François

Le bonheur est perdu

nous ne le retrouverons jamais

B. Delvaille, « Cour Saint-François », Blues, 1951.

Pour en savoir plus, une très complète analyse : cliquer sur l'image.

Delvaille, essayiste, traducteur, et directeur de la collection « Poètes d’aujourd’hui » de 1962 à 1989 se fait d'abord connaître par son travail de recherche. Mais dès 1951, son premier recueil, Blues, révèle les choix poétiques que développe l’ensemble de son œuvre, les thèmes du voyage, d’errance dans le monde contemporain, à travers Paris, celui de la tradition, sur les quais de l’île Saint-Louis, mais aussi celui de la modernité, des cafés de Montparnasse aux usines des banlieues. Puis de Paris, l’espace s’élargit à l’Europe entière, à la lointaine Amérique, par exemple dans Faits divers, en 1976. Pour lui, chaque lieu est riche de tous ceux qui l’ont parcouru, des légendes qu’il a engendrées, et c’est cette mémoire qui retentit dans l’âme du poète.

Un jour bien plus tard lorsque vous vous souviendrez de moi

Et qu’il ne restera de moi dans votre cœur qu’un souvenir confus

Vous regarderez des photos et direz il m’a aimé pour quelques mois

Et aux pages jaunies d’un livre vous vous rappellerez qui je fus 

 

Je serai dans un autre monde et vous serez jeune encore

Je ne serai plus pour vous qu’un visage entre d’autres ombres

Regretterez-vous alors ce rire amer et incolore

Que j’avais esquissé pour vous à l’heure où tout amour sombre 

 

Nous nous aimâmes comme enfants perplexes et innocents

Comme deux marins perdus d’un blanc bateau après naufrage

Nous aurions pu échanger un soir le mystère de notre sang

Au cœur d’un pays de feu où pousse l’ortie sauvage 

 

Souvenez-vous de ces quais d’une Rouen de vent humide

De ces quartiers exilés où vous marchiez à mon bras

Nous cherchions d’autres plaisirs au-delà des cafés vides

Puis sur votre sommeil d’enfant je dus rabattre les draps

B. Delvaille, Désordre, 1967.

Jacques Réda (né en 1929)

Après deux premiers recueils, dont Cendres chaudes, en 1955, quinze ans de silence… Quand Réda revient à la poésie, avec Amen (1968) et Récitatif (1970), il montre qu’il a su dépasser les excès des courants littéraires de cette époque pour trouver sa propre unité poétique en menant sa propre quête. Lui aussi s’inspire, dans ses poème en prose, par exemple Les Ruines de Paris (1977), ou en vers, tels dans les recueils Hors les murs (1982) ou Le bitume est exquis (1984), des paysages parcourus. Il se promène, et parfois s’égare, dans des lieux, souvent insolites, de Paris et de sa banlieue, mais aussi dans les campagnes plus lointaines (L’Herbe des talus, 1984), dans les mémoires, visuelles et sonores –Réda est aussi un passionné de jazz – qui s’y inscrivent, se définissant comme « un passant parmi d’autres » (Cf. Extrait ci-dessous) dans un autre de ses recueils, La Tourne (1975).

Ce que j'ai voulu c'est garder les mots de tout le monde ;

Un passant parmi d'autres, puis plus personne (sinon

Ce bâton d'aveugle qui sonde au fond toute mémoire)

Afin que chacun dise est-ce moi, oui, c'est moi qui parle -

Mais avec ce léger décalage de la musique

A jamais solitaire et errante qui le traverse.
J. Réda, extrait, La Tourne, 1975.

Le titre de ce recueil est d’ailleurs significatif de la quête entreprise : où se trouve le centre, le point qui unirait la connaissance de soi et du monde, alors même que tout se dérobe dans une sorte de vertige ? Parfois ironique, parfois amer face au monde silencieux – un de ses recueils s’intitule Laboureur du silence (1955) – il observe la modernité, s’y confronte pour tenter de lui donner sens : Le sens de la marche (1990) illustre ce projet, à dimension métaphysique. Ce ne sont donc pas tant les paysages, l’ambiance des lieux qui l’intéressent que ce qu’ils éveillent au plus profond de la conscience, leur apport quasi mystique.

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Pour cette quête, il faut aussi une parole poétique « plastique », tantôt rigueur de l’alexandrin, tantôt souplesse du vers libre, tantôt méandre d’une prose rythmée. Au jazz, Réda emprunte les mélanges, ceux des langues, patois, mots étrangers, brutalité parfois des onomatopées ou des interjections, puis étirement de l’oralité, tout est permis pour dire le monde.

Je montais le chemin quand j’ai vu d’un côté

Les sapins consternés qui descendent après l’office

Et de l’autre les oliviers en conversation grande

Fumant posément au soleil de toutes leurs racines.

Et droit sur les ravins à moitié remplis de bouteilles,

Os, ferraille, plastique, obscénité des morts,

La rose équitable du jour déjà crevait l’épine.

À chaque pas : le centre, et le cercle du temps autour

Bien rond mais moi j’étais autour aussi pour cette pie

Et pour d’autres chemins qu’il aurait fallu prendre, qui plongent

Vers des creux à l’affût, sous la viorne, de la folie.

C’est alors qu’il fait bon marcher avec du tabac dans la poche

Pour plus tard et chouter dans ces os et tôles sur les labours

Tandis que le soleil rame bas pour laisser tout le champ libre à sa lumière.

J. Réda, Extrait, La Tourne, 1975.

Je rassemble contre mon soufle

Un paysage rond et creux qui me précède

Et se soulève au rythme de mon pas. La rue

Penche, brisée en travers des clôtures.

Le jour qu'on ne voit pas lentement se rapproche,

Poussé par les nuages bas,

Décombres fumant de l'espace.
Des cafés à feux sourds restent ancrés à la périphérie

Où roulent des convois, la mer

Sans fin dénombrant ses épaves.
Je tiens ce paysage contre moi,

Comme un panier de terre humide et sombre,

La pluie errante en moi parcourt

L'aire d'une connaissance désaffectée.

J. Réda, Extrait, Amen, 19685.

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Dire les maux du coeur

Cette dernière catégorie regroupe ce que nous pourrions qualifier d' "élégies", même si ce terme ne rend pas compte de la grande variété ni des sentiments exprimés ni des formes poétiques adoptées. Les cinq poètes retenus se retrouvent, en effet, dans leur désir d'exprimer un mal de vivre, pour tenter ainsi de le surmonter.

Marie-Claire Bancquart (née en 1932)

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Est-ce la maladie, l’obligation de passer des années allongée dans un sanatorium, qui lui ont appris à tenir compte des plus petites réalités quotidiennes ? En tout cas, tel est le regard qu’elle porte sur le monde, un rappel de la fragilité de nos existence exprimée par la poésie : « Libérée des règles du langage rhétorique et des coutumes sociales, "loin des puissants" comme je l’écris dans mon dernier recueil, c’est elle qui est aux écoutes du monde : les mouvements intérieurs du corps ; les choses, même très humbles, auxquelles nous ne prêtons pas assez attention, arbre, bêtes, brins d’herbe, détails d’une ville ; la relation qui existe entre les gens,  quels qu’ils soient, et entre les gens et l’univers. La poésie  s’interroge sur la vie,  sur la mort, sur la mémoire. En somme, c’est la poésie qui va "au plus profond du puits" », explique-t-elle lors d’un entretien accordé à « Arabesques » en août 2005.

Ainsi, à partir du moindre détail observé, elle fait naître un écho intérieur, pour dire la solitude parfois, l’émerveillement aussi, et même la place de l’humain dans l’univers, mais dans une langue poétique qui recherche le dépouillement, la simplicité, une forme de transparence : « « Écrire ? /Oui, pour susciter présence /de toutes les vies / surtout les très minces ». Et cette « présence » conduit à une forme de sagesse paisible, qu’expriment, depuis le premier, Mais, en 1969,  des recueils comme Cherche-terre (1977), Végétales (1988) ou Sans lieu sinon l’attente (1991), pour n'en citer que quelques-uns.

Quand vous vous éveillez en lucidité de l'obscur

sans courage

pour porter votre vie et le bruit des pommes qui tombent

obstinez-vous aux lichens, aux mousses.

 

Sur nos mains ils laissent

Trace légère.

D'une odeur sèche ils emmaillotent

La blessure de nuit.

 

Respirer ne désespère plus

quand on rejoint des ferveurs si furtives

nées après nous, plus anciennes pourtant que l'animal, que l'arbre.

M.-C. Bancquart, extrait, Enigmatiques, 1995.

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Au début mars

les racines fendent la peau des graines

 

la fenêtre

libère

une mouche engourdie.

 

Nous recommençons

comme si nous n'avions pas été moulus jusqu'aux os

 

comme si le matin servait toujours

avec son fragment de ciel entre les maisons.

 

Nous ignorons une fois de plus l'autrefois

pour croire ces heures

à l'aventure.

Cette impression râpeuse qui nous prend

d'équivalence

entre le beau tableau et la courtepointe en patchwork.

 

Nous sommes râpés fin nous aussi

 

nous nous souvenons des doubles vitres des maisons russes

entre elles

des insectes crevés

miettes

le long des rainures

 

nous :

des fragments

enfermés

dans la mince atmosphère

M.-C. Bancquart, "Comme si le matin servait toujours", Avec la mort, quartier d'orange entre les dents, 2005.

Michel Deguy (né en 1930)

Toute l’existence de Deguy, philosophe de formation, est consacrée à l’écriture, notamment à la poésie : président du Collège International de Philosophie, de 1989 à 1992, puis de la Maison des écrivains, jusqu’en 1998, il a aussi été rédacteur en chef de la revue Poεsie, et a collaboré à de nombreuses autres revues, la NRF, Tel Quel, Les Temps modernes… Indispensable pour supporter les tristesses et les incertitudes, la poésie : « Mais fureteuse, butineuse, comparante, œuvrante, sémaphorique, la poésie veille au sens ; elle transmue la contingence en vérité, la mosaïque du perçu en dessin. Sans le remue-ménage poétique, je serais pareil à un homme dont l'ouïe et la vue ne seraient pas réunies à un même monde : un fou », avoue-t-il dans « Poésie quotidienne ».

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Au plus profond des poèmes de Deguy il y a un noyau, l’émotion devant le monde moderne, comme éclaté en « fragments » (Fragment du cadastre, 1960), la tristesse et la nostalgie face à la mort sans cesse rappelée (Gisants, 1985), la déception, l’absence… , une tristesse fondamentale de celui qui se sait mortel. Le poète doit alors recueillir, récolter les restes, les « reliefs », pour reprendre le titre d’un recueil de 1975. D’où l’intérêt que Deguy porte aux poètes du passé, qu'il analyse, par exemple dans son étude Tombeau de Du Bellay (1973). D’où aussi le triple choix d’écriture, tantôt elle-même fragmentaire, vers courts, juxtaposés comme au hasard, tantôt amplifiée en une prose rythmée, tantôt régularité de l’alexandrin, peut-être pour dire une harmonie retrouvée (Cf. les 3 extraits ci-dessous).

Je ne sais plus le nom des arbres

Les étoiles quittent la connaissance

Un poète ne peut

Supporter la froideur des hommes

Ô passé passé révolu dalles

Insignes au pied froid

 

Occam

Héloïse ou

Clairvaux

 

Poussière d'où me viendrait votre mémoire

A force de quel souffle

Il eût fallu gagner la rive de leur art

Le savoir ne m'est plus que poème effrité

Je : nœud le plus douloureux d'être

Et voué au plus dur dénouement

Le soubresaut d'un mort recroquevillé

M. Deguy, "Les oiseaux anonymes", extrait.

La vieille maison ne cesse de conter l'ancien. Toujours un monde s'effondre à nos côtés, se désamarre sans bruit pour « s'enfoncer dans la nuit des temps ». Un autre cependant nous emporte incessamment aussi dans un vacarme de préparatifs — nous toujours à la crête d'une houle rapide portée sur la ruine stable et mouvante de ses deux versants. L'ancien, nous ne nous retournons vers lui que quand c'est trop tard, parce que c'est trop tard. La joie ne se découvre enfin que dans le deuil de la séparation.

Toujours il y aura le nostalgique, à vocation de saluer ce qui va disparaître. En lui s'ébranle le départ de l'ancien, qui l'ébranle lui-même et le doue de mémoire. S'il n'y avait plus le nostalgique, mais seuls les affairés du progrès, y aurait-il autre chose que le bruit de l'accélération qui se soutient dans son emportement vers le nulle-part ?

M. Deguy, "Le nostalgique", extrait.

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Tu sais qu'en traversant les vents des ponts de Seine

Où les jardins du Roi sont ouverts au public

Il y aura toujours des enfants au cœur calme

Qui pendant ton tourment longeront le bassin

La plage de pavés où c'est toujours vacances

Pensant que tout est bien que les jours se ressemblent

 

Comme l'animal s'enroule levant vers toi

Son regard suppliant qu'éclate la conscience

Impatient tu tenais l'œil levé vers l'absence

Est-ce ainsi la vieillesse l'approche de la mort
Cette impasse de temps quand l'épreuve est passée
Quand s'ouvre lentement le bronze du futur

Nocturnes compagnons éveilleurs de détresse
Tels jadis nos départs préfiguraient des morts
Quand sur la grève étroite entre vagues et vents
Elle ou lui délivrés las de ces jours intimes
Dans un souffle à la fin dans un cri : je te hais
Nocturnes compagnons je connais vos détresses. 

M. Deguy, "Le nostalgique", extrait.

James Sacré (né en 1939)

C’est l’intime qui nourrit l’œuvre de Sacré, même quand il évoque sa lointaine Amérique – où il a vécu, enseignant la littérature française, de 1965 à 2001 – ou ses voyage en Italie, en Tunisie au Maroc… C’est que pour lui les lieux ne valent pas en tant que tels mais à travers les souvenirs qu’ils éveillent, notamment ceux de l’enfance campagnarde, les émotions des rencontres : Cœur élégie rouge, paru en 1972, pourrait servir de titre à l’ensemble de ses poèmes où toujours se dit le cœur, ses battements et ses douleurs (L’Amour mine de rien, 1980), mais aussi la force de la mémoire qui combat l’érosion du temps. Sa déclaration, « En somme je finirai par dire que le poème est une machine qui me sert à voir que je tourne en rond dans mes propres questions. Des questions émerveillées ou inquiètes. Et le poème ne les pose pas mieux que n’importe quel paysage ni moins intensément que mon corps étonné », justifie l’impression ressentie à la lecture d’un poème de Sacré, celle que sans cesse quelque chose échappe à la saisie, sans cesse une vérité effleurée s’efface l

Tout semble, en effet, toujours fragile chez Sacré, comme l’illustrent les titres de plusieurs recueils : La transparence du pronom elle (1970), Figures qui bougent un peu (1978), La petite herbe des mots (1986)… On a souvent le sentiment, à travers l’expression poétique si simple, jusqu’à une forme de naïveté parfois, que le poète hésite au seuil de la parole, qu’il ose à peine dire le monde et lui-même, parce que cela ne pourra être que « [q]uelque chose de mal raconté », titre d’un autre recueil, en 1981.

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On peut croire qu'un souvenir

Creuse la couleur du mot bleu, à force

Il en reste plus rien, du bleu ;

Et du souvenir pas plus.

Qu'est-ce qu'on raconte ?"

 

Une ancienne cour que l'enfance a fermée

Si t'ouvres le portail

Quelques mots reviendront, pas grand-chose.

La couleur d'autrefois c'est pareil qu'aujourd'hui, presque :

De la tôle toute neuve, mais quand même

Encore du vieux bois qui pourrit.

 

Un mur s'est éboulé

C'est comme des mots (mais tombés d'où ?)

La douceur du ciel continue son bleu

On dirait qu'on peut rêver

À travers les choses défaites, les trous du poème.

J. Sacré, La Petite herbe des mots, extrait, 1986.

Ce n’est qu’un jeu (peut-être), un poème, un peu

De rime et des mots, un alexandrin, un peu

De couleur, un été rêvé, un rouge, un feu

À peine qui brille, un feu

Où ? Le cœur est rouge, il voit des oiseaux peureux.

Ah ! beaux oiseaux (perdrix, cailles tendres) ! je veux

Courir dans les guérets (mottes, chiendents terreux) !

Beaux oiseaux, c’est vrai, tel poème est un jeu :

J’y reste pauvre (encre, papier), un peu honteux.

Mais peut-être, ah ! peut-être encore un rouge, un feu

Pourra paraître ! j’apprends quel oiseau douloureux,

Poème à brûler (cœur peut-être) dans le jeu.

J. Sacré, Ecrire à côté, extrait, 2000.

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Ce que nous parlons se perd aussi
Dans le bruit d’être ensemble et pas :
Rumeur de souvenirs et demain qu’on sait pas.
Parole qu’on est bien dedans, pourtant.
 
Ce qu’on parle et ce qu’on écrit
Dans l’en allée du temps.
    
Que même si tu parles de choses défaites
Ou que si rien d’arrangé bien, paradis
De poussière que tu dis (ton poème
En allé par grands cris de colère
Ou façons de mal écrire)
Ça sera quand même
De la mesure et des mots choisis :

Le monde qui s’effrite (as-tu peur ?)
Semble donner toujours
Du sens à ce qu’on parle.

J. Sacré, 'Geste-parlé", Paradis de poussière, 2007.

Jacques Dupin (1927-2012)

Illustre parrainage pour Dupin dont le premier recueil, Cendrier du voyage (1950), est préfacé par René Char, même si ses choix poétiques sont déjà bien éloignés de ceux de ce poète. Il ne fera, dans ses recueils ultérieurs, par exemple dans Embrasure (1969), Dehors (1975) ou Échancré (1991), que forger toujours davantage son écriture si particulière. Parallèlement, il co-fonde la revue L’Éphémère avec Bonnefoy, Celan, Des Forêts, Du Bouchet, Leiris et Picon, tout en exerçant son activité de critique d’art, notamment sur Miró, et de galeriste. Est-ce aux peintres contemporains qu’il emprunte son regard sur le réel, et sa façon de le restituer dans ses poèmes ? Nous retrouvons chez lui, en effet, ces mêmes ruptures, ces mêmes dissonances qui semblent faire exploser l’univers qui l’entoure : « J'appelle / L’éboulement (Dans sa clarté tu es nue) / Et la dislocation du livre / Parmi l'arrachement des pierres », écrit-il dans « La soif ».

F. Bacon, Portrait de Jacques Dupin, 1971. Huile sur toile, 35,5 x 30,5. Centre National d'Art contemporain, Paris.

Pas de norme retenue dans l’écriture, tantôt brève et percutante, tantôt prose entêtante par les répétitions, mais toujours le choix d’un lexique violent, comme si le poète, au lieu de rechercher l’harmonie, faisait sans cesse surgir la chute, la destruction, le précipice menaçant… Autant d’images qui visent, en fait, à questionner le mal de vivre, une fondamentale obsession de la mort, en tentant de le surmonter par l’écriture. Ainsi, dans « Tiré de soie », extrait d’Échancré, il joue sur l’homonymie entre le ver à soie, qui déchiquète et grignote pour filer, et le vers poétique issu de "soi" : « car il faut écraser le ver, et casser le filage des mots, pour qu’il vive, lui, le vers, qu’il surgisse et qu’il étincelle, à l’état naissant…et consentir au déchirement arbitraire de la langue pour qu’elle entame l’inconnu, qu’elle s’y fraye un chemin, à perte de vue… ».

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..."Jacques Dupin, la poésie comme une déchirure", une analyse et de nombreux poèmes : cliquer sur le logo.

Écrire depuis toujours, pour quelqu’un, pour personne, écrire pour les pierres… écrire pour un inconnu, pour un aveugle, pour un inconnu aveugle… âcre le résidu de ce brasier, de cette fumée, de ce jet de pierres vers l’autre, vers l’ombre de l’autre, vers cet inconnu qui attend, qui est là, qui était là, depuis toujours…

Écrire sans point d’ancrage, sans point de mire, risque absolu, espace ouvert… précipice de la langue, laconisme de funambule, ¬ et le volubilis de la mort qui s’accouple à l’écriture, qui s’enroule autour…

Écrire, un mourir qui ne finit pas de s’éteindre entre mes doigts, de rougeoyer sous la cendre, et de reverdir sur l’abrupt de la falaise, comme une naissance de l’un adossée à l’agonie de l’autre, ¬ le partage à couteaux tirés de notre gémellité odorante…très loin de moi, seul, qui verse l’huile sur le feu de l’écriture, pour activer le brasier de la mort du livre, et graisser les minuscules rouages édentés de la poétique aphasie…

Écrire au fond du trou, écrire sur le fil, en disloquant, en moissonnant, en délivrant l’espace du vide vivant…

Écrire ce que chacun ¬ toi, moi, n’importe qui ¬ endure, appréhende en dormant, sous un drap de brume, avant le premier signe de l’aube…

J. Dupin, "Fragmes", extrait, Échancré, 1991.

Des colonnes d’odeurs sauvages

Me hissent jusqu’à toi,

Langue rocheuse révélée

Sous la transparence d’un lac de cratère.

 

Fronde rivale, liens errants

Une vie antérieure

Impatiente comme la houle,

Se presse et grandit contre moi

 

Et, goutte à goutte, injecte son venin

Aux feuillets d’un livre qui s’assombrit

Pour être mieux lu par la flamme.

 

De ce ramas de mots détruits

Entre les ais de la mort imprenable

Naîtra la plante vulnéraire

 

Et le vent noueux au-delà

J. Dupin, Le corps claivoyant, 1963-1982.

Jacques Dupin, manuscrit.

Franck Venaille (né en 1936)

Si le registre lyrique implique l’expression des sentiments personnels, alors assurément la poésie de Venaille s’y inscrit, avec une dimension autobiographique qui ressort clairement. Nous y reconnaissons, en effet, les souvenirs du Paris populaire de son enfance (Hourra les morts !, 2003), de la cruelle guerre d’Algérie (La guerre d’Algérie, 1978), de son engagement, pour un temps, aux côtés du Parti communiste, de son séjour sur les bords de l’Escaut, des angoisses face à la maladie de Parkinson qui l’atteint… Autant d’étapes de ses souffrances, mais surtout de ses révoltes. Parallèlement à sa propre production, il collabore aux revues Action poétique, dans les années 60, crée Chorus, en 1968, puis Monsieur Bloom, qu’il présente plaisamment dans C’est nous les modernes, en 2010 : « MONSIEUR BLOOM PRÉFÈRE LES ROGNONS DE MOUTON AU GRIL, est-ce pour cela que, dès le départ, en 1978, Monsieur Bloom est une revue à laquelle "on ne s'abonne pas" ? La formule revient dans chacun des cinq numéros : Fiction quadrillée (1) - L'espace mental (2) - De mémoire (3) - Pages d'écriture (4/5) - Fragments (6). » Il produit aussi, à partir de 1974, une centaine d’émissions pour « Les nuits magnétiques » à France Culture.

Face à ces épreuves fondatrices, le poète écrit, pour se battre, pour lutter, des recueils aux titres éloquents : L’Apprenti foudroyé (1969), Tragique (2001), Chaos (2007). S’y mêlent la violence, la colère : « Pas assez crié dans ma vie. Pas assez hurlé ! Que cela se déchire, là-dedans, en pleine poumonerie. Ce qu’il faut c’est bien regarder à l’intérieur de soi. Le cri vient vite dès que les images se font plus nettes. Las ! Pas assez. Pas assez crié à la mort. Hurlé oui. Mais pas assez. » Mais aussi des instants d’humour, et, parfois, d’émerveillement devant la beauté d’un paysage ou le rêve amoureux…

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Pour compléter, une analyse et de nombreux poèmes, "Franck Venaille, dans la fêlure intime du monde" : cliquer sur le logo.

Douleur que j’ai aimée, dis-je, « aimée » est-ce le mot

Qu’alors j’employai devant tous ces visages de mauvais

Lieux ? Douleur ! Cette manière de nous mouvoir au

Milieu de la foule dolorante. Lui ! Que fait-il, voûté ? Il

Essaie, oui peut-être essaie-t-il de faire entrer toute cette

Souffrance dans ces sacs de deuil noir, des mouvements

Du glas, de larmes. Reviennent à lui ces mots : « douleur

Aimée » et se souvient de chacun des termes de cette

Lettre qu’au grand jamais il n’écrira : « D’amour ah ! je

Me suis pour vous, blessé ». Pourquoi et quand ? Désormais

Quelle armée lui tient compagnie ? Quel officier la veille ?

Douleur aimée, pourquoi geindre ? Vous vous éveillez

Près d’eux, ces hommes sortant du bal, dites ! en sang.

F. Venaille, "Douleur que j'ai aimée...", Pourquoi tu pleures, dis pourquoi tu pleures ? Parce que le ciel est bleu... Parce que le ciel est bleu !, 1972.

Il étreint le froid

Il étreint le vide

 

Il a peur du vide

Craint de ressembler aux joncs

 

Il guette le vide

Le givre avec sa tête de mouton

L'enserre et le cerne

Dure est cette angoisse

De la bête perdue

 

Qui étreint le froid

Qui étreint le vide

 

L'écluse fermée

On y regarde l'eau dans les yeux

 

Étreignant le froid

Étreignant le vide

F. Venaille, "Le marcheur d'eau", Capitaine de l'angoisse animale - une anthologie, 1966-67.

Je suis un homme floué.
La mort, la maladie, ont sonné à ma porte.
Je sens leur impatience et, très souvent, je la comprends.
Je leur demande encore un petit, un peu, un petit peu de temps si précieux. Non pas pour faire  l'âne devant les doctes assemblées.
Mais afin de mieux comprendre ce qui m'échappe encore:
Le sens de la vie, la place exacte que prend le sexe dans cette aventure minimaliste.
Je ne suis pas membre d'une confrérie d'orgueilleux.
Mais je sais ce que sont exactement les livres que j'écris.
Malgré tout, je suis cet homme que la vie a floué.

Paris, mon beau Paris, il faudra bien qu'un jour l'homme en noir descende en gare du Nord, s'arrête Au rendez-vous des Belges, mette une croix face à mon nom sur son carnet douteux.

Paris, mon beau Paris, vous serez mon témoin.
Je vous ai aimé et si j'ai passé tant de nuits dans tant de capitales, c'était !
Les mots se doivent d'être justes.
C'était !
Pour le goût des rencontres peut-être.
Un détail baroque sur la Place d'Armes.
La découverte d'un pont suspendu.

Paris, mon beau Paris, je m'adresse à vous dans l'urgence.
Voyez, je suis fatigué.
A la violence de la maladie s'ajoute désormais celle de la médecine.
Faites, s'il vous plaît, en une nuit, exploser tous les Services de Neurologie de vos hôpitaux.
J'y gagnerai du répit, faites-le, c'est en votre pouvoir!

Je suis cet homme qui se sent floué et tape du poing sur les portes à s'en briser les phalanges.

 

F. Venaille, Capitaine de l'angoisse animale - une anthologie, 1966-67.

Face à la multiplicité des publications, des plaquettes et revues poétiques, il a fallu faire un choix, forcément arbitraire. Que les "oubliés" ne s'en indignent pas... Au lecteur de poursuivre sa propre quête, pour découvrir, par exemple, Christian Bobin, André Frénaud, Loran Gaspard, Henri Meschonnic, Bernard Noël, Jean-Claude Renard... et tant d'autres ! 

Pour vous aider, un site de référence... et des analyses : cliquer sur les logos , et sur "Esprits nomades".

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Le théâtre de mai 68 à la fin du siècle

Théâtre-post68

Le théâtre n’échappe pas à l’effervescence de mai 68. L’occupation de l’Odéon, à Paris, est le signal d’une révolte qui s’étend progressivement : les acteurs vont faire de l’agitation dans les usines en grève, Jean-Louis Barrault, directeur de l’Odéon, qui se range du côté des étudiants, est renvoyé par le ministre Malraux, et le festival d’Avignon, en juillet, est fortement perturbé.

Ce moment voit l’émergence de nouvelles formes de théâtre, se dressant contre la tradition, aussi bien pour le contenu des pièces, provocatrices, « anti-système », allant jusqu’à la provocation ou à la dérision, car le metteur en scène revendique une absolue liberté, que pour le jeu des acteurs, qui donne la 1ère place au corps, au cri, à la confusion même, ou à la volonté d’associer plus étroitement les spectateurs à la scène.

L'Odéon occupé, le 16 mai 68. De g. à dr. : Alain Geismar, Jacques Sauvageot et Daniel Cohn-Bendit.

Mais, dans les années 80, l’effort gouvernemental en faveur de la culture multiplie les salles subventionnées, et les spectacles s’assagissent. Ajoutons à cela, pour les auteurs, la remise en cause des idéologies, qui affaiblit les combats politiques pour en revenir à une quête humaniste.

L’analyse conduit ainsi, sans négliger la volonté novatrice, à dégager deux grands courants qui s’opposent dans les dernières années du siècle, un théâtre intimiste, qui privilégie l’expression des sentiments et l’écoute des voix intérieures, et un théâtre "pluriel", plus engagé dans la peinture de la vie « collective », historique et sociale.

En vidéo, extrait du JT du 16 mai sur la 1ère chaîne : cliquer sur l'image.

Mai 68 et son héritage

Le règne du metteur en scène

En cette fin de siècle, le théâtre entre dans une ère nouvelle, en affirmant la toute-puissance du metteur en scène, comme l’explique Francis Jeanson, philosophe et rédacteur, en mai 68, de la "Déclaration de Villeurbanne" : « Pour nous, le développement culturel régional veut dire : priorité à la création (...). Faire entrer la culture dans la vie quotidienne ne veut pas dire mettre à disposition du public les trésors de la culture universelle, mais porter la création à sa source même, au milieu d'un public. Il s'agit d'élaborer, avec ceux qui la découvriront, une culture, celle dont nous avons besoin. »

De jeunes metteurs en scène s’imposent peu à peu comme directeurs des théâtres de province : Jean-Pierre Vincent est nommé à Strasbourg, Bruno Bayen à Toulouse, Daniel Benoin et Guy Lauzin à Saint-Étienne, Georges Lavaudant à Grenoble, Gildas Bourdet à Tourcoing, Robert Gironès à Lyon... On ne va plus voir une pièce de Molière, mais sa mise en scène par Antoine Vitez, directeur du Théâtre National de Chaillot de 1981 à 1990, par Patrice Chéreau, son successeur, par Marcel Maréchal, qui monte Dom Juan en 1988,  par Antoine Vitez (Le Misanthrope, 1989) ou par Jérôme Savary avec sa troupe du "Grand Magic Circus".

C’est aussi le metteur en scène qui adapte pour la scène des romans, des échanges de lettres, des recueils poétiques : tout texte peut devenir « théâtre », le Pantagruel de Rabelais pour Jean-Louis Barrault, en 1968, Vendredi ou la vie sauvage, roman de Tournier, pour Vitez, jusqu’à Astérix vu par Jérôme Savary, en 1988, à partir de la bande dessinée de Goscinny et Uderzo.

Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène de J. Savary, 1989, extraits.

Astérix, une création de J. Savary, 1988.

Pour voir d'autres images du spectacle de Savary : cliquer sur les portraits.

B. Dubuffet, affiche pour le spectacle de R. Hossein, 1983.

Ils vont plus loin encore, créant eux-mêmes – et parfois collectivement avec leur troupe – l’œuvre dramatique, comme Jean-Claude Penchenat avec Le Bal, réalisé en 1981 par la troupe du Campagnol, ou Robert Hossein avec la pièce Un homme nommé Jésus, co-signée par l’historien Antoine Decaux, en 1983.

Ils réalisent aussi un autre désir des frondeurs de 68, l’interdisciplinarité artistique, en associant le jeu théâtral proprement dit à la musique, à la danse, aux arts du cirque, avec des clowns ou des acrobates… en cherchant à séduire le public populaire par des décors et des costumes fastueux, et de nombreux acteurs : 90 comédiens, 33 tableaux, un décor grandiose de grottes et de rochers sur 9 mètres de haut et 40 de large pour le spectacle de Hossein, par exemple.

Un Homme nommé Jésus, mise en scène de R. Hossein, décor, 1983.

De nouveaux lieux pour un nouveau partage

Pour briser ce qu’ils jugent être un carcan pour la mise en scène, les protestataires de 68 veulent aussi implanter le théâtre dans d’autres lieux que les traditionnels théâtres à l’italienne, ou les salles impersonnelles des Maisons des Jeunes et de la Culture. L’objectif ultime est d’établir un autre lien entre les comédiens sur scène et le public.

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Le "Théâtre du Soleil"

Ariane Mnouchkine et sa troupe, « Le Théâtre du Soleil », illustrent parfaitement ce désir de renouveau. Déjà, la troupe, fondée dès 1964, se veut « coopérative ouvrière de production » : chacun perçoit le même salaire, et est amené à s’occuper de tout ce qui participe à la création de l’œuvre, décor, mise en scène, costumes, techniques… Le comédien est ainsi étroitement associé à l’ensemble de la création, tandis que le responsable des décors ou celui des costumes interviennent lors des répétitions… et le metteur en scène peut balayer la salle ou accueillir le public ! Le comédien participe même à la création, puisque de nombreux spectacles sont, en fait, des créations collectives depuis Les Clowns, en 1969. Mnouchkine explique dans un entretien paru en février 1970 dans Combat : « Il faudrait que la création échappe à Untel. Je crois que, vis-à-vis de ce problème, il faut prendre une attitude absolument violente et radicale. C’est d’ailleurs ce qui nous pousse, ou plutôt me pousse, car ce n’est pas l’avis de tous les membres de la compagnie, à ne plus m’intéresser au répertoire dramatique existant. »

1789, mise en scène d'A. Mnouchkine, 1970.

Ce travail pose aussi comme essentielle la participation du public, et l’installation de la troupe à La Cartoucherie de Vincennes, en 1970, pour y jouer 1789 La Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur, permet de mettre en application ce principe. En amont du spectacle, le public est invité à participer au maquillage des acteurs, par exemple… et il peut partager leur souper après ! Pendant le déroulement de la pièce, les spectateurs circulent – comme le faisaient les badauds parisiens pendant la Révolution – entre les « tréteaux » qui mettent en scène le déroulement des épisodes, ils sont même invités à donner leur avis, à poser un jugement. Ils participent à l’action, parfois même devenant eux-mêmes comédiens, comme dans L’Ȃge d’or (1975) où ils escaladent des montagnes de terre, des collines de béton afin de parcourir la vie quotidienne où chacun, à sa façon, du jeune drogué au travailleur immigré, recherche l’évasion.

Extrait de 1789, mise en scène de Mnouchkine.

Pour découvrir les décors de L'Age d'or : cliquer sur l'image.

Les cafés-théâtres

C’est le même objectif, mais plus modeste, qui explique le développement des cafés-théâtres, dont le premier, "Le Royal", est ouvert en 1966 boulevard Raspail à Paris par Bernard Da Costa. Il s’agit de créer une intimité dans un lieu restreint, accueillant au maximum une soixantaine de spectateurs, éventuellement autour d’une boisson, pour une représentation courte, d’une heure environ, ce qui permet de renouveler le public. Ce cadre offre une grande liberté aux créateurs, et un espace aussi à de jeunes comédiens, comme ceux qui vont faire le succès du "Café de la Gare", dirigé par Romain Bouteille, inauguré en 1969, avec Coluche, Miou-Miou, Patrick Dewaere, ou ceux du Splendid, Michel Blanc, Gérard Jugnot, Thierry Lhermitte, Christian Clavier…

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Le théâtre de rue : le "Royal de Luxe"

Enfin, il convient d’accorder une place au théâtre de rue, qui entend renouer avec les origines populaires du théâtre, lui redonner sa dimension festive, avant qu’il ne s’enferme dans des salles et ne devienne réservé à une « élite ». Peter Bu, directeur de plusieurs festivals de théâtre de rue explique : « En réalité, les spectacles de rues produits à partir de 1968 sont plutôt festifs. Faut-il insister sur le fait que la ‘‘fête’’ au sens profond du terme ne signifie pas la niaiserie mais au contraire une libération, donc une remise en cause profonde ? ».

Ainsi, parallèlement aux festivals officiels se déroulent, comme à Avignon, des festivals « off » : le public  s’attroupe dans une rue piétonne, sur une place, parfois dans des lieux aussi insolites qu’un supermarché, un hall de gare, un pont... Cet espace est utilisé comme décor par les comédiens, et le contenu du spectacle est souvent inspiré par le monde urbain et ses objets. Usant largement de l’improvisation, les comédiens tiennent le plus grand compte des réactions de ce public, avec lequel ils interagissent, et dont la participation financière reste libre.

Les troupes de théâtre de rue sont trop nombreuses pour être toutes évoquées. Nous retiendrons l’une des plus représentatives, celle du « Royal de Luxe », dirigée par Jean-Luc Courcoult  depuis Le Cap Horn, qui marque, en 1979 à Aix-en-Provence, ses débuts. Les titres des spectacles, tels « Terreur dans l’ascenseur », « Le parking à chaussures », en 1981-82, ou « Le bidet cardiaque », en 1983, en disent long  sur la veine comique retenue, et l’aspect cocasse délibérément privilégié, aussi bien dans les moments de « parade » dans les rues, que lors des représentations, qui s’enrichissent progressivement en faisant appel à toutes les techniques contemporaines, jeux de lumières avec « le mur de lumière » (1986),  cinétique, par exemple dans La Révolte des mannequins (1997) : les vitrines des magasins sont transformées en scènes d’une sorte de bande dessinée en 3D, dont les passants sont les spectateurs. La compagnie, dès Roman Photo (1987), acquiert une renommée internationale, et elle profite de longs séjours à l’étranger, au Maroc, au Cameroun, pour enrichir ses spectacles des acquis de ces cultures, danse, musique, thèmes…, comme dans Retour d’Afrique (1998) avec ses deux Géants et quatre grandes machines à musique animées par 55 musiciens du Burkina Faso et du Cameroun. Ces « géants », sortes de « Gulliver » dont des dizaines de « Lilliputiens » tirent les ficelles sont d’ailleurs, depuis 1993, une des spécificités de la troupe, qui donnent au spectacle une double dimension, à la fois poétique et critique des modes de vie actuels.

Pour en savoir plus et découvrir les spectacles du "Royal de Luxe", le site officiel : cliquer sur le logo.

Pour visionner de nombreuses vidéos sur les spectacles du "Royal de Luxe" : cliquer sur l'image.

Le public-acteur : les matches d'improvisation

Importé du Québec, où il est pratiqué dès 1977, à l’origine sur une patinoire et en suivant des règles proches de celles du hockey, le match d’improvisation accentue encore l’objectif de rapprocher le théâtre du public, notamment des plus jeunes, amateurs de sport. C’est aussi une façon de reprendre la notion d’ « agôn », de conflit, existant à l’origine dans le théâtre antique… ici incarnée par les deux « équipes », qui rivalisent, en temps limité, autour d’un thème donné. En France, c’est en 1981, après une démonstration à Avignon, que Catherine Monnot, metteur en scène, fonde la Ligue d’Improvisation française, et  commence à organiser régulièrement des matches dans la salle du Bataclan, à Paris. Peu à peu les rencontres se multiplient en province aussi, les règles s’assouplissent parfois, et de véritables compétitions ont lieu, y compris au niveau international. Les techniques d’improvisation font aujourd’hui partie intégrante de la formation de comédiens pluridisciplinaires, dont certains se sont quasiment « spécialisés » dans cette pratique.

Pour en savoir plus sur les matches d'improvisation : cliquer sur le logo.

J.-L. Dumont, directeur et  arbitre, explique le match d'impro...

Le théâtre intimiste

Qu’entendre exactement par « théâtre intimiste » ? Pour reprendre la définition du terme, c’est un théâtre qui privilégie l’expression, de manière nuancée, des pensées, des sentiments les plus secrets, en évoquant l’existence familière quotidienne. Il met donc en scène des « huis clos », au sein du couple, de la famille ou entre amis, entre collègues de travail. Mais si ces auteurs refusent un théâtre politiquement engagé, cela ne signifie pas qu’ils excluent de leurs pièces la dimension satirique, critique, dans leur peinture des rapports entre les êtres, faits de tension, de mensonges, voire de haine. Mais ils ne prétendent pas, pour autant, délivrer un quelconque message, ni social, ni moral, ni philosophique.

Loleh Bellon (1929-1999)

Pour découvrir les pièces de L. Bellon : cliquer sur l'image.

Après une carrière de comédienne au théâtre, Loleh Bellon publie en 1976 sa première pièce, Les Dames du jeudi (Cf. Extrait ci-dessous), qui lui vaut un succès immédiat, et donne le ton à l’ensemble de son œuvre. Trois femmes dans la soixantaine, amies d’enfance, se retrouvent chaque jeudi pour le goûter, occasion de revenir sur leur passé, de faire le bilan de leur vie. Amitié, joies et chagrins, nostalgie parfois amère, parfois attendrie, se mêlent dans cet échange des mémoires. Les titres des œuvres de Bellon soulignent d’ailleurs la place accordée aux sentiments, et elle-même  le souligne : « À l’origine de chacune de ces pièces, il y a une émotion ressentie, des sentiments vécus : la petite fille qui affleure sous le visage des vieilles dames (Les Dames du jeudi, 1976), l’acteur au quotidien (Changement à vue, 1978), la rencontre d’une femme de ménage et de peine avec une bourgeoise au grand cœur et aux sentiments variables (Le Cœur sur la main, 1986), ou cette façon qu’a un jour une fille de parler à sa mère vieillissante sur le ton dont celle-ci lui parlait quand elle avait dix ans (De si tendres liens, 1984). »

Pace, décor pour De si tendres liens, coll° A.R.T.

Tout se passe donc, dans cette œuvre, comme si seule la mémoire pouvait permettre à l’homme en miettes de retrouver son unité, comme pour cette femme d’Une Absence (1988), à la fois vieille dans un hôpital et fillette d’autrefois. En lui dévoilant ainsi la profondeur intime de ses personnages, elle accorde au spectateur un rôle de « voyeur », particulièrement intéressant dans la mise en abyme d’Un Changement, puisqu’elle lui donne à voir ce que peuvent ressentir les acteurs face à lui et entre eux, le trac, l’égocentrisme, parfois une forme de naïveté, parfois la violence feutrée des conflits. Mais cette mise à nu des sentiments aborde aussi, indirectement, des sujets de société, l’indifférence face à la vieillesse, par exemple, ou les alibis de la lutte des classes.

Les Dames du jeudi, extrait, mise en scène de J. Barrier, Théâtre de la Mouche... et  Une  absence, mise  en scène de J.-C. Bataille, Théâtre de l'Empreinte.

Marie, Hélène et Sonia, assises face au public, se parlent ou s’adressent à Jean, époux de Marie et frère d’Hélène, qui les écoute, immobile, au fond de la scène.

HÉLÈNE, à Jean : Comment arrêter d'avoir peur ? Tout ce qui rampe, qui se dérobe, qui vous sort de partout. Les bruits, la nuit. Je pousse le fauteuil contre la porte, mais avec mes boules Quiès je n'entends rien, de toutes façons... Et les fenêtres ? Je ne vais pas mettre des barreaux partout ? Ce n'est pas difficile de briser une vitre - je pourrais crier autant que je veux...

Marie : Chaque soir. Je recule l'heure de me cou­cher, mais cela n'arrange rien. (Un temps.) J'occupe la moitié droite du lit. Je t'ai laissé ta place, ta table de nuit, ta lampe. (Elle a un petit rire.) Mais, pour lire, je t'emprunte ton oreiller. (Un temps.) Un calmant, d'abord. La plus petite dose. Je me fais des serments dont même moi je ne suis pas dupe : « Un seul, aujourd'hui... » Je garde les barbituriques pour les grandes occa­sions. Quand je décide de me donner une petite fête. De tomber dans le sommeil comme une pierre. Le trou. Le néant. Le paradis.

SONIA : Ne plus faire l'amour... ça ne me manque pas tellement. (Un temps - à Jean.) Tu m'as demandé, un jour, de coucher avec toi. C'était l'été. Marie était en Bretagne, avec les petites. Tu m'as fait tout un discours sur le plaisir que nous pourrions avoir, ensemble. Tu disais que j'avais une voix d'alcôve.(Un temps.) Pourquoi avez-vous toujours besoin de parler, tellement ? Je n'ai pas eu envie.

HÉLÈNE : Je ne vais plus à la campagne. Ici, il y a tout de même des voisins. (Un temps.) Mais dans les rues, la nuit, c'est le désert. D'ailleurs, je ne sors plus. Je ne mets pas la télévision trop fort pour entendre, si on essayait d'ouvrir. Je laisse la clef dans la serrure, je ferme le verrou...

MARIE : Je choisis le livre le plus épais, le moins palpitant... Un essai sur la réforme monétaire, ou bien un article sur la fécondité des mariages dans le quart sud-ouest de la France entre 1720 et 1829... (Elle a un petit rire.) Ce qui me donne d'ailleurs cette culture étrange et pleine d'imprévus. Je m'accroche à chaque ligne, à chaque phrase, à chaque mot. J'éteins seulement quand mes yeux se ferment.

SONIA, à Jean : Vous, les hommes, vous vous êtes toujours imaginés que j'avais du tempérament, à cause de mes manières. J'aimais plaire. J'avais besoin de plaire. (Un temps.) Où est-elle, la petite Sonia des années folles ? Quand j'arrivais au cours en robe du soir, après avoir dansé toute la nuit ? Je retroussais ma jupe sous mon tablier et je m'endormais sur mon pupitre, la tête dans les bras. Le professeur me demandait : « Je ne vous empêche pas de dormir ? » Je lui répondais : « Mais non, je vous en prie ». Et je me rendormais... (Un temps.) Le bal nègre ! (Elle fredonne un air de cette époque.)

HÉLÈNE : Et si j'ai un malaise, la nuit, toute seule ? Si je n'ai pas la force de téléphoner ? Je pourrais crever, personne ne s'en apercevrait ! Et pour entrer chez moi, avec tous ces verrous... (Un temps. À Jean.) Tu laissais la porte ouverte, entre nos deux chambres. Pour que je puisse t'appeler, tu disais, si le roi des Aulnes voulait m'emporter... WER REITET SO SPÄT DURCH NACHT UND WIND - ES IST DER VATER MIT SEINEM KIND...

MARIE : Et dans le noir, chaque nuit, la même his­toire, toujours. (Jean sort.) Je commence à me tourner, à me retourner, à tourner et retourner dans ma tête ce que je n'ai pas fait, ce que j'aurais dû faire, ce que je ne peux plus faire. Je reconstruis ma vie, de toutes les manières possibles, mais toujours, à la fin, elle est en miettes... (Un temps.) Ils me font rigoler avec la sagesse des vieux... S'ils pouvaient, les vieux... (Un grand temps. L'horloge sonne un coup. Marie regarde sa montre.) Vous savez l'heure qu'il est ? Six heures et demie ! Il faut que je rentre ! 

L. Bellon, Les Dames du jeudi, extrait, 1976.

L. Bellon, Les Dames du jeudi, Photo.

Jean-Louis Bourdon (né en 1955)

Le titre d’un roman de Bourdon, Scènes de la misère ordinaire, paru en 1992, pourrait servir d’exergue à l’ensemble de son œuvre dramatique, depuis sa première pièce, Jock, montée par Marcel Maréchal au théâtre de la Criée à Marseille en 1988, avec son héros alcoolique, violent et tyrannique avec son frère Jimmy, jusqu’à une des dernières, Un monde épatant (2015), au titre en forme d’ironie par antiphrase, en passant par Visite d'un père à son fils (1990), Derrière les colline, qu’il a lui-même mis en scène au Festival d’Avignon en 1992, ou Tedy, par Jean-Michel Ribes au Poche Montparnasse, en 1999. Il explique lui-même : « J’ai toujours été horrifié et en même temps fasciné par les rapports conflictuels », et il ajoute « Le pathétique a une part primordiale dans mes pièces, beaucoup de mes personnages le sont. Rien ne me fascine plus que les escrocs sympathiques et intelligents, les mythomanes, les paumés en tous genres car, sans porter de jugement, ce sont des fous de la vie, des gens bien souvent cabossés durant leur enfance, là où tout commence, là où se dessine, pour la plupart d’entre nous le destin de nos vies. »

Dans des décors souvent sinistres, tels la bibliothèque d’une prison dans Jock ou un dépôt d’ordures, des tas de ferraille dans Derrière les collines, se déroulent des dialogues terribles dans leur cruelle banalité entre des êtres déçus par la vie. Il y a du Beckett chez Bourdon, l’absurde, souvent cocasse, parfois poétique, s’y donne parfois libre cours, mais sans dimension métaphysique ; il s’agit plutôt de représenter les tendresses brisées, les renoncements qui séparent les couples et les familles, les exclusions auxquelles une société impitoyable condamne les plus faibles.

J.-L. Bourdon, I. Anciaux, dans Le Chant du coq.

Un monde épatant au Bouffe Théâtre, extraits.

LA FEMME. – (Un chant de coq.) Jamais un coup de balai, jamais un coup de peigne, toujours des nœuds dans les cheveux. Un jour, j'arriverai à penser que tu as mauvais caractère. Et tout ça pour une pauvre petite bête.

L'HOMME. – Ce n'est pas une bête !

LA FEMME. – Et qu'est-ce que c'est, si ce n'est pas une bête !

L'HOMME. – C'est pas une bête comme les autres !

LA FEMME. – Moi, je crois plutôt que c'est toi qui n'es pas comme les autres. Déjà, quand je t'ai connu, tu n'étais pas comme les autres. Aujourd'hui, ce n'est pas pareil, aujourd'hui, tu es devenu fou.

L'HOMME. – Je n'aime pas les monstres.

LA FEMME. – Des fois, on pourrait se demander de savoir qui est le monstre, voir s'il ne serait pas plutôt dans cette maison.

L'HOMME. – Je le déteste, ce coq ! Il chante.

LA FEMME. – Mais c'est normal, Monsieur, que ça chante, un coq !

L'HOMME. – Pas la nuit !

LA FEMME. – Il est vieux, le pauvre !

L'HOMME. – Pas une raison suffisante pour faire chier le monde.

LA FEMME. – Les chiens aboient 24 heures sur 24, et tu n'en fais pas une maladie.

L'HOMME. – Un chien, c'est un chien !

LA FEMME. – C'est vrai, un chien, ce n'est pas un coq, je veux bien

J.-L. Bourdon, Le Chant du coq, extrait, 1988.

LA FEMME. – C'était quoi ce bruit ? C'était quoi ?

L'HOMME. – Hein ?

LA FEMME. – Ce bruit ! Qu'est-ce que c'était ? Tu te crois le 14 juillet ou quoi ?

L'HOMME. – Moi ?

LA FEMME. – T'as fait un bruit ici tout à l'heure, un énorme bruit ! J'en suis tombée du lit, qu'est-ce que c'était ?

L'HOMME. – Un ... un bruit chez nous ?

LA FEMME. – Énorme ! Je me suis ramassée sur le plancher !

L'HOMME. – Je... je n'ai rien entendu.

LA FEMME. – Ne me prends pas pour une escalope de dinde ! Je ne suis pas née de la dernière grêle, ne cache pas ton jeu, parle ! Où es-tu allé pique-niquer ?

L'HOMME. – Je... je n'ai pas bougé !

LA FEMME. – Et moi je n'ai jamais connu la grêle !

L'HOMME. – Ah ? Je...

LA FEMME. – Tais-toi donc, effronté ! Et arrête de roter !

L'HOMME. – Mais...

LA FEMME. – T'es sourd comme un coup de fusil ! Voilà ton problème ! On a beau te parler, s'intéresser à toi, tu es inexistant, je suis seule dans cette maison, tu n'existes pas, tu te prends pour un bibelot, je vis avec un bibelot, où as-tu mis la casserole ?

 

J.-L. Bourdon, Fin de programme, extrait, 1988.

Yasmina Réza (née en 1959)

Y. Réza, Conversations après un enterrement, mise en scène de Claude Volter.

La première pièce de Réza, Conversations après un enterrement, en 1987, présente déjà la caractéristique principale de cet auteur, ces dialogues en demi-teinte, tout en nuances, ponctués de non-dits et de silences, qui permettent, à travers la banalité du quotidien, de s’interroger sur le sens de la vie, et qui révèlent la complexité des rapports humains. De même, dans La Traversée de l’hiver, créée en 1988, le huis clos entre les six personnages, sur la terrasse d’un hôtel en Suisse, souligne leur solitude fondamentale sur le chemin de la vie jusqu’à sa fin, leur « hiver » fait de résignation.

Pour voir un extrait d'Art, mise en scène de P. Kerbrat, 1995 : cliquer sur l'image.

Au-delà de ces dialogues, c’est donc le soliloque qui ressort, le face à face de l’homme avec lui-même, une sorte de tableau blanc comme celui qui constitue le thème d’Art (1994), son plus grand succès. Cette pièce organisée autour de trois amis, Serge, Marc et Yvan, est particulièrement originale par sa structure, une alternance de duos et de monologues, signes, non pas d’une communication avec le public à fonction comique, mais de l’enfermement de chacun dans sa propre solitude, dans la prison de ses mensonges et dans les alibis de sa mauvaise foi. Ajoutons à cette vision pessimiste, mais qui n’empêche pas le public de rire, le rôle joué par la société, elle aussi faite de modes, de faux-semblants et d’excès ridicules.

Le salon d'un appartement. Un seul décor. Le plus dépouillé, le plus neutre possible. Les scènes se déroulent successivement chez Serge, Yvan et Marc. Rien ne change, sauf l'oeuvre de peinture exposée.

Marc, seul.

MARC.- Mon ami Serge a acheté un tableau.

C'est une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux.

Mon ami Serge est un ami depuis longtemps.

C'est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l'art.

Lundi je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis samedi mais qu'il convoitait depuis plusieurs mois.

Un tableau blanc, avec des liserés blancs.

*

Chez Serge.Posée à même le sol, une toile blanche, avec de fins liserés blancs transversaux. Serge regarde, réjoui, son tableau.Marc regarde le tableau. Serge regarde Marc qui regarde le tableau. Un long temps où tous les sentiments se traduisent sans mot.

MARC. - Cher ?

SERGE. - Deux cent mille.

MARC. - Deux cent mille ?...

SERGE. -  Handtington me le reprend à vingt-deux.

MARC. - Qui est-ce ?

SERGE. - Handtington ? !

MARC.-  Connais pas.

SERGE. - Handtington ! La galerie Handtington !

MARC. - La galerie Handtington te le reprend à vingt-deux ?...

SERGE. - Non, pas la galerie. Lui. Handtington lui-même. Pour lui

MARC. - Et pourquoi ce n'est pas Handtington qui l'a acheté ?

SERGE. - Parce que tous ces gens ont intérêt à vendre à des particuliers. Il faut que le marché circule.

MARC. -  Ouais...

SERGE. - Alors ?

MARC.-  ...

SERGE. - Tu n'es pas bien là. Regarde-le d'ici. Tu aperçois les lignes ?

MARC. - Comment s'appelle le...

SERGE. - Peintre. Antrios.

MARC. - Connu ?

SERGE. - Très, très ! (Un temps.)

MARC. - Serge, tu n'as pas acheté ce tableau deux cent mille francs ?

SERGE. - Mais mon vieux, c'est le prix. C'est un ANTRIOS !

MARC. - Tu n'as pas acheté ce tableau deux cent mille francs !

SERGE. - J'étais sûr que tu passerais à côté.

MARC. - Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ? !

*

                                                            Serge, comme seul.

SERGE. - Mon ami Marc, qui est un garçon intelligent, garçon que j'estime depuis longtemps, belle situation, ingénieur dans l'aéronautique, fait partie de ces intellectuels, nouveaux, qui, non content d'être ennemis de la modernité en tirent une vanité incompréhensible. Il y a depuis peu, chez l'adepte du bon vieux temps, une arrogance vraiment stupéfiante.

*

Les mêmes. Même endroit. Même tableau.

SERGE (après un temps). - .... Comment peux-tu dire « cette merde » ?

MARC. - Serge un peu d'humour ! Ris !... Ris, vieux, c'est prodigieux que tu aies acheté ce tableau ! (Marc rit. Serge reste de marbre.)

SERGE. - Que tu trouves cet achat prodigieux tant mieux, que ça te fasse rire, bon, mais je voudrais savoir ce que tu entends par « cette merde ».

MARC. - Tu te fous de moi !

SERGE. - Pas du tout « cette merde » par rapport à quoi ? Quand on dit telle chose est une merde, c'est qu'on a un critère de valeur pour estimer cette chose.

MARC. - À qui tu parles ? À qui tu parles en ce moment ? Hou hou !...

SERGE. - Tu ne t'intéresses pas à la peinture contemporaine, tu ne t'y es jamais intéressé. Tu n'as aucune connaissance dans ce domaine, donc comment peux tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu ignores, est une merde ?

MARC. C'est une merde. Excuse-moi.

*

                                                                     Serge, seul.

SERGE. - Il n'aime pas le tableau. Bon...

Aucune tendresse dans son attitude.

Aucun effort.

Aucune tendresse dans sa façon de condamner.

Un rire prétentieux, perfide.

rire qui sait tout mieux que tout le monde.

J'ai haï ce rire.

Y. Réza, Art, exposition, 1994

Jean-Luc Lagarce (1957-1995)

Mais ce sont surtout les relations intimes qu’il met en scène, au sein du couple, par exemple dans la trilogie, Histoire d’amour (repérages), De Saxe, roman, et Histoire d’amour (derniers chapitres), tandis que Derniers remords avant l’oubli clôt l’évolution sentimentale des trois personnages, deux hommes et une femme. Ce titre illustre bien la place prise par le passé, les failles de la mémoire, tout ce que l’humain « oublie » pour pouvoir continuer à vivre. Dans la famille aussi les liens affectifs sont complexes, comme dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne (1994), longue attente par sa mère et ses sœurs du retour de l’enfant parti jadis, ou Juste la fin du monde (1990), retour réel du fils peu avant sa mort. Peut-être faut-il voir dans ces pièces une dimension autobiographique ?

C’est à Besançon, où il suit les cours du conservatoire d’art dramatique, que Lagarce crée sa compagnie, La Roulotte, et commence à se faire connaître comme metteur en scène, d’abord dans les théâtres de la ville, puis, une fois la troupe subventionnée par le Ministère de la Culture, sur des scènes plus prestigieuses. Après avoir monté les pièces les plus classiques du répertoire, il met en scène les siennes, publiées bien après la date de leur écriture, en 1992, mais le succès ne lui vient véritablement qu’après son décès. C’est que ses pièces désarçonnent par le traitement réservé à la parole

Certes, certaines s’intéressent à la société, comme Retour à la citadelle (1984) ou Les Prétendants (1989), sur laquelle l’écrivain jette un regard ironique, critiquant les rapports de pouvoir.

J.-L. Lagarce, Photomontage d'après une photographie de Quennevile.

Pour en savoir plus sur l'auteur et son oeuvre, un site très complet, avec des nombreux liens : cliquer sur le portrait.

Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, mise en scène de R. Mitou, Impromptus théâtraux.

Dans toutes ces pièces, l’intime est d’abord la difficulté de dire, de se dire : ses personnages reprennent leur discours, avec d’incessantes variantes, tantôt en employant le « je », tantôt à la 3ème personne, comme pour prendre une distance et mieux s’observer. Mais le flou l’emporte sur ce désir de vérité. Comment, en effet, dire le « moi » dans un monde où, comme l’expliquent plaisamment les personnages dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne (1993), « Il s'agit de connaître et d'apprendre, dès l'instant déjà si mondain de sa naissance, à tenir son rang et respecter les codes qui régissent l'existence : Il s'agit enfin de contrôler ses peines, de pleurer en quantité nécessaire et relative, de juger de l'importance de son chagrin et toujours, dans les instants les plus difficiles de la vie, d'évaluer la juste part qu'on leur accorde » ? 

J.-L. Lagarce, Juste la fin du monde, mise en scène de F. Berreur, Nancy, 2007.

LOUIS. – Après, ce que je fais,

je pars.

Je ne revins plus jamais. Je meurs quelques mois plus tard,

une année tout au plus.

 

Une chose dont je me souviens et que je raconte encore

(après, j’en aurai fini) :

c’est l’été, c’est pendant ces années où je suis absent,

c’est dans le Sud de la France.

Parce que je me suis perdu, la nuit dans la montagne,

je décide de marcher le long de la voie ferrée.

Elle m’évitera les méandres de la route, le chemin sera plus court et je sais qu’elle passe près de la maison où je vis.

La nuit aucun train n’y circule, je ne risque rien

et c’est ainsi que je me retrouverai.

À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc immense,

il domine la vallée que je devine sous la lune,

et je marche seul dans la nuit,

à égale distance du ciel et de la terre.

Ce que je pense

(et c’est cela que je voulais dire)

c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,

un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,

que c’est ce bonheur-là que je devrais m’offrir,

hurler une bonne fois,

mais je ne le fais pas,

je ne l’ai pas fait.

Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.

 

Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai.

J.-L. Lagarce, Juste la fin du monde, épilogue, 1990.

Le théâtre "pluriel"

Mai 68 ouvre la voie à un théâtre "pluriel", c'est-à-dire qui va privilégier la dimension collective à l'analyse psychologique et à l'étude des âmes. Les auteurs les plus politisés plongent dans l'Histoire pour y chercher des réponses ou des modèles, d'autres l'utilisent pour réfléchir sur le monde contemporain. Enfin beaucoup mettent en scène leur société, ses ridicules, jusqu'à en dénoncer les mythes et les abus.

Théâtre et Histoire

Dans la mouvance de Mai 68, et sous l’influence du metteur en scène allemand, Bertold Brecht,  le théâtre se fait « politique », voire « militant », quand il se fonde sur les événements historiques, pour rendre compte des diverses répressions notamment, et pour débattre des choix idéologiques.

À l’écoute du monde
Pierre Bourgeade (1927-2009)

 

Connu pour ses romans, au ton souvent violent, mais aussi poète, journaliste et photographe audacieux, Bourgeade met en scène les moments douloureux de l’Histoire du XX° siècle. Orden, créé en 1969 au festival d’Avignon dans une mise en scène de J. Lavelli, apporte un témoignage sur la guerre d’Espagne et les souffrances infligées au peuple, tout en annonçant ce que l’on va nommer « le théâtre musical ». Avec Deutsches Requiem (1973), c’est le nazisme qu’il condamne, et, dans L’Autorisation (1995), les abus d’un  totalitarisme bureaucratique. Même si l’intrigue se déroule à la fin du XIX° siècle, les difficultés de l’héroïne pour obtenir le passeport qui lui permettra de quitter la Russie pour la Pologne font inévitablement référence, pour le public, aux réalités de l’URSS. Il s’emploie aussi à représenter les hommes qui ont porté la légende révolutionnaire, tel Che Guevara luttant aux côtés de Castro, héros des révoltés de 68, dans Étoiles rouges (1977) et Fragments pour Guevara (1979).

Ernesto Guevara, dit "Le Che".

HOMME. – Il y a plus de six mois maintenant qu’il est parti.

FEMME 1. – Sept mois, une semaine et trois jours.

HOMME. – À mon avis, il est en Chine. Il a été voir ce qui se passe là-bas. Comment ils font leur révolution.

HAUT-PARLEUR 1. – À mon avis, il est en Inde. Il lutte contre la pauvreté. Contre la misère.

HAUT-PARLEUR 2. – À mon avis, il est aux États-Unis. Il se cache à Harlem. Il a été aider les révolutionnaires noirs.

HAUT-PARLEUR 3. – À mon avis, il est au Viêtnam. Il a dit plusieurs fois qu’il voulait allumer dans le monde mille foyers, mille incendies, mille Viêtnam, et il a été voir ce qui se passe là-bas.

HOMME. – Il y a plus d’un an maintenant qu’il a adressé une lettre au camarade Fidel Castro pour lui dire qu’il quittait Cuba, et depuis personne ne sait ce qu’il est devenu.

FEMME 2. – Vous vous trompez. À mon avis, il est revenu en Argentine. C’est un bourgeois. Il s’est entiché de Castro, il s'est battu pour Cuba,

mais il l’a fait par romantisme, par dilettantisme. Aujourd’hui, il s’est fatigué de l’héroïsme. Il est revenu en Argentine, il a retrouvé sa première femme, sa famille riche, sa  moto, et il vit sa vie comme il vivait avant de rencontrer Castro.

FEMME 2.

Raconte-nous sa dernière soirée.

La dernière fois qu’il te parla

Assis sur le banc devant la maison

Ou sur une chaise de la chambre

Les mains croisées sur les genoux

La tête penchée en avant

Dans une attitude familière

Laissant échapper les mots

Comme s’il se parlait à lui-même.

 

P. Bourgeade, Fragments pour Guevara, 1979.

Hélène Cixous (née en 1937)

 

Elle illustre parfaitement les courants d’idées de 68, par son engagement militant – elle initie la création de l’université de Vincennes, aux idées alors novatrices  – et féministe, en fondant le premier Centre d’études féminines et d’études de genre en Europe. Elle participe aussi au lancement, en 1969, de la revue Poétique avec Tzvetan Todorov et Gérard Genette.

Connue aussi pour ses romans et de nombreux essais, elle accompagne, au théâtre, le parcours d’Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil. Leur première réalisation commune est, en 1985, L’histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge, inspirée par un séjour, sur la frontière thaïlandaise, dans un camp de réfugiés cambodgiens fuyant le cruel régime des Khmers rouges. Ce spectacle de plus de 8 heures, accompagné de musique et de danse, retrace les jeux politiques et militaires – où s’entrelacent le colonialisme français, les intérêts économiques de la Chine et des États-Unis, sans oublier l’influence de l’Union soviétique – qui conduisent à la destitution de ce roi, finalement plutôt pathétique dans ses résistances, et à l’avènement puis à la chute, en 1979, des Khmers rouges de Pol Pot (Cf. Extraits ci-dessous). La mise en scène en fait une grandiose épopée, tout comme pour L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves, qui emmène le spectateur, pendant 5 heures, de 1937, début de la lutte non-violente de Gandhi pour la libération de son pays, jusqu’à son assassinat, en 1948, en passant par son conflit avec Ali Jinnah, conduisant à la partition de l'Inde avec le Pakistan.

Quelques photos de la mise en scène de L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge : cliquer sur l'affiche.

La suite de notre histoire est dangereuse.

Elle est glissante et renversante.

Le monde bascule sous nos pieds. Les étoiles sont tombées du ciel.

Là-haut, les dieux ont joué.

Ils ont joué le Cambodge.

Certains ont gagné. Certains ont perdu et se désolent.

Nous sommes dans le camp de la désolation.

Les cœurs se sont terrés si loin des bouches,

Qu’on a peine à entendre ce que pensent les personnages.

C’est une époque de méfiance. Un soleil froid se lève au Nord.

Il n’y a plus de Royaume, plus de mémoire.

Il n’y a plus de toutes parts que du destin.[...]

Maintenant le Prince est à Pékin

Et le Cambodge est tout perdu.

Il ne sait plus où il se trouve

Ou à Pékin ou à Phnom Penh,

A l’intérieur ou en dehors de lui-même,

Ni qui il est, ni de quel bord,

Ni de quel genre, ni de comment il s’appelle,

Si c’est royaliste ou bien républicain,

Ni d’où vient le vent qui l’affole,

S’il vient de Chine ou d’Amérique.

Ni dans quelle langue étrangère

A quels dieux s’adresser, à quels maîtres.

A quels papas désormais désobéir.

Cette époque est déchiquetée, cette nation est mise en pièces.

Le théâtre a mission de les rassembler...

H. Cixous, L'histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge, 2ème époque, prologue, 1985.

[Sihanouk dialogue avec le fantôme de son père.]

SIHANOUK. – Vous ravivez en moi les espoirs les plus ambitieux ! Si Votre majesté a pu venir en vélo et à pied de Phnom Penh à Pékin, pourquoi ne me serait-il pas donné d’aller de Pékin à

Phnom Penh par mes propres moyens ?

SURAMARIT. – Pourquoi pas, en effet ?

SIHANOUK. – Mon père, vous me parlez tout sec, comme un rotin. Vous êtes fâché ?

SURAMARIT. – Fâché ? Pas du tout !

SIHANOUK. – Mais si, vous êtes fâché et vous ne m’aimez pas.

SURAMARIT. – Ce que je n’aime pas ce sont ceux-là, autour de toi. Je traverse le monde entier, ses montagnes, ses fleuves, ses forêts pleines de tigres et de fusils pour répondre à ta prière. Et crois-moi, cela ne me fut pas facile. [...] Je trouve mon fils, le Prince Sihanouk, le dernier vase de notre sperme antique, entouré d’une foule énorme de Chinois et de Vietnamiens, et de ces Khmers dénaturés que tu appelles rouges. Non, je ne suis pas fâché !

Mais si j’avais pu prévoir, je ne me serais pas exténué à venir à ton secours. Vieil idiot que je suis ! Tu n’as pas besoin de moi maintenant que tu as les Chinois et même les Vietnamiens. Alors mon pauvre enfant, tu en es donc là ? Exilé dans les bras de nos ennemis les plus héréditaires ?

SIHANOUK. – J’en suis là, et je ne m’en repens pas. Père, je n’avais plus d’autre sol où poser les pieds. Vous auriez cru, après ma destitution, que le monde entier était devenu manchot. Pas une main pendant que je frappais aux portes, pas une réponse, sinon de la Chine et, aussitôt après sur l’ordre de Zhou Enlai, du Vietnam, puissant vassal des Pékinois.

SURAMARIT. – Mais qu’est-ce que c’est que ce pyjama ?

SIHANOUK. – C’est une politesse que je fais au très grand Président Mao.

SURAMARIT. – Méfie-toi de ce genre de politesse. Si tu la portes trop longtemps, elle va te cramoisir la peau jusqu’à la moelle des os et t’empoisonner la méninge.

H. Cixous, L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge, 2ème époque, Acte I, sc. 2, 1985.

Deux mises en scène :

- L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge : extraits

- Et soudain des nuits d'éveil  (danse de Shölpa).

Les pièces de Cixous, soutenues par leur mise en scène, cherchent toujours à créer des résonnances entre les événements historiques représentés, qui déplacent le public en d’autres lieux et d’autres temps, et les situations politiques contemporaines. Par exemple, Et soudain des nuits d’éveil (1997) montre une délégation tibétaine occupant un temple pour protester contre la vente d’avion de la France à la Chine, au moment même où sont occupées l’église Saint-Bernard, puis La Cartoucherie elle-même pour soutenir les sans-papiers, le tout en mêlant la commedia dell’arte et les danses tibétaines. « Le théâtre nous donne quelque chose qui manque peut-être à nos contemporains : la capacité à se rendre compte que ce qui se passe dans l’actualité n’est pas seulement médiatique - sauf bien sûr dans certains cas -, mais aussi historique. Le théâtre aide à se mettre dans l’Histoire. », déclare Mnouckine (entretien à Mona Cholet, Charlie Hebdo, 2000) et c’est bien ce qu’exprime le théâtre de Cixous.

Regards sur l'Histoire de France

Toujours centrés autour de la notion de « liberté », deux sujets sont principalement traités, directement ou indirectement, la 2nde guerre mondiale, et la colonisation. Ils permettent alors des débats toujours actuels autour de l’antisémitisme, du racisme, du totalitarisme…

La seconde guerre mondiale

Pétain à l'île d'Yeu.

Jean-Marie Besset (né en 1959) se fait connaître par Villa Luco, pièce mise en scène en 1989 par J. Lassalle au Théâtre national de Strasbourg. Il y imagine une rencontre, en 1945, entre le général De Gaulle et Philippe Pétain, alors prisonnier à l’île d’Yeu, échange autour de l’opposition entre résistance et collaboration.

Tout aussi imaginaire Sigmaringen (1990), de Daniel Benoin (né en 1947), fondateur du Théâtre de l’Estrade (1969) puis directeur artistique de plusieurs théâtres, notamment à Vincennes et à Nice. Il nous déplace dans ce château-citadelle en Allemagne où sont repliés, après la Libération, le gouvernement de Vichy et ses partisans. C’est l’occasion de débats autour du fascisme et de l’antisémitisme, tout en démasquant les illusions de ces puissants qui tentent désespérément de maintenir à tout prix leur pouvoir.

Le château de Sigmaringen.

La colonisation

 

Plusieurs auteurs abordent aussi la période des guerres d’indépendance. Par exemple, Jean-Pol Fargeau (né en 1950), dans Brûle, rivière, brûle ! (1990) nous emmène de Bordeaux, lieu d’implantation de la Compagnie des Indes, en Inde occidentale où se déroule, sur la plantation Tifauge en 1794, une révolte de libération, soutenue par les élans révolutionnaires. Sur fond de sueur des esclaves, de sang, d’argent, une façon de  rappeler au public les valeurs de liberté et d’égalité qui ont fondé la France républicaine.

Dominique Paquet, elle, fait paraître en 1990 Congo-Océan, sous-titrée "Le jeu renouvelé du chemin de fer Brazzaville-Pointe-Noire (510 kilomètres) édifié à la sueur de la chair d'ébène qui coûta, dit-on, un homme par traverse". Elle y restitue, autour d’une table de jeu figurant l’Afrique, cet épisode de la conquête coloniale. Deux directeurs de société et le gouverneur de l’Afrique équatoriale française luttent pour cette construction, sous le regard d’un croupier impassible, jouant avec les vies de milliers d’Africains contraints à un terrible travail forcé.

Citons enfin Philippe Guyotat, né en 1950, dont le roman, Tombeau pour cinq cent mille soldats, qui fait scandale lors de sa parution en 1967, est adapté au Théâtre national de Chaillot par Antoine Vitez en 1981. Cet auteur engagé – pour les comités de soldats, en faveur des immigrés ou des prostituées – y rend compte, dans une langue violente, des actes de barbarie et de cruauté commis pendant la guerre d’Algérie, directement vécus puisque, appelé en 1960, il est condamné, en 1962, à trois mois de cachot, puis intégré dans une unité disciplinaire, pour atteinte au moral de l’armée, complicité de désertion et possession de livres et de journaux interdits.

« En ce temps-là, la guerre couvrait Ecbatane. Beaucoup d'esclaves s'échappaient, s'accrochaient aux vainqueurs mais quand ceux-ci voulaient les faire parler sur la résistance des occupés, les esclaves refusaient de livrer le nom de leurs anciens maîtres, ils retombaient alors dans une plus grande servitude. Ecbatane était encore la plus vaste capitale de l'Occident : elle avait été bâtie sur quinze kilomètres de côtes. Chaque jour, les plages en contrebas du boulevard du front de mer se couvraient de cadavres de jeunes résistants débarqués la nuit et fusillés par les sentinelles de mer. »

P. Guyotat, extrait du roman Tombeau pour cinq cent mille soldats, 1967.

Bernard-Marie Koltès (1948-1989)

 

Koltès écrit d’abord pour la troupe qu’il a fondée, le Théâtre du Quai, mettant lui-même en scène ses pièces : Les amertumes (1970), La marche et Procès ivre (1971), Récits morts (1973). C’est après de nombreux voyages, en URSS, au Nigéria, puis en Amérique latine qu’il compose Combat de nègres et de chiens, d’abord jouée à l’étranger, puis en 1983 dans une mise en scène de P. Chéreau. Il nie avoir voulu en faire une dénonciation de la colonisation : « le sujet n’est pas l’histoire de l’Afrique, mais la conscience européenne, nos angoisses, nos refoulements et notre culpabilité. Et notre culpabilité – nous, Européens, nous ne la perdrons jamais par rapport au continent africain. Nous ne pouvons pas nous débarrasser de notre histoire. Mais comme ce sentiment de culpabilité est insupportable, nous le refoulons. À cause de ce refoulement il n’y aura jamais de rapprochement entre monde blanc et monde noir. », déclare-t-il dans un entretien avec le metteur en scène Michel Thalheimer, lors d’une reprise au Théâtre de la Colline en 2010. De la même façon, il aurait pu se défendre d’une dénonciation de la guerre d’Algérie dans Le retour au désert (1988)…

Pour en savoir plus, le site officiel : cliquer sur le portrait.

Bernard-Marie Koltès, photographie.

B.-M. Koltès, Combat de nègres et de chiens, mise en scène de P. Chéreau. .

D’un côté, les conflits qu’il met en scène (Cf. Extrait ci-dessous) sont, en effet, presque intemporels et universels, fondés sur la peur et le rejet de la différence. Dans Combat de nègres et de chiens, le chef de chantier blanc, Horn, ne peut comprendre qu’Alboury, venu réclamer le corps de son frère prétendu mort dans un accident de travail, en fait tué par l’ingénieur Cal, n’accepte pas l’argent offert pour taire la vérité. Leurs valeurs sont si différentes… et quand Léone, venu pour épouser Horn, déclare son amour à ce noir étranger, la situation devient explosive.

De même, dans Le retour au désert, quand Mathilde revient d’Algérie, avec ses valises et ses enfants, pour « reprendre cette maison qui [lui] appartient », comme elle l’annonce à son frère Adrien, elle provoque un conflit violent autour de valeurs bourgeoises traditionnelles : elle est fille-mère, se sent dépossédée de son héritage, son frère, lui, est un notable du pays…

ALBOURY. -- Il y a très longtemps, je dis à mon frère : je sens que j'ai froid ; il me dit : c'est qu'il y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je lui dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brûle ? Mon frère me dit : moi aussi je gèle ; nous nous sommes donc réchauffés ensemble. Je dis ensuite à mon frère : quand donc disparaîtra ce nuage, que le soleil puisse nous chauffer nous aussi ? Il m'a dit : il ne disparaîtra pas, c'est un petit nuage qui nous suivra partout, toujours entre le soleil et nous. Et je sentais qu'il nous suivait partout, et qu'au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère et moi nous gelions et nous nous réchauffions ensemble. Alors mon frère et moi, sous ce petit nuage qui nous privait de chaleur, nous nous sommes habitués l'un à l'autre, à force de nous réchauffer. Si le dos me démangeait, j'avais mon frère pour le gratter ; et je grattais le sien lorsqu'il le démangeait ; l'inquiétude me faisait ronger les ongles de ses mains et, dans son sommeil, il suçait le pouce de ma main. Les femmes que l'on eut s'accrochèrent à nous et se mirent à geler à leur tour ; mais on se réchauffait tant on était serrés sous le petit nuage, on s'habituait les uns aux autres et le frisson qui saisissait un homme se répercutait d'un bord à l'autre du groupe. Les mères vinrent nous rejoindre, et les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille dont même les morts n'étaient jamais arrachés, mais gardés serrés au milieu de nous, à cause du froid sous le nuage. Le petit nuage avait monté, monté vers le soleil, privant de chaleur une famille de plus en plus grande, de plus en plus habituée chacun à chacun, une famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir, indispensables chacun à chacun à mesure que nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil.

C'est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l'on nous a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous permet de nous tenir chaud, parce que, même mort, nous avons besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre pour lui garder la sienne.

B.M. Koltès, Combat de nègres et de chiens, le récit d'Alboury, 1983.

Le retour au désert, mise en scène d'A. Meunier, 2015, extraits.

Cependant, d’un autre côté, c'est bien le racisme qui sous-tend ces violents conflits. Mathilde n’a-t-elle pas osé appeler sa fille Fatima, en pleine guerre d’Algérie ? Comment ce prénom – et le port d’un foulard – pourraient-ils être acceptés, au début des années soixante, dans une petite ville de province où les stigmates de la guerre sont encore présents ? Et le pays n’a pas fini de régler ses comptes : en 1973, onze Algériens ont été assassinés en un seul mois, et les « bavures » policières sont fréquentes lors des manifestations. Trop de fantômes de cette guerre surgissent dans la pièce… Comment aussi ne pas voir l'image de la vengeance des colonisés devant le dénouement de Combat de nègres et de chiens ? L’ingénieur coupable est exécuté par les gardes noirs censés protéger les employeurs blancs du chantier… Quant à Léone, quand elle se scarifie le visage avant de rentrer en France, comme l’est celui d’Alboury, n’est-ce pas par une volonté de ne plus être « la femme blanche », porteuse du poids de l’Histoire, mais de ressembler à ce monde noir qui la rejette ?

Ainsi, même si ce n’est pas, au sens propre, le lien entre la France et ses anciennes colonies qui constitue le sujet de ces pièces de Koltès, cela n’en sont pas moins les valeurs, les fantasmes, les refus hérités de cette histoire qu’illustrent leurs personnages et leurs intrigues. Cet intérêt pour tous les exclus, les raisons profondes et les conséquences tragiques de ces exclusions parcourent d’ailleurs bien d’autres pièces de Koltès, par exemple Quai ouest (1986) ou Dans la solitude des champs de coton (1987)

Signalons enfin une approche originale de l’Histoire, celle des idées.

 

Jean-Claude Brisville (1922-2014)

Il rencontre le succès avec L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune (1985), qui oppose ces deux philosophes, succès confirmé par Le Souper (1989), conversation entre Joseph Fouché et Talleyrand, censée se dérouler en 1815 alors que ces deux hommes politiques décident d’imposer à la France envahie une restauration de la monarchie. « L'auteur de théâtre est comme un chercheur de trésors: il gratte la terre et trouve de l'or. Moi, je grattais l'Histoire et je découvrais de fabuleux gisements », déclare-t-il dans un entretien. Mais que de similitudes entre les réflexions lancées et l’époque contemporaine !

Jean-François Prévand (né en 1944)

Il privilégie, lui, le conflit d’idées, parfois cocasse, souvent cruel, entre les écrivains, par exemple  entre les deux philosophes des Lumières dans Voltaire Rousseau (1991), puis avec Camus Sartre… et « Les Autres (1996). Son travail de recherche s’associe à l’ironie pour amener les spectateurs à jeter un autre regard sur ces grands auteurs, tout en créant une connivence avec eux.

Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune, mise en scène de G. Thébault, extrait, 2014.

[Octobre 1765 - Voltaire est assis dans son cabinet de travail dans son château de Ferney. Il nous tourne le dos et fait face à une croisée qui laisse voir la campagne genevoise en automne. Sa main, qui tient la plume, est comme suspendue dans l'attente d'un trait nouveau à décocher qui ne vient pas.]

UNE VOIX. – Monsieur, Monsieur de Voltaire... Un Monsieur Jean Jacques Roubeau... Bourreau... Rousseau... est à la grille du parc. Il demande à être reçu. Il remonte l'allée, il arrive !

(Voltaire saute en l'air comme mû par un ressort. Il reste un court temps interdit, puis avec une soudaine gestuelle de commedia dell’arte.)

VOLTAIRE : Mais faîtes-le entrer ! Qu'il entre ! ...

(Voltaire enlève vite son célèbre bonnet de travail, il ramasse sa perruque qu'il avait posée sur le buste de Houdon qui trône sur son secrétaire et se précipite vers un miroir pour arranger sa perruque. Il s'assied face à la porte pour accueillir son visiteur avec le plus de dignité possible. Un court temps. Personne ne vient. Encore une fois il va au miroir pour se donner bonne figure. Dans le miroir il aperçoit Rousseau qui est entré et qui s'est immobilisé dans le cadre de la porte. Jean Jacques est habillé en Arménien. Il tient à la main un bouquet de fleurs des champs. Ses doigts sont crispés sur le bouquet. Toute son attitude est rigide. Les deux hommes s'observent. Voltaire ouvre grand les bras sans bouger d'un pouce vers Rousseau.)

VOLTAIRE. – Ce cher ange... !

(Fin de la conversation. Rousseau fait un bref salut presque militaire. )

ROUSSEAU. – Monsieur... !

(Nouvelle attente. On se regarde. Rousseau tend brusquement le bouquet. Voltaire s'avance, souriant, et le prend. On sent qu'il hésite à embrasser Jean-Jacques, mais après réflexion il n'en fait rien. Et reste un peu stupide avec ses fleurs des champs qu'il prend le temps de trouver un peu vulgaires...)

VOLTAIRE (grommelant de manière inintelligible). – Je vous remercie hmmm... beaucoup... très jolies fleurs...

(Voltaire après avoir reniflé les fleurs des champs qui n'ont aucune odeur, cherche un vase où les placer ; il n'y a qu'un seul vase où trône déjà un magnifique bouquet ; Voltaire à contre cœur met les fleurs des champs dans le vase à la place du bouquet et va poser celui-ci sur un petit guéridon près de son buste sculpté par Houdon)

VOLTAIRE. - Jolies fleurs... Asseyez-vous !

J.-F. Prévand, Voltaire Rousseau, scène d'exposition, 1991.

Pour en savoir plus sur Voltaire Rousseau, dossier complet : cliquer sur l'affiche.

À l’écoute de la société
Lagarce
Réza
Bourdon
Bellon
Bourgeade
Mnouchkine
Cixous
Miseenscène
BessetDenoin
FargeauPaquetGuyotat
Koltès
BrisvillePrévand
Penchenat

Dépassant le cadre purement historique, certains auteurs retrouvent la verve d’un Molière ; ils ne reculent ni devant la farce ni devant le burlesque pour caricaturer les nouvelles réalités sociales, et mettre en scène les modes – et parfois les fantasmes collectifs – qui parcourent la fin du siècle.

 

Jean-Claude Penchenat (né en 1937)

Acteur et metteur en scène, à côté de ses créations collectives avec le Théâtre du Soleil, puis le Théâtre du Campagnol, telle Le Bal (1981), où il parcourt le XX° siècle à travers l’évolution des musiques et des danses des bals populaires, Penchenat réalise 1, place Garibaldi (1990): par le regard de ses personnages, deux enfants et leurs copains, il y évoque son enfance d’après-guerre, un imaginaire marqué par le cinéma.

Jean-Claude Grumberg (né en 1939)

 

Lui aussi reste lié aux sujets historiques avec Demain une fenêtre sur rue (1968) ou Dreyfus (1973). Cependant déjà En r’venant d'l’Expo (1975) élargit la vision de la « Belle Époque » à un questionnement sur les mentalités actuelles : les 8 tableaux montrent, certes, des épisodes de la période de 1900 à 1914, mais les expériences de cette famille de chanteurs de café-concert rappellent que les causes de la guerre, aliénation, enthousiasme, voire utopie, bêtise, lutte des classes… sont encore bien présentes, et qu’une habile propagande peut amener à la guerre. La disparition de son père en déportation marque plusieurs pièces, notamment L’Atelier (1979). L’intrigue, située entre 1945 et 1952, met en scène les employées d’un atelier de confection et Léon, leur patron qui, tout en travaillant, évoquent la guerre. Derrière leurs destins, bien différents, une même question est posée : comment vivre après le traumatisme de la guerre et des camps d’extermination nazis ? De même, les personnages loufoques de L’indien sous Babylone (1985), une femme de ménage, une intérimaire, une sœur de charité, un indien… et César Bysminski, auteur dramatique débutant malgré sa cinquantaine qui se retrouve en pyjama dans le sous-sol d’une administration avec un sous-secrétaire d’Etat, interrogent le spectateur sur l’avenir de la création dramatique : comment, pourquoi et pour qui écrire ?

J.-C. Grumberg, En r'venant d'l'Expo, affiche réalisée pour le Théâtre Tiroir.

L'Atelier, mise en scène "La Compagnie Intime", 2014.

Monsieur Max, son grossiste revendeur,  a retourné à Léon, patron de l'atlelier, un lot de vêtements mal faits. Il s'adresse à ses couturières.

LEON. - [...] Ensuite les boutons sont tombés un par un quand le client a voulu... (Il fait le geste de boutonner.) Machinalement, alors le client a posé les yeux sur les boutonnières, oui madame Mimi, regardez-les aussi : boutonnières faites main ?

MIMI. - Ben qu'est-ce qu'elles ont ?

LEON. - On dirait qu'elles chient et qu'elles dégueulent en même temps... voilà ce qu'elles ont... Puis il a levé les yeux et s'est aperçu dans la glace alors il a arraché cette chose de son corps et il est sortit du magasin en courant et s'est précipité la tête la première chez la concurrence... Vous avez peut-être déjà entendu parler de la concurrence, vous savez, tous ces gens qui travaillent bien mieux et qui sont bien moins chers parce qu'ils ont moins de frais généraux... Voyant son client sortir en courant, le patron du magasin a renvoyé toute la marchandise qu'il venait de recevoir au travers de la gueule de Monsieur Max avec un petit papier épinglé sur le revrs, et puis lui aussi est allé se fournir en courant chez la concurrence. Monsieur Max a reçu le paquet, il a examiné, il m'a appelé, j'ai examiné à mon tour et je dois reconnaître que le client a raison : c'est du travail pour les morts ! (Silence. Léon reprend, toujours très professeur.) Maintenant, je dois vous prévenir :  celles qui désirent continuer à travailler pour les morts iront le faire ailleurs qu'ici... Dorénavant mon atelier se consacrera exclusivement aux vivants, et ceux-là, croyez-moi, ils en veulent aujourd'hui pour leur argent. C'est fini le temps où on leur collait la pire cochonnerie, les pardessus avec les deux manches gauches, les vestes qui se boutonnent dans le dos, etc., etc. Fini !... La guerre est terminée depuis longtemps ; avec un peu de chance il y en aura bientôt une autre qui sait, ça va tellement bien partout... On n'est plus dans l'après-guerre, on est de nouveau dans l'avant-guerre, tout est redevenu normal, on trouve de tout aujourd'hui, à tous les prix, on parle même de supprimer les tickets, plus de restriction... J'exige maintenant un minimum de conscience professionnelle vous entendez..., un minimum. (Il enfile la veste, elle est trop grande pour lui, et elle pend lamentablement de tous les côtés.) Regardez,  regardez "demi-mesure" ! Une épaule déjà au premier étage et l'autre encore au sous-sol... Madame Laurence, il faut un peu regarder ce qu'on fait quand on travaille, pas toujours regarder ce que font les autres...

J.-C. Grumbert, L'atelier, extrait, 1979.

Roland Fichet (né en 1950)

 

Dès sa jeunesse, le théâtre est sa passion : montage d’un collectif, le « Groupe O », fondation d’un laboratoire d’études théâtrales à l’Université de Bretagne, sa région natale, cours sur le théâtre, création, en 1978, du « Théâtre de Folle Pensée » à Saint-Brieuc…

À côté de son travail de mise en scène, il écrit. De la paille pour mémoire (1983) inaugure ce que nous pourrions nommer « les pièces de la ruralité » : les héritiers de Keraonnec ont perdu leur héritage, la ferme qu’ils n’ont pas su exploiter, mais ne se résigne pas à l’abandonner. On retrouve ce monde rural dans le recueil de courtes pièces, Petites comédies rurales (1993), autre vision de la destruction des campagnes qui, pourtant, ne parvient pas à effacer les traces laissées dans l’inconscient collectif, ou bien dans Suzanne (1993).

Dans toute son œuvre, Fichet s’intéresse, en effet, aux ruptures, liées aux circonstances historiques ou à une évolution de la société, qui  remettent en cause à la fois la mythologie collective et l’identité personnelle. Par exemple, dans Plage de la libération (1987), la fête commémorative, organisée à Ollifaux 40 ans après la guerre, nous montre un notable, jadis jeune résistant, dont la fille vient d’épouser un jeune Allemand, tandis que son fils dynamite le monument aux morts… De ce fait, il s’interroge aussi sur l’avenir que peut connaître une communauté humaine, qui, déjà, se déchire sur l’interprétation de son passé. Faut-il s’engager, alors même qu’on en ignore les conséquences ? Peut-on d’ailleurs choisir librement sa vie, ou bien nos choix nous sont-ils dictés ? Les peuples qui se sont déchirés peuvent-ils retrouver l’unité ?

Dans Terres Promises (1989), cinq personnages, venus du Liban, de Roumanie, d’Irlande, d’Allemagne, d’Afrique…, errent dans « la demeure aux quarante jardins » –  titre initial de la pièce –, située dans une Europe déchirée par de nouveaux conflits. Leur errance les a privés de leur identité, de leurs racines. Comment se reconstruiront-ils ? Peuvent-ils espérer un avenir meilleur ? Quels êtres nouveaux réussiront-ils à faire émerger de leur désespoir ? De même les dix nouveaux nés, dans Colloque de bébés (1993), confrontent leurs inquiétudes sur leur avenir : quelle vie leur promet le nom dont ils ont hérité, ou, au contraire, l’absence d’un père, dans quelle société ?

Pour découvrir l'oeuvre de Fichet, son blog : cliquer sur l'affiche.

Pascal Rambert (né en 1962)

 

S’il débute en mettant en scène les pièces du répertoire classique, très vite Rambert décide de créer ses propres pièces, dont il veut faire un spectacle « vivant », en associant la technique, des décors "naturels", les mots et, surtout, le corps des acteurs, avec lesquels il réalise de véritables chorégraphies. Beaucoup de ses créations ont choqué, en raison à la fois du langage adopté, des monologues souvent violents, choc de rages, échanges d’insultes aussi, cris… et de la mise en évidence des corps, de leurs désirs sexuels par exemple dans Désir (1984) ou Les Lits (1984). Ses pièces s’organisent parfois à la façon d’une mise en abyme : par exemple Désir reprend des scènes empruntées aux spectacles de Pina Baush ; dans Météorologies (1985) nous reconnaissons, par le biais des personnages vêtus à la mode des années 60, des stars de ces années-là, des romans policiers, des bribes de film…

P. Rambert, Les Parisiens, extraits d'une répétition.

Allez hop ! (1986) montre une répétition, dans un vieux garage souterrain, baigné dans un brouillard bleuâtre ou orangé et empli de carcasses de voitures, dirigée par un metteur en scène sans illusion, qui « n’aime pas le théâtre » et impose donc d'étranges conceptions à ses comédiens amateurs. Du théâtre qui règle ses comptes avec lui-même… comme le font les personnages de Météorologies avec leur propre adolescence – dont ils ont pourtant gardé toutes les naïvetés – ou, plus amers et plus violents, ceux des Parisiens (1989), ces copains qui se retrouvent après dix ans pour se dire en face - mais aussi s'avouer à eux-mêmes - leurs douloureuses vérités, leurs désillusions, amoureuses, professionnelles ou politiques.

Copi (1939-1987)

 

Après sa jeunesse passée en Uruguay, mais né dans une famille francophone argentine, Raúl Damonte Botana suit son père, député opposé à Perón, en exil, d’abord à Haïti, puis à New York, pour enfin choisir lui-même Paris, en 1963. Il se fait, à ses débuts, connaître par ses dessins humoristiques, qui paraissent dans Le Nouvel Observateur sous le pseudonyme de Copi, mais aussi dans des journaux satiriques, tels Hara-Kiri, Charlie Hebdo...

Un site avec de nombreux extraits des pièces de Copi : cliquer sur le logo.

Copi, "La femme assise", planche in Charlie Hebdo.

Il se révèle au théâtre en 1966 par sa collaboration avec Jérôme Savary et son « Grand Magic  Circus », pour L’Alligator et Le Thé, début d’un travail commun, par exemple pour les paroles des chants de « l’opéra-tango » Good bye Mister Freud (1974), où la fantaisie et le burlesque se donnent libre cours, puis pour L’Ombre de Venceslao (1978), pièce mise en scène par Savary. Copi retrouve l’Argentine avec Eva Perón (1970) : il y affirme son engagement politique en transformant la « Santa Evita », longtemps idolâtrée par son peuple, en une femme obscène et grossière, avide de pouvoir et manipulatrice… Mais le principal engagement de cet auteur, nous le lisons dans le titre d’une autre pièce L'Homosexuel ou la Difficulté de s'exprimer (1971). La véritable révolution, pour lui, c’est celle à mener pour faire admettre tout ce que l’on considère encore comme des « déviances sexuelles », pour montrer sur scène ceux que l’on méprise et que l’on rejette, et l’ensemble de son œuvre proclame une absolue liberté des corps.

Deux pièces de Copi, La nuit de Madame Lucienne et Le Frigo, affiches.

Ainsi Le Frigo raconte les conséquences, entre amour, mort et folie, du cadeau d’anniversaire reçu par L., une transsexuelle vulgaire, et Les Escaliers du Sacré-Cœur (1989) fait défiler une série de marginaux dans un décor entre les vespasiennes en bas et la basilique en haut : lesbiennes, prostituées, homosexuels et travestis devenus clochards, une fille-mère qui finit par se suicider… La pièce oscille entre le tragique des rejets et des conflits, parfois cruels, et le grotesque comique des gags, tandis que le langage vulgaire et grossier contraste avec la légèreté des vers heptasyllabiques. De tels personnages figurent déjà dans La Tour de la Défense (1981) qui met en scène, au cours d’une soirée au 7ème étage de cette tour, occasion d’essais culinaires délirants, un couple d’homosexuels qui se déchire, Micheline, un travesti mythomane, Ahmed, jeune homme séduisant, une jeune femme droguée et meurtrière… , l’intrigue passant sans transition de la farce burlesque au drame tragique.

P. Maillet, metteur en scène évoque Copi et La Femme rêveuse.

En fait, Copi pourrait reprendre à son compte la phrase de Beaumarchais : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer ». C’est cette image de souffrance, de solitude et de douleur qui ressort d’Une visite inopportune (1988) avec son vieil acteur homosexuel, Cyrille, mourant du sida dans un hôpital, sorte de mise en scène de la mort qui guette alors l'écrivain – personnage même de la pièce – où le rêve, les fantasmes et les éclats de rire se mêlent aux questions sur le sens de la vie, le rôle de la mémoire, la fonction du théâtre, le tout sur fond de chant et de danse. Provocateur, Copi ? Certes, car il ne recule pas devant l’obscénité et le langage vulgaire, mais surtout profondément novateur dans son mélange des registres, vaudeville et mélodrame, tragédie et absurde, comique grotesque et échos des polars... pour dire les révoltes de tous ceux que la société exile.

Copi, Une visite inopportune, extraits par la Compagnie 4Cats de M. Dragunsky, 2009

Michel Vinaver (né en 1927)

 

Cette phrase de Vinaver, ancien PDG de l’entreprise Gilette, « Le travail, c’est le lieu où se nouent les sentiments, les tensions, les passions, les conflits, tout ce qui fait la substance traditionnelle du théâtre, les jeux de pouvoir, de rivalité, d’amour… » (entretien avec D. Farge, Le Monde, 2009), explique la place qu’il lui accorde, notamment dans Par-dessus bord (1972), La demande d’emploi (1973), À la renverse, ou même encore dans L’Ordinaire (1983), où huit dirigeants d’une multinationale, survivants d’une catastrophe aérienne dans les Andes, en sont réduits, pour survivre, au cannibalisme tout en réorganisant, pendant 42 jours, leur fonctionnement social.

Cannibalisme… pour restituer la férocité de l’économie dans le monde contemporain que dénonce Vinaver  avec une lucidité parfois cruelle, mais toujours comique, comme dans Par-dessus bord, à travers la lutte sur le marché français entre une grosse entreprise américaine, conquérante, et une entreprise familiale française, qui se bat pour conserver son monopole sur… le papier hygiénique. Grands et petits, puissants et modestes s’affrontent dans ce combat de marketing, qui est aussi un choc des cultures, danse, mythologie, jazz… Féroces aussi, les luttes pour l’emploi dans une économie en crise, que nous montrent les efforts de Fage, cadre au chômage, face au « chasseur de tête » Wallace dans La demande d’emploi. Vinaver nous fait percevoir le désarroi de son personnage, qui semble avoir perdu son identité, alors même que, sous l’effet du chômage, sa famille se dissout (Cf. Extrait ci-contre) : son épouse, Louise, supporte mal l’insécurité, Nathalie, sa fille de 16 ans, enceinte d’un camarade noir, ne sait plus, elle non plus, quel avenir choisir…

FAGE. – Parce qu’au moment où Monsieur Bergognan m’a confié la direction des ventes

LOUISE. – Tu sais que j’ai toujours été fière de toi mais oui c’est vrai que je t’admire

FAGE. – Aucune politique n’existait le vide

NATHALIE. – Je l’ai aidé à chercher son livre on a fouillé ensemble le rayon

FAGE. – Alors vous me demandez si j’ai le tempérament mais ce n’est pas seulement d’entreprendre

LOUISE. – Seulement toi qui es un si grand spécialiste de la vente mon chéri si seulement tu apprenais à te mettre en valeur

NATHALIE. – Il m’a dit qu’il descendait d’une tribu anthropophage et que son grand-père était roi

LOUISE. – Il faut te faire mousser un peu de temps en temps

M. Vinaver, La demande d'emploi, extrait, 1973.

SUE. – Goûte Nan

NAN. – C'est corsé

On dirait presque

On dirait que c'est salé

SUE. – Ça l'est

J'ai coupé les intestins en rondelles le gros et le grêle

NAN. – Sans les vider ?

SUE. – Tout est là

NAN. – J'avais oublié ce que c'est le goût du sel

C'est fabuleux

SUE. – Encore une minute sur le feu ça sera encore plus savoureux

ED. – Le cœur bat

NAN. – Tu es sûre qu'on peut manger ça ?

SUE. – J'y ai mis aussi une cervelle

NAN. – Tu es sûre

JACK. – Les narines remuent

NAN. – Que ça ne va pas nous rendre malades ?

SUE. – Une couille regarde

NAN. – Vraiment

BESS. – Dieu soit loué

DICK. – Le vent s'est levé

Transportons-le dans la cabine

SUE. – Maintenant on peut les appeler

NAN. – Ce sera difficile

SUE. – Mais non

NAN. – De raconter à maman

SUE. – Nan Mister Lamb vit ses derniers moment

NAN. – Ce morceau ?

SUE. – Goûte

NAN. – C'est doux c'est fondant les dents s'amusent dedans

M. Vinaver, L'Ordinaire, morceau 4, extrait, 1983.

M. Vinaver, L'Ordinaire, affiche pour la Comédie-Française, 2009.

Mais ce réalisme pour peindre une société sans pitié se traduit dans des dialogues souvent cocasses, où l’absence de ponctuation, en  accélérant le rythme et en libérant l'intonation, compose une sorte de polyphonie où les voix s’entrecroisent. Le théâtre de Vinaver met en œuvre, en effet, les voix, la parole… et les mythologies qui en découlent, par exemple le rôle de la publicité, de la télévision : seuls les mots permettent la survie, par exemple celle de la princesse de Bourbon-Beaugency, héroïne d’À la renverse (1980), qui, chaque samedi, lutte contre son cancer de la peau en fascinant des milliers de téléspectateurs, mais dont le  discours  influe aussi sur le destin de Bronzex, entreprise leader des produits solaires… Ce sont les mots aussi qui marquent l’affrontement des chômeurs candidats à un « reality show », dans L’Émission de télévision (1990), entre eux, face à la police qui veut découvrir l'assassin de Blache, et avec les journalistes qui cherchent à les manipuler.

M. Vinaver, La demande d'emploi, mise en scène de

  R. Loyon.

Entretien avec M. Vinaver sur Par-dessus bord, mise en scène de C. Schiretti, au théâtre de La Colline, 2008.

Valère Novarina (né en 1947)

Après ses études de philosophie et de philologie et un mémoire sur Antonin Artaud, L’Atelier volant, pièce créée en 1974, fait connaître Novarina. Mais dès les années 80 il enrichit son activité théâtrale par un travail de dessinateur et de peintre, pour les personnages, les décors par exemple, enfin en montant des pièces « performances », où le dessin, la peinture, voire la musique ou la vidéo s’associent au texte, comme, en 1980, Une journée de dessin ou Le Théâtre est vide. Entre Adam…

Parallèlement aux œuvres écrites directement pour le théâtre, comme Le Drame de la vie (1984), Le Monologue d’Adramelech (1985), Le Discours aux animaux (1987), Vous qui habitez le temps ( 1989) ou La Chair de l’homme (1995), pour ne citer que celles créées au festival d’Avignon, il adapte aussi pour la scène des œuvres en prose, par exemple ses romans Le Babil des classes dangereuses (1978) ou La Lutte des morts (1979). Ajoutons à cela, des « essais » qui éclairent sa conception du théâtre, tels Le Théâtre des paroles (1989) ou Devant la parole (1999).

Pour découvrir photos et vidéos des créations de Novarina : cliquer sur l'affiche.

V. Novarina, Vous qui habitez le temps, affiche.

Ces deux titres sont, en effet, révélateurs de la primauté de la parole, clé du théâtre de Novarina, qui explique dans "Chaos", texte publié dans TXT (n°21) : « C’est des paroles que nous prononçons, de la manière dont elles nous traversent, que tout dépend. Nous sommes dans les mots. Les mots sont, à la fois, la forêt où nous sommes perdus, notre errance, et la manière que nous avons d’en sortir. Notre parole nous perd et nous guide... » Et il précise dans "L’Espace d’un homme", entretien avec J.-P. Mazaud (Cassandre, n°18, sept-oct. 1997) : « Toute mon œuvre tourne autour du langage, c’est l’obsession centrale, dès les premiers textes. Je suis à la recherche d’un état printanier de la langue, à la recherche du germe, de la sève, de l’endroit central d’où le français jaillit, de sa source. Il me semble que la force d’une langue, c’est de pouvoir renaître d’elle-même, de fabriquer d’autres mots aussi, mais à l’intérieur d’elle-même. »

Au croisement entre le théâtre « intimiste », centré sur la psychologie, et le théâtre « pluriel », qui observe davantage la société, – même s’il semble dénier ces deux dimensions – nous pourrions presque parler de théâtre métaphysique pour l’œuvre de Novarina quand il déclare à G. Costaz : « Vider l’homme, le démonter jusqu’à ce qu’il apparaisse qu’il n’est que du langage assemblé et jusqu’à ce que reste : personne. Ce serait une tâche salubre. L’homme s’est trop reproduit à l’identique. Il est temps de le nettoyer de toutes nos habitudes de représentation et de portrait. » (« La Parole opère l’espace », in Le Magazine littéraire, juillet 2001) Pourtant, nous reconnaissons bien, dans ses pièces, le monde contemporain, et ses abus soutenus par une sorte de « novlangue ».

ISAÏE ANIMAL. –  Je regarde les hommes comme des bêtes qui parlent ; je vois dans les animaux des objets qui bougent ; toutes les choses me semblent faites de la même chose : je n’entends même plus le sens ni le son de ce que j’émets par ma propre bouche. De la fumée s’échappe non seulement par mon pot catalyseur mais aussi par ce trou émetteur de la pensée.

DIOGÈNE. – Jean Gébulon ! sors-moi d’ici, balaye-moi de là !

ISAÏE ANIMAL. – Je ne ressens plus rien de ce qui m’arrive ; je ne vois plus rien de ce que j’aperçois. Même votre langage, composé en mots cependant que j’entends, en me parvient pas. Et même les mots que je vous prononce en échange, je n’en maîtrise pas le sens. Ma pensée est étrangère à mes paroles : elle est profondément hors de ma tête et gît dans un endroit fermé où je ne puis pénétrer. Ce roc, par exemple, cette pierre contient ma pensée. [...]

DIOGÈNE. – J’éprouve de plus en plus de difficultés intenses à être le sujet

émettant de tout ce que je pense. J’ai même conscience des jambages des mots que je parle, des pleins et des déliés, des pas que je fais en marchant quand je les prononce. J’arbore avec honte mon trou humain ; je porte ma tête sur mon cou sur le tronc sur bassin sur mes jambes sur pieds, selon l’usage de l’échafaudage courant du portement humain.

ISAÏE ANIMAL. – Que fait le langage ? L’air, absorbé par la bocarde grande ouverte ou les deux nasemurches, passe dans le tuyau sapiential : deux clapets le dirigent alternativement vers les fongiques et les sponginiques 1 et 2, il irrigue le logunium puis passe en réseau... il revient en paroles et frappe les gens qui sont devant.

DIOGÈNE. – Chaque fois que je porte une bouchée à mon orifice du langage, les principes de la vie m’abandonnent. Chaque fois que je quitte ce trou pour en faire un sujet, il en va de mon appétit.

V. Novarina, La Scène, extrait, 2003.

[M. Boucot, patron de "L'atelier volant", fait face à un de ses employés, C. ]

BOUCOT. – Rien compris, désolé ! Vous avez un défaut de prononciation ?

C. – Pas ça, Bouque... J'sais dire, mais j'ai pas tellement de vocabulaire.

BOUCOT. – On peut vous aider. Quels sont les termes qui vous manquent ?

C. – Eh bien, quand c'est pour ainsi dire ma peau que je vous vends, ça s'appelle comment ?

BOUCOT. – Recruting.

C. – Recruting, bon. Et quand je te redonne mon argent pour essayer de me récupérer les objets que j'ai fabriqués ?

BOUCOT. – Marketing.

C. – Et quand tu nous fais augmenter le rythme ?

BOUCOT. – Vitaliting !

C. – Et quand tu nous déposes ici et là, alors que moi je voulais aller là et ici ?

BOUCOT. – Holding, planning.

C. – Et si je tombe, à force ?

BOUCOT. – Jumping.

C. – Et quand tu te remplis les poches ?

BOUCOT. – Prospériting.

C. – Et quand les miennes se vident ?

BOUCOT. – Conjoncturing, concurrencing, impondérability !... Allez-y maintenant que vous savez la langue !

C. – Une seconde, monsieur Boucot.

BOUCOT. – Qu'est-ce qui ne va pas ?

C. – C'est mon parling. Je ne comprends plus rien à rien. Qu'est-ce que ça voulait dire déjà ? Ça voulait dire qui ? Monsieur Bouque, est-ce qu'on peut prendre votre vocabulaire sans vos opinions ?

V. Novarina, L'Atelier volant, extrait, 1971, texte modifié en 2012

V. Novarina, L'Atelier volant, dessin réalisé pour le décor, 1974.

V. Novarina, mise en scène de L'Atelier volant au Théâtre du Rond-Point, 2012.

Grumberg
Fichet
Rambert
Copi
Vinaver
Novarina

Le roman de mai 68 à la fin du siècle

Roman

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